Dictionnaire d’architecture civile et hydraulique/Discours préliminaire


DISCOURS PRÉLIMINAIRE


C’est une erreur de croire que la mode ait quelque empire ſur les Sciences & les beaux Arts. Ce qui eſt certain ſatisfera toujours les hommes ſenſés ; & dans tous les tems les belles choſes plairont aux gens de goût. Nous diſons cette vérité pour prévenir le public que ce n’eſt pas l’accueil qu’on fait depuis plus d’un ſiécle aux Dictionnaires, qui a donné lieu à celui-ci. Ni les ſuffrages de la multitude, ni les railleries des critiques, ne dirigeront jamais nos compoſitions. Comme nous ne cherchons point l’éclat, & moins encore la fortune, en travaillant ſans faſte & dans le ſilence, mais l’utilité réelle du genre humain, nous n’avons d’autre méthode à ſuivre que celle que les vrais Sçavans ont jugé la plus convenable pour ſon inſtruction. Si avec de pareilles intentions nous manquons notre but, nous n’aurons point de reproche à nous faire ; & nous attendrons du tems & de notre aſſiduité à l’étude, des lumieres plus abondantes.

Après l’examen le plus ſévère des différentes manieres de développer les connoiſſances humaines, celle qui procede par ordre alphabétique a été eſtimée la meilleure. La facilité d’analyſer à chaque terme d’un art la matiere qui lui eſt propre ; d’enchaîner ou de lier les différens ſujets qui lui appartiennent, pour en faire ſentir la dépendance ; d’expoſer les découvertes les plus utiles, & les plus oppoſées, ſans craindre la confuſion ; de trouver aiſément ce qu’on ſouhaite, au moyen de cet arrangement : tout cela a fait une vive impreſſion ſur les eſprits qui ſçavent apprécier ces avantages. Un cri général s’eſt élevé en faveur de cette belle invention ; & ſi cet applaudiſſement pouvoit jamais ſe ralentir, il faudroit l’attribuer ou à la négligence & à l’incapacité de ceux qui auroient voulu en faire uſage, ou à l’abus qu’ils en auroient fait.

Nous voudrions pouvoir diſſimuler que les Dictionnaires ont éprouvé ce double malheur, parce que nous craignons de bleſſer la délicateſſe des auteurs qui n’ont point reſpecté celle du public, en décorant leur ouvrage d’un titre peu convenable à l’objet auquel il étoit adapté. Il n’y a, nous oſons le dire, point d’entrepriſe littéraire qui demande plus de ſagacité dans l’eſprit, plus de juſteſſe dans le diſcernement, plus de conſtance dans le travail. Jules-Ceſar Scaliger la trouvoit ſi forte qu’il croyoit qu’un homme de Lettres qui ſe ſeroit oublié juſques au point de mériter les galeres, ſeroit plus puni ſi on l’obligeoit de faire un Dictionnaire.[1]

En effet, la ſeule connoiſſance des termes ſuppoſe celle de l’art auquel ils ſont conſacrés. Leur définition exige une dialectique très-exacte, & une intelligence parfaite des matieres compriſes ſous ces termes. En ſe bornant là, un Dictionnaire eſt déja une production bien eſtimable ; mais que ſera-t-elle, ſi à cette définition on joint l’explication de ces matières, leur uſage & leur utilité ? Il ne faudroit point penſer que ce ſoit ici une addition purement arbitraire. Dans les ſciences, il eſt des cas où une définition, quelque juſte qu’elle ſoit, ne donne qu’une idée imparfaite du défini : on eſt alors obligé d’entrer dans des détails qui puiſſent y ſuppléer ; & ces détails conſiſtent en une explication raiſonnée.

A ces choſes néceſſaires, il eſt permis d’en ajouter d’autres : ce ſont les penſées des ſçavans ſur le ſujet de l’article, & l’hiſtoire de ce ſujet. Nous convenons volontiers que ceci n’eſt point eſſentiel ; qu’il faut être même très-ſobre là-deſſus, & qu’on doit expoſer bien moins les opinions diverſes, & une hiſtoire ſuivie, que le réſultat des unes & de l’autre. Paſſer ces limites, ce n’eſt point connoître les avantages d’un Dictionnaire, c’eſt en abuſer, & ſe rendre indigne de la confiance du public. Avouons auſſi qu’en s’y renfermant, aucun Traité méthodique n’eſt ſi propre à former un dépôt des découvertes d’un art. Qu’il nous ſoit permis de comparer un Dictionnaire à un cabinet compoſé de tiroirs, dans leſquels ſont contenues les productions de la nature, d’un certain genre : chaque article eſt un tiroir qui a ſon étiquette, qu’on ouvre ſans nuire aux autres, & qui renferme toutes les richeſſes d’un art, relatives à cette étiquette.

Nous ne nous arrêterons point aux qualités néceſſaires que doit avoir celui qui entreprend de conſtruire un pareil cabinet, parce que nous n’aurions jamais publié cet ouvrage ſi nous devions les réunir. C’eſt à ceux qui nous liront, à nous juger. Nous n’avons à répondre ici que de notre travail : encore devons-nous être très-ſuccints, puiſque nous ſommes forcés de parler de nous.

Rien ne doit donner une idée plus avantageuſe de l’Architecture en général, qu’un Dictionnaire de cet art. Cela annonce un grand nombre de termes ſuſceptibles d’une explication étendue ; & cette abondance ne peut provenir que d’un fonds extrêmement riche. Tel eſt auſſi celui de l’Architecture. On ne parcourt point ſa naiſſance, ſes progrès & ſes révolutions, ſans découvrir un beau pays. Il eſt vrai que cette découverte exige beaucoup de ſoins & de recherches ; mais on en eſt bien dédommagé par l’utilité qu’on en retire. Nous avons nous-mêmes éprouvé cette ſatiſfaction ; & elle nous eſt devenue encore plus précieuſe, dès que nous avons formé le deſſein de conſacrer au public le fruit de nos veilles, par l’Ouvrage que nous publions.

On doit à M. d’Aviler la première idée d’un Dictionnaire d’Architecture. Lorſque cet homme célèbre compoſa ſon Cours, ſi connu & ſi eſtimé, « pour ne pas couper à tous momens ſon diſcours par des explications indiſpenſables des termes d’Architecture, il ſe réſolut d’en faire un volume entier, & il les y rangea par ordre alphabétique, pour les trouver plus facilement. »[2] C’étoit une eſpece de Table de ſon Cours, que M. d’Aviler vouloit faire, & il renvoyoit à ce Cours à chaque article ; auſſi fut-elle publiée ſous ce titre : Explication des termes d’Architecture. L’auteur y joignit en même tems ceux de Géométrie, de Méchanique, de Deſſein, de Peinture, de ſculpture, &c. Mais cette partie de ſon travail n’eſt pas la plus eſtimable ; & quoique les intentions de M. d’Aviler fuſſent très-pures, il paroît que par cette addition il avoit principalement en vûe de réunir aſſez de matières pour former un volume. Ce qui dépare ſur-tout ces derniers articles, c’eſt la ſupériorité de ceux d’Architecture, qui forment le corps de ſon Explication : c’eſt ici qu’on reconnoît le mérite de ce ſçavant Architecte. Ce ſont par-tout des définitions aſſez préciſes, confirmées ou éclaircies par des citations qui décèlent une connoiſſance précieuſe des plus beaux morceaux d’Architecture qu’on voit en Europe. Une choſe importante manque néanmoins dans ces détails : c’eſt l’ordre qui n’y eſt pas toujours ſcrupuleuſement obſervée ; M. d’Aviler en convient, & cet aveu donne un nouveau luſtre à ſon mérite. « Les matières, dit-il, ne ſont pas rangées autant de ſuite qu’on l’eût pu faire ſur le plan d’un projet régulier ; je puis dire avec vérité que je ne les ai traitées qu’à meſure qu’elles ſe ſont offertes à mon idée & que le tems me l’a pû permettre : ce que j’eſpère pourtant rectifier à l’avenir, ſi mon travail donne quelque ſatiſfaction à ceux qui prendront la peine de le regarder ſans entêtement, & ſeulement pour en profiter. Ainſi, dans cette confuſion, je m’eſtimerai heureux, &c. »

Ainſi parle M. d’Aviler, à la page 392 de ſon Cours d’Architecture (c’eſt la 8e de l’Explication) de l’édition de 1720. Et dans l’édition qu’on en a donnée en 1750, page 1. on lit : « Quelque favorables que fuſſent pour lui les ſuffrages du public, il examina de nouveau ſon ouvrage avec l’attention la plus ſcrupuleuſe, & ayant reconnu qu’on pouvoit lui reprocher d’avoir touché trop légèrement quelques parties de l’art, & d’en avoir obmis pluſieurs ſur leſquelles il étoit important de s’expliquer, il ſe diſpoſa à donner une nouvelle édition de ſon livre, qui, ſuivant ſon projet, devoit être conſidérablement augmentée. »

M. d’Aviler mourut (en 1700) dans le tems qu’il travailloit à mettre ce projet à exécution. En 1710, M. Alexandre Le Blond, Architecte du Czar Pierre le Grand, & qui tient à tant de titres un rang diſtingué parmi les plus habiles Architectes, voulut remplir les vues de cet auteur. « On lui remit, dit-on à la page 2, en particulier ſon exemplaire du Dictionnaire des termes d’Architecture (c’eſt l’Explication dont nous avons parlé), qui étoit déjà beaucoup travaillé : les marges en étoient chargées d’un grand nombre de corrections importantes, & le texte augmenté d’une infinité de termes de l’art, qui avoient échappé aux premières recherches de l’auteur. Le ſieur Le Blond eut ſoin de mettre chaque article à ſa place ; il ſupprima ce qu’il crut être trop éloigné du ſujet, enrichir ce Dictionnaire de pluſieurs termes qui y manquoient, & mit enfin cet ouvrage en état de voir le jour. »

Après un compte ſi exact du travail de M. Le Blond, il eſt très-étonnant qu’on ait donné une édition de l’Explication de d’Aviler qui ne differe en rien de la ſeconde, ſelon l’aveu de l’Editeur, auquel nous devons ces inſtructions. Nous ignorons ce qui a pu priver le public des veilles de cet habile homme ; mais nous ne ſommes que trop certains de la réalité de la perte.

On peut tirer deux conſéquences de tout ceci : la première, que l’Explication des termes d’Architecture, de M. d’Aviler méritoit d’être refondue, corrigée & augmentée, & que perſonne n’y avoit travaillé avant nous : la ſeconde, que nous n’avons rien négligé pour nous procurer des connoiſſances qui puſſent nous mettre en état de former de cette Explication un Dictionnaire digne de l’eſtime des Architectes.

Nous avons dit qu’un Dictionnaire d’art, pour être parfait, doit renfermer, 1°. tous les termes de cet art : 2°. leur définition exacte : 3°. le développement des matières compriſes ſous ces termes : 4°. les opinions ou les méthodes des ſçavans ſur chacune de ces matières : 5°. leur hiſtoire.[3] Nous devions donc nous impoſer cette tâche, lorſque nous formâmes le deſſein de l’ouvrage que nous publions. Celui de M. d’Aviler nous a ſans doute été ici d’un grand ſecours ; & on voit au frontiſpice de ce Dictionnaire, combien nous ſommes jaloux de la gloire qui peut lui en revenir. Mais après le compte que nous venons de rendre de ſon travail, il eſt aiſé de juger quelles connoiſſances nous avons pu en acquerir, pour mettre notre entrepriſe à exécution. Ce ſont les Vitruve, les Perrault, les Blondel, les Vignole, les Goldman, les Palladio, les ſcamozzi, les Deſgodets, les De Lorme, les Chambray, &c. (pour l’Architecture civile), les Léopold, les Gautier, les Bélidor, &c. (pour l’Architecture hydraulique), qui devoient principalement y contribuer. Nous devons trop à ces ſçavans, pour ne pas annoncer tout haut notre gratitude ; & nous ſommes perſuadés que ſi M. d’Aviler vivoit aujourd’hui, plus glorieux encore d’être aſſocié avec ces hommes illuſtres, que de ſa propre réputation, il applaudiroit avec éclat à cette marque de notre ſenſibilité.

Devenus ainſi maîtres de notre ſujet, nous avons formé un nouveau plan : nous nous ſommes donnés l’effor ; & en réuniſſant nos idées dans le point de vûe où nous devions les porter, nous avons reconnu que les termes de Mathématique, de Deſſein, de Peinture, & de ſculpture, qui formoient une portion conſidérable de l’ouvrage de M. d’Aviler, ne devoient entrer dans le nôtre qu’autant qu’ils avoient un rapport immédiat avec l’Architecture ; au lieu que ceux de Jardinage & d’Architecture hydraulique que cet auteur avoit négligés, étoient abſolument eſſentiels à ſa perfection. Pour faire ſentir la néceſſité de cette réunion, nous allons rapporter ce que ne nous en avions dit dans le Proſpectus de ce Dictionnaire, qui fut diſtribué en 1754.

L’art de bâtir, proprement dit, & celui d’édifier dans les eaux, ſont fondés ſur les mêmes principes, & unis par les rapports les plus intimes. Les travaux des bâtimens, ceux des ponts, des écluſes, &c. ne différent entr’eux que par la forme ; les uns & les autres exigent les mêmes connoiſſances, & un Architecte & un Ingénieur des Ponts & Chauſſées ne forment preſque qu’un ſeul homme : quelques attentions particulieres aux ouvrages qui conſtituent leur profeſſion, peuvent ſeules les diſtinguer. L’Ingénieur des Ponts & Chauſſées eſt attentif à ſe garantir des fureurs d’un élément rapide, qui travaille ſans ceſſe à ruiner ſes conſtructions. Le ſoin d’un Architecte, pour rendre ſon ouvrage ſolide, ſe porte uniquement à proportionner la profondeur des fondemens de ſon édifice à l’élévation de ſes murs, & à la tenacité du terrein ſur lequel il doit les aſſeoir. Il n’y a, dans ces deux cas, que des modifications à apporter aux mêmes régles ; & ſi ces différens ſujets exigent de la diverſité, ce n’eſt que dans le goût de l’exécution.

Tout eſt ſacrifié, dans les Ponts & Chauſſées, à la meilleure manière d’empêcher les dommages ſourds, cauſés par les eaux, & de vaincre les efforts violens de leur ſubtilité & de l’impétuoſité de leur courſe. Dans l’Architecture civile, à la ſolidité on joint le commode & l’agréable. Ceci demande aſſurément un goût, une fineſſe de ſentiment que ne comporte pas la conſtruction d’une écluſe, ou celle d’un aqueduc. Voilà le point qui diſtingue l’Architecture hydraulique de l’Architecture civile ; & qui réunit celle-ci avec la décoration des jardins.

Un jardin tient à un édifice, & en fait partie ; il eſt un de ſes plus beaux ornemens : c’eſt même ſur la façade la plus étendue, & preſque toujours la plus riche, c’eſt ſur le point de vûe principal d’un bâtiment, qu’on diſtribue les parterres, les boulingrins & les boſquets, les grandes allées, & généralement tout ce qui forme les agrémens d’un enclos. L’art de diſpoſer & de décorer les jardins ne doit donc pas être ſéparé de la diſtribution & de la décoration des édifices ; & nous avons été trop attentifs à compléter notre Dictionnaire, pour négliger une partie ſi importante de l’Architecture civile.

Telles ſont les branches principales de cet Ouvrage, dont nous devons expoſer ici le caractère. Il s’agit de former un tableau des deux Architectures civile & hydraulique, & du Jardinage ; de préſenter notre compoſition en grand ; en un mot, de donner une idée générale des matieres qui en ſont l’objet.


Il n’y a point d’art ſur lequel on ait tant écrit que ſur celui de conſtruire & de décorer les édifices, & aucun qui ait moins gagné au travail des Ecrivains. Rien n’eſt plus arbitraire que les principes qu’on adopte dans preſque tous les livres d’Architecture ; il ſemble que le caprice, plutôt que le jugement, les ait dictés. Chaque auteur prenant ſon goût particulier pour un guide ſûr, ſe croit en droit de donner des loix ſur cet art ; l’imagination qui les a ſeule ſuggérées, les ſoutient ; & cette autorité n’étant pas ſuffiſante pour convaincre, ne ſert qu’à ſervir d’exemple dangereux à ceux que touche la gloire de paſſer pour inventeurs : de là naiſſent la meſintelligence & la confuſion, qu’accompagnent toujours la décadence & le dégoût.

Quoi ! le grand nombre de Traités ſur l’Architecture auroit plutôt nui que contribué à ſa perfection ? Nous ſentons combien il eſt délicat de répondre abſolument à cette queſtion. Mais il eſt notoire à tout le monde que les Grecs & les Romains n’avoient puiſé dans aucun écrit ce goût exquis qu’on a toujours admiré dans leurs ouvrages, & que Vitruve, le premier écrivain, n’exiſtoit point encore lorſqu’ils ont élevé ces beaux monumens qui font leur ſplendeur & leur gloire. Nous ne prétendons pas dire par là que l’Architecture ne doive rien aux Traités qu’on a publiés ſur ce bel art ; cette prétention ſeroit une injuſtice criante, & nous ne donnerions pas une idée bien avantageuſe de notre Dictionnaire en l’adoptant. Il n’y a que ces ames lâches qui vivent dans une criminelle inaction, ou qui, plus coupables encore, n’agiſſent que pour nuire, qui ſoient inſenſibles aux travaux des hommes qui cherchent véritablement à nous inſtruire : dignes de nos hommages, nous devons un tribut d’éloges, non ſeulement à leur ſuccès, mais même à leur erreur.

Notre deſſein n’eſt donc point de blâmer aucun écrit : ils renferment tous aſſez de beautés pour nous les rendre précieux. Seulement nous demandons, où les Grecs & les Romains ont-ils puiſé des connoiſſances auſſi élevées pour conſtruire de ſi ſomptueux édifices ? Et pourquoi nous qui aurions dû renchérir ſur leurs travaux, avons-nous dégénéré, malgré le grand nombre de Traités, & les réflexions des habiles gens qui ont paru depuis ?

Voilà deux queſtions bien extraordinaires, & pourtant bien fondées : nous avons long-tems réfléchi pour en trouver la ſolution, & après un examen ſcrupuleux des meilleurs livres d’Architecture, nous avons reconnu que les productions de cet art étant ſoumiſes à l’organe de la vûe, c’étoit cet organe ſeul qu’on devoit conſulter dans une compoſition. Il falloit, par des expériences réitérées, juger de l’effet le plus agréable que pouvoit produire l’enſemble d’un édifice, & d’après elles établir des règles générales, & jetter les fondements d’une théorie. Les anciens n’ont pû ſuivre d’autre méthode, & ceux qui l’ont adoptée ont toujours produit de belles choſes. Nous pouvons citer un exemple, c’eſt M. Perrault, à qui l’on doit des morceaux dignes de l’antiquité la plus floriſſante, & qui, ennemi de toute théorie purement ſpéculative, blâmoit hautement ces principes abſtraits auxquels on veut abſolument aſſujettir l’organe de la vûe, au lieu que les principes devroient être ſoumis à l’organe. Auſſi voit-on les façades du plus grand nombre des édifices modernes, maniérées & chargées de petits détails, qui, n’étant point également ſaiſis par l’œil comme les autres parties de la façade, cauſent une ſenſation obſcure, qui inquiète le ſpectateur ; parce que ces détails, dûs à des régles idéales, ont été groſſis par l’imagination lorſqu’on a cru pouvoir en faire uſage.

On peut conclurre de ce raiſonnement, que l’Architecture n’a point de régles par elle-même, & que ce ſont celles de l’optique qu’on doit y adapter. Si les Architectes ſe fuſſent attachés à connoître la maniere dont ſe fait la viſion, les différentes ſenſations que l’organe de la vûe éprouve ſelon qu’il eſt diſpoſé, & la façon dont les objets ſe préſentent à l’œil, ſuivant leur ſituation à ſon égard, il n’eſt point douteux que nous n’euſſions une belle théorie de l’Architecture, & que nos bâtimens, plus magnifiques encore que ceux des Romains, ne captivaſſent l’admiration des hommes même qui ne connoiſſent point ce ſentiment délicieux. Mais telle eſt la triſte condition de l’eſprit humain, que de mille routes qui conduiſent à la perfection, celle qui eſt la plus droite eſt celle qu’il évite, pour ſuivre quelquefois la plus tortueuſe. Nous citons ici, à regret, un exemple de cette vérité. Après les recherches les plus profondes pour découvrir les proportions de l’Architecture, on a cru enfin que c’étoient les proportions harmoniques, & qu’on devoit conſulter les oreilles pour voir, pour juger de la beauté d’un édifice. MM. Blondel & Briſeux, le premier Auteur, le ſecond Promoteur d’une idée ſi ſinguliere, ſoutiennent que les ouvrages des Grecs & des Romains ſont ſoumis à ces proportions. Celui-ci, plus hardi que ſon prédéceſſeur, prétend que la Muſique eſt intimement liée avec l’Architecture ; &, ce qui eſt encore plus étonnant, que ce qui flatte les oreilles doit plaire aux yeux.[4]

Nous eſtimons trop les ouvrages de M. Briſeux pour nous arrêter ſur ſes erreurs qu’il a bien rachetées par des réflexions très-judicieuſes : nous nous rappelons même avec douleur la perte que nous venons de faire de cet Architecte ; & cette fâcheuſe penſée ne nous permet plus que de répandre quelques fleurs ſur ſon tombeau. Nous dirons donc que M. Briſeux eſt le premier qui a cru que le beau eſſentiel de l’Architecture conſiſte dans les ſenſations. Il manquoit ſans doute à cet habile homme une connoiſſance plus étendue de nos ſens, connoiſſance que les Architectes n’ont pas été aſſez jaloux d’acquerir, ni les auteurs de mettre en œuvre.

Les élémens de l’optique ſont les élémens de l’Architecture : c’eſt une propoſition que nous venons d’avancer, & que nous croyons très-vraie. Mais il ne faudrait pas conclure de là qu’on démontrera jamais les régles du beau comme celles de la viſion ; un ſentiment auſſi délicieux & auſſi délicat que celui du goût, ne comporte point de régles. Les principes généraux peuvent bien les diriger & les renfermer dans les bornes qui lui conviennent ; mais c’eſt à l’ame même à ſaiſir ces impreſſions douces & inſenſibles, qui l’affectent intimement, & qui, échappant au raiſonnement le plus ſubtil, ne ſe manifeſtent que quand on les éprouve. Il n’y a ici que les expériences qui puiſſent dévoiler au dehors le ſentiment du beau, & nous rendre familières ces ſenſations fines & agréables dont nous jouiſſons.

Ce ne ſont pas là les ſeules modifications qu’on doit apporter aux régles. L’Architecture eſt encore aſſujettie aux caprices de l’imagination. Voilà peut-être une expreſſion trop forte après tout ce que nous avons dit ; cependant comme nous la croyons juſte, nous l’adoptons, & nous ne croyons pas nous contredire. En effet, le caractère qu’on doit donner aux édifices, eſt une choſe de pure convention, & abſolument idéale. Il eſt eſſentiel qu’un bâtiment ſoit conforme à l’uſage auquel il eſt deſtiné, & qu’il annonce même ſa deſtination : c’eſt un article de ſa beauté. Un temple doit être différemment diſtribué & décoré qu’un palais, un palais qu’un hôtel, un hôtel qu’une maiſon : tout cela eſt relatif à la qualité des êtres auxquels ces bâtimens ſont conſacrés.

Or quelle eſt cette qualité ? un vrai enfant de l’imagination. La forme d’un temple variera ſelon qu’on aura une idée plus ou moins grande de la Divinité. ſuivant celle que nous avons de l’Etre ſuprême, dont les attributs ſont la majeſté, la toute-puiſſance & la bonté, un temple doit être grand, pour deſigner la majeſté divine à laquelle il eſt conſacré ; magnifique & d’une conſtruction hardie, pour exprimer ſa toute-puiſſance ; enfin il doit être tellement diſpoſé que l’autel ſoit toujours viſible en quelqu’endroit du temple que l’on ſoit, pour caractériſer la bonté dont un facile accès eſt le principal appanage.

Telles ne ſeront point les vûes que nous ſuivrons dans la conſtruction d’un palais. Comme l’idée que nous avons d’un Roi eſt bien inférieure à celle que nous nous formons de Dieu, un édifice deſtiné à ſon uſage devra être très-différent d’un temple. Il ne s’agit ici que de caractériſer tout à la fois & la puiſſance & l’éclat de la Royauté ; c’eſt ce que réunira un bâtiment extrêmement vaſte, afin d’annoncer au dehors la demeure d’un homme poſſeſſeur de grandes facultés, auprès duquel habite une multitude de perſonnes de tout état, qui veillent à ſa conſervation, & diſtribué de maniere que des richeſſes de tous les genres, développées avec art & ſans confuſion, étonnant les ſens, diſpoſent l’âme à un reſpect profond & à une obéiſſance exacte.

Il en ſera à peu près de même d’un hôtel, qui doit être un diminutif d’un palais, parce que les perſonnes qui y demeurent tiennent à la Royauté, ou participent à ſon pouvoir. A l’égard d’une maiſon pour un particulier, l’étendue & la ſplendeur ſeront ſacrifiées à la ſimplicité & à l’aiſance, ſymboles de la médiocrité & de la tranquillité.

Nous ne donnons ici que des vûes générales, des moyens d’échauffer l’imagination, & non des tableaux qui puiſſent l’animer ; nous ſentons combien il reſte encore de choſes à dire pour aider même cette faculté de l’ame. Il faudroit des peintures vives, des touches fortes & variées, des nuances douces & délicates ; & ce travail n’entre point dans le plan d’un Diſcours préliminaire, qui ne doit préſenter que la maſſe des objets. Mais nous ſuccombons à la tentation de crayonner les avantages de cette partie d’un édifice, qu’on appelle jardin, & qui en fait le principal ornement.

Depuis qu’Epicure a introduit les jardins dans les villes,[5] & que ce Philoſophe voluptueux a remarqué que ce lieu étoit plus propre qu’aucun autre à procurer des penſées délicieuſes, le jardinage eſt devenu une branche conſidérable de l’Architecture. On veut jouir au milieu d’une ville des charmes de la campagne, & cet air champêtre répand une gaieté vive dans tous les appartemens d’une maiſon ſitués ſur le jardin. Pline & Caſaubon[6] nous apprennent que de leur tems on étoit déjà tant épris de ſes avantages, que les perſonnes qui ne pouvoient en avoir dans leur maiſon, en faiſoient aux fenêtres & ſur les toîts. Notre goût ne s’eſt point ralenti à cet égard : on ſçait apprécier aujourd’hui tous les agrémens qu’il y a d’avoir une vûe agréable, & un endroit riant pour faire quelque exercice ſans ſortir de chez ſoi. Auſſi l’art de décorer les jardins, qui augmente ces plaiſirs, a été pouſſé à un haut point de perfection. La peinture, la ſculpture & l’hydraulique ont été alliées à la verdure des plantes, & à l’émail des fleurs. Une eau claire qui, en s’élançant en l’air, forme différentes figures, & qui ſuit dans ſa chûte une pente douce, flatte également l’oreille par ſon murmure, & l’œil par ſa limpidité. L’odorat eſt affecté délicieuſement par un parfum ſuave, qui ſe renouvelle à chaque inſtant. Des parterres agréablement deſſinés offrent le ſpectacle éclatant des couleurs les plus belles & les mieux aſſorties. Enfin une obſcurité touchante, formée par des arbres pliés ſur un treillage que décore une ſculpture ingénieuſe & une douce peinture, préſentent un lieu de repos, propre à ſavourer tranquillement toutes ces ſenſations, & à jouir d’une ſolitude également chere à ceux qui penſent, & aux perſonnes délicates que des ſoins d’un autre genre occupent entierement.

Heureux celui qui connoît le mérite de toutes ces choſes, & qui peut les goûter ! plus heureux encore celui qui ſçait ſe les procurer, parce qu’il les ſent plus vivement ! C’eſt un avantage attaché à la profeſſion d’Architecte, puiſque ſon art lui apprend à réunir à une belle diſtribution une décoration riche ; & cet art conſiſte ici, comme dans l’Architecture en général, à s’échauffer l’imagination des agrémens d’un jardin ; à faire uſage des principes de l’optique, & à démêler par des expériences ces ſenſations ſubtiles qui échappent aux régles.

Ainſi établiſſons toute l’Architecture civile ſur trois points : l’optique, les images qui échauffent l’imagination, & les expériences. L’Architecture hydraulique n’eſt point fondée ſur tant de principes ; il ſuffit ici d’allier la magnificence avec la ſolidité : mais que de ſagacité & de goût cette réunion n’exige-t-elle pas ! L’utilité que nous retirons des eaux, les dommages qu’elles nous cauſent, & les obſtacles qu’elles ſont ſouvent à nos deſſeins, voilà les parties eſſentielles de cette Architecture : voilà le ſujet le plus propre à exercer les facultés de l’eſprit humain, & à déployer toutes ſes connoiſſances. Ici des canaux fermés à volonté par de grandes écluſes, ouvrent un libre paſſage à une eau abondante, deſtinée à ſe répandre dans les champs, & à les fertiliſer : un réſervoir ſpacieux reçoit cette eau, d’où les machines la portent ſur un aqueduc qui la conduit aux endroits les plus élevés & les plus arides. Là des chauſſées épaiſſes, des quais ſolides, des batardeaux inébranlables, arrêtent l’impétuoſité du cours de ce fougueux élément, & lui preſcrivent des bornes. Des paſſages ſûrs ſont pratiqués ſur les eaux, des ponts ſpacieux, fondés dans leur lit le plus profond, & réſiſtant toujours aux efforts redoublés d’un ennemi d’autant plus dangereux que ſes attaques ſont plus cachées. Quels objets plus dignes de notre attention ? ils ont fixé celle des Romains ; & on ſçait de quel poids eſt cette autorité dans l’Architecture. Nous ne voulons pas abſolument dire par là que ces hommes ſi entreprenans ſoient ici nos maîtres ; car après les découvertes que nous avons faites ſur la méchanique & ſur la ſcience des eaux, qui forment la baſe de l’Architecture hydraulique, nous devons avoir beaucoup d’avantages ſur eux. Cependant quand on conſidere les fragmens de leurs ponts, les débris de leurs aqueducs, & ces triples canaux dont l’idée ſeule étonne l’ame, & qui ſubſiſtent depuis tant de ſiécles, on ne peut s’empêcher de s’écrier : Que vous étiez grands, Romains, vous qui avec les ſeules forces de l’imagination avez produit des choſes ſi admirables ! Que feriez-vous aujourd’hui, ſi avec cette vigueur d’eſprit, cette étendue de vûes, cette conſtance dans les travaux, vous jouiſſiez de nos découvertes ? Vous nous prouvez bien que vous êtes venus dans les beaux jours de la nature. Nous ſommes, nous l’avouons, d’une conſtitution moins forte que la vôtre. Mais que diriez-vous auſſi, ſi vous voyiez nos inventions qui préviennent nos beſoins, & qui multiplient nos plaiſirs ? & que devons-nous en penſer nous-même ? Font-elles plus d’honneur à l’humanité que ces vaſtes entrepriſes qui en impoſent tant à nos ſens ? c’eſt ce que nous laiſſons à décider.

Ce ſeroit ſans doute ici le lieu de faire l’éloge des deux Architectures auxquelles notre Dictionnaire eſt conſacré, ſi la ſimple expoſition de leur objet ne les rendoit aſſez recommendables. Nous ne dirons donc point que ce ſont les deux arts les plus utiles à la ſociété, comme on l’a publié dans quelques ouvrages modernes ; parce que les arts véritablement tels ont pour unique objet le progrès de la raiſon. Mais en nous renfermant dans ces jutes limites, nous croyons pouvoir aſſurer qu’aucun art n’eſt à cette fin d’un plus grand ſecours que l’Architecture : car qu’y a-t-il ou de plus agréable pour les perſonnes qui ne peuvent que s’amuſer, ou de plus digne de conſidération pour celles qui ſont capables de s’inſtruire ?[7]


  1. Lexica contextat ; nam cætera, quid moror ? omnes
    Pœnarum facies hic labor unum habet.
  2. Voyez la Vie de M. d’Aviler dans ſon Cours d’Architecture, édition de 1750. pag. xxxvij.
  3. Nous ne croyons pas qu’on puiſſe exiger davantage d’un Dictionnaire d’art. Cependant, pour condeſcendre aux demandes qui nous ont été faites par quelques Architectes habiles, nous avons indiqué à chaque article la qualité du terme, ſubſtantif ou adjectif, ou verbe, avec ſon genre & ſon caractère. Ainſi après le mot de l’article, on trouvera tantôt ſ. m. ou ſ. f. ce qui ſignifie ſubſtantif maſculin, ou ſubſtantif féminin ; ou adj. c’eſt-à-dire adjectif ; ou enfin v. act. paſs. ou n. caractères qui indiquent un verbe actif, paſſif ou neutre. On ſçait que le mot ſubſtantif exprime un objet déterminé ; le mot adjectif, un objet vague, qui indique la qualité d’un objet, & que le mot verbe exprime l’action. ſi cette action eſt dans la puiſſance, c’eſt un verbe actif ; ſi elle eſt dans la choſe, c’eſt un verbe paſſif ; enfin le verbe neutre n’exprime point d’action.
  4. Voyez l’article Architecture, dans ce Dictionnaire.
  5. Pline, Hiſt. natur., liv. XIX. ch. 4.
  6. Pline, ibid., & Caſaubon, ad Suéton. Auguſt. ch. 72.
  7. Quid enim hoc opere innocentius vacantibus, aut quid plenius magna conſideatione prudentibus ? s. Auguſtin, de Genef. ad Litt. liv. VIII. ch. 9.