Dictionnaire classique de la langue française Rivarol/Préface

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PRÉFACE.


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Les langues, comme toutes les créations humaines, ne demeurent point stationnaires ; la société pour laquelle elles ont été faites leur transmet sa mobilité perpétuelle ; elles dépendent des mœurs, des opinions, des usages. De nouvelles idées réclament des mots nouveaux, des sciences modernes un moderne langage. Les tours eux-mêmes changent, se modifient ; la paix, qui amène le mélange des nations, produit celui des idiomes ; chacun emprunte et donne, prête et reçoit, et ces échanges renouvelés sans cesse passent insensiblement de la conversation dans les feuilles publiques, des journaux dans les livres. La langue s’altère ou se perfectionne, s’enrichit ou s’appauvrit ; mais la critique, dépositaire des traditions primitives, s’arme en vain de tous ses traits contre ces innovations ; elles sont inévitables, parce qu’elles sont l’effet d’une loi constante et d’un principe immuable.


On peut soutenir avec avantage que la langue française a plusieurs fois changé de caractère, depuis que les écrivains du grand siècle l’ont consacrée par leurs chefs-d’œuvre. Ainsi, ce bel idiome qui, sous Louis XIV, paraissait définitivement fixé, a subi de notables altérations sous Louis XV, et, sinon par les mots, du moins par la forme et les procédés, est devenu comme une langue nouvelle sous la plume de Rousseau et des encyclopédistes. La révolution française, qui a tout renouvelè, ne pouvait être sans influence sur la langue ; et recevant ensuite la double et contraire empreinte de l’école de M. de Chateaubriand et de l’école germanique, se mélangeant à la tribune des formes parlementaires de la Grande Bretagne, et prenant dans les journaux tous les caractères et toutes les allures, cette langue est devenue de nos jours tout-à-fait différente de ce qu’elle fut jadis. Que ce soit progrès ou décadence, c’est une question que nous ne décidons pas ici ; il nous suffit de citer le fait.

D’un autre côté, plus d’une science récemment découverte, ou, si l’on veut, retrouvée ; d’autres entièrement régénérées, la chimie, la physique, les sciences naturelles, ont dû se créer un langage particulier. Les sciences morales et politiques, l’économie publique, la nécessité des controverses journalières, ont transmis au style un caractère dogmatique ; et la polémique inséparable de la publicité, la discussion des intérêts publics, donnant à l’art d’écrire une direction jusqu’alors inconnue, multipliant l’usage des réticences, des figures de pré térition et d’euphémisme, devait substituer à la naïve franchise de la vieille langue certaines formes de rhétorique, certain caractère indécis et pour ainsi dire transparent, qui donne au style une couleur toute nouvelle.

Ces observations, dont l’évidence a frappé tous les philologues, expliquent naturellement la multiplication successive des dictionnaires de la langue française. Cette multiplicatioi est l’effet d’un besoin général, auquel n’a pu satisfaire le Dictionnaire de l’Académie. S’il est vrai que les langues flottent dans une variation continuelle, comment ce dernier ouvrage pouvait-il suivre ce torrent que rien n’arrête, qui entraine les institutions, les mœurs, les usages ; qui modifie sans relâche la physionomie des sociétés ? Les corps travaillent lentement il est difficile de les mettre en marche, et non moins mal aisé de les faire avancer d’un pas égal.

On ne s’étonnera donc point si le monde savant a reçu avec faveur des ouvrages, publiés d’époque en époque, et consacré soit à rectifier, soit à compléter le travail de l’Académie, Dumarsais et Condillac, d’Olivet, Girard et Beauzée, au dix huitième siècle ; de nos jours Domergue et Laveaux, Boiste et l’abbé Sicard ont discuté, avec plus ou moins de philosophie et de talent, le caractère et le génie de notre langue, ont soumis à la logique et à l’analyse ses difficultés essentielles, et lui ont rendu des services importants. Un ingénieux écrivain, qui sans être un guide toujours sûr, parce que chez lui l’esprit et la finesse servent très-souvent de voile à la vérité, Rivarol a soumis le langage à des expériences multipliées, et a laissé sur cette étude des travaux considérables.

Venir après les savants granunairiens dont nous avons cité le nom et mentionné les honorables travaux, c’est pour ainsi dire s’engager à faire mieux encore qu’ils n’ont fait. À talent égal, et même à talent inférieur, les derniers venus ont de grands avantages ; les recherches de leurs devanciers sont un champ fertile qu’ils exploitent, leur pensée se féconde par la pensée d’au trui ; pour peu qu’ils aient médité leur sujet, et qu’ils soient doués de pénétration, les rapports d’idées connues produisent sous leur plume des idées nouvelles. On serait injuste si l’on accusait d’orgueil cette confession d’une vérité incontestable. Que l’on nous permette une image familière. Nous ne nous élèverons plus haut que nos prédécesseurs, que parce qu’ils nous serviront de piédestal. Monté sur un géant, un enfant voit plus loin que le géant lui-même.

Dépositaires des travaux manuscrits de Rivarol, nous en avons profité toutes les fois qu’ils nous ont fourni quelque solution nouvelle. Ses définitions piquantes, ses aperçus ingénieux et profonds, ses applications parfois lumineuses, ont été mis à contribution dans la rédaction du Dictionnaire classique de la langue française. Mais en adoptant la portion vraiment instructive de ce grand travail, nous nous devions à nous-mêmes d’écarter tout ce qui ne satisfait l’esprit qu’aux dépens de la raison, tous ces sophismes spécieux qui peuvent tromper les lecteurs frivoles par leur forme spirituelle, mais qui doivent être sévèrement bannis des ouvrages élémentaires.

Nous avons essayé en outre de réaliser dans le Dictionnaire classique de la langue française, diverses améliorations de forme, réclamées par les lecteurs instruits. C’est ainsi que nous avons apporté un soin scrupuleux dans le choix des exemples, les tirant des meilleurs écrivains, et n’oubliant pas, comme l’Académie, d’indiquer la source où ils sont puisés. Souvent le Dictionnaire de cette compagnie, imitée en cela par d’autres grammairiens, confond le sens direct et le sens figuré, ou lorsqu’il les définit séparément, s’abstient de les distinguer par un signe particulier. Nous avons fait disparaître à la fois la confusion et l’omission.

Enfin le Dictionnaire classique renfermé dans des limite qui permettent de le placer parmi les ouvrages élémentaires, soigneusement revu pour la rédaction, à laquelle on s’est efforcé de donner une exactitude rigoureuse et logique, enrichi de définitions nouvelles, d’exemples nombreux, et d’autant de solutions grammaticales que l’étendue de l’ouvrage pouvait en comporter ; contenant, outre tous les mots qui se trouvent dans le Dictionnaire de l’Académie, une foule de termes de sciences, d’arts et métiers, d’expressions accréditées par l’usage, et consacrées par les bons écrivains de l’époque, est un ouvrage destiné à tous les Français qui aspirent à parler ou à écrire correctement leur langue, utile à l’enseignement de la jeunesse, et en même temps instructif pour les écrivains les orateurs, tous les hommes qui cultivent la littérature.



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