Dictionnaire classique de la langue française Rivarol/Index Tome 1

DICTIONNAIRE


CLASSIQUE


DE LA LANGUE FRANÇAISE
















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PARIS. — IMPRIMERIE DE FAIN, RUE RACINE, N°. 4,
PLACE DE L’ODÉON.


DICTIONNAIRE


CLASSIQUE


DE LA LANGUE FRANÇAISE,


AVEC DES EXEMPLES


TIRÉS DES MEILLEURS AUTEURS FRANÇAIS,


ET DES NOTES PUISÉES DANS LES MANUSCRITS


DE RIVAROL,


Contenant : 1°. Tous les mots de la langue avec leur définitions, leurs diverses acceptions au propre etau figuré ;

2°. Les expressions et locutions familières, popalaires, proverbiales, poétiques et du style soutenu, les synonymes et les contraires ;

3°. Les termes de mathématiques, d’astronomie, de physique, de chimie, d’histoire naturelle, de botanique, de minéralogie, etc. ;

4°. Les termes de droit, de médecine, de littérature, de poésie, de grammaire, de géographie, etc. ;

5°. Les termes d’architecture, de sculpture, de peinture, de mécanique, d’art militaire, de marine, etc. ;

6°. Les termes de commerce, de manufactures, de fabriques, d’agriculture, d’économie rurale, etc. ;

7°. Les termes des diverses professions et des divers métiers ;

8°. Les termes nouvellement admis, qui ne se trouvent dans aucun dictionnaire.


Ouvrage renfermant 60,000 mots.


PUBLIÉ ET MIS EN OEUVRE

PAR QUATRE PROFESSEURS DE L’UNIVERSITÉ.



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PARIS.


BRUNOT-LABBE, LIBRAIRE DE L’UNIVERSITÉ ROYALE,

QUAI DES AUGUSTINS, N°. 32 ;

BAUDOUIN FRÈRES, LIBRAIRES,

RUE DE VAUGIRARD, N°. 17.

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1827.
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PRÉFACE.


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Les langues, comme toutes les créations humaines, ne demeurent point stationnaires ; la société pour laquelle elles ont été faites leur transmet sa mobilité perpétuelle ; elles dépendent des mœurs, des opinions, des usages. De nouvelles idées réclament des mots nouveaux, des sciences modernes un moderne langage. Les tours eux-mêmes changent, se modifient ; la paix, qui amène le mélange des nations, produit celui des idiomes ; chacun emprunte et donne, prête et reçoit, et ces échanges renouvelés sans cesse passent insensiblement de la conversation dans les feuilles publiques, des journaux dans les livres. La langue s’altère ou se perfectionne, s’enrichit ou s’appauvrit ; mais la critique, dépositaire des traditions primitives, s’arme en vain de tous ses traits contre ces innovations ; elles sont inévitables, parce qu’elles sont l’effet d’une loi constante et d’un principe immuable.


On peut soutenir avec avantage que la langue française a plusieurs fois changé de caractère, depuis que les écrivains du grand siècle l’ont consacrée par leurs chefs-d’œuvre. Ainsi, ce bel idiome qui, sous Louis XIV, paraissait définitivement fixé, a subi de notables altérations sous Louis XV, et, sinon par les mots, du moins par la forme et les procédés, est devenu comme une langue nouvelle sous la plume de Rousseau et des encyclopédistes. La révolution française, qui a tout renouvelè, ne pouvait être sans influence sur la langue ; et recevant ensuite la double et contraire empreinte de l’école de M. de Chateaubriand et de l’école germanique, se mélangeant à la tribune des formes parlementaires de la Grande Bretagne, et prenant dans les journaux tous les caractères et toutes les allures, cette langue est devenue de nos jours tout-à-fait différente de ce qu’elle fut jadis. Que ce soit progrès ou décadence, c’est une question que nous ne décidons pas ici ; il nous suffit de citer le fait.

D’un autre côté, plus d’une science récemment découverte, ou, si l’on veut, retrouvée ; d’autres entièrement régénérées, la chimie, la physique, les sciences naturelles, ont dû se créer un langage particulier. Les sciences morales et politiques, l’économie publique, la nécessité des controverses journalières, ont transmis au style un caractère dogmatique ; et la polémique inséparable de la publicité, la discussion des intérêts publics, donnant à l’art d’écrire une direction jusqu’alors inconnue, multipliant l’usage des réticences, des figures de pré térition et d’euphémisme, devait substituer à la naïve franchise de la vieille langue certaines formes de rhétorique, certain caractère indécis et pour ainsi dire transparent, qui donne au style une couleur toute nouvelle.

Ces observations, dont l’évidence a frappé tous les philologues, expliquent naturellement la multiplication successive des dictionnaires de la langue française. Cette multiplicatioi est l’effet d’un besoin général, auquel n’a pu satisfaire le Dictionnaire de l’Académie. S’il est vrai que les langues flottent dans une variation continuelle, comment ce dernier ouvrage pouvait-il suivre ce torrent que rien n’arrête, qui entraine les institutions, les mœurs, les usages ; qui modifie sans relâche la physionomie des sociétés ? Les corps travaillent lentement il est difficile de les mettre en marche, et non moins mal aisé de les faire avancer d’un pas égal.

On ne s’étonnera donc point si le monde savant a reçu avec faveur des ouvrages, publiés d’époque en époque, et consacré soit à rectifier, soit à compléter le travail de l’Académie, Dumarsais et Condillac, d’Olivet, Girard et Beauzée, au dix huitième siècle ; de nos jours Domergue et Laveaux, Boiste et l’abbé Sicard ont discuté, avec plus ou moins de philosophie et de talent, le caractère et le génie de notre langue, ont soumis à la logique et à l’analyse ses difficultés essentielles, et lui ont rendu des services importants. Un ingénieux écrivain, qui sans être un guide toujours sûr, parce que chez lui l’esprit et la finesse servent très-souvent de voile à la vérité, Rivarol a soumis le langage à des expériences multipliées, et a laissé sur cette étude des travaux considérables.

Venir après les savants granunairiens dont nous avons cité le nom et mentionné les honorables travaux, c’est pour ainsi dire s’engager à faire mieux encore qu’ils n’ont fait. À talent égal, et même à talent inférieur, les derniers venus ont de grands avantages ; les recherches de leurs devanciers sont un champ fertile qu’ils exploitent, leur pensée se féconde par la pensée d’au trui ; pour peu qu’ils aient médité leur sujet, et qu’ils soient doués de pénétration, les rapports d’idées connues produisent sous leur plume des idées nouvelles. On serait injuste si l’on accusait d’orgueil cette confession d’une vérité incontestable. Que l’on nous permette une image familière. Nous ne nous élèverons plus haut que nos prédécesseurs, que parce qu’ils nous serviront de piédestal. Monté sur un géant, un enfant voit plus loin que le géant lui-même.

Dépositaires des travaux manuscrits de Rivarol, nous en avons profité toutes les fois qu’ils nous ont fourni quelque solution nouvelle. Ses définitions piquantes, ses aperçus ingénieux et profonds, ses applications parfois lumineuses, ont été mis à contribution dans la rédaction du Dictionnaire classique de la langue française. Mais en adoptant la portion vraiment instructive de ce grand travail, nous nous devions à nous-mêmes d’écarter tout ce qui ne satisfait l’esprit qu’aux dépens de la raison, tous ces sophismes spécieux qui peuvent tromper les lecteurs frivoles par leur forme spirituelle, mais qui doivent être sévèrement bannis des ouvrages élémentaires.

Nous avons essayé en outre de réaliser dans le Dictionnaire classique de la langue française, diverses améliorations de forme, réclamées par les lecteurs instruits. C’est ainsi que nous avons apporté un soin scrupuleux dans le choix des exemples, les tirant des meilleurs écrivains, et n’oubliant pas, comme l’Académie, d’indiquer la source où ils sont puisés. Souvent le Dictionnaire de cette compagnie, imitée en cela par d’autres grammairiens, confond le sens direct et le sens figuré, ou lorsqu’il les définit séparément, s’abstient de les distinguer par un signe particulier. Nous avons fait disparaître à la fois la confusion et l’omission.

Enfin le Dictionnaire classique renfermé dans des limite qui permettent de le placer parmi les ouvrages élémentaires, soigneusement revu pour la rédaction, à laquelle on s’est efforcé de donner une exactitude rigoureuse et logique, enrichi de définitions nouvelles, d’exemples nombreux, et d’autant de solutions grammaticales que l’étendue de l’ouvrage pouvait en comporter ; contenant, outre tous les mots qui se trouvent dans le Dictionnaire de l’Académie, une foule de termes de sciences, d’arts et métiers, d’expressions accréditées par l’usage, et consacrées par les bons écrivains de l’époque, est un ouvrage destiné à tous les Français qui aspirent à parler ou à écrire correctement leur langue, utile à l’enseignement de la jeunesse, et en même temps instructif pour les écrivains les orateurs, tous les hommes qui cultivent la littérature.



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DE L’UNIVERSALITÉ
de
LA LANGUE FRANÇAISE,
Par A.-C. de RIVAROL.


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Qu’est-ce qui a rendu la langue française universelle ?
Pourquoi mérite-t-elle celle prérogative ?
Est-il à présumer qu’elle la conserve ?[1]


Une telle question proposée sur la langue latine aurait flatté l’orgueil des Romains, et leur histoire l’eût consacrée comme une de ses belles époques : jamais, en effet, pareil hommage ne fut rendu à un peuple plus poli par une nation plus éclairée.

Le temps semble venu de dire le monde français, comme autrefois le monde romain ; et la philosophie, lasse de voir les hommes toujours divisés par les intérêts divers de la politique, se réjouit maintenant de les voir, d’un bout de la terre à l’autre, se former en république sous la domination d’une même langue. Spectacle digne d’elle, que cet uniforme et paisible empire des lettres qui s’étend sur la variété des peuples, et qui, plus durable et plus fort que l’empire des armes, s’accroît également des fruits de la paix et des ravages de la guerre !

Mais cette honorable universalité de la langue française, si bien reconnue et si hautement avouée dans notre Europe, offre pourtant un grand problème : elle tient à des causes si délicates et si puissantes à la fois, que, pour les démêler, il s’agit de montrer jusqu’à quel point la position de la France, sa constitution politique, l’influence de son climat, le génie de ses écrivains, le caractère de ses habitans, et l’opinion qu’elle a su donner d’elle au reste du monde ; jusqu’à quel point, dis-je, tant de causes diverses ont pu se combiner et s’unir, pour faire à cette langue une fortune si prodigieuse.

Quand les Romains conquirent les Gaules, leur séjour et leurs lois y donnèrent d’abord la prééminence à la langue latine ; et quand les Francs leur succédèrent, la religion chrétienne, qui jetait ses fondemens dans ceux de la monarchie, confirma cette prééminence. On parla latin[2] à la cour, dans les cloîtres, dans les tribunaux et dans les écoles ; mais les jargons que parlait le peuple corrompirent peu à peu cette latinité, et en furent corrompus à leur tour. De ce mélange naquit cette multitude de patois qui vivent encore dans nos provinces. L'un d'eux devait un jour être la langue française.

Il serait difficile d'assigner le moment où ces differens dialectes se dégagèrent du celte, du latin et de l'allemand : on voit seulement qu'ils ont dû se disputer la souveraineté dans un royaume que le système féodal avait divisé en tant de petits royaumes. Pour hâter notre marche, il suffira de dire que la France, naturellement partagée par la Loire, eut deux patois, auxquels on peut rapporter tous les autres, le Picard et le Provençal. Des princes s'exercèrent dans l'un et l'autre, et c'est aussi dans l'un et l'autre que furent d'abord écrits les romans de chevalerie et les petits poèmes du temps. Du côté du Midi florissaient les Troubadours, et du côté du Nord les Trouveurs. Ces deux mots , qui au fond n'en sont qu'un, expriment assez bien la physionomie des deux langues[3].

Si le provençal, qui n'a que des sons pleins, eût prévalu, il aurait donné au français l'éclat de l'espagnol et de l'italien ; mais le Midi de la France, toujours sans capitale et sans roi, ne put soutenir la concurrence du Nord, et l'influence du patois picard s'accrut avec celle de la couronne. C'est donc le génie clair et méthodique de ce jargon et sa prononciation un peu sourde, qui dominent aujourd'hui dans la langue française.

Mais quoique cette nouvelle langue eût été adoptée par la cour et par la nation, et que dès l'an 1260, un auteur italien[4] lui eût trouvé assez de charmes pour la préférer à la sienne, cependant l'église, l'université et les parlemens la repoussèrent encore, et ce ne fut que dans le seizième siècle qu'on lui accorda solennellement les honneurs dus une langue légitimée[5].

À cette époque, la renaissance des lettres, la découverte de l'Amérique et du passage aux Indes, l'invention de la poudre et de l'imprimerie, ont donné une autre face aux empires. Ceux qui brillaient se sont tout à coup obscurcis, et d'autres, sortant de leur obscurité, sont venus figurer à leur tour sur la scène du monde. Si, du Nord au Midi, un nouveau schisme a déchiré l'église, un commerce immense a jeté de nouveaux liens parmi les hommes. C’est avec les sujets de l’Afrique que nous cultivons l’Amérique, et c’est avec les richesses de l’Amérique que nous trafiquons en Asie. L’univers n’offrit jamais un tel spectacle. L’Europe surtout est parvenue à un si haut degré de puissance, que l’histoire n’a rien à lui comparer : le nombre des capitales, la fréquence et la célérité des expéditions, les communications publiques et particulières, en ont fait une immense république, et l’ont forcée à se décider sur le choix d’une langue.

Ce choix ne pouvait tomber sur l’allemand ; car vers la fin du quinzième siècle, et dans tout le cours du seizième, cette langue n’offrait pas un seul monument. Négligée par le peuple qui la parlait, elle cédait toujours le pas à la langue latine. Comment donc faire adopter aux autres ce qu’on n’ose adopter soi-même ? C’est des Allemands que l’Europe apprit à négliger la langue allemande. Observons aussi que l’Empire n’a pas joué le rôle auquel son étendue et sa population l’appelaient naturellement : ce vaste corps n’eut jamais un chef qui lui fût proportionné ; et dans tous les temps cette ombre du trône des Césars, qu’on affectait de montrer aux nations, ne fut en effet qu’une ombre. Or, on ne saurait croire combien une langue emprunte d’éclat du prince et du peuple qui la parlent ; et lorsqu’enfin la maison d’Autriche, fière de toutes ses couronnes, a pu faire craindre à l’Europe une monarchie universelle, la politique s’est encore opposée à la fortune de la langue tudesque. Charles-Quint, plus attaché à son sceptre héréditaire qu’à son trône où son fils ne pouvait monter, fit rejaillir l’éclat des Césars sur la nation espagnole.

A tant d’obstacles tirés de la situation de l’Empire on peut en ajouter d’autres, fondés la nature même de la langue allemande : elle est trop verbeuse et trop dure à la fois. N’ayant aucun rapport avec les langues anciennes, elle fut pour l’Europe une langue-mère, et son abondance effraya des têtes déjà fatiguées de l’étude du latin et du grec. En effet, un Allemand qui apprend la langue française ne fait pour ainsi dire qu’y descendre, conduit par la langue latine ; mais rien ne peut nous faire remonter du français à l’allemand ; il aurait fallu se créer pour lui une nouvelle mémoire ; et sa littérature, il y a un siècle, ne valait pas un tel effort. D’ailleurs, sa prononciation gutturale[6] choqua trop l’oreille des peuples du Midi ; et les imprimeurs allemands, fidèles à l’écriture gothique, rebutèrent des yeux accoutumés aux caractères romains.

On peut donc établir pour règle générale, que si l’homme du Nord est appelé à l’étude des langues méridionales, il faut de longues guerres dans l’Empire pour faire surmonter aux peuples du Midi leur répugnance pour les langues septentrionales. Le genre humain est comme un fleuve qui coule du nord au midi ; rien ne peut le faire rebrousser contre sa source ; et voilà pourquoi l’universalité de la langue française est moins vraie pour l’Espagne et pour l’Italie que pour le reste de l’Europe. Ajoutez que l’Allemagne a presqu’autant de dialectes que de capitales : ce qui fait que ses écrivains s’accusent réciproquement de patavinité. On dit, il est vrai, que les plus distingués d’entre eux ont fini par s’accorder sur un choix de mots et de tournures, qui met déjà leur langage à l’abri de cette accusation, mais qui le met aussi hors de la portée du peuple dans toute la Germanie.

Il reste à savoir jusqu’à quel point la révolution qui s’opère aujourd’hui dans la littérature des Germains, influera sur la réputation de leur langue. On peut seulement présumer que cette révolution s’est faite un peu tard, et que leurs écrivains ont repris les choses de trop haut. Des poëmes tirés de la Bible[7], où tout respire un air patriarcal, et qui annoncent des mœurs admirables, n’auront de charmes que pour une nation simple et sédentaire, presque sans ports et sans commerce, et qui ne sera peut-être jamais réunie sous un même chef. L’Allemagne offrira long-temps le spectacle d’un peuple antique et modeste, gouverné par une foule de princes, amoureux des modes et du langage d’une nation attrayante et polie ; d’où il suit que l’accueil extraordinaire que ces princes et leurs académies ont fait à un idiome étranger, est un obstacle de plus qu’ils opposent à leur langue, et comme une exclusion qu’ils lui donnent.

La monarchie espagnole pouvait, ce semble, fixer le choix de l’Europe. Toute brillante de l’or de l’Amérique, puissante dans l’Empire, maîtresse des Pays-Bas et d’une part de l’Italie, les malheurs de François Ier. lui donnaient un nouveau lustre, et ses espérances s’accroissaient encore des troubles de la France et du mariage de Philippe II avec la reine d’Angleterre. Tant de grandeur ne fut qu’un éclair. Charles-Quint ne put laisser à son fils la couronne impériale, et ce fils perdit la moitié des Pays-Bas. Bientôt l’expulsion des Maures et les émigrations en Amérique blessèrent l’État dans son principe, et ces deux grandes plaies ne tardèrent pas à paraître. Aussi, quand ce colosse fut frappé par Richelieu, ne put-il résister à la France, qui s’était comme rajeunie dans les guerres civiles : ses armées plièrent de tous côtés, sa réputation s’éclipsa. Peut-être, malgré ses pertes, sa décadence eût été moins prompte en Europe, si sa littérature avait pu alimenter l’avide curiosité des esprits, qui se réveillait de toute part. Mais le castillan, substituait partout au patois catalan, comme notre picard l’avait été au provençal ; le castillan, dis-je, n’avait point cette galanterie moresque, dont l’Europe fut quelque temps charmée et le génie national était devenu plus sombre. Il est vrai que la folie des chevaliers errant nous valut le Don Quichotte et que l’Espagne acquit un théâtre. Il est vrai qu’on parla espagnol dans les cours de Vienne, de Bavière, de Bruxelles, de Naples et de Milan, que cette langue circulait en France avec l’or de Philippe, du temps de la ligue, et que le mariage de Louis XIII avec une princesse espagnole maintint si bien sa faveur, que les courtisans la parlaient, et que les gens de lettres empruntèrent la plupart de leurs pièces au théâtre de Madrid : mais le génie de Cervantes et celui de Lopès de Véga ne suffirent pas long-temps à nos besoins. Le premier, d’abord traduit, ne perdit point à l’être ; le second, moins parfait, fut bientôt imité et surpassé[8]. On s’aperçut donc que la magnificence de la langue espagnole et l’orgueil national cachaient une pauvreté réelle. L’Espagne n’ayant que le signe de la richesse paya ceux qui commerçaient pour elle, sans songer qu’il faut toujours les payer davantage. Grave, peu communicative, subjuguée par des prêtres, elle fut pour l’Europe ce qu’était autrefois la mystérieuse Égypte, dédaignant des voisins qu’elle enrichissait, et s’enveloppant du manteau de cet orgueil politique qui a fait tous ses maux.

On peut dire que sa position fut un autre obstacle au progrès de sa langue. Le voyageur qui la visite y trouve encore les colonnes d’Hercule, et doit toujours revenir si ses pas : aussi l’Espagne est-elle, de tous les royaumes, celui qui doit le plus difiicilement réparer ses pertes, lorsqu’il est une fois dépeuplé.

Mais en supposant que l’Espagne eût conservé sa prépondérance politique, il n’est pas démontré que sa langue fût devenue la langue usuelle de l’Europe. La majesté de sa prononciation invite à l’enflure, et la simplicité de la pensée se perd dans la longueur des mots et sous la plénitude des désinences. On est tenté de croire qu’en espagnol la conversation n’a plus de familiarité, l’amitié plus d’épanchement, le commerce de la vie plus de liberté, et que l’amour y est toujours un culte. Charles-Quint lui-même, qui parlait plusieurs langues, réservait l’espagnol pour des jours de solennité et pour ses mères. En effet, les livres ascétiques y sont admirables ; et il semble que le commerce de l’homme à Dieu se fasse mieux en espagnol qu’en tout autre idiome. Les proverbes y ont aussi de la réputation, parce qu’étant le fruit de l’expérience de tous les peuples, et le bon sens de tous les siècles réduit en formules, l’espagnol leur prête encore une tournure plus sententieuse : mais les proverbes ne quittent pas les lèvres du petit peuple. Il serait donc probable que ce sont et les défauts et les avantages de la langue espagnole, qui l’ont exclue à la fois de l’universalité.

Mais comment l’Italie ne donna-t-elle pas sa langue à l’Europe ? Centre du monde depuis tant de siècles, on était accoutumé à son empire et à ses lois. Aux Césars, qu’elle n’avait plus, avaient succédé les pontifes ; et la relion lui rendait constamment les états que lui arrachait le sort des armes. Les seules routes praticables en Europe conduisaient a Rome : Elle seule attirait les vœux et l’argent de tous les peuples, parce qu’au milieu des ombres épaisses qui couvraient l’occident, il y eut toujours dans cette capitale une masse de lumières : et quand les beaux-arts, exilés de Constantinople, se réfugièrent dans nos climats, l’Italie se réveilla la première à leur approche, et fut une seconde fois la Grande-Grèce. Comment s’est-il donc fait qu’à tous ces titres elle n’ait pas ajouté l’empire du langage ?

C’est que dans tous les temps les papes ne parlèrent et n’écrivirent qu’en latin ; c’est que pendant vingt siècles cette langue règna dans les républiques, dans les cours, dans les écrits et dans les monumens de l’Italie, et que le toscan fut toujours appelé la Langue vulgaire[9]. Aussi quand le Dante entreprit d’illustrer ses malheurs et ses vengeances, resta-t-il long-temps entre le toscan et le latin. Il voyait que sa langue n’avait pas, même dans le midi de l’Europe, l’éclat et la vogue du provençal ; et il pensait, avec son siècle, que l’immortalité était exclusivement attachée à la langue latine. Pétrarque et Bocace eurent les mêmes craintes ; et, comme le Dante, ils ne purent résister à la tentation d’écrire la plupart de leurs ouvrages en latin. Il est arrivé pourtant le contraire de ce qu’ils espéraient : c’est dans leur langue maternelle que leur nom vit encore ; leurs œuvres latines sont dans l’oubli. Il est même à présumer que sans les sublimes conceptions de ces trois grands hommes, le patois des Troubadours aurait disputé le pas à la langue italienne, au milieu même de la cour pontificale établie en Provence.

Quoi qu’il en soit, les poëmes du Dante et de Pétrarque, brillans de beautés antiques et modernes, ayant fixé l’admiration de l’Europe, la langue toscane acquit de l’empire. À cette époque, le commerce de l’ancien monde passait tout entier par les mains de l’Italie : Pise, Florence, et surtout Venise et Gênes, étaient les seules villes opulentes de l’Europe. C’est d’elles qu’il fallut, au temps des croisades, emprunter des vaisseaux pour passer en Asie, et c’est d’elles que les barons français, anglais et allemands tiraient le peu de luxe qu’ils avaient. La langue toscane régna sur toute la Méditerranée. Enfin, le beau siècle des Médicis arriva. Machiavel débrouilla le chaos de la politique, et Galilée sema les germes de cette philosophie, qui n’a porté des fruits que pour la France et le nord de l’Europe. La sculpture et la peinture prodiguaient leurs miracles, et l’ architecture marchait d’un pas égal. Rome se décora de chefs-d’œuvre sans nombre, et l’Arioste et le Tasse portèrent bientôt la plus douce des langues à sa plus haute perfection dans des poëmes, qui seront toujours les premiers monumens de l’Italie et le charme de tous les hommes. Qui pouvait donc arrêter la domination d’une telle langue ?

D’abord, une cause tirée de l’ordre même des événemens : cette maturité fut très précoce. L’Espagne, toute politique et guerrière, parut ignorer l’existence du Tasse de l’Arioste : l’Angleterre, théologique et barbare, n’avait pas un livre, et la France débattait dans les horreurs de la Ligue[10]. On dirait que l’Europe n’était pas prête, qu’elle n’avait pas encore senti le besoin d’une langue universelle.

Une foule d’autres causes se présente. Quand la Grèce était un monde, disait fort bien Montesquieu, ses plus petites villes étaient des nations ; mais ceci ne put jamais s’appliquer à l’Italie dans le même sens. La Grèce donna des lois aux barbares qui l’environnaient ; et l’Italie qui ne sut pas, à son exemple, se former en république fédérative, fut tour à tour envahie par les Allemands, par les Espagnols et par les Français. Son heureuse position et sa marine auraient pu la soutenir et l’enrichir ; mais dès qu’on a doublé le Cap de Bonne-Espérance, l’Océan reprit ses droits, et le commerce des Indes ayant passé tout entier aux Portugais, l’Italie ne se trouva plus que dans un coin l’univers. Privée de l’éclat des armes et des ressources du commerce, il lui restait sa langue et ses chefs-d’œuvre ; mais, par une fatalité singulière, le bon goût se perdit en Italie au moment où il se réveillait en France. Le siècle des Corneille, des Pascal et Molière fut celui d’un Cavalier Marin, d’un Achillini et d’une foule d’auteurs plus méprisables encore ; de sorte que si l’Italie avait conduit la France, il fallut ensuite que la France ramenât l’Italie.

Cependant l’éclat du nom français augmentait ; l’Angleterre se mettait sur les rangs et l’Italie se dégradait de plus en plus. On sentit généralement qu’un pays qui ne fournissait plus que des baladins à l’Europe, ne donnerait jamais assez de considération à la langue. On observa que l’Italie, n’ayant pu, comme la Grèce, ennoblir ses différents dialectes, elle s’en était trop occupée[11]. À cet égard, la France parait plus heureuse ; les patois y sont abandonnés aux provinces, et c’est sur eux que le petit peuple exerce ses caprices, tandis que la langue nationale est hors de ses atteintes[12].

Enfin le caractère même de la langue italienne fut ce qui l’écarta le plus de cette universalité qu’obtient chaque jour la langue française. On sait quelle distance sépare en Italie la poésie de la prose ; mais ce qui doit étonner, c’est que le vers y ait réellement plus de sévérité, on, pour mieux dire, moins de mignardise que la prose. Les lois de la mesure et de l’harmonie ont forcé le poëte à tronquer les mots, et par ces syncopes fréquentes, il s’est fait une langue à part, qui, outre la hardiesse des inversions, a la marche plus rapide et plus ferme. Mais la prose, composée de mots dont toutes les lettres se prononcent, et roulant toujours sur des sons pleins, se traîne avec trop de lenteur ; son éclat est monotone ; l’oreille se lasse de sa douceur, et la langue de sa mollesse : ce qui peut venir de ce que chaque mot étant harmonieux en particulier, l’harmonie du tout ne vaut rien. La pensée la plus rigoureuse se détrempe dans la prose italienne : elle est souvent ridicule et presque insupportable dans une bouche virile, parce qu’elle ôte à l’homme cette teinte d’austérité qui doit en être inséparable. Comme la langue allemande, elle a des formes cérémonieuses[13], ennemies de la conversation, et qui ne donnent pas assez bonne opinion de l’espèce humaine. On y est toujours dans la fâcheuse altemative d’ennuyer on d’insulter un homme. Enfin il parait difficile d’être naïf ou vrai dans cette langue,et la plus simple assertion y est toujours renforcée du serment. Tels sont les inconvénients de la prose italienne, d’ailleurs si riche et si flexible. Or, c’est la prose qui donne l’empire à une langue, parce qu’elle est toute usuelle : la poésie n’est qu’un objet de luxe.

Malgré tout cela, on sent bien que la patrie de Raphaà«l, de Michel-Ange et du Tasse ne sera jamais sans honneurs. C’est dans ce climat fortuné que la plus mélodieuse des langues s’est unie à la musique des anges, et cette alliance leur assure un empire étemel. C’est là que les chefs-d’œuvre antiques et modernes et la beauté du ciel attirent le voyageur, et que l’affinité des langues toscane et latine le fait passer avec transport de l’Enéide à la Jèrusalem. L’Italie, environnée de puissances qui l’humilient, a toujours droit de les charmer ; et sans doute que si les littératures anglaise et française n’avaient éclipsé la sienne, l’Europe aurait encore accordé plus d’hommages à une contrée deux fois mère des arts.

Dans ce rapide tableau des nations, on voit le caractère des peuples et le génie de leur langue marcher d’un pas égal, et l’un est toujours garant de l’antre. Admirable propriété de la parole de montrer ainsi l’homme tout entier !

Des philosophes ont demandé si la pensée, c’est-à -dire le raisonnement, peut exister sans la parole ou sans quelque autre signe : non sans doute. L’homme étant une machine très-harmonieuse, n’a pu être jeté dans le monde sans s’y établir une foule de rapports. La seule présence des objets lui a donné des sensations, qui sont nos idées les plus simples, et qui ont bientôt amené les raisonnemens. Il a d’abord senti le plaisir et la douleur, et il les a nommés ; ensuite il a connu et nommé l’erreur et la vérité[14]. Or, sensation et raisonnement, voilà de quoi tout l’homme se compose : l’enfant doit sentir avant de parler, mais il faut qu’il parle avant de penser et de raisonner. Chose étrange ! si l’homme n’eût pas créé des signes, ses idées simples et fugitives, germant et mourant tour à tour, n’auraient pas laissé plus de traces dans son cenreau que les flots d’un ruisseau qui passe n’en laissent sous les yeux. Mais l’idée simple a d’abord nécessité le signe, et bientôt le signe a fécondé l’idée : chaque mot a fixé la sienne, et telle est leur association, que si la parole est une pensée qui se manifeste, il faut que la pensée soit une parole intérieure et cachée[15]. L’homme qui parle est donc l’homme qui pense tout haut ; et si on peut juger un homme par ses paroles, on peut aussi juger une nation par son langage. La forme et le fond des ouvrages dont chaque peuple se vante n’y font rien : c’est d’après le caractère et le génie de leur langue qu’il faut prononcer ; car presque tous les écrivains suivent des règles et des modèles, mais une nation entière parle d’après son génie.

On demande souvent ce que c’est que le génie d’une langue, et il est difficile de le dire. Ce mot tient à des idées très-composées ; il a l’inconvénient des idées abstraite et générales ; on craint, en le définissant, de le généraliser encore. Mais afin de mienx rapprocher cette expression de toutes les idées qu’elle embrasse, on peut dire que la douceur ou l’âpreté des articulations, l’abondance ou la rareté des voyelles, la prosodie et l’étendue des mots, leurs filiations, et enfin le nombre et la forme des tournures et des constructions qu’ils prennent entre eux, c’est-à -dire un certain goût, une habitude d’allusions et de métaphores familières et consacrées, qui rendent la plupart des expressions et des idées intraduisibles de nation à nation[16]: telles sont les causes les plus évidentes du génie d’une langue, et ces causes se lient au climat et au caractère de chaque peuple particulier.

Il semble, au premier coup d’œil, que les proportions de l’organe vocal étant invariables, elles auraient dû produire partout les mêmes articulations et les mêmes mots, et qu’on ne devrait entendre qu’un seul langage dans l’univers. Mais si les autres proportions du corps humain, non moins invariables, n’ont pas laissé de changer de nation à nation, et si les pieds, les pouces et les coudées d’un peuple ne sont pas ceux d’un autre, il fallait aussi que l’organe brillant et compliqué de la parole éprouvât de grands changemens de peuple en peuple, et souvent de siècle en siècle. La nature, qui n’a qu’un modèle pour tous les hommes, n’a pourtant pas confondu tous les visages sous une même physionomie. Ainsi, quoiqu’on trouve les mêmes articulations radicales[17] chez des peuples différens, les langues n’en ont pas moins varié comme la scène du monde ; chantantes et voluptueuses dans les beaux climats, âpres et sourdes sous un ciel triste, elles ont constamment suivi la répétition et la fréquence des sensations.

Il semble encore que les objets que la nature offre à nos sens étant toujours les mêmes, et que l’homme ayant toujours besoin d’exprimer ou de sous-entendre l’ordre direct et naturel de la pensée, on devrait trouver les mêmes images et les mêmes constructions de phrases chez tous les peuples ; mais les hommes ont choisi dans la variété des objets que leur présente l’univers : les differens modes de gouvernement, de religion et de civilisation, tout a influé sur leurs goûts, et a diversifié l’expression de leurs sentimens. Quant à la construction de la phrase, on verra plus bas, au sujet de l’inversion, que l’esprit humain a pu et dû varier l’arrangement des mots, et que cette diversité était inévitable.,

Après avoir expliqué la diversité des langues par la nature même des choses, et fondé l’union du caractère d’un peuple et du génie de sa langue sur l’éternelle alliance de la parole et de la pensée, il est temps d’arriver aux deux peuples qui nous attendent, et qui doivent fermer cette lice des nations : peuples chez qui tout diffère, climat, langage, gouvernement, vices et vertus ; peuples voisins et rivaux, qui après avoir disputé trois cents ans, non à qui aurait l’empire, mais à qui existerait, se disputent encore la gloire des lettres et se partagent depuis un siècle les regards de l’univers.

L’Angleterre, sous un ciel nébuleux, et séparée du reste du monde, ne parut qu’un exil aux Romains ; tandis que la Gaule, ouverte à tous les peuples, et jouissant du ciel de la Grèce, faisait les délices des Césars. Première différence établie par la nature, et d’où dérive une foule d’autres différences. Ne cherchons pas ce qu’était la nation anglaise, lorsque répandue dans les plus belles provinces de France, adoptant notre langue et nos mœurs, elle n’offrait pas une physionomie distincte ; ni dans les tems où, consternée par le despotisme de Guillaume le conquérant ou des Tudor, elle donnait à ses voisins des modèles d’esclavage ; mais considérons la dans son île, rendue à son propre génie, parlant sa propre langue, florissante de ses loix, s’asseyant enfin à son véritable rang en Europe.

Par sa position et par la supériorité de sa marine, elle peut nuire à toutes les nations et les braver sans cesse. Comme elle doit toute sa splendeur à l’Océan qui l’environne, il faut qu’elle l’habite, qu’elle le cultive, qu’elle se l’aproprie : il faut que cet esprit d’inquiétude et d’impatience, auquel elle doit sa liberté, se consume au-dedans s’il n’éclate au-dehors. Mais quand l’agitation est intérieure, elle peut être fatale au prince, qui, pour lui donner un autre cours, se hâte d’ouvrir ses ports ; et les pavillons de l’Espagne, de la France ou de la Hollande, sont bientôt insultés. Son commerce, qui s’est ramifié dans les quatre parties du monde, fait aussi qu’elle peut être blessée de mille manières différentes, et les sujets de guerre ne lui manquent jamais. De sorte qu’à toute l’estime qu’on ne peut refuser à une nation puissante et éclairée, les autres peuples joignent toujours un peu de haine, mêlée de crainte et d’envie.

Mais la France qui a dans son sein une subsistance assurée et des richesses immortelles[18], agit contre ses intérêts et méconnaît son génie, quand elle se livre à l’esprit de conquête. Son influence est si grande dans la paix et dans la guerre, que toujours maîtresse de donner l’une ou l’autre, il doit lui sembler doux de tenir dans ses mains la balance des empires, et d’associer le repos de l’Europe au sien. Par sa situation elle tient à tous les états ; par sa juste étendue elle touche à ses véritables limites. Il faut donc que la France conserve et qu’elle soit conservée ; ce qui la distingue de tous les peuples anciens et modernes. Le commerce des deux mers enrichit ses villes maritimes et vivifie son intérieur ; et c’est de ses productions qu’elle alimente son commerce ; ai bien que tout le monde a besoin de la France, quand l’Angleterre a besoin de tout le monde. Aussi dans les cabinets de l’Europe, c’est plutôt l’Angleterre qui inquiète, c’est plutôt la France qui domine. Sa capitale, enfoncée dans les terres, n’a point eu, comme les villes maritimes, l’affluence des peuples ; mais elle a mieux senti et mieux rendu l’influence de son propre génie ; le goût de son terroir, l’esprit de son gouvernement. Elle a attiré par ses charmes, plus que par ses richesses ; elle n’a pas eu le mélange, mais le choix des nations ; les gens d’esprit y ont abondé, et son empire a été celui du goût. Les opinions exagérées du Nord et du Midi, viennent y prendre une teinte qui plaît à tous. Il faut donc que la France craigne de détourner, par la guerre, l’heureux penchant de tous les peuples pour elle : quand on règne par l’opinion, a- t-on besoin d’un autre empire ?

Je suppose ici que, si le principe du gouvernement s’affaiblit chez l’une des deux nations, il s’affaiblit aussi dans l’autre, ce qui fera subsister long-tems le parallèle et leur rivalité : car si l’Angleterre avait tout son ressort, elle serait trop remuante ; et la France serait trop à craindre, si elle déployait toute sa force. Il y a pourtant cette observation à faire, que le monde politique peut changer d’attitude, et la France n’y perdrait pas beaucoup. Il n’en est pas ainsi de l’Angleterre, et je ne puis prévoir jusqu’à quel point elle tombera, pour avoir plutôt songé à étendre sa domination que son commerce.

La différence de peuple à peuple n’est pas moins forte d’homme à homme. L’Anglais sec et taciturne joint à l’embarras et à la timidité de l’homme du Nord, une impatience, un dégoût de toute chose, qui va souvent jusqu’à celui de la vie : le Français a une saillie de gaité qui ne l’abandonne pas ; et à quelque régime que leurs gouvernemens les ayent mis l’un l’un et l’autre, ils n’ont jamais perdu cette première empreinte. Le Français cherche le côté plaisant de ce monde ; l’Anglais semble toujours assister à un drame : de sorte que ce qu’on a dit du Spartiate et de l’Athénien, se prend ici à la lettre ; on ne gagne pas plus à ennuyer un Français qu’à divertir un Anglais. Celui-ci voyage pour voir ; le Français pour être vu. On n’allait pas beaucoup à Lacédémone, si ce n’est pour étudier son gouvernement ; mais le Français visité par toutes les nations, peut se croire dispensé de voyager chez elles, comme d’apprendre leurs langues, puisqu’il retrouve par-tout la sienne. En Angleterre, les hommes vivent beaucoup entr’eux ; aussi les femmes qui n’ont pas quitté le tribunal domestique, ne peuvent entrer dans le tableau de la nation : mais on ne peindrait les Français que de profil, si on faisait le tableau sans elles ; c’est de leurs vices et des nôtres, de la politesse des hommes et de la coquetterie des femmes, qu’est née cette galanterie des deux sexes qui les corrompt tour-à-tour, et qui donne à la corruption même des formes si brillantes et si aimables. Sans avoir la subtilité qu’on reproche aux peuples du Midi, et l’excessive simplicité du Nord, la France a, la politesse et la grace : et non-seulement elle a la grace et la politesse, mais c’est elle qui en fournit les modèles dans les mœurs, dans les manières et dans les parures. Sa mobilité ne donne pas à l’Europe le tems de se lasser d’elle. C’est pour toujours plaire, que le Français change toujours ; c’est pour ne pas trop se déplaire à lui-même, que l’Anglais est contraint de changer. On nous reproche l’imprudence et la fatuité ; mais nous en avons tiré plus de parti, que nos ennemis de leur flegme et de leur fierté : la politesse ramène ceux qu’a choqués la vanité ; il n’est point d’accommodement avec l’orgueil. On peut d’ailleurs en appeler au Français de quarante ans, et l’Anglais ne gagne rien aux délais. Il est bien des momens où le Français pourrait payer de sa personne ; mais il faudra toujours que l’Anglais paye de son argent ou du crédit de sa nation. Enfin s’il est possible que le Français n’ait acquis tant de graces et de goût qu’aux dépens de ses mœurs, il est encore très-possible que l’Anglais ait perdu les siennes, sans acquérir ni le goût ni les graces.

Quand on compare un peuple du Midi à un peuple du Nord, on n’a que des extrêmes à rapprocher : mais la France, sous un ciel tempéré[19], changeante dans ses manières et ne pouvant se fixer elle-même, parvient pourtant à fixer tous les goûts. Les peuples du Nord viennent y chercher et trouver l’homme du Midi, et les peuples du Midi y cherchent et y trouvent l’homme du Nord. Plas mi Cavalier Francès, c’est le chevalier Français qui me plaît, disait, il y a huit cens ans, ce Frédéric Ier qui avait vu toute l’Europe et qui était notre ennemi. Que devient maintenant le reproche si souvent fait au Français, qu’il n’a pas le caractère de l’Anglais ? Ne voudrait-on pas aussi qu’il parlât la même langue ? La nature en lui donnant la douceur d’un climat, ne pouvait lui donner la rudesse d’un autre : elle l’a fait l’homme de toutes les nations, et son gouvernement ne s’oppose point au vœu de la nature[20].

J’avais d’abord établi que la parole et la pensée, le génie des langues et le caractère des peuples, se suivaient d’un même pas : je dois dire aussi que les langues se mêlent entr’elles comme les peuples ; qu’après avoir été obscures comme eux, elles s’élèvent et s’ennoblissent avec eux : une langue riche ne fut jamais celle d’un peuple ignorant et pauvre. Mais si les langues sont comme les nations, il est encore très-vrai que les mots sont comme les hommes. Ceux qui ont dans la société une famille et des alliances étendues, y ont aussi une plus grande consistance. C’est ainsi que les mots qui ont de nombreux dérivés et qui tiennent à beaucoup d’autres, sont les premiers mots d’une langue et ne vieilliront jamais ; tandis que ceux qui sont isolés, ou sans harmonie, tombent comme des hommes sans recommandation et sans appui. Pour achever le parallèle, on peut dire que les uns et les autres ne valent qu’autant qu’ils sont à leur place. J’insiste sur cette analogie, afin de prouver combien le goût qu’on a dans l’Europe pour les Français, est inséparable de celui qu’on a pour leur langue ; et combien l’estime dont cette langue jouit, est fondée sur celle que l’on sent pour la nation.

Voyons maintenant si le génie et les écrivains de la langue anglaise auraient pû lui donner cette universalité qu’elle n’a point obtenue du caractère et de la réputation du peuple qui la parle. Opposons sa langue à la nôtre, sa littérature à notre littérature, et justifions le choix de l’univers.

S’il est vrai qu’il n’y eut jamais ni langage ni peuple sans mélange, il n’est pas moins évident qu’après une conquête il faut du tems pour consolider le nouvel Etat, et pour bien fondre ensemble les idiômes et les familles des vainqueurs et des vaincus. Mais on est étonné, quand on voit qu’il a fallu plus de mille ans à la langue française, pour arriver à sa maturité. On ne l’est pas moins, quand on songe à la prodigieuse quantité d’écrivains qui ont fourmillé dans cette langue depuis le cinquième siècle jusqu’à la fin du seizième, sans compter ceux qui écrivaient en Latin. Quelques monumens qui s’élèvent encore dans cette mer d’oubli, nous offrent autant de français différens[21]. Les changemens et les révolutions de la langue étaient si brusques, que le siècle où on vivait dispensait toujours de lire les ouvrages du siècle précédent. Les auteurs se traduisaient mutuellement[22] de demi-siècle en demi-siècle, de patois en patois, de vers en prose et dans cette longue galerie d’écrivains, il ne s’en trouve pas un qui n’ait cru fermement que la langue était arrivée pour lui à sa dernière perfection. Paquier affirmait de son tems, qu’il ne s’y connaissait pas, ou que Ronsard avait fixé la langue française.

A travers ces variations, on voit cependant combien le caractère de la nation influait sur elle : la construction de la phrase fut toujours directe et claire. La langue française n’eut donc que deux sortes de barbaries à combattre ; celle des mots et celle du mauvais goût de chaque siècle. Les conquérans français, en adoptant les expressions celtes et latines, les avaient marquées chacune à son coin : on eut une langue pauvre et décousue, où tout fut arbitraire, et le désordre régna dans la disette. Mais quand la Monarchie acquit plus de force et d’unité, il fallut refondre ces monnaies éparses et les réunir sous une empreinte générale, conforme d’un côté à leur origine, et de l’autre au génie même de la nation ; ce qui leur donna une physionomie double : on se fit une langue écrite et une langue parlée, et ce divorce de l’orthographe et de la prononciation dure encore[23]. Enfin le bon goût ne se développa tout entier que dans la perfection même de la société : la maturité du langage et celle de la nation arrivèrent ensemble.

En effet, quand l’autorité publique est affermie, que les fortunes sont assurées, les privilèges confirmés, les droits éclaircis, les rangs assignés ; quand la nation heureuse et respectée jouit de la gloire au dehors, de la paix et du commerce au dedans ; lorsque dans la capitale un peuple immense se mêle toujours sans jamais se confondre : alors on commence à distinguer autant de nuances dans le langage que dans la société ; la délicatesse des procédés amène celle des propos ; les métaphores sont plus justes, les comparaisons plus nobles, les plaisanteries plus fines ; la parole étant le vêtement de la pensée, on veut des formes plus élégantes. C’est ce qui arriva aux premières années du règne de Louis XIV. Le poids de l’autorité royale fit rentrer chacun à sa place : on connut mieux ses droits et ses plaisirs : l’oreille plus exercée exigea une prononciation plus douce : une foule d’objets nouveaux demandèrent des expressions nouvelles : la langue française fournit à tout, et l’ordre s’établit dans l’abondance.

Il faut donc qu’une langue s’agite jusqu’à ce qu’elle se repose dans son propre génie, et ce principe explique un fait assez extraordinaire. C’est qu’aux treizième et quatorzième siècle, la langue française était plus près d’une certaine perfection, qu’elle ne le fut au seizième[24]. Ses élémens s’étaient déjà incorporés ; ses mots étaient assez fixes, et la construction de ses phrases, directe et régulière : il ne manquait donc à cette langue que d’être parlée dans un siècle plus heureux, et ce tems approchait. Mais, contre tout espoir, la renaissance des lettres la fit tout-à-coup rebrousser vers la barbarie. Une foule de poëtes s’élevèrent dans son sein, tels que les Jodelle, les Baïf et les Ronsard. Épris d’Homère et de Pindare, et n’ayant pas digéré les beautés de ces grands modèles, ils s’imaginèrent que la nation s’était trompée jusques-là, et que la langue française aurait bientôt le charme du grec, si on y transportait les mots composés, les diminutifs, les péjoratifs, et surtout la la hardiesse des inversions, choses précisément opposées à son génie. Le ciel fut porte-flambeaux, Jupiter lance-tonnerre ; on eut des agnelets doucelets ; on fit des vers sans rime, des hexamètres, des pentamètres ; les métaphores basses ou gigantesques se cachèrent sous un style entortillé ; enfin ces poëtes parlèrent grec en français, et de tout un siècle on ne s’entendit point dans notre poésie. C’est sur leurs sublimes échasses que le burlesque se trouva naturellement monté, quand le bon goût vint à paraître.

A cette même époque, les deux Reines Médicis donnaient une grande vogue à l’italien, et les courtisans tâchaient de l’introduire de toute part dans la langue française. Cette irruption du grec et de l’italien la troubla d’abord ; mais, comme une liqueur déjà saturée, elle ne put recevoir ces nouveaux élémens : ils ne tenaient pas ; on les vit tomber d’eux-mêmes.

Les malheurs de la France sous les derniers Valois, retardèrent la perfection du langage ; mais la fin du règne de Henri IV et celui de Louis XIII, ayant donné à la nation l’avant-goût de son triomphe, la poésie française se montra d’abord sous les auspices de son propre génie. La prose plus sage ne s’en était pas écartée comme elle ; témoins Amiot, Montagne et Charon ; aussi, pour la première fois peut-être, elle précéda la poésie qui la devance toujours.

Il manque un trait à cette faible esquisse de la langue romance ou gauloise. On est persuadé que nos pères étaient tous naïfs ; que c’était un bienfait de leur tems et de leurs mœurs, et qu’il est encore attaché à leur langage : si bien que certains auteurs empruntent aujourd’hui leurs tournures, afin d’être naïfs aussi. Ce sont des vieillards qui, ne pouvant parler en hommes, bégayent pour paraître enfans : le naïf qui se dégrade, tombe dans le niais. Voici donc comment s’explique cette naïveté gauloise.

Tous les peuples ont le naturel : il ne peut y avoir qu’un siècle très-avancé qui connaisse et sente le naïf. Celui que nous trouvons et que nous sentons dans le style de nos ancêtres, l’est devenu pour nous ; il n’était pour eux que le naturel. C’est ainsi qu’on trouve tout naïf dans un enfant qui ne s’en doute pas. Chez les peuples perfectionnés et corrompus, la pensée a toujours un voile, et la modération exilée des mœurs se réfugie dans le langage ; ce qui le rend plus fin et plus piquant. Lorsque, par une heureuse absence de finesse et de précaution, la phrase montre la pensée toute nue, le naïf parait. De même chez les peuples vêtus, une nudité produit la pudeur : mais les nations qui vont nues, sont chastes sans être pudiques, comme les Gaulois étaient naturels sans être naïfs. On pourrait ajouter que ce qui nous fait sourire dans une expression antique, n’eut rien de plaisant dans son siècle, et que telle épigramme chargée du sel d’un vieux mot, eût été fort innocente, il y a deux cents ans. Il me semble donc, qu’il est ridicule, quand on n’a pas la naïveté, d’en emprunter les livrées : nos grands écrivains l’ont trouvée dans leur âme, sans quitter leur langue, et celui qui, pour être naïf, emprunte une phrase d’Amiot, demanderait, pour être brave, l’armure de Bayard.

C’est une chose bien remarquable, qu’à quelque époque de la langue française qu’on s’arrête, depuis sa plus obscure origine jusqu’à Louis XIII, et dans quelque imperfection qu’elle se trouve de siècle en siècle, elle ait toujours charmé l’Europe, autant que le malheur des tems l’a permis. Il faut donc que la France ait toujours eu une perfection relative et certains agrémens fondés sur sa position et sur l’heureuse humeur de ses habitans. L’histoire qui confirme partout cette vérité, n’en dit pas autant de l’Angleterre.

Les Saxons l’ayant conquise, s’y établirent, et c’est de leur idiôme et de l’ancien jargon du pays que se forma la langue anglaise, appelée Anglo-Saxon. Cette langue fut abandonnée au peuple, depuis la conquête de Guillaume jusqu’à Édouard III ; intervalle pendant lequel la cour et les tribunaux d’Angleterre ne s’exprimèrent qu’en français. Mais enfin la jalousie nationale s’étant réveillée, on exila une langue rivale que le génie anglais repoussait depuis long-tems. On sent bien que les deux langues s’étaient mêlées malgré leur haine ; mais il faut observer que les mots français qui émigrèrent en foule dans l’anglais, et qui se fondirent dans une prononciation et une syntaxe nouvelle, ne furent pourtant pas défigurés : si notre oreille les méconnaît, nos yeux les retrouvent encore ; tandis que les mots latins qui entraient dans les différens jargons de l’Europe, furent toujours mutilés, comme les obélisques et les statues qui tombaient entre les mains des Barbares. Cela vient de ce que les Latins ayant placé les nuances de la déclinaison et de la conjugaison dans les finales[25] des mots, nos ancêtres qui avaient leurs articles, leurs pronoms et leurs verbes auxiliaires, tronquèrent ces finales qui leur étaient inutiles, et qui défiguraient le mot à leurs yeux. Mais dans les emprunts que les langues modernes se font entr’elles, le mot ne s’altère que dans la prononciation.

Pendant une espace de quatre cents ans, je ne trouve en Angleterre que Chaucer et Spencer. Le premier mérita, vers le milieu du quinzième siècle, d’être appelé l’Homère anglais : notre Ronsard le mérita de même ; et Chaucer, aussi obscur que lui, fut encore moins connu. De Chaucer jusqu’à Shakespeare et Milton, rien ne transpire dons cette île célèbre, et sa littérature ne vaut pas un coup-d’œil[26].

Me voilà tout-à-coup revenu à l’époque où j’ai laissé la langue française. La paix de Vervins avait appris à l’Europe sa véritable position ; on vit chaque état se placer à son rang. L’Angleterre brilla pour un moment de l’éclat d’Élisabeth et de Cromwel, et ne sortit pas du pédantisme ; l’Espagne épuisée ne put cacher sa faiblesse ; mais la France montra toute sa force, et les lettres commencèrent sa gloire.

Si Ronsard avait bâti des chaumières avec des tronçons de colonnes grecques, Malherbe éleva le premier des monumens nationaux. Richelieu qui affectait toutes les grandeurs, abaissait d’une main la maison d’Autriche, et de l’autre, attirait à lui le jeune Corneille, en l’honorant de sa jalousie. Ils fondaient ensemble ce théâtre, où, jusqu’à l’apparition de Racine, l’auteur du Cid régna seul. Pressentant les accroissemens et l’empire de la langue, il lui créait un tribunal, afin de devenir par elle le législateur des lettres. A cette époque, une foule de génies vigoureux s’emparèrent de la langue française, et lui firent parcourir rapidement toutes ses périodes, de Voiture jusqu’à Pascal, et de Racan jusqu’à Boileau.

Cependant l’Angleterre échappée à l’anarchie, avait repris ses premières formes, et Charles II était paisiblement assis sur un trône teint du sang de son père. Shakespeare avait paru ; mais son nom et sa gloire ne devaient passer les mers que deux siècles après ; il n’était pas alors, comme il l’a été depuis, l’idole de sa nation et le scandale de notre littérature[27]. Son génie agreste et populaire déplaisait au prince et aux courtisans. Milton qui le suivit, mourut inconnu : sa personne était odieuse à la cour ; le titre de son poëme rebuta : on ne goûta point des vers durs, hérissés de termes techniques, sans rime et sans harmonie, et l’Angleterre apprit un peu tard qu’elle possédait un poëme épique. Il y avait pourtant de beaux esprits et des poëtes à la cour de Charles : Cowley, Rochester, Hamilton, Waller y brillaient, et Shaftesbury hâtait les progrès de la pensée, en épurant la prose anglaise. Cette faible aurore se perdit tout-a-coup dans l’éclat du siècle de Louis XIV : les beaux jours de la France étaient arrivés.

Il y eut un admirable concours de circonstances. Les grandes découvertes qui s’étaient faites depuis cent cinquante ans dans le monde, avaient donné à l’esprit humain une impulsion que rien ne pouvait plus arrêter, et cette impulsion tendait vers la France. Paris fixa les idées flottantes de l’Europe, et devint le foyer des étincelles répandues chez tous les peuples. L’imagination de Descartes régna dans la philosophie, la raison de Boileau dans les vers ; Bayle plaça le doute aux pieds de la vérité ; Bossuet tonna sur la tête des rois ; et nous comptâmes autant de genres d’éloquence que de grands-hommes. Notre théâtre sur-tout achevait l’éducation de l’Europe : c’est-là que le grand Condé pleurait aux vers du grand Corneille, et que Racine corrigeait Louis XIV, Rome toute entière parut sur la scène française, et les passions parlèrent leur langage. Nous eûmes et ce Molière plus comique que les Grecs, et le Télémaque plus antique que les ouvrages des anciens, et ce Lafontaine qui ne donnant pas à la langue des formes si pures, lui prêtait des beautés plus incommunicables. Nos livres, rapidement traduits en Europe et même en Asie, devinrent les livres de tous les pays, de tous les goûts et de tous les âges. La Grèce vaincue sur le théâtre, le fut encore dans des pièces fugitives qui volèrent de bouche en bouche, et donnèrent des ailes à la langue française. Les premiers journaux qu’on vit circuler en Europe, étaient français, et ne racontaient que nos victoires et nos chef-d’oeuvres. C’est de nos académies qu’on s’entretenait, et la langue s’étendait par leurs correspondances. On ne parlait enfin que de l’esprit et des grâces françaises : tout se faisait au nom de la France, et notre réputation s’accroissait de notre réputation.

Aux productions de l’esprit se joignaient encore celles de l’industrie : des pompons et des modes accompagnaient nos meilleurs livres chez l’étranger, parce qu’on voulait être partout raisonnable et frivole comme en France. Il arriva donc que nos voisins recevant sans cesse des meubles, des étoffes et des modes qui se renouvellaient sans cesse, manquèrent de termes pour les exprimer : ils furent comme accablés sous l’exubérance de l’industrie française ; en sorte qu’il prit comme une impatience générale à l’Europe, et que pour n’être plus séparé de nous, on étudia notre langue de tous côtés.

Depuis cette explosion, la France a continué de donner un théâtre, des habits, du goût, des manières, une langue, un nouvel art de vivre et des jouissances inconnues aux états qui l’entourent : sorte d’empire qu’aucun peuple n’a jamais exercé. Et comparez lui, je vous prie, celui des Romains qui semèrent par-tout leur langue et l’esclavage, s’engraissèrent de sang, et détruisirent jusqu’à ce qu’ils fussent détruits !

On a beaucoup parlé de Louis XIV ; je n’en dirai qu’un mot. Il n’avait ni le génie d’Alexandre, ni la puissance et l’esprit d’Auguste ; mais pour avoir su régner, pour avoir connu l’art d’accorder ce coup-d’œil, ces faibles récompenses dont le talent veut bien se payer, Louis XIV marche dans l’histoire de l’esprit humain, à côté d’Auguste et d’Alexandre. Il fut le véritable Apollon du Parnasse français ; les poëmes, les tableaux, les marbres ne respirèrent que pour lui. Ce qu’un autre eût fait par politique, il le fit par goût. Il avait de la grace ; il aimait la gloire et les plaisirs ; et je ne sais quelle tournure romanesque qu’il eut dans sa jeunesse, remplit les Français d’un enthousiasme qui gagna toute l’Europe. Il fallut voir ses bâtimens et ses fêtes ; et souvent la curiosité des étrangers soudoya la vanité française. En fondant à Rome une colonie de peintres et de sculpteurs, il faisait signer à la France une alliance perpétuelle avec les arts. Quelquefois son humeur magnifique allait avertir les princes étrangers du mérite d’un savant ou d’un artiste caché dans leurs états, et il en faisait l’honorable conquête. Aussi le nom français et le sien pénétrèrent jusqu’aux extrémités orientales de l’Asie. Notre langue domina comme lui dans tous les traités ; et quand il cessa de dicter des loix, elle garda si bien l’empire qu’elle avait acquis, que ce fut dans cette même langue, organe de son ancien despotisme, que ce Prince fut humilié vers la fin de ses jours. Ses prospérités, ses fautes et ses malheurs servirent également à la langue ; elle s’enrichit à la révocation de l’édit de Nantes, de tout ce que perdait l’état. Les réfugiés emportèrent dans le Nord leur haine pour le Prince et leurs regrets pour la patrie, et ces regrets et cette haine s’exhaltèrent en français.

Il semble que c’est vers le milieu du règne de Louis XIV que le royaume se trouva à son plus haut point de grandeur relative. L’Allemagne avait des princes nuls, l’Espagne était divisée et languissante, l’Italie avait tout à craindre, l’Angleterre et l’Écosse n’étaient pas encore unies, la Prusse et la Russie n’existaient pas. Aussi l’heureuse France, profitant de ce silence de tous les peuples, triompha dans la paix, dans la guerre et dans les arts. Elle occupa le monde de ses entreprises et de sa gloire. Pendant près d’un siècle, elle donna à ses rivaux et les jalousies littéraires et les alarmes politiques et la fatigue de l’admiration. Enfin l’Europe lasse d’admirer et d’envier, voulut imiter : c’était un nouvel hommage. Des essaims d’ouvriers entrèrent en France et en rapportèrent notre langue et nos arts qu’ils propagèrent.

Vers la fin du siècle, quelques ombres se mêlèrent à tant d’éclat. Louis XIV vieillissant n’était plus heureux. L’Angleterre se dégagea des rayons de la France et brilla de sa propre lumière. De grands esprits s’élevèrent dans son sein. Sa langue s’était enrichie, comme son commerce, de la dépouille des nations. Pope, Adisson et Dryden en adoucirent les sifflemens, et l’anglais fut, sous leur plume ; l’italien du Nord. L’enthousiasme pour Shakespear et Milton se réveilla ; et cependant Locke posait les bornes de l’esprit humain, Newton trouvait la nature de la lumière et la loi de l’univers.

Aux yeux du sage, l’Angleterre s’honorait autant par la philosophie, que nous par les arts ; mais puisqu’il faut le dire, la place était prise : l’Europe ne pouvait donner deux fois le droit d’aînesse, et nous l’avions obtenu ; de sorte que tant de grands-hommes, en travaillant pour leur gloire, illustrèrent leur patrie et l’humanité, plus encore que leur langue.

Supposons cependant que l’Angleterre eût été moins lente à sortir de la barbarie, et qu’elle eût précédé la France ; il me semble que l’Europe n’en aurait pas mieux adopté sa langue. Sa position n’appelle pas les voyageurs, et la France leur sert toujours de passage ou de terme. L’Angleterre vient elle-même faire son commerce chez les différens peuples, et on ne va point commercer chez elle. Or, celui qui voyage, ne donne pas sa langue ; il prendrait plutôt celles des autres : c’est presque sans sortir de chez lui que le Français a étendu la sienne.

Supposons enfin que par sa position, l’Angleterre ne se trouvât pas reléguée dans l’Océan, et qu’elle eût attiré ses voisins ; il est encore probable que sa langue et sa littérature n’auraient pu fixer le choix de l’Europe ; car il n’est point d’objection un peu forte contre la langue allemande, qui n’ait encore de la force contre celle des Anglais : les défauts de la mère ont passé jusqu’à la fille. Il est vrai aussi que les objections contre la littérature anglaise, deviennent plus terribles contre celle des Allemands : ces deux peuples s’excluent l’un par l’autre.

Quoiqu’il en soit, l’événement a démontré que la langue latine étant la vieille souche[28], c’était un de ses rejetons qui devait fleurir en Europe. On peut dire, en outre, que si l’Anglais a l’audace des langues à inversions, il en a l’obscurité, et que sa syntaxe est si bizarre, que la règle y a quelquefois moins d’applications que d’exceptions. On lui trouve des formes serviles qui étonnent dans la langue d’un peuple libre, et la rendent moins propre à la conversation que la langue française, dont la marche est si leste et si dégagée. Ceci vient de ce que les Anglais ont passé du plus extrême esclavage à la plus haute liberté politique ; et que nous sommes arrivés d’une liberté presque démocratique, à une Monarchie presque absolue. Les deux nations ont gardé les livrées de leur ancien état, et c’est ainsi que les langues sont les vraies médailles de l’histoire. Enfin la prononciation de cette langue n’a ni la plénitude ni la fermeté de la nôtre.

J’avoue que la littérature des Anglais offre des monumens de profondeur et d’élévation, qui seront l’éternel honneur de l’esprit-humain : et cependant leurs livres ne sont pas devenus les livres de tous les hommes ; ils n’ont pas quitté certaines mains ; il a fallu des essais et de la précaution pour n’être pas rebuté de leur ton, de leur goût et de leurs formes. Accoutumé au crédit immense qu’il a dans les affaires, l’Anglais semble porter cette puissance fictive dans les lettres, et sa littérature en a contracté un caractère d’exagération opposé au bon-goût : elle se sent trop de l’isolement du peuple et de l’écrivain ; c’est avec une ou deux sensations que quelques Anglais ont fait un livre[29]. Le désordre leur a plû, comme si l’ordre leur eût semblé trop près de je ne sais quelle servitude : aussi leurs ouvrages qu’on ne lit pas sans fruit, sont trop souvent dépourvus de charme ; et le lecteur y trouve toujours la peine que l’écrivain ne s’est pas donnée.

Mais le Français ayant reçu des impressions de tous les peuples de l’Europe, a placé le goût dans les opinions modérées, et ses livres composent la bibliothèque du genre-humain. Comme les Grecs, nous avons eu toujours dans le temple de la gloire, un autel pour les graces, et nos rivaux les ont trop oubliées. On peut dire par supposition, que si le monde finissait tout-à-coup, pour faire place à un monde nouveau, ce n’est point un excellent livre anglais, mais un excellent livre français qu’il faudrait lui léguer, afin de lui donner de notre espèce humaine une idée plus heureuse. A richesse égale, il faut que la sèche raison cède le pas à la raison ornée.

Ce n’est point l’aveugle amour de la patrie ni le préjugé national qui m’ont conduit dans ce rapprochement des deux peuples ; c’est la nature et l’évidence des faits. Eh ! qu’elle est la nation qui loue plus franchement que nous ? N’est-ce pas la France qui a tiré la littérature anglaise du fond de son île ? N’est-ce pas Voltaire qui a présenté Loke et même Newton à l’Europe ? Nous sommes les seuls qui imitions les Anglais, et quand nous sommes las de notre goût, nous y mêlons leurs caprices. Nous faisons entrer une mode anglaise dans l’immense tourbillon des nôtres, et le monde l’adopte au sortir de nos mains. Il n’en est pas ainsi de l’Angleterre : quand les peuples du Nord ont aimé la nation française, imité ses manières, exalté ses ouvrages, les Anglais se sont tus, et ce concert de toutes les voix n’a été troublé que par leur silence.

Il me reste à prouver que si la langue française a conquis l’empire par ses livres, par l’humeur et par l’heureuse position du peuple qui la parle, elle le conserve par son propre génie.

Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes, c’est l’ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être direct et nécessairement clair. Le Français nomme d’abord le sujet du discours, ensuite le verbe qui est l’action, et enfin l’objet de cette action : voilà la logique naturelle à tous les hommes ; voilà ce qui constitue le sens commun[30]. Or, cet ordre si favorable, si nécessaire au raisonnement, est presque toujours contraire aux sensations, qui nomment le premier l’objet qui frappe le premier[31]: c’est pourquoi tous les peuples, abandonnant l’ordre direct, ont eu recours aux tournures plus ou moins hardies, selon que leurs sensations ou l’harmonie des mots l’exigeaient ; et l’inversion a prévalu sur la terre, parce que l’homme est plus impérieusement gouverné par les passions que par la raison.

Le Français, par un privilège unique, est seul resté fidèle à l’ordre direct, comme s’il était tout raison ; et on a beau, par les mouvemens les plus variés et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut toujours qu’il existe : et c’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des sensations ; la syntaxe française est incorruptible. C’est de-là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue. Ce qui n’est pas clair n’est pas français ; ce qui n’est pas clair est encore anglais, italien, grec ou latin. Pour apprendre les langues à inversions, il suffit de connaître les mots et leurs régimes ; pour apprendre la langue française, il faut encore retenir l’arrangement des mots. On dirait que c’est d’une géométrie tout élémentaire, de la simple ligne droite que s’est formée la langue française ; et que ce sont les courbes et leurs variétés infinies qui ont présidé aux langues grecque et latine. La nôtre règle et conduit la pensée ; celles-là se précipitent et s’égarent avec elle dans le labyrinthe des sensations, et suivent tous les caprices de l’harmonie : aussi furent-elles merveilleuses pour les oracles, et la nôtre les eût absolument décriés.

Il est arrivé de-là que la langue française a été moins propre à la musique et aux vers qu’aucune langue ancienne ou moderne : car ces deux arts vivent de sensations ; la musique sur-tout, dont la propriété est de donner de la force à des paroles sans verve, et d’affaiblir les expressions fortes : preuve incontestable qu’elle est elle-même une puissance à part, et qu’elle repousse tout ce qui veut partager avec elle l’empire des sensations. Qu’Orphée redise sans cesse : J’ai perdu mon Euridice, la sensation grammaticale d’une phrase tant répétée sera bientôt nulle, et la sensation musicale ira toujours croissant. Et ce n’est point, comme on l’a dit, parce que les mots français ne sont pas sonores, que la musique les repousse ; c’est parce, qu’ils offrent l’ordre et la suite, quand le chant demande le désordre et l’abandon. La musique doit bercer l’ame dans le vague et ne lui présenter que des motifs. Malheur à celle dont on dira qu’elle a tout défini ! Les accords plaisent à l’oreille par la même raison que les saveurs et les parfums plaisent au goût et à l’odorat.

Mais si la rigide construction de la phrase gêne la marche du musicien, l’imagination du poëte est encore arrêtée par le génie circonspect de la langue. Les métaphores des poëtes étrangers ont toujours un degré de plus que les nôtres[32]; ils serrent le style figuré de plus près, et leur poésie est plus haute en couleur. Il est généralement vrai que les figures orientales étaient folles ; que celles des Grecs et des Latins ont été hardies, et que les nôtres sont simplement justes. Il faut donc que le pacte français plaise par la pensée, par une élégance continue, par des mouvemens heureux, par des alliances de mots. C’est ainsi que les grands maîtres n’ont pas laissé de cacher d’heureuses hardiesses dans le tissu d’un style clair et sage ; et c’est de l’artifice avec lequel ils ont su déguiser leur fidélité au génie de leur langue, que résulte tout le charme de leur style. Ce qui fait croire que la langue française, sobre et timide, serait encore la dernière des langues, si la masse de ses bons écrivains ne l’eût poussée au premier rang, en forçant son naturel.

Un des plus grands problèmes qu’on puisse proposer aux hommes, est cette constance de l’ordre régulier dans notre langue. Je conçois bien que les Grecs et même les Latins, ayant donné une famille à chaque mot et de riches modifications à leurs finales, se soient livrés aux plus hardies tournures pour obéir aux impressions qu’ils recevaient des objets : tandis que dans nos langues modernes l’embarras des conjugaisons et l’attirail des articles, la présence d’un nom mal apparenté ou d’un verbe défectueux, nous font tenir sur nos gardes, pour éviter l’obscurité. Mais pourquoi, entre les langues modernes, la nôtre s’est-elle trouvée seule si rigoureusement asservie à l’ordre direct ? Serait-il vrai que par son caractère la nation française eût souverainement besoin de clarté ?

Tous les hommes ont ce besoin sans doute ; et je ne croirai jamais que dans Athènes et dans Rome les gens du peuple ayent usé de fortes inversions. On voit même leurs plus grands écrivains se plaindre de l’abus qu’on en faisait en vers et en prose. Ils sentaient que l’inversion était l’unique source des difficultés et des équivoques dont leurs langues fourmillent ; parce qu’une fois l’ordre du raisonnement sacrifié, l’oreille et l’imagination, ce qu’il y a de plus capricieux dans l’homme[33], restent maîtresses du discours. Aussi, quand on lit Démétrius de Phalère, est-on frappé des éloges qu’il donne à Thucydide, pour avoir débuté dans son histoire, par une phrase de construction toute française. Cette phrase était élégante et directe à la fois ; ce qui arrivait rarement ; car toute langue accoutumée à la licence des inversions, ne peut plus porter le joug de l’ordre, sans perdre ses mouvements et sa grace.

Mais la langue française ayant la clarté par excellence, a dû chercher toute son élégance et sa force dans l’ordre direct ; l’ordre et la clarté ont dû surtout dominer dans la prose, et la prose a dû lui donner l’empire : Cette marche est dans la nature ; rien n’est en effet comparable à la prose française.

Il y a des pièges et des surprises dans les langues à inversions : le lecteur reste suspendu dans une phrase latine, comme un voyageur devant des routes qui se croisent ; il attend que toutes les finales l’ayent averti de la correspondance des mots ; son oreille reçoit ; et son esprit, qui n’a cessé de décomposer pour composer encore, résout enfin le sens de la phrase comme un problème. La prose française se développe en marchant et se déroule avec grace et noblesse. Toujours sûre de la construction de ses phrases, elle entre avec plus de bonheur dans la discussion des choses abstraites, et sa sagesse donne de la confiance à la pensée. Les philosophes l’ont adoptée, parce qu’elle sert de flambeau aux sciences qu’elle traite ; et qu’elle s’accommode également, et de la frugalité didactique, et de la magnificence qui convient à l’histoire de la nature.

On ne dit rien en vers qu’on ne puisse très-souvent exprimer aussi bien dans notre prose ; et cela n’est pas toujours réciproque. Le prosateur tient plus étroitement sa pensée et la conduit par le plus court chemin ; tandis que le versificateur laisse flotter les rênes, et va où la rime le pousse. Notre prose s’enrichit de tous les trésors de l’expression ; elle poursuit le vers dans toutes ses hauteurs, et ne laisse entr’elle et lui que la rime. Étant commune à tous les hommes, elle a plus de juges que la versification, et sa difficulté se cache sous une extrême facilité. Le versificateur enfle sa voix, s’arme de la rime et de la mesure, et tire une pensée commune du sentier vulgaire : mais aussi que de faiblesses ne cache pas l’art des vers ! La prose accuse le nu de la pensée ; il n’est pas permis d’être faible avec elle. Selon Denis d’Halycarnasse, il y a une prose qui vaut mieux que les meilleurs vers, et c’est elle qui fait lire les ouvrages de longue haleine ; parce qu’elle seule peut se charger des détails, et que la variété de ses périodes lasse moins que le charme continu de la rime et de la mesure. Et qu’on ne croît pas que je veuille par-là dégrader les beaux vers : l’imagination pare la prose, mais la poésie pare l’imagination. La raison elle-même a plus d’une route, et la raison en vers est admirable ; mais le méchanisme du vers fatigue, sans offrir à l’esprit des tournures plus hardies : dans notre langue surtout, où les vers semblent être les débris de la prose qui les a précédés ; tandis que chez les Grecs, sauvages plus harmonieusement organisés que nos ancêtres, les vers et les dieux régnèrent long-tems avant la prose et les rois. Aussi peut-on dire que leur langue fut long-tems chantée avant d’être parlée ; et la nôtre, à jamais dénuée de prosodie, ne s’est dégagée qu’avec peine de ses articulations rocailleuses. De-là nous est venue cette rime, tant reprochée à la versification moderne, et pourtant si nécessaire pour lui donner cet air de chant qui la distingue de la prose. Au reste, les anciens n’eurent-ils pas le retour des mesures comme nous celui des sons ; et n’est-ce pas ainsi que tous les arts ont leurs rimes, qui sont les symétries ? Un jour, cette rime des modernes aura de grands avantages pour la postérité : car il s’élèvera des Scholiastes qui compileront laborieusement toutes celles des langues mortes ; et comme il n’y a presque pas un mot qui n’ait passé par la rime, ils fixeront par-là une sorte de prononciation uniforme et plus ou moins semblable à la nôtre ; ainsi que par les loix de la mesure, nous avons fixé la valeur des syllabes chez les Grecs et les Latins.

Quoiqu’il en soit de la prose et des vers français, quand cette langue traduit, elle explique véritablement un auteur. Mais les langues italienne et anglaise, abusant de leurs inversions, se jettent dans tous les moules que le texte leur présente : elles se calquent sur lui, et rendent difficulté pour difficulté : je n’en veux pour preuve que Davanzati. Quand le sens de Tacite se perd, comme un fleuve qui disparait tout-à-coup sous la terre, le traducteur se plonge et se dérobe avec lui. On les voit ensuite reparaître ensemble : ils ne se quittent pas l’un l’autre ; mais le lecteur les perd souvent tous deux.

La prononciation de la langue française porte l’empreinte de son caractère : elle est plus variée que celle des langues du Midi, mais moins éclatante ; elle est plus douce que celle des langues du Nord, parce qu’elle n’articule pas toutes ses lettres. Le son de l’E muet, toujours semblable à la dernière vibration des corps sonores, lui donne une harmonie légère qui n’est qu’à elle.

Si on ne lui trouve pas les diminutifs et les mignardises de la langue italienne, son allure est plus male. Dégagée de tous les protocoles que la bassesse inventa pour la vanité et la faiblesse pour le pouvoir, elle en est plus faite pour la conversation, lien des hommes et charme de tous les âges ; et puisqu’il faut le dire, elle est de toutes les langues, la seule qui ait une probité attachée à son génie. Sûre, sociale, raisonnable, ce n’est plus la langue française, c’est la langue humaine. Et voilà pourquoi les puissances l’ont appelée dans leurs traités : elle y règne depuis les conférences de Nimègue, et désormais les intérêts des peuples et les volontés des rois reposeront sur une base plus fixe : on ne sèmera plus la guerre dans des paroles de paix[34].

Aristippe ayant fait naufrage, aborda dans une île inconnue ; et voyant des figures de géométrie tracées sur le rivage, il s’écria, que les dieux ne l’avaient pas conduit chez des barbares. Quand on arrive chez un peuple, et qu’on y trouve la langue française, on peut se croire chez un peuple poli.

Leibnitz cherchait une langue universelle, et nous l’établissions autour de lui. Ce grand homme sentait que la multitude des langues était fatale au génie[35], et prenait trop sur la brièveté de la vie. Il est bon de ne pas donner trop de vêtemens à sa pensée ; il faut, pour ainsi dire, voyager dans les langues ; et après avoir savouré le goût des plus célèbres, se renfermer dans la sienne.

Si nous avions les littératures de tous les peuples passés, comme nous avons celle des Grecs et des Romains, ne faudrait-il pas que tant de langues se réfugiassent dans une seule par la traduction ? Ce sera vraisemblablement le sort des langues modernes, et la nôtre leur offre un port dans le naufrage. L’Europe présente une république fédérative, composée d’empires et de royaumes, et la plus redoutable qui ait jamais existé ; on ne la fin, et cependant la langue française doit encore lui survivre. Les états se renverseront et notre langue sera toujours retenue dans la tempête par deux ancres, sa littérature et sa clarté, jusqu’au moment où, par une de ces grandes révolutions qui remettent les choses à leur premier point, la nature vienne renouveller ses traités avec un autre genre-humain.

Mais sans attendre l’effort des siècles, cette langue ne peut-elle pas se corrompre ? Une telle question mènerait trop loin : il faut seulement soumettre la langue française au principe commun à toutes les langues.

Le langage est la peinture de nos idées, qui a leur tour sont des images plus ou moins étendues de quelques parties de la nature. Comme il existe deux mondes pour chaque homme en particulier, l’un hors de lui, qui est le monde physique ; et l’autre, au dedans, qui est le monde moral ou intellectuel ; il y a aussi deux styles dans le langage, le naturel et le figuré. Le premier exprime ce qui se passe hors de nous et dans nous, par des causes physiques ; il compose le fond des langues, s’étend par l’expérience, et peut être aussi grand que la nature. Le second exprime ce qui se passe dans nous et hors de nous ; mais c’est l’imagination qui le compose des emprunts qu’elle fait au premier. Le soleil brûle ; le marbre est froid ; l’homme désire la gloire ; voilà le langage propre, ou naturel. Le cœur brûle de désir ; la crainte le glace ; la terre demande la pluie : voilà le style figuré, qui n’est que le simulacre de l’autre et qui double ainsi la richesse des langues. Comme il tient à l’idéal, il paraît plus grand que la nature.

L’homme le plus dépourvu d’imagination, ne parle pas long-tems sans tomber dans la métaphore. Or, c’est ce perpétuel mensonge de la parole, c’est le style métaphorique qui porte un germe de corruption. Le style naturel ne peut être que vrai ; et quand il est faux, l’erreur est de fait, et nos sens la corrigent tôt ou tard. Mais les erreurs dans les figures ou dans les métaphores, annoncent de la fausseté dans l’esprit, et un amour de l’exagération qui ne se corrige guère.

Une langue vient donc à se corrompre, lorsque confondant les limites qui séparent le style naturel du figuré, on met de l’affectation à outrer les figures et à rétrécir le naturel qui est la base, pour charger d’ornemens superflus l’édifice de l’imagination. Par exemple, il n’est point d’art ou de profession dans la vie, qui n’ait fourni des expressions figurées au langage[36] : on dit, la trame de la perfidie ; le creuset du malheur ; et on voit que ces expressions sont comme à la porte de nos ateliers, et s’offrent à tous les yeux. Mais quand on veut aller plus avant et qu’on dit, cette vertu qui sort du creuset, n’a pas perdu tout son alliage ; il lui faut plus de cuisson : lorsqu’on passe de la trame de la perfidie à la navette de la fourberie, on tombe dans l’affectation.

C’est ce défaut qui perd les écrivains des nations avancées ; ils veulent être neufs, et ne sont que bizarres ; ils tourmentent leur langue, pour que l’expression leur donne la pensée, et c’est pourtant celle-ci qui doit toujours amener l’autre. Ajoutons qu’il y a une seconde espèce de corruption, mais qui n’est pas à craindre pour la langue française : c’est la bassesse des figures. Ronsard disait, le soleil perruqué de lumière ; la voile s’enfle à plein ventre. Ce défaut précède la maturité des langues, et disparaît avec la politesse.

Par tous les mots et toutes les expressions dont les arts et les métiers ont enrichi les langues, il semble qu’elles ayent peu d’obligations aux gens de la cour et du monde : mais si c’est la partie laborieuse d’une nation qui crée, c’est la partie oisive qui choisit et qui règne. Le travail et le repos sont pour l’une ; le loisir et les plaisirs pour l’autre. C’est au goût dédaigneux, c’est à l’ennui d’un peuple d’oisifs que l’art a dû ses progrès et ses finesses. On sent en effet que tout est bon pour l’homme de cabinet et de travail, qui ne cherche le soir qu’un délassement dans les spectacles et les chef-d’œuvres des arts ; mais pour des ames excédées de plaisirs et lasses de repos, il faut sans cesse des attitudes nouvelles et des sensations toujours plus exquises.

Peut-être est-ce ici le lieu d’examiner ce reproche de pauvreté et d’extrême délicatesse, si souvent fait à la langue française. Sans doute, il est difficile d’y tout exprimer avec noblesse ; mais voilà précisément ce qui constitue en quelque sorte son caractère. Les styles sont classés dans notre langue, comme les sujets dans notre monarchie. Deux expressions qui conviennent à la même chose, ne conviennent pas au même ordre de choses ; et c’est à travers cette hiérarchie des styles que le bon goût sait marcher. On peut ranger nos grands écrivains en deux classes : les premiers, tels que Racine et Boileau, doivent tout à un grand goût et à un travail obstiné ; ils parlent un langage parfait dans ses formes, sans mélange, toujours idéal, toujours étranger au peuple qui les environne : ils deviennent les écrivains de tous les tems, et perdent bien peu dans la postérité. Les seconds, nés avec plus d’originalité, tels que Molière ou Lafontaine, revêtent leurs idées de toutes les formes populaires ; mais avec tant de sel, de goût et de vivacité, qu’ils sont à la fois les modèles et les répertoires de leur langue. Cependant leurs couleurs plus locales s’effacent à la longue ; le charme du style mêlé s’affadit ou se perd, et ces auteurs ne sont pour la postérité qui ne peut les traduire, que les écrivains de leur nation. Il serait donc aussi injuste de juger de l’abondance de notre langue par le Télémaque ou Cinna seulement, que de la population de la France par le petit nombre appelé la bonne compagnie.

J’aurais pu examiner jusqu’à quel point et par combien de nuances, les langues passent et se dégradent en suivant le déclin des Empires. Mais il suffit de dire, qu’après s’être élevées d’époque en époque, jusqu’à la perfection, c’est en vain qu’elles en descendent : elles y sont fixées par les bons livres, et c’est en devenant langues mortes, qu’elles se font réellement immortelles. Le mauvais latin du Bas-Empire n’a-t-il pas donné un nouveau lustre à la belle latinité du siècle d’Auguste ? Les grands écrivains ont tout fait. Si notre France cessait d’en produire, la langue de Racine et de Voltaire deviendrait une langue morte ; et si les Esquimaux nous offraient tout-à-coup douze écrivains du premier ordre, il faudrait bien que les regards de l’Europe se tournassent vers cette littérature des Esquimaux.

Terminons, il est tems, l’histoire déjà trop longue de la langue française. Le choix de l’Europe est expliqué et justifié ; voyons d’un coup-d’œil, comment, sous le règne de Louis XV, il a été confirmé, et comment il se confirme encore de jour en jour.

Louis XIV se survivant à lui-même, voyait commencer un autre siècle ; et la France ne s’était reposée qu’un moment. La philosophie de Newton attira d’abord nos regards, et Fontenelle nous la fit aimer en la combattant. Astre doux et paisible, il régna pendant le crépuscule qui sépara les deux règnes. Son style clair et familier s’exerçait sur des objets profonds, et nous déguisait notre ignorance. Montesquieu vint ensuite montrer aux hommes les droits des uns et les usurpations des autres, le bonheur possible et le malheur réel. Pour écrire l’histoire grande et calme de la nature, Buffon emprunta ses couleurs et sa majesté ; pour en fixer les époques, il se transporta dans des tems qui n’ont point existé pour l’homme, et là son imagination rassembla plus de siècles que l’histoire n’en a depuis gravé dans ses annales : de sorte que ce qu’on appelait le commencement du monde, et qui touchait pour nous aux ténèbres d’une éternité antérieure, se trouve placé par lui entre deux suites d’événemens, comme entre deux foyers de lumière. Désormais l’histoire du globe précédera celle de ses habitans.

Partout on voyait la philosophie mêler ses fruits aux fleurs de la littérature, et l’encyclopédie était annoncée. C’est l’Angleterre qui avait tracé ce vaste bassin où doivent se rendre nos diverses connaissances ; mais il fut creusé par des mains françaises. L’éclat de cette entreprise rejaillit sur la nation et couvrit le malheur de nos armes. En même tems un roi du Nord faisait à notre langue, l’honneur que Marc-Aurèle et Julien firent à celle des Grecs : il associait son immortalité à la nôtre ; Frédéric voulut être loué des Français, comme Alexandre des Athéniens. Au sein de tant de gloire, parut le philosophe de Genève. Ce que la morale avait jusqu’ici enseigné aux hommes, il le commanda, et son impérieuse éloquence fut écoutée. Raynal donnait enfin aux deux mondes le livre où sont pesés les crimes de l’un et les malheurs de l’autre[37]. C’est là que les puissances de l’Europe sont appelées tour-à-tour, au tribunal de l’humanité, pour y frémir des barbaries exercées en Amérique ; au tribunal de la philosophie, pour y rougir des préjugés qu’elles laissent encore aux nations ; au tribunal de la politique, pour y entendre leurs véritables intérêts, fondés sur le bonheur des peuples.

Mais Voltaire régnait depuis un siècle, et ne donnait de relâche, ni à ses admirateurs ni à ses ennemis. L’infatigable mobilité de son ame de feu l’avait appelé à l’histoire fugitive des hommes. Il attacha son nom à toutes les découvertes, à tous les événemens, à toutes les révolutions de son tems, et la renommée s’accoutuma à ne plus parler sans lui. Ayant caché le despotisme de l’esprit sous des graces toujours nouvelles, il devint une puissance en Europe, et fut pour elle le Français par excellence, lorsqu’il était pour les Français l’homme de tous les lieux et de tous les siècles. Il joignit enfin à l’universalité de sa langue, son universalité personnelle ; et c’est un problème de plus pour la postérité.

Ces grands hommes nous échappent, il est vrai, mais nous vivons encore de leur gloire et nous la soutiendrons, puisqu’il nous est donné de faire dans le monde physique[38] les pas de géant qu’ils ont faits dans le monde moral. L’airain vient de parler entre les mains d’un Français[39], et l’immortalité que les livres donnent à notre langue, des automates vont la donner à sa prononciation. C’est en France et à la face des nations que deux hommes se sont trouvés entre le ciel et la terre, comme s’ils eussent rompu le contrat étemel que tous les corps ont fait avec elle[40]. Ils ont voyagé dans les airs, suivis des cris de l’admiration et des alarmes de la reconnaissance. La commotion qu’un tel spectacle a laissée dans les esprits durera long-temps ; et si, par ses découvertes, la physique poursuit ainsi l’imagination dans ses derniers retranchemens, il faudra bien qu’elle abandonne ce merveilleux, ce monde idéal d’où elle se plaisait à charmer et à tromper les hommes : il ne restera plus à la poésie que le langage de la raison et des passions.

Cependant l’Angleterre, témoin de nos succès, ne les partage point. Sa dernière guerre avec nous la laisse dans la double éclipse de sa littérature et de sa prépondérance ; cette guerre a donné à l’Europe un grand spectacle. On y a vu un peuple libre conduit par l’Angleterre à l’esclavage, et ramené par un jeune monarque à la liberté. L’histoire de l’Amérique se réduit désormais à trois époques : égorgée par l’Espagne, opprimée par l’Angleterre, et sauvée par la France.



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ABRÉVIATIONS.


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A et act. . . . Actif, activement.

Absol. Absolument.

Adj. et adject. Adjectif, adjectivement.

Adv. . . . . Adverbe, adverbial, adverbialement.

Agric. . . . . . Agriculture.

Anc. . . . . Aacien, ancienne, anciennement.

Antiq. . . . . . Antiquité, antiquités.

Archit. Architecture.

Arith. Arithmétique.

Afifaek .... Arquebasier, ArtâL Artillerie. M^taL Astrologie. âsir. et astroB. Attronomia» .... Blaioo. .... BoUnûpie. .... Braeeettr. .... Cbarpaolier. .... Cbarroo. .... CbaodfoBaier. .... Chimie. .... Gbirorgie. .... Coanneree. Omh. Goafaear. .... Cooiaaetioa. .... CoTOMMiier. Gwi. Cootelier. Cnifr. . . . • . Coarr^ur. Càc ...... Coîttnier. D»4.g. .... Des deax genrea HMaif. Didactique. IW. Doreur. ^- Proit. Çese mr. . • . Çcooomie rurale. Ffia^. ..... Kinoglier. ucr Eacrtme. Exag.. ..... EKagérstion. Esfr. Expression. Ed. ...... ExlCDsioa. F^ Fanoilier, familière, famili^ renient. Faac Faaconnerie* F. al fin. . . . Kéminin. F^ Figure, figarë, figarëmenl. Fia.. ...... Finance. .... Fleariste. .... Fondenr. Fortif. Fortificatioa. • . • • Géographie. .... Géomëtrie. . • . . Goononiqne. Cnii. .... Grammaire. Ora* . Grareor. Berl , . Horloger. Bydr. ...... Hydraulique. lanfevm. . . . • . Imperaoanel , iilBpertbiiiielle - meot«  iap et Kiapr. . Inprimcrie* ..... lateneclioa. . . • . • Initsiltf. « . . . . InMuqnt, ironiquement. Jard. ..•••• Jardiaitr. Joaill Joaillier. Lib. et libr. • . Libraire. Litt Littératnre. îf« Logique. M Mot. M. et rnaocv. . . Masculin. Mac Maçon. Man. ..«.«. Manège. Manuf. . . • • . Manufacture. Mar. • • • • . . Marine. Math. • • • . • Mathématiques. Mécao. . • • • • Mécanique. Méd. ....... Médecine. Menuis.. «... Menuisier. Mép. ...... Mépris. Mél, ...«•. Métiers. Mélaphjs. . . . Métaphysique. Minéral Minéralogie. Mono. . • . . • Monnayeur» Mus *.'• Musiqae. N. et neut. . . . Neutre , nctttralement. - Opt . Optique. Orf Orférre. Pal Palais. Papet. • . . • • Papetier. Part Participe. Pêch* ..•«.. Pêcheur. Peint. . . • • • Peinture. Pers. ...... Personne. Pharoi. ..... Pharmacie. Philos. . . • • . Philosophie. Phya. ...... Physique. PI Pluriel. Poés Po^ie. Poét Poétique, poétiquement. Pop. • Popalaire, populairement. Prat Pratique. Prép • Préposition. Pr. et pron. . . . Pronom , pronominal. Prop Propre. Prov Prorerbial , proverbialement. Rel • . Belienr. Rhét Rhétorique. S. et sing. . . . Singulier. S. et subit. . . • Substantif, substantiTcmenl. Sal Salines. Sculpt. ..... Sculpture. Serr Serrurier. T Terme. Tann Tanneur. Teint Teinturier. Théol Théologie. Tiss. Tisserand. Tenu Tonnelier. V Verbe. y. M. ..... Vieux mot. Vén • . Vénerie. Verr Verrier. Vél Vétérinaire. Vitr Vitrier. Voy Voyea.

Vulg Vulgaiic, Tulgnrcmcivl.

AUTEURS CLASSIQUES CITÉS.

Aguess. • • • • • • • D'Aguesseau.

Boil. • • • • • • • • Boileau.

Boss. • • • • • • • • Bossuet.

Buff. • • • • • • • • Buffon.

Corn. • • • • • • • • Corneille.

Desh. • • • • • • • • Madame Deshoulières.

Fén. • • • • • • • • Fénelon.

Gress. • • • • • • • • Gresset.

La Br. • • • • • • • • La Bruyère.

La Font. • • • • • • • • La Fontaine.

Mal. • • • • • • • • Malherbe.

Mas. • • • • • • • • Massillon.


Mol. • • • • • • • • Molière.

Montesq. • • • • • • • • Montesquieu.

Pasc. • • • • • • • • Pascal.

Rac. • • • • • • • • Racine.

Rac. f. • • • • • • • • Racine fils.

Regn. • • • • • • • • Regnard.

Rochef. • • • • • • • • La Rochefoucauld.

Rouss. • • • • • • • • Jean-Baptiste Rousseau.

Sév. • • • • • • • • Madame de Sévigné.

Th. Corn. • • • • • • • • Thomas Corneille.

Yolt. • • • • • • • • Voltaire.

  1. Sujet proposé par l’académie de Berlin.
  2. Lorsqu’un prédicateur, pour être entendu des peuples, avait prêché en langue vulgaire, il se hâtait de transcrire son sermon en latin. Ce sont ces espèces de traductions, faites par les auteurs eux-mêmes, qui nous sont restées. Un tel usage prolongeait bien l’enfance des langues modernes.
    Il faut observer ici que non-seulement les Gaulois quittèrent l’ancien celte pour la langue romaine, mais qu’ils voulaient aussi s’appeler Romains, et se plaisaient à nommer leur pays Gaule romaine ou Romanie. Les Francs, leurs vainqueurs, eurent le même faible, tant le nom romain imposait à ces barbares ! Nos premiers rois se qualifiaient de patrices romains, comme chacun sait. La langue nationale, qu’on appela romain ou roman rustique, se combina donc du patois celte des anciens Gaulois, du tudesque des Francs et du latin : elle fit ensuite quelques alliances avec le grec, l'arabe et le lombard. Sous François Ier, la langue était encore appelée romance ou romane. Long-temps auparavant, Guillaume de Nangis prétend que c'est pour la commodité des bonnes gens qu'il a translaté son histoire de latin en roman. Ce nom est resté à tous les ouvrages faits sur le modèle des vieilles histoires d'amour et de chevalerie. On récrivait romans, de romanus, comme nous écrivons temps de tempus.
  3. On y voit le perpétuel changement de l’eu en ou. Fleurs et flours ; pleurs et plours ; senteur et sentou ; douleur, doulou ; la femmeu, la femmou, etc. Ainsi l’e muet, comme on voit, se change en ou à la fin des mots, et fuit à l’oreille comme l’eu des Français, mais il est plus plein. L’accord et la différence de l’eu et de l’ou se font principalement sentir dans œuvre et ouvrage ; manœuvrier et manouvrier ; cœur et courage ; et l’a paraît être la lettre de capitulation, le point mixte et commun entre l’ou et l’eu. Quelquefois le passage de l’eu à l’ou se rencontre dans les mots d’une même famille, sans recourir aux patois, ni à l’œ ; douleur fait douloureux ; labeur s’affilie à labour, labourer, laboureur, etc. On sait que, dans ces patois, les ch deviennent des k : château est castel, chétif, cattivo ; chapeau, capel ; Charle, Carle, etc. Ces jargons sont jolis et riches ; mais n’étant point ennoblis par de grands écrivains, ils ont le malheur de dégrader ce qu’ils touchent.
  4. C’est Brunetto Latini, précepteur du Dante. Il composa un ouvrage intitulé Tesoretto, ou petit Trésor, en langue française, an commencement du treizième siècle. Pour s’excuser de la préférence qu’il donne à cette langue sur la sienne, voici comment il s’exprime : « Et s’aucuns demande porquoy chis livres est escris en romans, selon le patois de France, puisques nous sommes Italiens, je diroé que c’est pour deux raisons, l’une porce que nous sommes en France, l’autre si est porce que françois est plus délitaubles langages et plus communs que moult d’autres. » Brunet Latin était exilé en France : les poésies de Thibaut, roi de Navarre et comte de Champagne, les romans de chevalerie et la cour de la reine Blanche, donnaient du lustre au français ; tandis que l’Italie, morcelée en petits états, et déchirée par d’horribles factions, avait quinze ou vingt patois barbares, et pas un livre agréable. Le Dante et Pétrarque n’avaient point encore écrit.
  5. Louis XII et François Ier. ordonnèrent qu’on ne traiterait plus les affaires qu’en français. Les facultés ont persisté dans leur latinité barbare, Hodièque manent vestigia ruris.
  6. Nous suivons en ceci l’opinion qui s’est établie sur la langue allemande. A dire vrai, sa prononciation est devenue presqu’aussi labiale que la nôtre ; mais comme les consonnes y dominent, et qu’on la prononce avec force, on a conclu que les Allemands parlaient toujours du gosier. Il en est l’allemand comme de l’anglais, et même du français : leur prononciation s’adoucissant de jour en jour, et leur orthographe étant inflexible, il en résulte des langues agréables à l’oreille, mais dures à l’œil.
  7. Ce sont des poëmes sur Adam, sur Abel, sur Tobie, sur Joseph, enfin sur la passion de J.-C. Ce dernier poëme, intitulé la Messiade jouit d’une grande réputation dans l’Empire : la Mort d’Abel est plus connue en France. M. Klopstok a écrit la Messiade en vers hexamètres, et M. Gesner n’a employé pour sa Mort d’Abel qu’une prose poétique. J’ignore si la langue allemande a une prosodie assez marquée pour supporter la versification grecque et latine. Elle a d’ailleurs des vers rimés comme tous les peuples du monde.
  8. J’entends par les tragiques français ; car Lopès de Véga peut être souvent comparé à Shakespeare pour la force, l’abondance, le désordre et le mélange de tous les tons.
  9. C’est ainsi que les Italiens appellent encore leur langue. Au temps du Dante, chaque petite ville avait son patois en Italie ; et comme il n’y avait pas une seule cour un peu respectable, ni un vrai livre important, ce poëte, ébloui de l’éclat de la cour de France et de la réputation qui venaient déjà en Europe les romans et les poëmes des Troubadours et des Trouveurs, eut soin d’écrire tous ses ouvrages en latin, et il en écrivit en effet quelques-uns dans cette langue. Le poëme de l’Enfer était déjà ébauché, et commençait par ce vers :

    Inferna regna canam, mediumque, incumque Tribunal.

    Mais encouragé par ses amis, il eut honte d’abandonner sa langue. Il se mit à chercher dans chaque patois ce qu’il y sentait de bon et de grammatical, et c’est de tant de choix qu’il se fit un langage régulier, un langage de cour, selon sa propre expression : langage dont les germes étaient partout, mais qui ne fleurit qu’entre ses mains. Voyez son traité de vulgari Eloquentiâ, et la nouvelle traduction de son poëme de l’Enfer imprimée à Paris.

  10. Le Tasse était en France à la suite du cardinal d’Est, préciseront au temps de la Saint Barthélemi. Il est bon d’observer que l’Arioste et lui étaient antérieurs de quelques années à Cervantes et à Lopès de Véga.
  11. Le Dante avoue que de son temps on parlait quatorze dialectes indistinctement en Italie sans compter ceux qui étaient moins connus. Aujourd’hui la bonne compagnie, à Venise, parle fort bien le vénitien, et ainsi des autres états. Leurs pièces de théâtre ont été infectées dans le mélange de tous les jargons. Métastase, qui s’est tant enrichi avec les tragiques français, vient enfin de porter sur les théâtres d’Italie une élégance et une pureté continue dont il ne sera plus permis de s’écarter.
  12. Je n’ai pas prétendu dire par là que ces patois changent avec le temps, puisqu’il est prouvé par des monumens incontestables, que certains patois n’ont pas varié depuis huit ou neuf siècles : je veux dire seulement qu’on trouve des patois différens de province à province, de ville à ville, et souvent de village à village ; mais chacun à part est très-fixe, de sorte que c’est plutôt leur variété que leurs variations que j’ai en vue, et que si le patois méridional n’a pas l’uniformité, il a la fixité ; au contraire de la langue française, qui n’est parvenue à l’unité qu’en variant de siècle en siècle. Elle s’est formée à Paris, ainsi que le goût, par une capitulation de toutes les provinces.
  13. L’Arioste se plaint des Espagnols à cet égard, et les accuse d’avoir donné ces formes serviles à la langue toscane, au temps de leurs conquêtes et de leur séjour en Italie.

    Dapoi che l’adulazione Spagnuola
    A posto la Signoria in Burdello.

    Observons que l’Italien a plus de formes sacramentelles qu’aucune autre langue.
  14. Il ne faut pas conclure de là que l’homme ait d’abord trouvé les termes abstraits ; il s’est contenté d’applaudir ou d’improuver par des signes simples, et de dire, par exemple, oui et non, au lieu des mots vérité et erreur. C’est quand les hommes ont eu assez d’esprit pour inventer les nombres complexes qui en contiennent d’autres ; lorsqu’étant fatigués de n’avoir que des unités dans leur numéraire et dans leurs mesures, ils ont imagine des pièces qui en représentaient plusieurs autres, comme des écus pour représenter soixante sous, des toises pour représenter six pieds ou soixante-douze pouces, etc. ; c’est alors, dis-je, qu’ils ont eu les termes abstraits et collectifs, imaginés d’après les mêmes besoins et le même artifice. Blancheur a rassemblé sous elle tous les corps blancs puisqu’elle convient à tous ; Collége a représenté tous ceux qui le composent ; la vie a été la suite de nos instans ; le cœur, la suite de nos désirs ; l’esprit, la suite de nos idées, etc., etc.
    C’est cette difficulté qui a tant exercé les métaphysiciens, et sur laquelle J.-J. Rousseau se récrie si mal à propos dans son discours de l’inégalité parmi les hommes, comme sur le plus grand mystère qu’offre le langage.
  15. Que dans la retraite et le silence le plus absolu, un homme entre en méditation sur les objets les plus dégagés de la matière, il entendra toujours au fond de sa poitrine une voix secrète qui nommera les objets à mesure qu’ils passeront en revue. Si cet homme est sourd de naissance, la langue n’étant pour lui qu’une simple peinture, il verra passer tour à tour les hiéroglyphes ou les images des choses sur lesquelles il méditera.
    Telle est l’étroite dépendance où la parole met la pensée qu’il n’est pas de courtisan un peu habile qui n’ait éprouvé qu’à force de dire du bien d’un sot ou d’un fripon en place, on finit par en penser.
  16. Nous disons un petit maître, un joli cadet, et les Romains disaient discinctus nepos ; à armes égales, aequo Marte ; en paix comme en guerre, domi vel belli ; l’aile droite ou l’aile gauche d’une armée, cornu dextrum, cornu sinistrum ; entrailles de père, et non boyaux ; mettre la lumlère sous le boisseau chez les Juifs ; homme de cœur est courageux, homo cordatus est homme de sens chez les Latins ; la société, le cercle, est corona ches les Latins ; fouetter quelqu’un dans les bonnes mœurs, chez les Anglais.
  17. Ce sont ces racines des mots que les étymologistes cherchent obstinément par un travail ingénieux et vain. Les uns veulent tout ramener à une langue primitive et parfaite ; les autres déduisent toutes les langues des mêmes radicaux. Ils les regardent comme une monnaie que chaque peuple a chargée de son empreinte. En effet, s’il existait une monnaie dont tous les peuples se fussent toujours servis, et qu’elle fût indestructible, c’est elle qu’il faudrait consulter pour la fixation des temps où elle fut frappée ; et si cette monnaie était telle que, sans trop de confusion, on eût pu lui donner des marques certaines qui désignassent les empires où elle aurait passé, l’époque de leur politesse ou de leur barbarie, de leur force ou de leur faiblesse, c’est elle encore qui fournirait les plus sûrs matériaux de l’histoire. Enfin, si cette monnaie s’altérait de certaines manières, entre les mains de certains particuliers, que leurs affections lui donnassent de telles couleurs et de telles formes, qu’on distinguât les pièces qui ont servi à soulager l’humanité ou à l’opprimer, à l’encouragement des arts ou à la corruption de la justice, etc., une telle monnaie dévoilerait incontestablement le génie, le goût et les mœurs de chaque peuple. Or, les racines des mots sont cette monnaie primitive, antiques médailles répandues chez tous les peuples. Les langues plus ou moins perfectionnées ne sont autre chose que cette monnaie ayant dejà eu cours, et les livres sont les dépôts qui constatent ses différentes altérations.
    Voilà la supposition la plus favorable qu’en puisse faire, et c’est elle sans doute qui a séduit l’Auteur du Monde primitif, ouvrage plus rempli d’imagination que de recherches et de recherches que de preuves, qui n’ayant pas de proportion avec la briéveté de la vie, sollicite un abrégé dès la première page.
    Il me semble que ce n’est point de l’étymologie des mots qu’il faut s’occuper, mais plutôt de leurs analogies et de leurs filiations, qui peuvent conduire à celles des idées. Les langues les plus simples et les plus près de leur origine sont déjà très-altérées. Il n’y a jamais eu sur la terre ni sang pur ni langue sans alliage. Quand il nous manque un mot, disaient les Latins, nous l’empruntons des Grecs : tous les peuples en ont pu dire autant. La pupart des mots ont quelquefois une généalogie si bisarre, qu’il faut la deviner, et la plus vraisemblable est souvent la moins vraie. Un usage, une plaisanterie, un événement dont il ne reste plus de trace, ont établi des expressions nouvelles, ou détourné le sens des anciennes. Comment donc se flatter d’avoir trouvé la vraie racine d’un mot ? Si vous me la montrez dans le grec, un autre la verra dans le syriaque, tel autre dans l’arabe. Souvent un radical vous a guidé heureusement d’une première à une seconde, ensuite à une troisième langue, et tout-à-coup il disparaît comme un flambeau qui s’éteint au milieu de la nuit. Il n’y a donc que quelques onomatopées, quelques sons bien imitatifs qu’on retrouve chez toutes les nations : leur recueil ne peut être qu’un objet de curiosité. Il est d’ailleurs si rare que l’étymologie d’un mot coïncide avec sa véritable acception, qu’on ne peut justifier ces sortes de recherches par le prétexte de mieux fixer par-là le sens des mots. Les écrivains qui savent le plus de langues, sont ceux qui commettent le plus d’impropriétés. Trop occupés de l’ancienne énergie d’un terme, ils oublient sa valeur actuelle et négligent les nuances, qui font la grace et la force du discours. Voici enfin une dernière réflexion : si les mots avaient une origine certaine et fondée en raison, et si on démontrait qu’il a existé un peuple créateur de la première langue, les noms radicaux et primitifs auraient un rapport nécessaire avec l’objet nommé. La définition que nous sommes forcés de faire de chaque chose, ne serait qu’une extension de ce nom primitif, lequel ne serait lui-même qu’une définition très-abrégée et très-parfaite de l’objet, et c’est ce que certains théologiens ont affirmé de la langue que parla le premier homme. On aurait donc unanimement donné le même nom au même arbre, au même animal, sur toute la terre et dans tous les tems ; mais cela n’est point. Qu’on en juge par l’embarras où nous sommes lorsqu’il s’agit de nommer quelqu’objet inconnu ou de faire passer un terme nouveau.
  18. Il y a deux cents ans qu’en Angleterre, et en plein Parlement, un homme d’Etat observa que la France n’avait jamais été pauvre trois ans de suite.
  19. Il est certain que c’est sous les zones tempérées que l’homme a toujours atteint son plus haut degré de perfection.
  20. La terra molle e lieta e dilettosa
    Simili a se gli abitator produce.
    Tasso.

  21. Celui de Saint-Louis, des Romanciers d’après, d’Alain-Chartier, de Froissard ; celui de Marot, de Ronsard, d’Amiot ; et enfin la langue de Malherbe, qui est la nôtre. On trouve la même bigarrure chez tous les peuples. Le latin des douze tables, celui d’Ennius, celui de César, et vers la fin, la latinité du moyen âge.
  22. Le roman de la Rose, traduit plusieurs fois, l’a été en prose par un petit chanoine du quatorzième siècle. Ce traducteur jugea à propos de faire sa préface en quatre vers, que voici :

    Cy est le roman de la Rose
    Qui a été clair et net,
    Translaté de vers en prose
    Par votre humble Moulinet.

  23. L’orthographe est une manière invariable d’écrire les mots, afin de les reconnaître. C’est dans la latinité du moyen âge qu’on voit notre orthographe et notre langue se former en partie. On mutilait le mot latin avant de le rendre français, ou on donnait au mot celte la terminaison latine ; existimare devint estimare ; on eut pensare pour putare ; granditer pour valdè ; menare pour conducere ; fiasco pour lagena ; arpennis pour juger ; beccus pour rostrum, etc. On croit entendre le Malade imaginaire. De là viennent dans les familles de mots, ces irrégularités qui défigurent notre langue : nous sommes infidelles et fidelles tour-à-tour à l’étymologie. Nous disons penser, pensée, penseur, et toup-à-coup putatif, supputer, imputer, etc. Des mots étroitement unis par l’analogie, sont séparés par l’étymologie, et réclament des pères différens, comme main et tact, œil et vue, nez et odorat, etc.
    Mais, pour revenir à notre orthographe, on lui connaît trois inconvéniens ; d’employer d’abord trop de lettres pour écrire un mot, ce qui embarrasse sa marche ; ensuite d’en employer qu’on pourrait remplacer par d’autres, ce qui lui donne du vague ; enfin, d’avoir des caractères dont elle n’a pas le prononcé, et des prononcés dont elle n’a pas les caractères. C’est par respect, dit-on, pour l’étymologie, qu’on écrit philosophie et non filosofie. Mais, ou le lecteur sait le grec, ou il ne le sait pas ; s’il l’ignore, cette orthographe lui semble bizarre et rien de plus : s’il connaît cette langue, il n’a pas besoin qu’on lui rappelle ce qu’il sait. Les Italiens, qui ont renoncé dès long-tems à notre méthode, et qui écrivent comme ils prononcent, n’en savent pas moins le grec ; et nous ne l’ignorons pas moins, malgré notre fidelle routine. Mais on a tant dit que les langues sont pour l’oreille ! Un abus est bien fort, quand on a si long-tems raison contre lui. Sans compter que nous ne sommes pas constamment fidelles aux étymologies, car nous écrivons fantôme, fantaisie, etc. et philtre ou filtre etc.
    J’observerai cependant que les livres se sont fort multipliés, et que les langues sont autant pour les yeux que pour l’oreille : la réforme est presqu’impossible. Nous sommes accoutumés à telle orthographe : elle a servi à fixer les mots dans notre mémoire ; sa bizarrerie, fait souvent toute la physionomie d’une expression, et prévient dans la langue écrite les fréquentes équivoques de la langue parlée. Aussi, dès qu’on prononce un mot nouveau pour nous, naturellement nous demandons son orthographe, afin de l’associer aussitôt à sa prononciation. On ne croit pas savoir le nom d’un homme, si on ne l’a vu par écrit. Je devrait dire encore que les peuples du Nord et nous, avons altéré jusqu’à l’alphabet des Grecs et des Romains ; que nous avons prononcé l’e en a, comme dans prudent ; l’i en e comme dans invincible, etc. que les Anglais sont là-dessus plus irréguliers que nous : mais qui est-ce qui ignore ces choses ? Il faut observer seulement qu’outre l’universalité des langues, il y en a une de caractères. Du tems de Pline, tous les peuples connus se servaient des caractères Grecs ; aujourd’hui l’alphabet romain s’applique à toutes les langues d’Europe.
  24. Voici des vers de Thibaut, comte de Champagne :

    Ni empereur ni roi n’ont nul pouvoir
    Au prix d’amour ; de ce m’ose vanter :
    Ils peuvent bien donner de leur avoir,
    Terres et fiefs, et fourbes pardonner,
    Mais amour peut homme de mort garder,
    Et donner joye qui dure.
    etc. etc. etc.

    Et ceux-ci qui sont de l’an 1225 :

    Chacun pleure sa terre et son pays,
    Quand il se part de ses joyeux amis ;
    Mais il n’est nul congé, quoiqu’an en die,
    Si douloureux que d’ami et d’amie.

    On croit entendre Voiture ou Chapelle. Comparez maintenant ces vers de Ronsard, qui peint la fabrique d’un vaisseau.

    Fait d’un art maistrier,
    Au ventre creux et d’artifice prompt,
    D’un bec de fer leur aiguise le front.
    etc. etc. etc.

    Ou ceux-ci, dans lesquels le grec lui échappe tout pur :

    Ah ! que je suis marri que la muse françoise
    Ne peut dire ces mots ainsi que la grégeoise :
    Ocymore, dispotme, oligochronien :
    Certes je le dirois du sang Valésien.

    Et ceux d’un de ses contemporains sur l’alouette :

    Guindée par zéphire,
    Sublime en l’air vire et revire,
    Et y déclique un joli cri,
    Qui rit, guérit et tire l’ire
    Des esprits, mieux que je n’écris.

    Ces poëtes, séduits par le plaisir que donne la difficulté vaincue, voulurent l’augmenter encore, afin d’accroître leur plaisir ; et de-là vinrent les vers monorimes et monosyllabiques ; les échos, les rondeaux et les sonnets, que Boileau a eu le malheur de tant louer. Tout leur art poétique roula sur cette multitude de petits poëmes, qui n’avaient de recommandable que les bizarres difficultés dont ils étaient hérissés, et qui sont presque tous inintelligibles.

  25. Les Italiens, les Français et les Espagnols ayant adopté les verbes auxiliaires de l’ancien celte, les heureux composés du grec et du latin leur semblèrent des hiéroglyphes trop hardis ; ils aimèrent, mieux ramper à l’aide du verbe auxiliaire et du participe passé, et dire, j’aurais aimé, qu’amavissem. Cette timidité des peuples modernes explique aussi la nécessité des articles et des pronoms. On sait que la distinction des cas, des genres et des nombres, chez les Grecs et les Latins, se trouve dans la variété de leurs finales. Mais pour l’Europe moderne, cette différence réside dans les signes qui précèdent les verbes et les noms, et les finales sont toujours uniformes dans les noms, et dans la plupart des tems du verbe. En y réfléchissant, on voit que les lettres et les mots sent des puissances connues avec lesquelles on arrive sans cesse à l’inconnu, qui est la phrase ou la pensée ; et d’après cette idée algébrique, on peut dire que les articles et les pronoms sont des exposans placés devant les mots pour annoncer leurs puissances.
    L’homme donna des noms aux objets qui le frappaient ; il nomma aussi les qualités dont ces objets étaient doués : voilà deux espèces de noms, le substantif et l’adjectif, si on veut les appeller ainsi. Mais pour créer le verbe, il fallut revenir sur l’impression que l’objet ou ses qualités avaient faite en nous : il fallut réfléchir et comparer ; et sur le premier jugement que l’homme porta, naquit le verbe ; c’est le mot par excellence. C’est un lien universel et commun qui réunit dans nos idées les choses qui existent séparément hors de nous ; c’est une perpétuelle affirmation pour le oui ou le non : il rapproche les diverses images que présente la nature, et en compose le tableau général ; sans lui point de langue : il est toujours exprimé ou sous-entendu. EST, verbe unique dans toutes les langues, parce qu’il représente une opération unique de l’esprit ; verbe simple et primitif, parce que tous les autres ne sont que des déguisemens de celui-là. Il se modifie pour se plier aux différens besoins de l’homme, suivant les tems, les personnes et les circonstances. Je suis, c’est-à-dire, moi, est, être est une prolongation indéfinie du mot est ; j’aime, c’est-à-dire je suis en amour, etc. C’est une clé générale avec laquelle on trouve la solution de toutes les difficultés que renferment les verbes.
  26. Je ne parle point du chancelier Bacon et de tous les personnages illustres qui ont écrit en latin ; ils ont travaillé à l’avancement des sciences, et non au progrès de leur propre langue.
  27. Comme le théàtre donne un grand éclat à une nation, les Anglais se sont ravisés sur leur Shakespeare, et ont voulu, non-seulement l’opposer, mais le mettre encore fort au-dessus de notre Corneille : honteux d’avoir jusqu’ici ignoré leur propre richesse. Cette opinion est d’abord tombée en France, comme une hérésie en plein concile : mais il s’y est trouvé des esprits chagrins et anglomans, qui ont pris la chose avec enthousiasme. Ils regardent en pitié ceux que Shakespeare ne rend pas complettement heureux, et demandent toujours qu’on les enferme avec ce grand-homme. Partie mal saine de notre littérature, lasse de reposer sa vue sur les belles proportions ! Essayons de rendre à Shakespeare sa véritable place.
    On convient d’abord que ses tragédies ne sont que des romans dialogués, écrits d’un style obscur et mêlé de tous les tons ; qu’elles ne seront jamais des monumens de la langue anglaise, que pour les Anglais même : car les étrangers voudront toujours que les monumens d’une langue en soient aussi les modèles, et ils les choisiront dans les meilleurs siècles. Les poëmes de Plaute et d’Ennius étaient des monumens pour les Romains et pour Virgile lui-même ; aujourd’hui nous ne reconnaissons que l’Éneide. Shakespeare, pouvant à peine se soutenir à la lecture, n’a pu supporter la traduction, et l’Europe n’en a jamais joui : c’est un fruit qu’il faut goûter sur le sol où il croit. Un étranger qui n’apprend l’Anglais que dans Pope et Adisson, n’entend pas Shakespear, à l’exception de quelques scènes admirables que tout le monde sait par coeur. Il ne faut pas plus imiter Shakespear que le traduire : celui qui aurait son génie, demanderait aujourd’hui le style et le grand sens d’Adisson. Car si le langage de Shakespeare est presque toujours vicieux, le fond, de ses pièces l’est bien davantage : c’est un délire perpétuel ; mais c’est quelquefois le délire du génie. Veut-on avoir une idée juste de Shakespeare ? Qu’on prenne le Cinna de Corneille, qu’on mêle parmi les grands personnages de cette tragédie, quelques cordonniers disant des quolibets, quelques poissardes chantant des couplets, quelques paysans parlant le patois de leur province, et faisant des contes de sorciers ; qu’on ôte l’unité de lieu, de tems et d’action ; mais qu’on laisse subsister les scènes sublimes, et on aura la plus belle tragédie de Shakespeare. Il est grand comme la nature et inégal comme elle, disent ses enthousiastes. Ce vieux sophisme mérite à peine une réponse.
    L’art n’est jamais grand comme la nature, et puisqu’il ne peut tout embrasser comme elle, il est contraint de faire un choix. Tous les hommes aussi sont dans la nature, et pourtant on choisit parmi eux, et dans leur vie on fait encore choix des actions. Quoi ! parce que Caton prêt à se donner la mort, châtie l’esclave qui lui refuse un poignard, vous me représentez ce grand personnage donnant des coups de poing ? Vous me montrez Marc-Antoine ivre et goguenardant avec des gens de la lie du peuple ? Est-ce par là qu’ils ont mérité les regards de la postérité ? Vous voulez donc que l’action théatrale ne soit qu’une doublure insipide de la vie ? Ne sait-on pas que les hommes en s’enfonçant dans l’obscurité des tems, perdent une foule de détails qui les déparent, et qu’ils acquièrent par les loix de la perspective une grandeur et une beauté d’illusion qu’ils n’auraient pas, s’ils étaient trop près de nous ? La vérité est que Shakespear s’étant quelquefois transporté dans cette région du beau idéal, n’a jamais pu s’y maintenir. Mais, dira-t-on, d’où vient l’enthousiasme de l’Angleterre pour lui ? De ses beautés et de ses défauts. Le génie de Shakespear est comme la majesté du peuple anglais : on l’aime inégal et sans frein il en parait plus libre. Son style bas et populaire en participe mieux de la souveraineté nationale. Ses beautés désordonnées causent des émotions plus vives, et le peuple s’intéresse à une tragédie de Shakespear, comme à un événement qui se passerait dans les rues. Les plaisirs purs que donnent la décence, la raison, l’ordre et la perfection, ne sont faits que pour les ames délicates et exercées. On peut dire que Shakespear, s’il était moins monstrueux, ne charmerait pas tant le peuple ; et qu’il n’étonnerait pas tant les connaisseurs, s’il n’était pas quelquefois si grand. Cet homme extraordinaire a deux sortes d’ennemis, ses détracteurs et ses enthousiastes ; les uns ont la vue trop courte pour le reconnaître quand il est sublime ; les. autres l’ont trop fascinée pour le voir jamais autre.

    Nec rude quid prosit video ingenium.
    Horat.

  28. On sait bien que le celte contient les radicaux d’une foule de mots dans toutes les langues de l’Europe à peu près, sans en excepter la grecque et la latine. Mais on suit ici les idées reçues, sur le latin et l’allemand ; et on les considère comme des langues mères qui ont leurs racines à part. Ajoutez que ce n’est point parce qu’une langue a tiré beaucoup de mots d’une langue qu’on doit annoncer qu’elle en descend ; c’est la construction de la phrase, les verbes anxiJiaires, etc., qui décident du génie et de l’origine d’une langue. Ainsi, l’italien, l’espagnol et le français, tout larges qu’ils sont de mots empruntes du latin, ne sont pas d’origine latine. Une maison moderne bâtie avec les matériaux d’un vieux temple grec, n’aurait d’antique que ses pierres ; son style serait moderne.
  29. Comme Young, avec la nuit et le silence.
  30. Cicéron dit positivement (Dialog. de Partitione oratoria, cap. 7) : Quàm semel directe dictum sit, sicut natura ipsa tulerit, invertatur ordo.
  31. Tout le monde a sous les yeux des exemples fréquens de cette différence. Monsieur, prenez garde à un serpent qui s’approche, vous crie un grammairien français ; et le serpent est à vous avant qu’il soit nommé. Un Latin vous eût crié, serpentem fuge ; et vous auriez fui au premier mot, sans attendre la fin de la phrase. En suivant Racine et Lafontaine de près, on s’apperçoit que, sans jamais blesser le génie de la langue, ils ont presque toujours nommé le premier, l’objet qui frappe le premier, comme les peintres placent sur la première terrasse le principal personnage du tableau.
    La nation la plus vive et la plus légère de l’Europe a eu long-tems les danses les plus graves, comme le menuet et la sarabande ; la musique la plus lourde et la construction directe qui est la moins vive.
  32. Virgile dit, par exemple : Capulo tenus abdidit ensem, il cacha son épée, dans le sein de Priam ; et nous disons, il l’enfonça ; or il y a un degré entre enfoncer et cacher, et nous nous arrêtons au premier. Ingrato cineri pour cendre insensible ; or elle est ingrate, si elle est insensible aux pleurs qu’on verse sur elles : mais nous nous arrêtons à l’épithète d’insensible.
  33. L’harmonie imitative dans le langage, achève et perfectionne la description d’un objet, parce qu’elle rend à l’oreille l’impression que l’objet fait sur les sens. Elle se trouve dans le nom même de la chose, ou dans le verbe qui exprime l’action. Quand le nom et le verbe n’ont pas d’harmonie qui imite, on ne parvient à la créer que par le choix des épithètes et la coupe des phrases. Le nom qu’on appelle Substantif doit avoir son harmonie, quand l’objet qu’il exprime a toujours une même manière d’être : ainsi tonnerre, grêle, tourbillon, sont des mots chargés d’r, parce qu’il ne peuvent exister, sans produire uns sensation bruyante. L’eau, par exemple, est indifférente à tel ou tel état ; aussi, sans aucune sorte d’harmonie par elle-même, elle en acquiert au besoin par le concours des épithètes et des verbes : l’eau turbulente frémit, l’eau paisible coule. Il y a dans notre langue beaucoup de mots sans harmonie, ce qui la rend peu traitable pour la poésie, qui voudrait réunir tous les genres de peinture. Il y a des mots d’une harmonie fausse, comme lentement, qui devrait se traîner, et qui est bref ; aussi les poëtes préfèrent à pas lents. Les Latins ont festina, qui devrait courir, et qui se trahie sur trois longues. On a fait dans notre langue, plus que dans aucune autre, des sacrifices à l’harmonie : on a dit mon âme pour ma âme ; de cruelles gens, de bonnes gens, pour ne pas dire de cruels gens, de bons gens ou des gens bons ; mais on dit des gens cruels. Par exemple, la beauté harmonique du participe béant, béante, l’a conservé, quoique le verbe béer soit vieilli. Le verbe ouïr qui s’affiliait si bien au sens de l’ouïe, aux mots d’oreille, d’auditeur, d’audience, ne nous a laissé que son adjectif ouï et les tems qui en sont composés : pour tout le reste nous employons le verbe entendre, qui vient d’ entendement, etc., oui, tout seul, sert d’affirmation, et signifie c’est entendu. Enfin dans les constructions singulières et les ellipses qu’on s’est permises, on a toujours eu pour but d’adoucir le langage ou de le rendre précis ; il n’y a que la clarté qu’on ne puisse jamais sacrifier.
    Les enfans, avant de connaître la signification des mots, leur trouvent à chacun une variété de physionomie qui les frappe et qui aide bien la mémoire, Cependant à mesure que leur esprit plus formé sent mieux la valeur des mots, cette distinction de physionomie s’efface ; ils se familiarisent avec les sons, et ne s’occupent guères que du sens. Tel est le commun des hommes. Mais l’homme né poëte revient sur ces premières sensations dès que le talent se développe : il fait une seconde digestion des mots ; il en recherche les premières saveurs, et c’est des effets sentis de leur diverse harmonie qu’il compose son dictionnaire poétique.
  34. Un des juges de Charles I se sauva par une équivoque : Si alii consentiunt, ego non dissentio. Il ponctua ainsi : Ego non ; dissentio.
  35. Il faut apprendre une langue étrangère, pour connaître sa littérature, et non pour la parler ou l’écrire. Celui qui sait bien sa propre langue, est en état d’écrire ou du moins de distinguer trois ou quatre styles différens ; ce qu’il ne peut se promettre dans une autre langue. Il faut au contraire se résoudre, quand on parle une langue étrangère, à être sans finesse, sans grace, sans goût et souvent sans justesse.
    On peut diviser les Français en deux classes, par rapport à leur langue ; la première classe est de ceux qui connaissent les sources d’où elle a tiré ses richesses : l’autre est de ceux qui ne savent que le français. Les uns et les autres ne voyant pas la langue du même œil, et n’ont pas en fait de style les mêmes données.
  36. La religion chrétienne qui ne s’est pas, comme celle des Grecs, intimément liée au gouvernement et aux institutions publiques, n’a pu ennoblir, comme elle, une foule d’expressions. Ce sera toujours là une des grandes causes de notre disette. L’opéra n’étant point une solennité, ses dieux ne sont pas ceux du peuple ; et si nous voulons un ciel poétique, il faut l’emprunter. Nos ancêtres, avec leurs mystères, commençaient bien comme les Grecs ; mais nos magistrats qui n’étaient pas prêtres, ne firent pas assez respecter cette poésie sacrée, et elle fut étouffée en germe par le ridicule. Voyez les Drames connus sous le nom de Mystères.
    La religion, loin de fournir au dictionnaire des beaux-arts, avait même évoqué à elle certaines expressions, et nous en avait à jamais privés. On n’aurait pas trop osé dire sous Louis XIV, la grâce du langage, par respect pour la grace théologique ; mais on disait les grâces du langage, par allusion aux trois graces. Aujourd’hui, par je ne sais quelle révolution arrivée dans les esprits, notre littérature a reconquis cette expression. Mais l’établissement des moines a rendu le héros de l’Énéide, un peu embarrassant pour les traducteurs : comment en effet traduire Pater Eneas ? Il se passera bien des siècles, avide que ce mot ait repris sa dignité.
  37. En louant cette grande histoire, dont Raynal n’a guère été que le rédacteur, je n’ai pas prétendu défendre les déclamations trop fréquentes qui la déparent, et qui ont été rejettées par le goût, avant de l’être par l’église et les parlemens : je n’ai donc loué que le plan et les idées fondamentales de l’Histoire des deux Indes : les fautes d’exécution, les bigarrures de stile, et les erreurs dans les faits sont aussi nombreuses qu’inexcusables.
  38. Sans doute que les découvertes physiques ne font rien à la langue d’un peuple et à sa littérature, mais elles augmentent son éclat et sa gloire, et lui attirent les regards de l’Europe. Tous les arts et tous les genres de réputation entrent dans l’objet de ce discours : si un Français eût inventé la poudre ou l’imprimerie, on en eut fait mention ici.
  39. Ce sont deux têtes d’airain qui parlent, et qui prononcent nettement des phrases entières. Elles sont colossales, et leur voix est sur-humaine. Ce bel ouvrage, éxéctné par l’abbé Mical, a résolu un grand problème. Il s’agissait de savoir, si la parole pouvait quitter le siège vivant que lui assigna la nature, pour venir s’attacher à la matière morte ?
    Il y a aussi loin d’une roue et d’un levier à une tête qui parle, que d’un trait de plume au tableau de la transfiguration : car il faut convenir que, depuis la poésie jusqu’à la mécanique, le complément de tout art, c’est l’homme. Vaucanson s’est arrèté aux animaux, dont il a rendu les mouvemens et contrefait les digestions. Mais M. Mical, voulant tenter avec la nature une lutte jusqu’à nos jours impossible, s’est élevé jusqu’à l’homme, et a choisi dans lui l’organe le plus brillant et le plus compliqué ; l’organe de la parole.
    En suivant donc la nature pas à pas, ce grand Artiste s’est apperçu que l’organe vocal était dans la glotte un instrument à vent, qui avait son clavier dans la bouche ; qu’en soufflant du dehors au-dedans, comme dans une flûte, on n’obtenait que des sons filés ; mais que pour articuler des mots, il fallait souffler du dedans au-dehors. En effet, l’air en sortant de nos poumons, se change en son dans notre gosier, et ce son est morcelé en syllabes par les lèvres, et par un muscle très-mobile, qui est la langue, aidée des dents et du palais. Un son continu n’exprimerait qui une seule affection de l’âme, et se rendrait par une seule voyelle ; mais coupé à différens intervalles par la langue et les lèvres, il se charge d’une consonne à chaque coup ; et se modifiant en une infinité d’articulations, il rend la variété de nos idées.
    Sur ce principe, M. Mical applique deux claviers à ses Têtes parlantes : l’un en cylindre, par lequel on n’obtient qu’un nombre déterminé de phrases ; mais sur lequel les intervalles des mots et leur prosodie sont marqués correctement. L’autre clavier contient, dans l’étendue d’un ravalement, toutes les syllabes de la langue française, réduites à un petit nomhre par une méthode ingénieuse et particulière à l’Auteur. Avec un peu d’habitude et d’habileté, on parlera avec les doigts, comme avec la langue ; et on pourra donner au langage des têtes, la rapidité, les repos et toute l’expression enfin que peut avoir la parole, lorsqu’elle n’est point animée par les passions. Les étrangers prendront la Henriade ou le Télémaque, et les feront réciter d’un bout à l’autre, en les plaçant sur le clavecin vocal, comme on place des partitions d’opéra sur les clavecins ordinaires.
    Quand les Têtes-parlantes ne seraient qu’un objet de curiosité, elles obtiendraient certainement la première place en mécanique : mais elles ont en outre une utilité d’en genre si peu commun et si près de nous en même tems, qu’on en sera frappé comme moi.
    L’histoire des langues anciennes n’est pas complette, parce que nous n’avons jamais que la langue écrite, et que la langue parlée est toujours perdue pour nous : voilà pourquoi nous les appelions Langues mortes. En effet, le grec et le latin ne nous offrent que des signes morts, auxquels on ne pourrait redonner la vie, qu’en y attachant la prononciation qui les animait autrefois ; ce qui est impossible, puisqu’il faudrait deviner les différences valeurs que ces peuples donnaient à leurs lettres et à leurs syllabes.
    Si donc l’antiquité eût construit des têtes d’airain, et qu’on nous les eût conservées, nous n’aurions pas cette incertitude, et nous serions encore charmés des périodes de Cicéron et des beaux vers de Virgile, que les peuples d’Europe estropient chacun à sa manière.
    Et nous, qui sommes la postérité des peuples passés, ne serions-nous pas charmés d’entendre le français tel qu’on le parlait à la Cour d’Henri IV seulement ? Les livres qu’ont laissés nos pères, et ceux que nous faisons, nous avertissent, par comparaison, des variations du style et du goût : ainsi les Têtes parlantes avertiraient nos enfans des changemens de la prononciation, en leur fournissant un objet de comparaison que nous n’avons pas. C’est ainsi que les mots cucullus, Baubo, dont l’on imite le chant du coucou, et l’autre la voix du chien, prouvent évidemment que les Latins prononçaient l’u en ou. Dulcis, doux ; multum, moult ; currere, courir ; surdus, sourd, etc.
    Il serait bon que toutes les nations écrivissent les cris et les sons et même les bruits tels que nous les ratendons chez les animaux et dans tous les corps sonores ou retentissans. La postérité verrait par là quelle était la valeur des voyelles et de la plupart des consonnes ches les peuples actuels.
    Voilà donc un ouvrage dont la France peut s’honorer, après lequel tous les grands Artistes ont soupiré, et que tous les Charlatans ont annoncé de siècle en siècle, mais tantôt c’était un homme caché dans le corps de la statue qui parlait, tantôt de longs tuyaux qui portaient une voix dont la statue n’était que complice : toujours l’artifice et le mensonge à la place du génie et de l’art ; la parole n’était encore sortie que d’une bouche animée.
    On peut dire que si les allemands ont inventé l’imprimerie des caractères, un Français a trouvé celle des articulations ; et que la prononciation de la parole, si fugitive pour l’oreille, peut se trouver à jamais fixée par les têtes d’airain. Elles animeront nos bibliothéques ; et c’est par les livres et par elles que sera confirmée, contre tous les efforts du temps, l’irrévocable alliance de l’oreille et des yeux dans le langage.
    P. S. Observez que le gouvernement de 1782 et 1783, en France, sur le rapport du lieutenant de police Le Noir, ayant refusé d’acheter les têtes de l’abbé Mical, ce malheureux artiste, accablé de dettes, brisa son chef-d’œuvre dans un moment de désespoir. Je n’étais pas alors à Paris : à mon retour, je le trouvai dans un état voisin de la léthargie. Il est mort très-pauvre en 1789.
  40. Allusion à l’invention des globes aérostatiques, et au voyage de MM. Charles et Robert.