Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Sibylles

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 666-678).

SIBYLLES. — Origine de la Sibylle. — Nombre des Sibylles. — Les principales Sibylles. — Erythrée. — Légende de ta Sibylle. — Autres Sibylles. — Physionomie. — Nature de l’inspiration sibylline. Recueils sibyllins. — Crédit en Grèce. Borne. — Sibylle juive. — Sibylle chrétienne.

Origine de la Sibylle. — Malgré les recherches multiples et les tentatives d’explication variées qui ont été faites, les philologues sont loin d’être d’accord sur l’étymologie et la signification originaire du nom de SiCuiva, Quel que soit le sens qu’il faille y attacher, le mot ne saurait être considéré comme un nom propre, ou s’il a jamais eu ce caractère, il l’a perdu de bonne heure, pour devenir un ternie générique, une appellation commune à toutes les femmes qui passaient pour inspirées de la divinité, de même que le nom de Ba/14 servait à désigner toute espèce de devin ; la Pythie de Delphes elle-même fut parfois qualifiée de Sibylle, et, comme nous le verrons, chaque Sibylle a son nom propre, selon sa généalogie et le pays qui l’a produite.

A l’époque d’Homère et d’Hésiode, la divination sibylline paraît encore ignorée du monde grec, et il faut descendre jusqu’à Heraclite d’Ephèse (fin du vi’siècle) pour trouver la première mention de la Sibylle ; c’est donc pendant la période qui suit la grande production épique en Asie Mineure et en Grèce propre, que ces sortes de prophétesses ont dû faire leur apparition.

Dans quel pays convient-il de placer la création de la Sibylle, dont l’apparition a été un des phénomènes caractéristiques de la vie religieuse des Grecs ? Les traditions s’accordent à assigner pour patrie à la devineresse le littoral occidental de l’Asie mineure, soit l’Ionie, soit les régions du mont Ida en Troade. Ces contrées, dont le sol est fréquemment bouleversé par des tremblements de terre et dont les richesses étaient une causy d’invasions fréquentes, ne fournissaient, par la variété des catastrophes dont elles étaient le théâtre, que trop de matière à des chants lugubres.

Bien de plus naturel que la naissance, dans ces pays si souvent couverts de ruines, de prophétesses de malheurs ; c’est la ville d’Erythrée, en Ionie, que la légende donne en effet pour patrie à la Sibylle la plus anciennement connue.

Une fois constituée avec sa physionomie propre, le type sibyllin traverse une longue série d’années en conservant intacte son unité et sans subir de dédoublement. A partir d’Heraclite, chez qui nous trouvons le premier témoignage sur la Sibylle, la plupart des écrivains de l’âge classique qui ont l’occasion de parler d’elle, comme Aristophane et Platon, ne paraissent connaître qu’une Sibylle unique. Vers la fin du iv siècle seulement, les auteurs commencent à nommer plusieurs Sibylles distinctes et indépendantes ; déjà l’auteur inconnu du traité Ihpi 1321

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Sau, ua<n’u » àxou « tiu.TUJ, attribué à Aristote, reconnaît que la Sibylle, tout en étant une seule personne, reçoit différents nom*. Dans la deuxième moitié du ive siècle, Héraclide de Pont mentionne pour la première fois plusieurs Sibylles. Il n’est d’ailleurs pas impossible que même les écrivains antérieurs, en parlant d’une Sibylle unique, aient eu en vue le type général de ces sortes de prophétesses, dont ils n’excluaient pas pour cela la multiplicité. Quoi qu’il en soit, le nombre des Sibylles alla en augmentant ; beaucoup de villes se disputaient l’honneur d’avoir donné le jour à une de ces prophétesses ; amies des déplacements, les Sibylles voyagent d’ailleurs beaucoup et parcourent le monde en tous sens ; dans certaines villes, on montre avec orgueil aux touristes et aux pèlerins la grotte qui leur a servi d’habitation passagère ; chaque prophétesse a maintenant aussi son nom propre. Cette multiplication des Sibylles, en même temps qu’elle prouve l’extension de leur renommée et l’autorité grandissante de leurs révélations, était une des conséquences de la diffusion de la race grecque qui avait fondé une si grande quantité d'établissements coloniaux ; les oracles sibyllins accompagnent les émigrants dans leurs résidences nouvelles ; plus d’une plage offrait d’ailleurs une de ces grottes recherchées par les prophétesses itinérantes ; bien des pays étaient le théâtre de phénomènes volcaniques merveilleusement propres à inspirer cette voix lugubre, qui n'éclate que pour terrifier les âmes par l’annonce du courroux divin.

En dépit de ces dédoublements répétés, les esprits s’habituèrent à admettre l’existence d’une Sibylle primitive unique, qui aurait vécu dès une antiquité Lointaine et dont le regard aurait embrassé toute la suite des âges ; à maintes reprises sa voix s'était fait entendre pour découvrir leurs destinées auxmortels.

Nombre des Sibylles- — A l'époque hellénistique, quand les Grecs s’adonnèrent avec tant de passion à l'étude de leurs antiquités, on fit des recherches sur l’origine des nombreuses Sibylles enfantées par les ambitions rivales des peuples, et on s’occupa d’en dresser la liste, tout comme on avait fixé à Alexandrie le canon des écrivains classiques, ayant illustré les principaux genres littéraires. Le nombre des Sibylles définivement admises varie beaucoup suivant les auteurs et les époques.

La liste de Varron, conservée par Laclance, contient dix Sybilles, énumérées dans l’ordre suivant : Sibylle de Perse, de Libye, de Delphes, des Cimmériens, d’Erythrée, de Samos, de dîmes, de l’Hellespont, de Phrygie, deTibur. L’auteur prétend composer sa liste en observant l’ordre chronologique de l’apparition des prophétesses.

L’auteur du Prologue de notre recueil des Oracles Sibyllins adopte cette liste sans changement.

Le » noms des dix Sibylles sont également rapportés par la Théosophie de Tubingue et par les Anecdota Parisiana de Cramer.

Dans le Prologue de la Sibylle de Tibur, il est dit qu’il a existé dix prophétesses, « d’après ce que rapportent les auteurs les plus savants ».

Le Chronicon Paschale cite douze Sibylles, parce que aux dix anciennement connues il ajoute la Sibylle hébraïque et celle de Rhodes.

Chez d’autres écrivains, on constate une tendance à réduire notablement le nombre des Sibylles. Pausanias n’en connaît plus que quatre : c’est aussi le nombre qu’admet Elien, tout en déclarant que parfois on en rencontre dix ; Clément d’Alexandrie se contente dn même nombre.

Le scoliaste d’Aristophane et Tzetzès reconnaissent seulement trois Sibylles.

Marc. Capella n’en garde que deux.

Eniin plusieurs auteurs suivent l’ancienne tradition de l’existence d’une Sibylle unique ; c’est l’opinion de Diodore de Sicile, de Tite-Live, de Virgile, d’Horace et de Tacite.

Notre collection des Oracles sibyllins affirme très explicitement l’autorité d’une seule et même Sibylle, et celle-ci ne paraît même pas soupçonner l’existence de prophétesses rivales, tout au plus se défend-elle contre I attribution d’une fausse origine, que lui prêteraient des personnes mal informées.

L’auteur du Dies iræ n’invoque le témoignage que d’une Sybille, supposée unique.

Sur les monuments figurés, le nombre des Sibylles est aussi variable que chez les écrivains. Les sculptures des cathédrales de Pavie, Auxerre et Amiens offrent l’image de huit Sibylles ; Michel-Ange en a représenté cinq dans la chapelle Sixline ; à SainteMarie délia Pace, Raphaël en a peint quatre. Le musée de Cluny, à Paris, possède un manuscrit français décoré de onze miniatures représentant autant de Sibylles. Dans un manuscrit de Saint-Gall, douze Sibylles sont peintes avec leurs insignes propres et dans des attitudes variées.

Les principales Sibylles. — Les auteurs anciens de toutes les époques abondent en détails sur la vie, les aventures, l’activité des diverses Sibylles ; il est naturel que, dans un sujet qui est par nature imprécis et flottant, puisqu’il n’est qu’un produit de l’imagination, auquel n’a jamais répondu aucune réalité vivante, la plus grande incohérence règne partout ; les contradictions se rencontrent à chaque pas ; d’autre part, les prodiges et les invraisemblances remplissent toute la vie de ces prophétesses qui se meuvent toujours en plein rêve. Déjà le philosophe Hermias traitait de fables les récits fabriqués par tant de générations, qui avaient beau jeu à embellir ce qui n’avait jamais été qu’une fiction. Néanmoins il ne sera pas sans utilité pour l’intelligence de nos oracles de connaître sous quels traits l’antiquité s’est représenté la personnalité de la Sibylle.

Erythrée. — La Sibylle la plus célèbre et aussi la plus ancienne était celle d Erythrée, ville d’Asie Mineure, située sur la presqu'île qui s’avance vers Chios, entre Smyrne et Ephèse ; son nom est Hérophile, plus rarement Artémis. Tant était grande la réputation de cette devineresse, que deux villes de Troade, Gergis et Marpessos, près du mont Ida, disputaient à Erythrée l’honneur de lui avoir donné naissance ; Alexandrie Troas elle-même se mêla à la querelle, pour rattacher une gloire de plus à une eontrée illustrée déjà par tant de personnages héroïques.

Les habitants de Marpessos invoquaient le témoignage même de la Sibyile, qui se serait expliquée nettement sur ses origines dans les vers suivants, que Pausanias a copiés à Alexandria Troas : « Je suis née d’une race moitié mortelle, moitié' divine ; ma mère est une nymphe immortelle ; mon père était un pêcheur ; je suis originaire du mont Ida ; ma patrie est la rouge Marpessos, consacrée à la Mère des dieux et arrosée par le fleuve Aïdonée. » Le surnom d’Epj8p ».tx était venu à la prophétesse, d’après ce texte, de la terre rouge qui forme le sol du pays de Marpessos ; le nom de sa mère Idaia et celui d’Hérophile qu’elle porte elle-même la rattachent étroitement à l’Ida, au sommet duquel Homère place diverses scènes île la légende d’Héra. Mais à en croire les gens de Troie, Hérophile fut la prophétesse d’Apollon Smintheus ; après de lointains voyages, elle revint mourir à Troas, sa ville natale, où l’on montrait son tombeau dans le téménos du dieu qu’elle avait toujours fidèlement servi. Auprès 1323

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de la tombe, jaillissait une source, dominée par un groupe d’Hermès et de Nymphes ; la pierre tombale portait l’inscription suivante : « Je suis cette Si-" bylle, interprète véridique de Phoibos, ensevelie sous cette pierre, jadis vierge éloquente, maintenant muette à jamais ; la Parque inflexible m’enchaîne ici ; mais par la faveur de Phoibos, dieu que j’ai jadis servi, je repose dans le voisinage des Nymphes et de cet Hernies ».

Les Erythrécns soutenaient leurs prétentions avec' non moins d'énergie. Rejetant l’authenticité des vers où étaient nommés Marpessos et le fleuve Aïdonée, ils montraient sur le mont Korykos l’antre même où la Sibylle avait vu le jour ; ils la disaient tille de la nymphe Idaïa et du berger Théodoros, et selon eux, le mot Ida signilie primitivement pays boisé et n’appartient pas en propre à la montagne de Troade. Apollodore d’Erythrée revendique hautement pour sa patrie la gloire d'être le berceau de la prophétesse ; Lactance, à la suite de Varron, admet aussi cette origine.

Un écho de cette dispute se retrouve dans une curieuse inscription découverte en 1891 à Erythrée (aujourd’hui, Lythri) au fond d’une grotte située au pied de la colline qui porte l’acropole de la ville ; la grotteétait le sanctuaire propre de la Sibylle. L’inscription, composée de huit distiques dactyliques, se place entre les années 162 et 165 de notre ère, probablement après le séjour de l’empereur Verus en Asie Mineure ; elle est gravée sur une base qui supportait jadis quelque ex-voto, et est conçue en ces termes : « De Phoibos je suis la servante, la Sibylle qui prononce des oracles, — fille âgée de la nymphe Naïas — ma patrie n’est pas un autre pays, mais la seule Erythrée — et Théodoros fut mon père mortel ; — le Kissotos a assisté à ma naissance, dans son lit — je suis sortie du sein maternel pour dire aussitôt des oracles aux humains ; — assise sur ce rocher j’ai chanté aux mortels — les prédictions des maux qui par la suite fondront sur eux. — Dans ma vie, qui a duré trois fois cent ans, — j’ai, vierge intacte, parcouru la terre entière ; — de nouveau me voici assise sur cette pierre aimée — jouissant aujourd’hui de ces eaux charmantes, — je me réjouis de voir arrivé enfin le temps véritable — où j’ai prédit qu’Erythrée redeviendrait florissante, — possédant une législation toute sage et la richesse et la vertu, — après que le nouvel Erythros serait venu dans ma chère patrie ».

L’opinion publique en Grèce se prononça en faveur d’Erythrée ; pendant toute la période classique, la Sibylle Erythréenne est la seule que reconnaissent les auteurs ; plus tard, ceux qui n’admettent qu’une seule Sibylle, la font naître invariablemement à Erythrée ; dans notre recueil, la prophétesse laisse entendre que certaines personnes la confondront sans doute avec l’Erythréenne, quoiqu’elle vienne en réalité de Babylone ; sous le règne d’Alexandre, c’est encore à Erythrée qu’on voit surgir une nouvelle Sibylle, Athénaïs, qui confirme la descendance divine du conquérant, et Callisthène n’hésite pas à l’identifier avec l’antique devineresse. A Erythrée, le souvenir d’Hérophile reste entouré d’honneurs jusqu'à la fin du paganisme ; sur les monnaies de la ville, elle est représentée tantôt en sphinx, tantôt sous les traits d’une femme debout sur un char attelé de griffons ; une fontaine lui est consacrée par l’agoranome Eutychianos, avec une inscription commémorative que nous possédons ; un fragment d’une autre inscription nous apprend que la grotte de la Sibylle a été consacrée par un citoyen d’Erythrée à Démêler et aux empereurs Marc-Aurèle et L. Vérus. Légende de la Sibylle. — En recueillant les

indications éparses dans les divers textes littéraires et épigraphiques, on peut reconstituer en partie la légende de la Sibylle, que le lieu supposé de son origine soit Erythrée ou toute autre cité gréco-orientale.

La Sibylle a pour père tantôt Apollon, tantôt un simple mortel, pâtre ou pêcheur ayant nom Théodoros, Aristocrates, Krinagoras etc. ; selon d’autres, elle est la sœur ou l'épouse d’Apollon ; sa mère est une déesse d’un caractère tout aussi imprécis, la nymphe Idaïa, Naïas, Hydolc ; on remarque seulement que l'élément humide prédomine dans la physionomie de cette dernière ; d’après l’inscription d’Erythrée, la Sibylle serait venue au monde dans le torrent Kissotos. Tenant ainsi à ia fois de la nature divine et de la nature humaine, elle est toute désignée pour le rôle d’intermédiaire entre la divinité et la race des mortels. Sa vie entière, toute remplie de prodiges, est une violation perpétuelle des lois de la nature ; à peine a-t-elle quitté le sein de sa mère, qu’elle découvre déjà sa mission prophétique par sa science merveilleuse, connaissant le nom de toutes choses, dissertant sur des questions de haute philosophie, proférant des oracles ; parvenue en un clin d'œil à l'âge adulte, elle manifeste son précoce génie par toutes sortes de créations artistiques ; à Delphes, elle apporte le vers hexamètre daclylique ; elle invente la sambyké, harpe orientale de forme triangulaire. Dès son enfance, elle est consacrée au service d’Apollon, dont elle est l’instrument passif et dont elle reçoit i’inspiration, qu’elle soit devenue son épouse ou qu’elle garde la virginité" ; elle a pour demeure une grotte près de laquelle jaillit une source fraîche et limpide ; assise sur un rocher, elle annonce aux mortels les malheurs qui les attendent ; c’est elle qui a prédit à Hécube, d’après un songe, sa destinée lamentable. Ennemie du repos et de la vie sédentaire, elle parcourt sans répit la terre entière, visitant tour à tour Sainos, Claros, Delphes et une foule d’autres lieux célèbres. A quelle époque fautil placer sa vie aventureuse ? D’après les uns, elle était contemporaine de Tros, père d’Ilos ; d’autres la font vivre au temps d’Orphée et des Argonautes, ou seulement de la guerre de Troie ou plus tard encore, à l'époque d’Homère ou même de Thaïes. Sa carrière, démesurément longue, a duré plus de neuf cents ans, et on comprend sa lassitude de vivre et les regrets que lui inspire l’imprudente prière, qu’elle adressa un jour à ApoIlon.de prolonger indéfiniment ses jours ; le dieu lui accorda autant d’années dévie, qu’elle tenait de grains de sable dans le creux de sa main, à la condition qu’elle s'éloignerait d’Erythrée pour toujours. La vieillesse de la Sibylle était devenue proverbiale ; à la fin, elle était tellement épuisée par l'âge que son corps n’avait plus aucune consistance et qu’elle n'était plus qu’une voix ; à Rome, on racontait plaisamment que sa taille s'était rapetissée et ratatinée ou point qu’on la conservait suspendue dans un bocal à Cumes ; et lorsque les enfants lui demandaient ce qu’elle voulait, elle répondait invariablement : « Je veux mourir. » C’est à Cumes en effet qu’elle expira sous le coup de la vive émotion qu’elle ressentit à la lecture d’une missive qu’elle venait de recevoir de ses concitoyens d’Erythrée. Le lieu de son tombeau est incertain, comme tout le reste ; si Cumes se glorifiait de posséder les restes delà prophétesse, d’autres les croyaient ensevelis sur le rivage d’Erythrée sa patrie, ou encore dans le Téménos d’Apollon Smintheus, en Troade, dont elle avait été la prêtresse. Aussi bien, le rôle de la prophétesse n'était nullement terminé avec sa vie mortelle ; selon ses propres déclarations, son àme, répandue dans les airs, devait se transformer 1325

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m mille voix qui feraient entendre sans lin des prédictions sinistres ; son corps, devenu la pâture des oiseaux ou l’aliment des plantes qui avaient poussé sur sa tombe, communiquerait le don de prophétie aux personnes ainsi qu’aux animaux qui se nourriraient de ces herbages. D’après une autre croyance, 1 asile suprême de la Sibylle, après sa sortie de ce monde, c’est la lune, dont le disque pâlissant montre toujours la figure creuse et exsangue de la prophétesse décrépite.

Autres Sibylles. — En Asie Mineure, le dédoublement du personnage a produit un groupe qui ne comprend pas moins de quatre Sibylles.

L’annonce d’une catastropbe aussi lamentable que la chute de Troie paraissait exiger une prophétesse spéciale ; ce fut la Sibylle Paléo-troyenne, dont la création est attribuée par quelques-uns au poète alexandrin Lycophron.

La ville d’Ancyre, en Phrygie, eut une Sibylle ayant nom Cassandre ou Taraxandra (litt. : celle qui trouble l’homme.)

A Colophon, ce rôle est dévolu à Zampousa, fille du célèbre devin Calchas.

A Sardes, c’est moins une Sibylle particulière qui prophétise, qu’Hérophile elle-même. L’Erythréenne se trouvant à Ephèse, le roi de Perse, Cyrus, pendant son séjour à Sardes, l’envoya chercher, afin d’entendre ses enseignements. Cette rencontre du prince et de la prophétesse aurait coïncidé avec le moment où Crésus, dont les Perses voulaient arracher la condamnation à mort aux hésitations de leur souverain, allait subir le supplice du bûcher ; les flammes furent éteintes par une pluie qui tomba d’une façon inattendue.

Un séjour prolongé del’Erythréenne à Samos suggéra aux habitants de l’île la fiction d’une Sibylle Samïenne, dénommée Thylo ; elle serait contemporainede la fondation de Byzance par les Mégariens ; une bibliographie sommaire de cette Sibylle est attribuée à Eratosthène.

Délos était un centre religieux trop important et trop voisin du littoral asiatique pour n’avoir pas reçu la visite de la voyageuse d’Erythrée ; une Sibylle fut imaginée par les Déliens, qui ne citaient pas sans orgueil les hymmes qu’elle avait composés à leur usage en l’honneur d’Apollon, le grand patron de ces insulaires.

A Delphes, la prophétesse d’Erythrée vintfaire un séjour après avoir quitté l’Hélicon, où elle avait été l’élève des Muses ; on y montrait le rocher où elle s’était assise pour fulminer ses prédictions, non sans exciter la jalousie du dieu qui s’était approprié la sainte Pylho ; dans son dépit, Apollon la blessa d’une llèche, et il ne consentit à la délivrer du fardeau de son corps, devenu d’une décrépitude extrême, qu’après qu’elle eut vu la dixième génération. Les Delphiens s’arrogèrent une Sibylle propre, qu’ils distinguèrent de celle d’Erythrée par le nom de Daphné.

L’oracle de Zeus, à Dodone, ne voulut point être privé de l’honneur d’avoir sa Sibylle ; celle qu’il adopta fut confondue avec la nymphe Amalthée, nourrice du dieu sur le mont Ida, en Crète ; on lui érigea un sanctuaire sur les bords duThyomis, près de Dodone.

Une Sibylle de Macédoine est mentionnée par Clément d’Alexandrie, qui ne la caractérise pas autrement.

D’après Varron. une Sibylle de Libye était nommée dans le prologue de Lamia, tragédie perdue d’Euripide : fille de Lamia, qui avait elle-même pour père le dieu Poséidon, elle s’appelait Elissa ; on ne sait si la prophétesse avait pris naissance en

Libye, sous l’influence de l’oracle de Zeus Aminon, ou si c’était une invention du poète.

De la Sibylle Libyenne, il convient de distinguer la Sibylle d’Egypte, appelée Isis ou Phantasia ; elle avait chanté la colère d’Achille et le retour d’Ulysse dans sa patrie ; l’hiérophante Phnnitès donna à Homère une copie du manuscrit des deux poèmes, qui était conservée Memphis. Ce récit est l’écho d’une vieille légende, d’après laquellel’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée n’aurait fait que copier les poèmes de la Sibylle ; nous y trouvons une allusion dans deux passages de notre recueil.

La fin déplorable du puissant empire des Perses, tombé sous les coups d’Alexandre le Grand, suggéra i’idée d’une Sibylle qui avait prédit à ses compatriotes ce terrible effet du courroux céleste.

En tête même de sa liste, Varron place la Sibylle Persique, qui lui a été indiquée par Nicanor, un des biographes d’Alexandre ; on l’identifie assez souvent avec la Sibylle Chaldéenne ou encore avec celle des Hébreux.

La Sibylle Chaldéenne ou Babylonienne a beaucoup embarrassé les savants ; elle s’appelle Sabbé, ou, sur les listes d’époque postérieure, Sambéthé, et possédait à Thyatira, en Lydie, un sanctuaire, le 2a^£a0£ ?ov, mentionné sur une inscription grecque du 11e siècle après J.-C. On l’identifie parfois avec celle de Libye ou celle des Hébreux, d’autant plus que, dans l’avant-propos de notre compilation, elle est issue delà famille « du bienheureux Noé » ; et le scholiasle de Platon observe qu’ayantvécu avant la séparation des langues, elle a énoncé ses oracles en hébreu. Le plus ordinairement, elle passe pour la fille de Bérose, ce prêtre de Baal qui, vers le temps d’Alexandre le Grand, aurait composé des Chroniques de Chaldée ; pour mère, on lui donne Erymanthe. A la Cn dume livre de notre recueil, la Sibylle, racontant son origine, déclare aussi qu’elle est venue « des hauts remparts de Babylone en Assyrie ». Bérose aurait écrit son ouvrage pour apprendre aux Grecs combien la civilisation chaldéenne l’emportait en ancienneté sur la culture hellénique, et pour les initier aux merveilles de sa patrie, qui leur était alors presque inconnue ; c’est sans doute pour cette raison que la Sibylle babylonienne se vantait aussi d’être la plus ancienne de toutes. Faut-il entendre les rapports de paternité qui unissent Bérose à la Sibylle, en ce sens que cette prophétesse ne serait qu’une invention de l’historien qui avait réussi à accréditer cette fable en Occident ? Il est plus probable qu’on mit à profit certains récits de Bérose sur le déluge, la tour de Babel, les règnes de Kronos, Titan, Japet, etc. pour composer une série d’oracles, qu’on mit sous le nom d’une Sibylle ; celle-ci passa naturellement pour une Babylonienne, fille de Bérose ; aussi bien cet écrivain avait acquis une grande réputation comme astrologue, et ses prédictions étaient si goûtées des Athéniens qu’ils lui élevèrent dans un gymnase une statue avec une langue d’or. Vers la fin du iue siècle, des Sémites hellénisés d’Asie Mineure paraissent avoir créé cette prophétesse, qui ne tarda pas à rivaliser d’influence et « le crédit avec ses sœurs aînées. Selon toute vraisemblance, cette Sibylle est bien d’origine païenne ; l’identification avec la Sibylle juive, dont émane une partie des oracles de notre recueil, n’a dû se produire qu’assez tard.

L’Ethiopie elle-même aurait eu sa Sibylle dans la célèbre reine de Saba, avec laquelle les Grecs l’ont confondue.

En Occident, la prophétesse d’Erythrée, dans ses pérégrinations, s’est avancée jusque sur la côte de 1327

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Campanie ; l’aspect de ces régions tourmentées, si souvent bouleversées par des tremblements de terre, où les gouffres béants du sol alternent avec les solfatares, invitait les imaginations à y fixer la résidence d’une de ces devineresses farouches, dont les oracles sont hérissés de cataclysmes provoqués par la justice divine. Après la grotte d’Erythrée, il n’est guère de séjour delà Sibylle plus fameux dans l’antiquité que celle de Cumes, sur le littoral campanien, au nord du cap Misène ; on racontait que la prophétesse avait terminé là son existence, qui semblait devoir se prolonger sans lin ; l’urne renfermant ses cendres était déposée dans le sanctuaire d’Apollon Zostérios. A la suite d’un dédoublement, Cumes obtint bientôt sa Sibylle propre, appelée tantôi Démo ou Déruophile, tantôt Deiphobé, tille deGlaucos, ou encore Melankracna, tête noire, de la couleur de son voile. L’auteur de la Cohortatio ad Græcos a donné une description détaillée de l’antre de la prophétesse, qu’il avait visité au cours du m* ou du ive siècle de notre ère ; il le compare à une sorte de basilique taillée dans le roc et comprenant trois bassins, où la Sibylle avait coutume de se baigner avant de rendre ses oracles ; c’est dans l’endroit le plus retiré de la grotte, du haut d’un siège placé sur un tertre, qu’elle vaticinait ; Virgile a dépeint en traits saisissants la violence du délire où la précipitait l’inspiration soudaine d’Apollon. La Sibylle de Cumes avait atteint l’âge de sept cents ans lorsqu’elle accompagna Enée pendant s » descente aux Enfers, et elle devait vivre encore six cents autres années. C’est elle qui, dans une entrevue fameuse, offrit au roi des Romains, Tarquin, le recueil de se ? prédictions ; il est vrai que, d’après Varron, ce prince aurait vécu à une époque trop récente pour avoir été le contemporain de la prophétesse, quelle qu’ait été la longévité de celle-ci. D’après une autre tradition, l’anecdote 6e place sousTarquin l’Ancien, et les oracles auraient été présentés au roi, non par la Sibylle elle-même, mais par une femme ordinaire, du nom d’Amalthée ; il n’est pas douteux que la grande réputation de la devineresse de Cumes se fondait en partie sur la vénération dont étaient entourés les livres sibyllins conservés à Home. La ville de Cumes, étant une colonie de Chalcis, en Eubée, notre propliétesse reçoit parfois l’épithète d’/ùiboïquc.

La Sibylle de Cumes contribua à la formation d’un nouveau groupe de prophétesses de cet ordre, qu’on trouve disséminées sur différents points en Occident. On mentionne une Sibylle Cimmérienne, appelée Carnienta ; Enée l’aurait ensevelie dans l’île de Prochyta.

Durant un voyage en Sicile, la Sibylle de Cumes choisit pour demeure une grotte aux environs de Lilybée et y mourut. Il n’en fallut pas davantage pour la création d’une Sibylle Sicilienne, qui fut mise à son tour en relation avec le roi Tarquin et lui rendit ses oracles. Il est certain qu’après l’incendie du Capitole, en 83 avant J.-C, quand le Sénat romain s’occupa de la reconstitution des livres sibyllins, devenus la proie des flammes, la Sicile fut un des pays visités par les délégués sénatoriaux, à l’effet de recueillir les textes fatidiques.

Au dernier rang de la liste de Varron, est nommée la Sibylle de Tibur, près de l’Anio, on elle était honorée à l’égal d’une déesse ; son nom d’Albunéa rappelait les eaux blanchâtres ou sulfureuses de la région ; on l’identifie parfois avec Carmenta, la mère d’Evandre ; le même nom d’Albnnéa est également donné à la forêt où Latinus vint consulter l’oracle de Faunus et à une source des environs

de Tibur. Dans le lit de l’Anio, on trouva un jour la statue de la Sibylle, tenant à la main un volume d’oracles miraculeusement préservé du contact des eaux ; le sénat de Rome s’empressa de réclamer le précieux rouleau, qui fut annexé au recueil conservé dans le temple de Jupiter Capitolin ; il est vraisemblable qu’il y avait dans ces parages une grotte consacrée à une nymphe ; par suite d’un accident, la statue avait roulé au fond de la rivière qui coule au bas d’une gorge abrupte et sauvage ; on montre encore à Tivoli, l’antique Tibur, surplombant le ravin, un gracieux petit temple prostyle pseudo-périptère d’ordre ionique, qui date des dernier » temps de la République et qu’on a attribué par erreur à la Sibylle Albunéa. Le Sénat, dans un moment de détresse, ayant eu besoin de l’appui d’oracles nouveaux, se sera adressé aux habitants de Tibur, qu’il savait en possession d’un vieux recueil de prophéties. Il faut toujours admettre, d’après ce récit de la translation des oracles d’Albunéa à Rome, que cette Sibylle était vénérée à Tibur avant d’être connue des Romains. Du reste, la Sibylle de Tibur jouira d’une réputation universelle au moyen âge.

Les savants de l’antiquité ont prétendu fixer la chronologie des diverses Sibylles qu’on vient d’énumérer, mais ils ne nous indiquent pas sur quelles bases s’appuient leurs supputations fantaisistes. En général, les Sibylles sont considérées comme d’origine postérieure aux Pythies les plus anciennes ; Eusèbe parle de l’Erythréenne à propos de la 3e année de la q° olympiade ; Suidas la fait vivre ^87 ans après la prise de Troie ; selon Héraclide de Pont, les Sibylles Phrygienne et Troyenne appartiendraient à l’époque de Cyrus et de Solon ; d’après Plutarqtre, la voix de la Sibylle n’avait pas traversé moins de mille ans, quand elle parvint aux oreilles d Heraclite d’Ephèse. Bornons-nous à faire remarquer que les Sibylles du groupe hellénique sont en général de création antérieure à celles du groupe occidental, imaginées presque toutes dans les établissements coloniaux des Grecs.

Physionomie. — La physionomie de la Sibylle, telle qu’elle ressort des légendes, n’offre que des traits vagues et des contours fuyants ; son caractère surnaturel a pour fondement son origine, qui se rattache en général à quelque divinité ; son être physique n’a guère que les apparences d’un corps humain, étant tellement exténué par l’âge qu’elle n’est plus qu’une voix, la voix révélatrice des décrets divins, condition qui achève de lui enlever toute caractéristique vivante et vraiment personnelle ; son existence est celle d’une voyante exaltée, solitaire, mélancolique, tantôt retirée au fond d’une grotte mystérieuse, qu’environne une religieuse terreur, tantôt errant à travers le mondé pour faire entendre partout ses sinistres menaces, toujours accablée sous le fardeau d’une destinée, qui ne connaît que l’horreur des châtiments célestes, que provoque sans répit l’incurable perversité des humains.

Nature de l’inspiration sibylline. — La vision de la Sibylle embrasse à la fois l’avenir et le passé ; son regard contemple aussi bien les événements qui ne sont pas encore que ceux qui se sont évanouis dans les âges les plus lointains ; néanmoins, c’est avant tout l’avenir qu’elle prétend dévoiler et prédire en traits saisissants, et c’est la révélation surnaturelle qui met son esprit en contact immédiat avec des faits, dont elle est séparée parfois par de longs siècles d’intervalles.

Les anciens Grecs connaissaient deux espèces de divination : l’une inductive et médiate, l’autre intuitive et immédiate ; la première est proprement un 1329

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art, ayant ses règles et ses procédés qui sont transmis par l’enseignement.

La divination intuitive prend sa source dans l’inspiration immédiate de la divinité ; elle ne comporte ni règles ni méthode et n’est pas transraissible par l’enseignement ; le sujet qui l’exerce subit une action surnaturelle d’ordre spécial, qui fait de lui un voyant. L’état physique et moral du voyant implique la suspension momentanée de toul-s les conditions normales de la vie. On admet que l’àme du sijet a véritablement quitté son corps, àwrif>xc ; dans cette îxTraTi ; entendue au sens propre, elle est soustraite à l’influence des organes corporels et le devin est proprement hors de lui. Après avoir provoqué cet état extatique, le dieu envahit l’àme tout entière du sujet et s’unit à elle si étroitement qu’il ne fait plus qu’un avec elle ; l’àme est alors possédée par le dieu, cette possession surnaturelle, xxToyr, , fait que le devin vit en dieu et par dieu, bBtoç.

C’est l’inspiration intuitive qui apporte à la Sibylle, comme à d’autres prophétesses apollinicnnes. sa science prophétique ; aux yeux de la foule, elle est une possédée ; dans le délire extatique où la jette malgré elle la présence d’Apollon, elle perd toute conscience ; ainsi réduite au rôle d’instrument passif, aiguillonnée, fouettée par le dieu qui la’dompte, elle profère des oracles sans savoir ce qu’elle dit, et une fois qu’elle a repris ses sens, elle ie conserve plus aucun souvenir des paroles tombées de ses lèvres frémissantes. Les auteurs sont unanimes à expliquer de cette manière la divination <le la prophétesse. C’est d’une bouche en fureur, jxi/jucw Tro’yuc/.rt, sous l’action du dieu, hCv. riv 0£m, que parle la Sibylle, d’après Heraclite ; Platon la range au nombre de ceux qui exercent une divination inspirée, ; j : » tuj,.. ISiu ; selon Aristote, Sibylles et Itakides sont sujets à des inlirmités tenant du délire et de l’enthousiasme, Cicéron attribue les présidions sibyllines au furor divinus ; pour Diodore de Sicile, les mots Mowid » et ertCuUxwgoi sont des termes synonymes ; Strabon appelle la Sibylle une femme inspirée et prophétique ; Pline l’Ancien n’est pas moins aMirm.itif quand il dit que la divinité et une participation de ! a vie des dieux tout à fait cminenle résidaient dans la Sibylle ; d’après Pausanias, la prophétesse débite ses oracles dans la fureurdu délire prophétique et sous l’inspiration d’en haut, u.%wi.i*r, ->. /y_( £k r ii’/j /y---, /’, ;  ; enfin, Aminieu Marcellin rappelle encore que les Sibylles prétendent brûler d’un feu puissant qui les consume. On connaît les vers fameux dans lesquels Virgile a décrit la crise de délire causée à la devineresse par la venue du dieu.

Dans ce brillant morceau, Virgile a sans doute idéalisé l’état extatique de la Sibylle, mais sa peinture doit reproduire assez exactement la manière dont l’imagination se représentait la fureur prophétique de la devineresse, l’altération de ses traits ei tout le désordre produit dans sa personne par les transports de l’inspiration surnaturelle ; les expressions dont se sert fréquemment le poète : raine fera corda lument ; … u/flata numinn jarn propiore dei ; … eafrenafurenti concutit ; stimulos vertit, etc. concordent avec celles que les auteurs ont coutume d’employer pour caractériser les différentes phases de l’extase. Servius dé init la Sibylle : omnis puella tu jus pr, tus nu me n recipit. Sur une monnaie romaine de l’an 54 avant JF.-C, la prophétesse est représentée en Bacchante couronnée de lierre avec l’inscription :

D’ordinaire, la Sibylle mène une existence indépendante, sans nulle attache à quelque sacerdoce

constitué ; à Delphes seulement, elle paraît avoir été associée d’une façon passagère à une organisation sacerdotale. Il existe encore une autre différence entre le sibyllisme et la divination apollinienne ordinaire : pour obtenir un oracle d’Apollon, il est nécessaire de poser au dieu des questions sur îles affaires déterminées ; bien que l’inspiration soit indépendante de leur volonté, la Pythie de Delphes, la prêtresse de l’oracle des Branchides, près de Milet, ne répond que si on vient la consulter ; la Sibylle ai : contraire n’admet pas de consultation ; entièrement à la merci du caprice divin, sa voix éclate dès que l’aiguillon ou le fouet du dieu a touché son âme, et en présence des foules étonnées et attentives, elle annonce leurs destinées aux peuples ; l’intervention des hommes ne saurait provoquer ces révélations qu’on redoute, ce semble, plus qu’on ne les désire ; l’inspiration prend (in, quand il plail au dieu de se retirer, et avec elle s’arrête aussi le flot de prophéties qui jaillit de son sein tourmenté ; la Sibylle redevient muette en recouvrant ses esprits.

Recueils sibyllins- — Les oracles qui tombaient en sinistres menaces des lèvres de la Sibylle étaient consignés par écrit sur des feuilles d’arbres, de préférence sur celles du palmier, mais ils ne devaient pas produire sur les auditeurs une impression fugitive. On avait intérêt à en conserver la trace et on voulait au besoin en vérilier l’exactitude en les rapprochant des faits annoncés. A partir d’une certaine époque, des prophéties en vers furent ainsi rédigées et mises en circulation sous le nom d’une Sibylle donnée ; comme les auteurs restaient anonymes, elles purent se multiplier rapidement. C’étaient tantôt des oracles de faible étendue, tantôt de petits poèmes. La Sibylle d’Erythrée passait pour avoir aussi composé des chants lyriques, et nous avons vu que les Déliens chantaient en l’honneur d’Apollon des hymnes ayant pour auteur la prophétesse. Les prétendus oracles sibyllins furent bientôt assez nombreux, grâce à des apports incessants, pour qu’on pût en faire tout un recueil ; à la cour des Pisistratides, Onomacrite s’occupa de son côté de réunir en volume les prédictions attribuées au devin Musée. Du temps d’Heraclite d’Ephèse, un recueil analogue d’oracles sibyllins existait certainement, car le philosophe nous a laissé une appréciation du contenu et du style de ces prophéties ; à l’époque d’Aristophane, ces oracles étaient dans beaucoup de mains : « Je ne comprends pas ceoi, dit Hiôroclès à Trygée, dans lu Paix, car la Sibylle n’en parle pas » ; et plus loin, Trygée invite son interlocuteur à manger la Sibylle, en guise de repas, c’est-à-dire à se repaître de ses oracles. On peut tirer la même conclusion de deux passages où Platon vante l’utilité des prophéties sibyllines. Pausanias affirme qu’il a lu les oracles de tous les devins antiques, à l’exception du seul Lykos ; Diodore attribue des prédictions à la Sibylle, ûlle de Teirésias ; Zosime a examiné de nombreux recueils d’oracles et il en cite différents extraits provenant selon lui de celle d’Erythrée ou d’Epire ; Virgile a sûrement parcouru les oracles qui circulaient sous le nom de la Sibylle de Cumes ; des livres entiers d’oracles étaient conservés dans le temple de Jupiter Capitolin à Rome ; enfin des oracles sont attribués par Suidas nommément aux Sibylles de Delphes, d’Erythrée, de Libye, de Colophon, de Phrygie, de Cumes et de Thesprotie.

Le succès des prédictions allait croissant, et tout favorisait la création d’oracles nouveaux et encourageait les interpolations ; les Sibylles elles-mêmes étaient nombreuses ; les oracles étaient juxtaposés sans suite ; et cette absence totale de plan, jointe à la confusion d’un style tout à fait impersonnel. 1331

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laissait place à des additions sans (in. Peu à peu il se forma ainsi toute une littérature sibylline dont l’accroissement illimité était favorisé encore par la crédulité publique. La production d’oracles nouveaux se Ut avec une intensité particulière durant les époques de crise, lorsque les âmes étaient en proie à de vives angoisses, que les cités étaient déchirées par les discordes civiles ou menacées par l’ennemi extérieur, que les forces de la nature elles-mêmes paraissaient conjurées contre l’homme, éprouvé tour à tour par les secousses sismiques, les inondations, les famines, les pestes, etc. Au 111e et au ir" siècle avant notre ère, la voix de la Sibylle a dû éclater avec une force nouvelle, dont le contre-coup se retrouve dans la littérature classique ; c’est vers l’an 200 que Lycophron de Chalcis écrit son énigmatique poème de Cassandre, et nous dirons plus loin que le milieu du 11e siècle voit éclore les premières prédictions de la Sibylle juive.

Lorsque, après l’incendie du Capilole (83 avant J.-C), le Sénat de Rome, désireux de reconstituer les livres sibyllins officiels devenus la proiedes flammes, chargea ses délégués de demander à diverses villes d’Italie, de Sicile etd’Asie communication des oracles qu’elles possédaient, celles-ci mirent sans doute un vif empressement à satisfaire le zèle pieux du gouvernement romain ; des prophéties nouvelles, imaginées pour la circonstance, vinrent s’ajouter, dans plus d’un centre, au vieux fonds d’oracles qu’on put mettre à la disposition de la commission sénatoriale ; à toutes les époques d’ailleurs, les faussaires qui mirent en circulation de nouveaux oracles sibyllins ont dû être assez nombreux, s’il est vrai, comme le raconte Suétone, que l’empereur Auguste en fit jeter au feu près de deux mille, reconnus apocryphps.

A une certaine époque, il parut indispensable de posséder un critérium permettant de discerner les oracles soi-disant authentiques de l'œuvre des faussaires ; on ne crut pas pouvoir employer de meilleur moyen que ['acrostiche, système de versification dans lequel la première lettre de chaque vers forme un ou plusieurs mots. Diogène Lærte donne le nom de Wu.pmrcïx181u. à un procédé, remontant selon lui à Epicharme et consistant en un court acrostiche sur le nom de l’auteur ; cet acrostiche se plaçait en tête de l’ouvrage en guise de signature : ainsi certaines œuvres du poète Ennius présentaient en acrostiche la proposition : Q. Ennius fecit. Une autre espèce d’acrostiche désigne une personne, non plus par son nom propre, mais par l'équivalent numérique de la première lettre de son nom ; ce dernier système est pratiqué à satiété dans les livres les plus récents de noire recueil judéo-chrétien. Sous sa première forme, l’acrostiche se rencontre dans la littérature profane avec certitude au début de l'époque alexandrine ; on s’en sert alors couramment pour donner à des apocryphes de toutes sortes un caractère d’authenticité et séduire ainsi les esprits crédules ; un certain Dionysios, voulant se moquer d Héraclide de Pont, composa sous le nom de Sophocle une tragédie qu’il intitula Uy.p9svnTe/.rci et y mit en acrostiche le mot Uv : /xv.)cç, nom de son propre mignon, avec d’autres réflexions désobligeantes pour Héraclide. L’acrostiche fut surtout en honneur chez les Romains ; nous avons vu qu’Ennius s'était parfois livré à ce jeu puéril. D’après Cicéron, tous les oracles des livres sibyllins officiels renfermaient un acrostiche reproduisant chaque fois le premier vers de la prophétie ; mais, comme l’observe M. Diels, Cicéron a dû connaître seulement des oracles très courts ; un vers unique, qui comporte au plus une cinquantaine de lettres, ne suffisant pas pour des compositions d’une certaine étendue. Les érudits romains, ayant constaté

la présence d’acrostiches dans quelques oracles, en conclurent que le procédé était de règle dans la versification sibylline et qu’il avait pour but d’attester et de garantir 1 authenticité des oracles : « C’est à ce qu’on appelle acrostiches, dit Denys d’Halicarnasse, d’après Varron, qu’on les reconnaît. 1 On pensait aussi que les Sibylles avaient eu recours à cet expédient pour laisser deviner les allusions et sousentendus de leurs prophéties, parfois énigmatiques. D’après ces principes, les savants de Rome étaient portés à éliminer comme apocryphes ou interpolées toutes les prédictions non marquées de ce signe. Il ne semble pas toutefois que l’acrostiche ait été pratiqué par lesSibylles les plus anciennes ; des deux oracles assez étendus que nous a conservés Phlégon de Tralles, un seul présente l’acrostiche sur une longueur de quarante vers. Dans notre recueil, il n’existe que deux acrostiches ; l’un très court au commencement du livre 1, l’autre au livre ni, sur le nom de Jésus-Christ.

Il faut se représenter les recueils d’oracles sibyllins comme des compilations incohérentes et indigestes, où les idées les plus contradictoires sont juxtaposées, où les faits se succèdent au hasard de la rencontre, où les époques sont confondues d’une façon inextricable. D’après Servius, les oracles de la Sibylle sont énoncés en cent propos divers ; Zosime avoue qu’après avoir déroulé de nombreuses collections d’oracles, il n’y a trouvé qu'à grand’peine celui qu’il cherchait. Le décousu des prophéties contenues dans PAlexandra de Lycophron est peut-être une imitation de l’incohérence propre aux assemblages d’oracles sibyllins ; par le désordre qui y règn » 1, certains livres de notre collection judéo-chrétienne peuvent aussi donner une idée de l’extrême confusion qui caractérisait la littérature sibylline des païens.

Crédit en Grèce. — On ne saurait contester le crédit extraordinaire que les prophéties de la Sibylle ont rencontré d’une façon durable dans tous les rangs de la société chez les Grecs. Les gens du peuple n’opposaient pas le moindre doute à la mission surnaturelle de la devineresse ; la réalisation fortuite de certains oracles frappait les moins crédules ; et après que ces annonces avaient été justifiées par ces coïncidences heureuses, la Sibylle avait beau jeu à déclarer à ceux qui repoussaient ses prédictions avec une incrédulité narquoise, qu’un jour, quand tout serait accompli, ils seraient contraints de rendre hommage à l’infaillibilité de ses visions. Dans certains milieux plus éclairés, surtout au lœrceau de la philosophie, chez ces Ioniens si préoccupés d’expliquer le mystère des choses par les lumières de la seule raison, la prophétesse se heurtait sans doute à un scepticisme souriant ; ailleurs encore, ses prédictions n'étaient pas toujours accueillies avec une confiance aveugle, et la trace de cette opposition se reconnaît dans les récriminations mêmes, auxquelles son dépit se livre par moments. Mais il faut bien admettre que la divination sibylline a eu de bonne heure ses fidèles et que leur nombre est allé en augmentant.

Des hommes graves, comme Heraclite et Platon, ne parlent qu’avec respect du délire sacré de la Sibylle. Le premier attribue expressément à l’action divine son intuition des choses futures. D’après Platon, « les plus grands biens nous sont procurés par le délire, lorsqu’il est un don de la divinité » ; et il ajoute : « Si nous parlions de la Sibylle et de tous ceux qui, jouissant de la divination inspirée, ont révélé avec exactitude l’avenir à une foule de personnes et dans un grand nombre de cas, nous nous étendrions trop longuement, en disant ce qui 133 : î

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est évident pour tous. » Ailleurs il assure que les devins et les prophètes inspirés « disent beaucoup de choses vraies, tout en ne sachant pas ce dont ils parlent » ; et il invite Ménon « à qualifier de divins ces hommes qui, dépourvus d’intelligence, atteignent le vrai dans beaucoup de grandes choses ». On peut s'étonner du silence d Hérodote à l’endroit de la Sibylle ; cet historien si profondément religieux, qui recueille les oracles avec un soin si empressé, qui en consigne la réalisation avec une complaisance si visible, ne nomme pas une seule fois la Sibylle ; ce n’est sans doute ni ignorance ni dédain de sa part ; comme l’a remarqué M. Bouché- Leclereq, cette abstention systématique est plutôt une concession faite par Hérodote au clergé de Delphes, qui n’aurait pas vu sans déplaisir l’historien célébrer les mérites d’une rivale de la Pythie ; la concurrence de devins, comme Bakis et Musée, dont les oracles sont reproduits par Hérodote, paraissait à Delphes sans doute moins redoutable que celle de la Sibylle, dont les prédictions étaient dans toutes les mains.

Une autre preuve de l’influence de la divination sibylline, se tire de railleries que lui prodigue Aristophane. Ce poète semble mettre sur le même rang la Sibylle et Bakis. Parmi les oracles, dont se repaissait la crédulité populaire, un grand nombre était sans doute attribué à la devineresse ; la foi à ses prédictions était aux yeux des hommes instruits une faiblesse d’esprit, appelée dédaigneusement mCui/iâï, et cette manie ridicule est naturellement imputée par le comique au vieux bonhomme Démos. Aristophane va jusqu'à parodier les oracles euxmêmes, travestissant les formules prétentieuses et les tours énigmatiques en usage dans la poésie sibylline : » mais lorsque les loups et les blanches corneilles, s'écrie un personnage des Oiseaux, habiteront ensemble entre Corinthe et Sicyone, etc… », le poète se moque ici des oracles qui se prêtent à toutes sortes d’interprétations. N’est-ce pas aussi un signe du crédit persistant de la divination sibylline, que l’apparition à l'époque d’Alexandre d’une Sibylle nouvelle, Phænnis ou Phænno, qui affecte de se rattacher directement à son aïeule d’Erythrée ? Au milieu du n' siècle, les Juifs eux-mêmes, ainsi que nous le dirons plus loin, empruntent à la Sibylle son nom, ses formules et une grande quantité d’oracles déjà en circulation, pour gagner des adeptes à la religion de Iahweh et démontrer plus efficacement aux païens l’excellence de la Loi de Moïse : il fallait que la popularité de la Sibylle fût bien grande auprès des masses, pour que les Juifs eux-mêmes se soient couverts de son autorité.

A l'époque impériale, le prestige de la Sibylle n’est nullement amoindri, et sans doute le zèle avec lequel Rome consulte toujours le précieux recueil des oracles de la prophétesse n a pas peu contribué à maintenir sa vogue, t Si nous établissions une comparaison, dit Plularque, entre les dits de la Sibylle et ceux de Bakis, le rapprochement paraîtrait justement blâmable… » Voulant placer la prophétesse hors de pair, Dion Chrysostome ne connaît rien de plus véridique que la Sibylle et Bakis, et rappelle dans un de ses discours les événements prédits par ces deux estimables chresmologues. Aristide affirme à son tour sa foi au témoignage de la Sibylle, de Bakis et des autres devins de même ordre. Quant à Phlégon de Tralles, sa crédulité à l’endroit des Sibylles dépasse toutes les bornes.

Observons toutefois que, dans le inonde grec, la poésie sibylline n’est guère sortie du domaine privé : les Etats ne consultent pas les prédictions de la devineresse qui jouissait d’une si haute autorité

auprès du gouvernement romain ; c’est à des institutions d’un caractère public, comme Delphes. Dodone, Olympie, etc…, que s’adressent les cités, dans les circonstances graves, où l’assistance des lumières d’en haut paraissait indispensable. Les Sibylles sont demeurées les devineresses préférées des particuliers, individus et familles, qui s’aidaient de leurs oracles pour satisfaire leur curiosité, préparer leurs âmes aux événements futurs, conformer parfois leur vie aux préceptes salutaires contenus dans ces menace*, où le moyen de détourner le fléau était généralement révélé à côté de la catastrophe. Par leur étrangelé même, ces poésies bizarres, dont le mystère se laissait à demi pénétrer, avaient un vif attrait pour les âmes ; un événement était-il arrivé contorinément aux prédictions ? on éprouvait un redoublement de foi et de vénération envers la pro.ihélesse, que Dieu éclairait si manifestement ; au contraire, l’accomplissement des menaces de la Sibylle se faisait il attendre, ou la réalité était-elle en contradiction avec les prophéties ?les populations attendaient avec d’autant plus d’angoisse quelque catastrophe plus grave, qui ne tarderait pas à se produire. De très bonne heure, l’autorité de la Sibylle paraît l’avoir emporté sur celle de ses rivaux, comme Bakis, etc., qu’elle finira par reléguer totalement dans l’ombre.

Rome. — Nulle part, les prophéties de la Sibylle n’obtinrent un succès plus grand et plus durable qu'à Itome, le seul Etat où ce genre de divination eut un caractère officiel. Enfermés dans un coffret de Irène, les libri Sibyllini fatales, dont la provenance ne sauraitètre indiquée avec certitude, étaient conservés dans la crypte du temple de la Triade capiloline, puis, à partir d’Auguste, dans le sanctuaire d’Apollon Palatin, sous la statue même du dieu. Dès le principe, c’est-à-dire depuis les derniers temps de la royauté, la garde et l’interprétation des oracles fut conGée à un collège spécial de prêtres, dont le nombre fut porté avec le temps jusqu'à quinze, XV viri sacris faciundis. La consultalion ne pouvait être faite par eux qu’en vertu d’un sénatusconsulte spécial, adiré, inspicere libros, et elle n'était ordonnée que dans les circonstances d’une gravité exceptionnelle, lorsque la paix des dieux protecteurs de l’Etat était manifestement troublée et que leur courroux se manifestait par des événements extraordinaires, tels que : séditions, désastres militaires, épidémies, tremblements de terre, monstruosités physiques et autres prodiges affreux, tetra. Les lextes sibyllins du recueil officiel n’ont d’ailleurs pas pour but d’annoncer l’avenir ; ils contiennent des menaces générales de calamités publiques, avec l’indication du remède convenable pour y mettre lin et rétablir les relations normales entre la cité et ses patrons divins. Les remèdes prescrits, remédia sibyllina, assez variés en euxmêmes, avaient pour trait commun d'être des cérémonies à instituer en l’honneur de divinités étrangères, helléniques ou orientales : supplications solennelles, processions, banquets divins, jeûnes, offrandes d’objets précieux, fêtes expiatoires, jeux, etc…

Les livres sibyllins ont joui longtemps à Rome d’une autorité qu’on a peine à comprendre ; la foi à l’efficacité des mesures qu’ils prescrivaient était absolue ; leur application ponctuelle était un gage certain du retour de la faveur céleste. Cette confiance reposait en grande partie sur la conviction que les prédictions contenues dans le recueil étaient spécialement destinées à la race d’Enée ; la devineresse se rattachait elle-même par son origine à l’antique Troade et témoignait une sollicitude innée aux des1335

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cendants de ses compatriotes. Se croyant issus des fugitifs de Troie, les Romains s’appliquaient volontiers des prophéties qui promettaient l’empire du monde à la race troyenne : et le gouvernement, loin j d’ébranler celle confiance, considéra toujours la Si- | bylle comme le guide fidèle de la nation, aux heu- I res de trouble et d’incertitude, quand la religion traditionnelle s’était montrée impuissante à sauver l’Etat et que l’imminence du péril ne permettait pas d’altendre. Les historiens nous font connaître une centaine de cas environ, où le Sénat eut recours aux lumières de la Sibylle ; la vogue de ses oracles fut surtout grande au m’et au n" siècle, lorsqu’une multitude de prodiges inouïs troublaient si fort la conscience romaine. Il était inévitable que les livres sibyllins devinssent aussi un instrument de domination, dissimulé sous les dehors d’une révélation surnaturelle ; le Sénat s’ingénia à entretrenir toujours dans les âmes la foi à ces oracles et ménagea habilement le collège des interprètes, afin de pouvoir compter sur ses complaisances ; aussi bien, ceux-ci découvraient toujours dans le recueil la réponse convenable pour rendre le calme aux esprits. Les lettrés de Rome n’ont pas dédaigné de s’occuper de la poésie sibylline, bien que sa valeur prophétique leur parût sujette à caution. Varron s’est livré à des reclierches approfondies sur l’histoire de cette forme de divination. Gicéron prend la peine d’étudier la composition et le style des oracles ; selon lui, l’inspiration d’un esprit en délire fait défaut à cette poésie qui offre plus d’ait et de soin que de spontanéité et de mouvement, et l’emploi de l’acrostiche en particulier lui semble accuser plus de réflexion que d’enthousiasme véritable. Cicéron affiche d’ailleurs le plus grand scepticisme à l’endroit de la divination sibylline ; il parle avec une raillerie dédaigneuse d’un oracle sur Jules César, où la < ! evineresse, ambiguë à dessein, a évité adroitement toute désignation de personne et de date, pour que la prédiction pût s’adapter indifféremment à toute époque, sans compter l’obscurité voulue de ces vers qui changent de sens suivant l’occasion ; il reproche en outre à la Sibylle d’être partisan durégirue monarchique et de multiplier les superstitions, au lieu d’en guérir les âmes ; pour toutes ces raisons.il estime qu’il est préférable de laisser la Sibylle en paix dans son antre. Virgile parait avoir fréquenté curieusement la poésie sibylline ; au début de la IVéglogue, il annonce, d’après la supputation du temps en usage dans ces poèmes, la venue imminente du dernier âge et le commencement d’un nouvel ordre de choses ; au centre même de l’Enéide, il place la Sibylle de Cumes, qu’ilcharge de dévoiler aux yeux du héros troyen l’histoire future de sa descendance et les exploits fameux qui illustreront la cité souveraine, œuvre grandiose de sa glorieuse lignée.

Sibylle juive. — La société païenne, avec ses vices dégradants et sa corruption étalée au grand jour, n’inspirait en général aux Juifs de la dispersion, obligés de vivre dans son sein, qu’horreur et dégoût ; l’idolâtrie surtout, avec ses divinités innombrables et les vains honneurs qu’on leur prodiguait sans se soucier de devenir meilleur, ne réussit qu’à attirer le mépris et à provoquer les sarcasmes des fidèles adorateurs de Iahweh. Néanmoins, par certains côtés, la culture grecque devait exercer bientôt, sur les enfants d’Israël, une séduction contre laquelle ils ne cherchaient nullement à se défendre. Les Juifs d’Alexandrie en particulier surent apprécier les agréments de la littérature hellénique et s’avisèrent de tirer parti des avantages qu’elle leur offrait pour la défense des intérêts supérieurs de leur race. Loin de manifester aucune méfiance a l’égard des nobles

productions des poètes, des historiens, des philosophes de la Grèce, loin de se montrer réfractaires à l’influence de ces grands esprits, les Juifs firent preuve d’une étonnante souplesse pour s’assimiler tout ce que la culture grecque présentait de compatible avec les prescriptions de la Loi. Ils montrèrent d’autant plus d’empressement à se mettre à l’école des Grecs qu’ils découvrirent chez ceux-ci plus d’une conception qui s’accordait à merveille avec leurs propres croyances. S’il est vrai que, dans ce commerce avec la littérature païenne, l’àme juive n’a rien perdu de sa foi monothéiste et de son inviolable attachement à la Loi de Moïse, on ne s’étonnera pas m n plus que l’idée soit venue à un bon nombre d’Israélites de gagner à leur religion ces Grecs, dont les livres renfermaient souvent des notions si pures sur la divinité et des aspirations moralessi hautes. Aussi bien, la race juive conimençaità être l’objet d’égards inattendus de la part des gouvernements, non moins que des particuliers. Le culte de Iahweh jouissait partout de la tolérance la plus large ; les livres sacrés d’Israël sont traduits en grec ; des écrivains païens, comme Evhémère de Messine, ne dédaignent pas de s’occuper d’antiquités judaïques : Hécatée d’Abdère, contemporain d’Alexandre, avait, dans son Histoire de l’Egypte, longuement décrit les mœurs, les institutions politiques, les habitudes religieuses des Juifs Ainsi les points de contact se multipliaient entre juifs et païens ; et avec le goût du prosélytisme, qui est un des caractères de leur race, les enfants d’Israël en profitèrent aussitôt pour se livrer à une propagande zélée, tantôt se bornant à créer un mouvement d’opinion favorable à leurs communautés, tantôt cherchant à accroître le nombre des partisans de la vie juive.

Mais quel moyen choisir pour atteindre ce but ? Comment réussira-t-on à inspirer aux Gentils de l’estime et de la sympathie pour une race que de gravesdéfauts avaientlongtemps rendue odieuse et dont le genre de vie était, à bien des égards, la condamnation des habitudes et des mœurs païennes ? Comment surtout amener les païens à reconnaître la vanité de l’idolâtrie et à embrasser la pure religion du Dieu véritable et unique ? On ne pouvait songer à confier le rôle de prédicateurs aux antiques prophètes d’Israël ; la forme étrange de leurs écrits leur eût donné une médiocre autorité auprès de ces Grecs polis, amis du beau langage, et d’ailleurs si justement tiers des grands génies qui avaient illustré leurs patries respectives, et. depuis des siècles, formé l’âme des générations. Seuls, lesécrivains grecs pouvaient s’imposer à l’attention des centres de même culture et agir efficacement sur les esprits. Les Juifs se décidèrent donc à placer les idées qui leur étaient chères sous le haut patronage des grands écrivains grecs eux-mêmes, pour en assurer avec plus de succès la diffusion ; l’apocryphisme, qui attribue à quelque personnage révéré du passé des écrits de date récente, fabriqués dans le secret par une main anonyme, fut adopté par rapporta certains noms illustres de la savante Hellade, comme on l’avait déjà appliqué à plus d’une personnalité vénérable de l’histoire biblique. Pour attirer le lecteur grec, on emprunta tour à tour la voix d’Homère, d’Orphée, de Sophocle, de Ménandre, soit qu’on fit des extraits plus ou moins importants de leurs poèmes pour en décorer ses propres écrits, soit qu’où rédigeât hardiment des développements entiers, qu’on publiait ensuite sous leur nom. Personnages légendaires, écrivains dont la réalité historique était certaine, on exploita les uns et les autres pour atteindre plus sûrement l’âme grecque, lui inculquer les idées juives et lui inspirer l’opinion la plus avantageuse possible 1337

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à l’endroit de ce peuple, trop longtemps calomnié et méconnu.

C’est ainsi que la Lettre d’Jristeas, sur la traduction de la loi juive en grec, a pour objet de montrer aux Hellènes toute L’estime que le roi Plolémée l’hiladelplie avait professée pour la législation mosaïque, et de quels honneurs il avait comblé les savants juifs ; ce document apocryphe n’est qu’un éloge de la sagesse israélite, composé vers l’an 200 avant J.-G. A llécatée d’Abdère on attribua un livre sur les Jii/s ou sur Abraham, dans lequel le faussaire mêla, à des extraits de l’ouvrage authentique d’il Acatée sur VEgpte, toutes sortes de développements de sa façon ; dans ce même traité, l’auteur juif avait habilement disséminé des citations d’Homère, Eschyle, Sophocle, Euripide, Philémon, Ménandre et Diphile, renfermant des idées fort acceptables sur Dieu et sur la loi morale ; il eut soin d’ailleurs d’y mêler une foule de vers de son invention, sauf à les mettre sous le couvert d’Orphée, de Linus, d’Homère, d’Hésiode. Dans les milieux juifs, furent rédigés aussi les écrits attribués à Phocylide et au Perse Hystaspe. Grâce à cette supercherie, la sagesse hellénique paraissait être en harmonie sur quelques points essentiels avec les doctrines des Livres Saints, et la vérité, qui est une, ne pouvait avoir qu’une même origine, Dieu, dont la révélation avait favorisé d’abord le peuple élu, sans refuser d’illuminer de quelques vagues lueurs les plus grands esprits de la société païenne.

On s’explique dès lors aisément que leslivres prophétiques des Gentils aient été exploités à leur tour dans un dessein de propagande par les zélateurs du judaïsme. Chez les Juifs, la prédication des prophètes s’était éteinte depuis longtemps ; mais eût-elle continué de remuer les âmes, il eut été dillicile de faire accepter leurs avertissements des Grecs, qui avaient en abondance des oracles et des devins. Or, dans le inonde gréco-romain, la Sibylle jouissait toujours d’un crédit extraordinaire, surtout chez les orientaux, qui se plaisaient à composer des énigmes sur les grands événements politiques et trouvaient un pieux divertissement à s’occuper de les déeliiiFrer. Quelle merveilleuse auxiliaire pour l’œuvre de prosélytisme si ardemment poursuivie, que cette prophétesse, dont la voix avait tant de l’ois jeté le trouble dansles consciences. Aussi bien, la Sibylle avait parcouru les pays les plus divers ; ses prédictions, partout répandues, n’avaient d’attaches précises à aucun lieu : nulle preuve certaine, nulle date précise, n’en venait attester ou intirmer la provenance authentique ; à l’exception des Livres Sibyllins officiels de Rome, dont le recueil était tenu secret, tous ces textes échappaient, par leur nature même, à une critique sérieuse et se prêtaient à des remaniements et à des interpolations sans tin, qu’il n’était au pouvoir de personne de contrôler. Rien de plus facile que d’encadrer ces prédictions décousues dans des développements nouveaux, de mêler à des oracles, depuis longtemps connus, des annonces de catastrophes inédites, d’ajouter à l’effet des menaces par des exhortations morales et des prédications pieuses ; il n’était pas moins aisé d’atteindre au ton de ces déclamations passionnées ; pour des lecteurs familiarisésavee Homère, Hésiode, les poètes gnomiqu°s, la forme de l’hexamètre épique n’avait rien de trop ardu ; en émaillant le texte d’expressions, empruntées adroitement au style de l’épopée, on se flattait de faire illusion à des lecteu. s toujours avides de révélations surnaturelles. Cet ensemble de considérations provoqua la nais--. .uice de la Sibylle Juive, dont les premières revenions eurent lieu à Alexandrie, vers le milieu du

ir-’siècle avant l’ère chrétienne ; dans les milieux juifs de cette grande ville, la divination sibylline scia toujours la forme préférée de l’apocalyptisme. A l’exemple de leurs coreligionnaires alexandrins, des Juifsétablis sur d’autres points n’hésiteront pas à composer de toutes pièces des oracles qu’ils attribueront à la prophétesse païenne, personnifiée à leurs yeux de préférence dans la Sibylle d’Erythrée, dont le recueil de prédictions fut surtout mis à contribution. Il est naturel que dans cette entreprise, d’autant plus délicate que les oracles étaient plus répandus, on ait procédé avec beaucoup de prudence, pratiquant d abord des interpolations peu visibles ; peu à peu l’apocryphisme devint plus envahissant ; les oracles d’origine païenne, s’ils ne cédèrent pas entièrement la place aux nouvelles prophéties d’esprit juif, furent notablement altérés par les interpolations et remaniements postérieurs ; mais le fonds païen primitif se retrouve à fleur de sol en maint endroit.

Il est peu utile d’expliquer longuement, sinon de justilier, une supercherie que, d’après notre conception moderne de la paternité littéraire, le lecteur peu instruit des habitudes des peuples anciens dans cet ordre d’idées, serait porté à juger avec une sévérité extrême. En fait, il ne peut être question ici de fourberie, d’imposture, de tentative criminelle à l’eiFet de surprendre la bonne foi des âmes candides, que leur défaut d’instruction, leur manque absolu de critique, une crédulité facile à abuser exposaient fatalement à prendre les inventions d’impudents faussaires pour l’œuvre d’auteurs respectés. II est bien évident que le souci de l’authenticité était fort étranger à la plupart des lecteurs dans les temps anciens ; un grand nom, un poète illustre, une prophétesse en vogue provoquaient par eux-mêmes l’admiration et une confiance prête à accepter tout ce qu’on voulait couvrir de son autorité par l’usurpation la plus audacieuse ; l’idée de recherches à l’effet de vérifier la provenance des écrits, nouvellement offerts au public, ne venait à personne, et plus d’un lecteur eût été embarrassé pour en démêler l’origine certaine, en se référant à quelque texte réputé authentique ; les livres étaient rares et chers et les éditions faisant autorité existaient seulement dans les grandes bibliothèques.

Les attributions d’écrits à des auteurs supposés s’expliquent par l’état d’àme et les intentions généralement honorables des faussaires. La même préoccupation et le même esprit qui ont fait placer sous le nom de hautes personnalités del’histoire biblique, des livres composés longtemps oprèsleur disparition comme V Assomption de Moïse, les Psaumes rie Salomon, etc., ont suggéré à de pieux Israélites l’idée de couvrir de l’autorité partout respectée de la S ; bylle les révélations qu’ils jugeaient opportun de faire à leurs contemporains, pour assurer le règne de Dieu en ce monde et procurer le salut éternel des âmes. On ne saurait parler ici de frauie pieuse, car l’auteur d’un écrit apocryphe ne croyait pas un instant que sa fiction eût rien d’une mystification blâmable ; il n’y voyait qu’un simple procédé littéraire, aussi légitime que celui de l’honnête Barthélémy écrivant le voyage du jeune Anacharsis ; une manière de présenter au public des pensées ou des exhortations dont il tirerait d’autant plus de profit que le nom de l’auteur supposé les recommanderait davantageàsa méditation. Une fois close l’ère des grands écrivains d’Israël, ce genre de productions apocryphes devait apparaître comme une littérature organique. Aussi bien, c’était à l’abri des noms célèbres de l’antiquité qu’on enseignait dam les écoles : quoi de surprenant qu’on ait eu recours à la même étiquette pour favo1339

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riser la diffusion de la vérité religieuse et morale ? Les païens eux-mêmes ne s’interdisaient nullement la pratique de l’apocryphisme ; les poésies orphiques, qui se multiplièrent tellement à l’époque des Ptolémées, en sont la preuve, entre plusieurs autres. Dans le domaine sibyllin en particulier, la question de l’authenticité ne s’était posée en aucun temps, et elle n’aurait pu se poser, sans détruire le Sibyllisrne lui-même.

Après qu’elle s’est signalée à l’attention du public par ses premières révélations, la Sibylle juive élèvera la voix à maintes reprises, s’adressant tantôt aux enfants d’Israël, tantôt aux adorateurs des faux dieux. L’état de dispersion où vivaient les Israélites au milieu de la corruption païenne, loin du centre aimé de la cité sainte, n’était pas sans danger pour l’intégrité de leur foi et la pureté de leurs mœurs ; rien de plus urgent que d’exhorter les frères dispersés à persévérer dans leur fidélité à Iahweh et dans l’observation de sa Loi, d’agir sur leur volonté parfois chancelante, d’apporter des consolations et du réconfort à leurs âmes, trop souvent éprouvées par le malheur et la persécution. Chaque fois que lepeuple élu est en proie à de nouvelles détresses, qui affaiblissent son courage ou appellent les vengeances célestes, qu’un événement se produit qui intéresse l’histoire de la religion, que de douloureuses catastrophes lui paraissent propres à ouvrir les yeux des païens sur leurs égarements et à faciliter leur conversion au vrai Dieu, que la lassitude générale causée par de récentes commotions fait rêver à un état de paix universelle et désirer la venue d’un sauveur qui ouvre un âge nouveau, la Sibylle juive prend la parole pour apporter au monde les révélations commandées par les circonstances. Nous l’entendons tour à tour au moment des troubles qui agitent le monde gréco romain pendant le triumvirat d’Antoine, de Lépide et d’Octave, puis après la ruine de Jérusalem et la destruction de la nationalité juive, plus tard encore, à partir du I er siècle, au moment où le judaïsme est menacé par les progrès de la religion nouvelle, vaticinant avec force pour frapper l’esprit du public.

Après avoir d’abord marché sur les traces de sa sœur païenne, la prophétesse juive a suivi plus tard une voie indépendante ; pour les événements de l’histoire du monde, elle s’inspirait des oracles profanes qui circulaient dans le public ; le fonds religieux et moral était naturellement tiré directement de la Loi et des Livres sapientiaux des Juifs, si riches de sentences et de maximes de conduite ; plus d’une fois, les textes bibliques sont insérés littéralement dans les prédictions ; le style était imité plus ou moins adroitement de celui des poèmes épiques, didactiques, lyriques desGrecs, si bien que les oracles de la Sibylle juive représentent, comme on l’a dit, une sorte de syncrétisme religieux et littéraire.

A en juger d’après les importants fragments parvenus jusqu’à nous, les Oracles Sibyllins forment l’ouvrage le plus considérable de tous ceux qui sont nés de la propagande juive ; la multiplicité même des prédictions que la devineressejette au milieu de la société païenne démontre que l’expédient réussissait à merveille ; la Sibylle juive obtint rapidement un grand crédit ; elle apparaissait comme l’héritière légitime de la Sibylle antique, et avec une foi naïve et un cœurangoissé, les gens du peuplecontinuaient à repaître leur imagination des sombres descriptions de cette poésie grondeuse et vengeresse.

Les oracles de la Sibylle juive ont dû se répandre d’assez bonne heure dans les milieux païens ; toutefois, leur existence nous est révélée pour la première fois seulement au cours du premier siècle avant

notre ère, par Alexandre Polyhistor, qui, dans ses Xoù5<y.(* « , avait rapporté le récit de la construction de la tour de Babel, auquel il est fait plusieurs fois allusion dans notre recueil.

Pausanias nomme la Sibylle juive tout à fait à la fin de sa notice, parce qu’il la considère sans doute comme la dernière venue ; il observe d’ailleurs que certains l’identident soii avec la Sibylle babylonienne, soit avec celle d’Egypte ; et il est remarquable que dansnotre recueil elledéclare venir de Bahylone, et qu’elle proteste avec énergie contre la confusion éventuelle de sa personne avec l’Erythréenne ou encore avec la lille deCircé.

Suidas, dans une notice puisée à des sources variées et très confuses, parle de la Sibylle hébraïque sans la distinguer ni delà Chaldéenne ni de la Perse ; ayant rappelé qu’on lui donnait le nom de 2 « uC » j9>], il la fait descendre de la race du bienheureux Noé.

Les mêmes confusions se rencontrent dans les Anecdotade Cramer, où nous apprenons que la Sibylle hébraïque a précédé de 2.000 ans la venue de Jésus-Christ ; l’auteur affirme en outre qu’il a vu à Chypre un recueil d’oracles émanant de cette prophétesse.

Sibylle chrétienne. — Du moment que la Sibylle païenne, illuminée par un rayon divin, avait jadis témoigné en faveur de la religion de Iahweh, n’a-t-elle pas pu tourner également les esprits vers le christianisme, dont la première n’avait été que la préparation lointaine et le prélude imparfait ? Les oracles de cette prophétesse fameuse, dans lesquels les Juifs avaient trouvé de si frappantes ressemblances avec leurs propres doctrines et avec certains récits de leurs Livres sacrés, ne contiendraient-ilspas aussi des indications précieuses touchant la venue, la personnalité et l’œuvre dudivinFondateurdela religion nouvelle ? A l’exemple des Juifs, les Chrétiens, désireux de combattre le paganisme avec ses propres armes, appelèrent à leur secours les révélations prétendues de la Sibylle ; son témoignage, dont nul ne songeait à contester la valeur dans les milieux païens même éclairés, ne laisserait pas, pensait-on.de faire impression sur beaucoup d’âmes et dissiperait plus d’un préjugé défavorable aux disciples de Jésus.

Dès le milieu du 11e siècle, la Sibylle chrétienne apparaît à Alexandrie, et cette ville, où se mêlaient tant de races diverses et où la fermentation des idées était si intense, restera toujours le théâtre principal de son activité. La divination sibylline reçut une vive impulsion des persécutions sanglantes qui s’abattirent de bonne heure sur les communautés de fidèles. Combien il était nécessaire, en effet, d’exhorter les croyants à persévérer dans leur attachement à Jésus, en leur montrant la récompense promise aux lutteurs engagés dans le grand combat pour la conquête du royaume des cieux I Aux persécuteurs il fallait annoncer les châtiments inévitables qui attendaient les ennemis de la vérité religieuse ; il était urgent de prendre la défense des opprimés, victimes de tant de calomnies, en célébrant la pureté de leurs mœurs et la noblesse de l’idéal évangélique ; enfin, il n’était pas sans utilité de rappeler aux Romains que la venue du Christ avait apporté à l’empire un accroissement de prospérité et que le bonheur des princes et des peuples était invariablement lié à la diffusion de la doctrine chrétienne dans le monde. Des préoccupations semblables, appuyées sur une égale bonne foi, expliquent l’emploi de la poésie sibylline chez les Chrétiens comme chez les Juifs.

Les apologistes chrétiens s’approprient donc le recueil d’oracles sibyllins, librement transformés et élaborés naguère dans les communautés juives, sauf à remanier discrètement certaines parties dans t3’il

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un sens conforme à leur enseignement ; il est incontestable que la conservation des textes sibyllins de provenance juive est due au travail des sibyllistes chrétiens. Au vieux fonds s’ajoutèrent bientôt des développements nouveaux ; on chargea la prophétesse de raconter par anticipation l’histoire de Jésus conformément aux données évangéliques, en la mettant à sa place dans l’histoire générale du monde ; on exposa les préceptes essentiels de la morale chrétienne, dont on vanta la supériorité sur les principes de conduite des païens ; quelques rares détails relatifs au culte chrétien furent insérés ça et là parmi les prophéties ; enfin on s’étendit longuement sur les catastrophes qui inarqueront la lin du monde, sur la parousie, le jugement dernier et les sanctions éternelles réservées à chacun, selon ses mérites. Les sectes gnostiques semblent avoir mis un empressement particulier à couvrir leurs étranges doctrines de l’autorité de l’antique prophétesse.

Le succès de la Sibylle chrétienne paraît avoir répondu largement à l’attente de ses inspirateurs, et il s’explique par l’état même des esprits au n c et au m* siècle, où le besoin du surnaturel est partout si vif, où la vie religieuse offre partout une surprenante intensité, où toutes les croyances et toutes les superstitions se mêlent et trouvent des adeptes. La divination prend à son tour un essor inattendu, sous l’influence de l’Orient, qui enseigna aux occidentaux de nouveaux moyens d’investigation de la volonté divine ; l’astrologie babylonienne apporte des lumières hautement appréciées d’un grand nombre ; la plupart des vieux sanctuaires fatidiques comme Delphes, Dodone, Didyme.Claros recouvrent beaucoup de considération ; presque tous les cultes orientaux, comme ceux de Sarapis, des différents Baals, de Dea Gælestis, sont doublés d’un système de divination ; aucune des anciennes manières de connaître l’avenir, aruspicine, songes, sorts, n’est délaissée ; et les ch-irlatans ne manquent pas qui exploitent la crédulité publique. Chez les montanistes, le prophétisme est pratiqué avec une exaltation qui impressionne étrangement certaines âmes. D’autre part, à l’exception des Epicuriens et des Cyniques, toutes les écoles de philosophes admettent sans hésiter la valeur de la divination ; les disciples de Platon, de Pythagore, du Portique s’ingénient à lui trouver des fondements tirés de la science. La voix de la Sibylle, éclatant au milieu de ce chaos, ne pouvait manquer d’agir efficacement sur des esprits attentifs à toutes les manifestations divines. Nous en trouvons la preuve dans certaines proie tations d’adversaires

« lu Christianisme, tels que Celse et Lucien, qui

reprochent à l’Eglise, avec une ironie pleine d’aigreur, de faire un usage indiscret du témoignage de la Sibylle, après en avoir altéré les oracles dans un but d’apologétique. La Sibylle chrétienne continue de vaticiner, après des intervalles plus ou moins longs, jusque vers la lin du me siècle, ajoutant toujours des chants nouveaux au vieux recueil, selon les circonstances qui changent sans cesse.

La plus ancienne mention de la Sibylle chrétienne se lit dansle Pasteur d’Hermas, qui s’abstient d’ailleurs de citer directement aucun oracle. A partir de Clément d’Alexandrie, les témoignages empruntes aux livres sibyllins deviennent de plus en plus Fréqnents chez les écrivains ecclésiastiques, tant hérétiques qu’orthodoxes.

I.a poésie sibylline, grâce à son caractère étrange et au fonds doctrinal qu’elle contient, a exercé une influence prodigieuse sur les esprits et frappé vivement l’imagination des croyants. De même que les oracles de la devineresse sont avidement

lus par les chrétiens des premiers âges, ainsi les défenseurs de la nouvelle religion lui empruntent volontiers des arguments.

Loin d’être englobée dans la réprobation qui atteignait toutes les autres formes de la divination païenne, parce qu’on y voyait l’œuvre des démons, la Sibylle trouve un crédit extraordinaire auprès de certains ecclésiastiques, qui ne se lassent pas de la citer. Pour comprendre cette exception, il faut se rappeler que la prophétesse jouissait depuis longtemps d’une réputation solidement établie chez les Juifs ; en parcourant la littérature alexandrine, les chrétiens rencontraient ces oracles attribués tantôt à la Sibylle Erythréenne, tantôt à la Chaldéenne ; ils voyaient avec quelle avidité, avec quelle piété crédule les Israélites s’en repaissaient ; ils étaient frappés de la conformité de la doctrine sibylline sur l’unité de Dieu et les fins dernières avec les enseignements contenus dans la Bible ; les révélations qu’ils trouvaient dans ces oracles les amenaient naturellement à penser que, dsns sa miséricorde envers les Gentils, Dieu avait accordé des lumières spéciales à des écrivainspaïens, à quelques vierges privilégiées, pour les arracher à l’idolâtrie et les préparer à recevoir les doctrines plus pures, contenues dans les livres inspirés des Juifs. Ils acceptaient d’autant plus volontiers cette inspiration partielle, dont Dieu aurait favorisé les Sibylles, qu’ils partageaient pleinement l’opinion des Juifs que toute la sagesse hellénique avait été puisée dans la Bible, et que Platon passait pour avoir étudié Moïse. Quoi d’étonnant à ce que les Sibylles aient pris leurs oracles à la même source de vérité, ou que Dieu se soit adressé directement à elles pour leur en révéler quelques parcelles ? La Sibylle à son tour avait servi de guide aux poètes païens ; Homère n’avait-il pas eu la bonne fortune de mettre la main sur les oracles de la prophétesse dont il n’hésita pas à copier les vers ? Même chez ses coreligionnaires, il était regardé comme un disciple de la Sibylle. Les auteurs chrétiens ont à leur tour exprimé cette opinion. On accusait du reste le vieil aède d’avoir également copié Orphée et Musée. Ainsi les auteurs chrétiens des premiers siècles se persuadèrent vile que la Sibylle avait été un instrument choisi de Dieu pour préparer le monde à la connaissance de l’Evangile et qu’elle méritait de prendre place à côté des prophètes de l’Ancien Testament. La Sibylle devint, comme on l’a dit, une sorte de sainte in parlibus, qui Oguroit à côté des témoins les plus autorisés de la vérité divine et des précurseurs même de l’Evangile.

Quoi de plus avantageux d’ailleurs, pour les apologistes, que de trouver une alliée dans le camp de l’ennemi ? Les Sibylles, prophétesses depuis longtemps populaires chez les Grecs, étaient des auxiliaires incomparablement plus utiles, dans la lutte contre le paganisme, que les prophètes d’Israël ; elles permettaient de battre les païens avec leurs propres armes, ou de les mettre en contradiction avec eux-mêmes, s’ils repoussaient les arguments tirés de la divination sibylline.

La bonne foi des écrivains ecclésiastiques, qui ont ainsi accepté beaucoup de révélations de source sibylline, est au-dessus de tout soupçon ; mais leur sens critique est évidemment en défaut. Certes ils se trompaient absolument dans leur manière de comprendre les rapports des Livres de l’Ancien Testament avec les oracles de la Sibylle ; mais l’idée que toutes ces soi-disant prophéties n’étaient que des œuvres apocryphes n’est pas venue à leur esprit. La question de l’authenticité des textes qu’on employait couramment ne se posait pas alors. Ces 1343

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écrivains se croient parfaitement sûrs d’avoir entre les mains des oracles, dont les hautes et pures doctrines attestaient par elles-mêmes leur origine surnaturelle. Ainsi s’explique l’assurance, avec laquelle ils opposent aux païens des citations qui sont à leurs yeux des arguments si péremptoires.

Toutefois l’enthousiasme pour les oracles sibyllins n’est pas égal chez tous les écrivains de l’Eglise ancienne. Des hommes considérables comme Irénée, Cyprien, Tatien, Minucius Félix, Cyrille de Jérusalem, Denys d’Alexandrie, Basile et Athanase ne citent jamais la Sibylle ; Origène ne la nomme qu’en passant ; Ambroise ou l’Ambrosiaster la juge même avec sévérité. Par contre, celle-ci sera portée aux nues par Théophile d’Antioche, Clément d’Alexandrie et Lactance.

Le crédit de la Sibylle ne se maintint du reste pas chez les défenseurs du christianisme. Emus par les railleries de Celse et de Lucien, les écrivains grecs usèrent bientôt avec plus de circonspection d’un système d’argumentation qui devint compromettant ; à partir du 111e siècle, la Sibylle n’est plus invoquée que rarement à l’appui des doctrines ; on était alors mieux informé de l’inanité de ses prophéties, et déjà l’hellénisme avait reçu des coups qui l’avaient atteint mortellement.

Les Latins au contraire gardèrent à la prophétesse un attachement durable ; ils étaient moins instruits des attaques, dont elle avait été l’objet ; ils apprirent à connaître les prophéties elles-mêmes assez tard et ne surent pas en démêler l’origine avec autant de perspicacité que les Grecs. L’exemple de Lactance et surtout celui de Saint Augustin donnèrent une sorte de consécration à ces prophéties prétendues, qui continuèrent à jouir de la confiance des fidèles dans l’Eglise d’Occident. La haute autorité que la Sibylle se vit attribuer par Saint Augustin contribua plus que toute autre cause à la faire vivre ; il n’est pas exagéré de dire que l’Eglise se ût la gardienne des oracles sibyllins, et dans le Dies irae, le moine Thomas de Celano pourra, sans être repris, faire appel au témoignage de la Sibylle touchant le dernier jour du monde.

Antoine Boxlbr.