Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Saint-Office
SAINT-OFFICE. — Telle qu’elle avait été établie, au xiii c siècle, en Languedoc d’abord, puis dans la plus grande partie de l’Europe (voir dans ce Dictionnaire, notre article Inquisition col. tdfcj sqq.), l’Inquisition était, aux mains de PEglisc, une arme puissante. De bonne heure, le pouvoir civil l’avait vue fonctionner avec une certaine méfiance ; mais craignant les sentences qui déclaraient fauteur d’hérésie quiconque entravait les fonctions des Inquisiteurs, il n’avait pas osé s’opposer ouvertement à cette juridiction ecclésiastique. Ainsi fut-elle acceptée par les comtes de Toulouse et de Foix contre lesquels, dès ses origines, elle avait été dirigée ; après eux, la plupart des princes du XIIIe siècle lui prêtèrent le concours du bras séculier.
Le moment vint cependant où, incliné progressivement vers l’absolutisme par les légistes, le pouvoir civil supporta dillicilement, au sein de ses états, des juges qui exerçaient leurs fonctions en dehors de lui, en vertu d’une Commission pontificale, appliquaient une loi et un droit qui lui étaient étrangers ; et il fut amené rapidement à se demander si, au lieu d'être l’auxiliaire de l’Inquisition, il ne pourrait pas intervertir les rôles et faire, en sa faveur, de cette redoutable institution un instrument de règne.
S’emparer de l’Inquisition et la mettre au service de l’absolutisme royal, en frappant, grâce aux jugements du Saint-Office, les ennemis du roi comme les ennemis de Dieu, telle fut la tendance des gouvernements du xive siècle, tendance d’autant plus marquée que plus grand était le pouvoir de ces gouvernements, et plus précise la conscience qu’ils avaient de leur force.
I. — Mainmise de la royauté sur l’Inquisition
AU XIVe ET AU XVe SIÈCLE
De toutes les monarchies, la monarchie française était la plus centralisatrice ; ses légistes affirmaient avec le plus d'énergie son indépendance à l'égard du droit canon et du pouvoir pontifical ; aussi l’on ne saurait s'étonner que, la première, elle ail détournée son profit la puissance inquisitoriale. Celui qui travailla à cette transformation de l’Inquisition fut le roi des légistes et l’antagoniste de Boniface VIII, Philippe le Bel.
Il commença par la soumettre à son contrôle et à celui de ses sénéchaux. Profitant des plaintes que lui avaient apportées des députés de Carcassonne contre l’inquisiteur Nicolas d’Abbeville, il ordonna, le 13 mai 1291, à son sénéchal de Carcassonne de n’obéir aux réquisitions des juges de l’hérésie que lorsque l’accusé serait hérétique public ou prouvé tel publiquement par des personnes dignes de foi. Au mois de juin suivant, il annonça l’intention d’envoyer en Languedoe des commissaires pour y préciser la jurisprudence inquisitoriale. Quelque temps après, il décréta qu’aucun juif converti ne pourrait être arrêté comme hérétique, sur réquisition des Inquisiteurs, sans que les motifs de l’arrestation eussent été examinés par le sénéchal ou le bailli royal.
Vers la fin de 1295, par une autre ordonnance, 11 étendait des juifsconverlis à tous ses sujets le bénéfice de cette disposition : nul ne pouvait être arrêté par ordre d’un moine, de quelque ordre qu’il fût (même inquisiteur dominicain ou franciscain), avant que le sénéchal n’eût examiné sommairement l’affaire.
Cette dernière mesure, extension des deux premières, équivalait à imposer Yexequatur rayai, comme condition préliminaire, à toute poursuite inquisitoriale. 1079
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Gardons-nous d’expliquer celle politique par le désir de modérer les rigueurs de l’Inquisition ou de rendre plus libres les consciences. Ces sentiments étaient étrangers à un roi qui ne recula jamais devant la brutalité quand il la crut utile à son gouvernement et qui d’autre part était, non moins que son aïeul Saint-Louis, le défenseur zélé de l’orthodoxie catholique. Ce qui le prouve, c’est que, à plusieurs reprises, il manda à son sénéchal de Garcassonne et au vicomte de Narbonne de prendre des mesures de rigueur contre les Juifs (Bibl. Nat., fonds Doat., t. XXXII, fol. 85-8<j, 254-357). En 1306 il fit arrêter et jeter hors du royaume tous les Juifs, menaçant de mort ceux d’entre eux qui y rentreraient ; en 1304, il fortifia la puissance de l’Inquisition (Vaissktb. Histoire du Languedoc, t. X, col. /|28-431), et proscrivit comme séditieuse toute ligue formée contre les inquisiteurs (Bibl. Nat..fonds Doat, t. XXXIV, fol. 81-82, 109-1 1 1).
Le pape Boniface VIII comprit l'étendue de cette mainmise du pouvoir royal.sur l’Inquisition ; et pour montrer à quel point il la repoussait, il ordonna, en octobre 1297, à l’Inquisiteur de Carcassonne d’entamer des poursuites pour crime d’hérésie contre plusieurs fonctionnaires royaux de Béziers ; ainsi le conflit qui mettait aux prises le pape et le roi au sujet de la levée des décimes se compliquait d’un autre conflit au sujet de l’Inquisition.
Il sembla se calmer l’année suivante : pour prix de certaines concessions pontificales dans le domaine politique et Oscal, Philippe le Bel renonça à ses empiétements sur l’Inquisition. Dans le sixième livre qu’il ajouta, le 3 mars 1298, au Corpus Juris Canonici, Boniface VIII réclama comme un droit absolu de l’Eglise de requérir le concours sans condition des fonctionnaires séculiers à l’action inquisitoriale, et loin de protester contre cette prétention, le roi ordonna à ses officiers de respecter scrupuleusement ce canon (5 septembre 1298) (Bibl. nat., fonds Doat, t. XXXII, fol. 280-281. Autre lettre dans le même sens du 15 septembre 1298, Ibid., fol. 278-279).
Ces faits et d’autres qui se produisirent en 1301 et 1302 nous prouvent qu’en Languedoc et même dans tout le reste de la France, la question de l’Inquisition varia selon les péripéties de la lutte engagée entre Boniface VIII et Philippe le Bel. Lorsque le roi avait intérêt à ménager le pape, il ordonnait à ses agents de respecter scrupuleusement la décrétale pontificale du Sexte et de se mettre à la disposition du Saint-Office ; lorsqu’au contraire la querelle se ravivait, il allirmait hautement la suprématie du pouvoir royal sur l’Inquisition.
L'échec de Boniface VIII, suivi de près de l'élection d’un pape, Clément V, client du roi de France, ht perdre à l’Inquisition toute indépendance. Le premier, semble-t-il, Philippe le Bel eut l’idée d’utiliser ce tribunal contre tous ceux dont la perte était nécessaire à sa politique, en les représentant à l’opinion publique comme des ennemis de la religion et de la morale. Désormais, beaucoup de procédures et de sentences inquisitoriales, sous une apparence religieuse, furent essentiellement politiques.
Tel fut le cas du procès des Templiers. Ce n’est pas le cas de le raconter ; qu’il nous suffise de marquer qu’il fut poursuivi par l’Inquisition, sur l’ordre du roi et malgré le Saint-Siège.
Celui qui l’engagea fut le dominicain Guillaume de Paris, qui cumulait les fonctions de confesseur de Philippe le Bel avec celles d’inquisiteur général du royaume. « Trop disposé peut-être à seconder les intentions de son royal pénitent, le grand
inquisiteur se montra, clans cette occasion, l’homme du roi plus que le ministre du Saint-Siège dont il tenait ses pouvoirs ; et sans attendre l’autorisation du pape, il se mit aussitôt à l'œuvre. » (Fklix Lajard, Guillaume de Paris, dans l’Histoire littéraire de la France, t. XXVII, p. 14 >.
Par une circulaire datée du aa septembre 1307, il mandait aux inquisiteurs de Toulouse et de Carcassonne, ses subordonnés, ainsi qu’aux prieurs, sousprieurs et lecteurs de tous les couvents dominicains de France, d’interroger les Templiers sur tous les crimes dont ils étaient accusés et de recueillir les dépositions des témoins qu’ils jugeraient utile d’interroger.
Lui-même ht plusieurs informations à Troyes, Bayeux, Cæn, Paris et au Temple ; du 19 octobre au 24 novembre 1307, il interrogea 138 Templiers (Voir la procédure, dans les Actes du Procès des Templiers, publiés par Michelet dans la Collection des documents inédits de l’histoire de France.
Plus encore que Guillaume de Paris, le directeur de toute cette affaire était le petit-Gls de l’un de ces hérétiques, que cette même Inquisition avait condamnés, en Languedoc, cinquante ans auparavant, de l’homme qui, en organisant l’attentat d’Anagni, avait porté un si rude coup à la papauté, du légiste enfin qui exaltait, en combattant le droit canon, le pouvoir monarchique, Guillaume de Nogaret.
Ce fut en effet pour la mener énergiquement et sans scrupules, au profil du roi, qu’il avait reçu la garde du sceau royal, le 22 septembre 1307 ; et ce fut au lendemain de sa nomination que fut décidée par Philippe le Bel l’arrestation de tous les chevaliers du Temple (Renan, Guillaume de Nogaret, dans Y Histoire littéraire de la France, t. XXXVII, p. 290). Sous l’impulsion d’un tel homme, les inquisiteurs firent preuve d’un zèle inoui, au service du roi, contre les Templiers. (C11.-V. Langlois, Le procès des Templiers, dans la Revue des DeuxMondes, 1891, pp. ! o-toi).
Le légiste Pierre Du Bois semble même avoir eu l’idée de faire porter sur tous les biens ecclésiastiques, jusque sur ceux du pape, la sentence de confiscation qui se préparait contre le patrimoine des Templiers ; c’est Rknan qui le fait remarquer :
« Faire du roi de France le chef de la ohrétienté,
sous prétexte de croisade ; lui mettre entre les mains les possessions temporelles de la papauté, une partie des revenus ecclésiastiques et surtout les biens des Ordres voués à la guerre sainte, voilà le projet avoué de la petite école secrète dont Du Bois était l’utopiste et dont Nogaret fut l’homme d’action. »
Retourner ainsi l’Inquisition contre la papauté, n'était pas une entreprise banale.
Clément V, dont l’intelligence était supérieure au caractère, voyait la solidarité qui existait entre l’Eglise et les Templiers, menacés également par l’impérialisme politique et la fiscalité de Philippe le Bel ; et d’autre part, il se rendait compte que les accusations lancées par Guillaume de Nogaret, petit-fils d hérétique et peut-être hérétique luimôme, contre la foietles mœurs du Temple, n'étaient qu’un prétexte pour le spolier et le supprimer. Aussi essaya-t-il d’empêcher le procès. A la suppression projetée de l’Ordre, il opposa un projel de fusion des Hospitaliers et des Templiers ; il appela auprès de lui les maîtres de ces deux milices et demanda au maître du Temple, Jacques Molay, sur ce sujet, un mémoire qui nous a été conservé.
Ce n'était pas ce que voulait le roi : aussi, coupant court au contre-projet pontifical en préparation, il 1081
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…’ouvrit brusquement son plan. Clément V crut pouvoir en arrêter l’exécution en gagnant du temps, et pour cela, la mort dans l’àmc, non sine magna cordis amaritudiur, anxietatv et turbatione, il consenlilà une enquête sur les Templiers (a’i août 130}). (IIbnan, Guillaume Je.Vogaret, dans Y Histoire littéraire de la France, t. XXXVII, p. 389).
Philippe le Bel transforma aussitôt l’enquête en procès. Son chancelier, Gilles Aycelin, ne voulut pas s’y prêter et rendit les sceaux. Ce fut alors que le roi les confia à Nogaret, qui, quelques jours après (13 octobre 1307), lit arrêter et livrera l’Inquisition tous les Templiers, y compris leur grand maître Jacques Molay.
Ce coup fut fait malgré le pape qui, le 27 octobre suivant, adressa une protestation au roi. Le texte en a été publié par Renan dans sa monographie de Bertrand de Got-Clément V (Jlist. littéraire de la France, t. XXXVIII, p. 290). L’année suivante, le pape éleva une nouvelle protestation contre la continuation du procès et blâma formellement les évêques et les inquisiteurs qui s’en occupaient.
Pour réduire cette opposition, le roi eut recours à des procédés d’intimidation ressemblant à du chantage ; il fit menacer le pape d’une campagne de pamphlets.
« Que le pape prenne garde ! écrivait son
âme damnée, le légiste Ûu Bois ; il est simoniaque ; il donne par affection du sang les bénéfices de la sainte Eglise de Dieu à ses proches parents : il est pire que Boniface, qui n’a pas commis autant de passe-droits ; il faut que cela cesse ! On pourrait croire que c’est à prix d’or qu’il protège les Templiers, coupables selon leur propre aveu, contre le
: èle catholique du roi de France. »
Devant ces menaces, Clément V céda et rendit à l’Inquisition ses pouvoirs, mais en lui adjoignant des cardinaux et des commissaires apostoliques pour modérer son zèle en faveur du roi ; et l’affaire se poursuivit, jusqu’à la suppression de l’Ordre par le Concile de Vienne, la confiscation de ses biens au profit du roi, l’exécution d’un grand nombre de ses chevaliers et de son grand maître Jacques Molay. Ainsi, créée par les Souverains Pontifes pour instruire, en leur nom, les procès d’hérésie, cette institution, en moins d’un siècle, était devenue un instrument de règne aux mains du roi de France. C’est ce que reconnaît l’un des récents historiens de l’Inquisition, M. Ch.-V. Lan..1. ois, quand il écrit dans l’Histoire de France de Lavisse (t. III, partie I, p. 18.’3) : « Il n’a pas tenu au garde des sceaux de 1307 que l’Inquisition politique, à la mode des pays du Midi, des princes guelfes d’Italie et des « Rois Catholiques » d’Espagne, ne s’acclimatât chez nous. » On ne saurait mieux dire que Philippe le Bel et Nogaret furent les précurseurs de Torquemada et de Philippe II.
Au cours du xive siècle, les successeurs de Philippe le Bel firent de ce tribunal ecclésiastique une juridiction bâtarde, religieuse et canonique par la composition de son personnel et l’aspect religieux de sa procédure, séculière et légiste par ses rapports le-> Parlements et les fonctionnaires royaux et l’influence dominante qu’exerçait sur sa marche la couronne.
On le vit bien en 1322, lorsque comparut devant
l’Inquisition de Toulouse Amiel de Lautrec, abbé de
Saint-Sernin. Il fut traduit devant elle par le vi guier royal ; acquitté par elle, il fut traîné en appel
par le procureur du roi, non pas devant le pape,
T immédiat de l’Inquisition, mais devant la Cour
île la plushaute, le Parlementde Paris(l)o.M. Vai b, Histoire du Languedoc, t. IV, Preuves, col.
a 1-22). En 13a8, Henri de Chamay s’intitulait lui-même inquisiteur délégué par le roi (et non par le pape) à Toulouse. Lorsque, l’année suivante, Guillaume de Villars, commissaire du roi, s’empara des registres de l’Inquisition, le chef de cette dernière protesta, non auprès de la Curie, mais auprès du Parlement, que par cette démarche il semblait considérer comme la juridiction d’appel de son propre tribunal (Lea, Histoire de V Inquisition. trad, Reinach, t. II, pp. 154etsuiv.).
La diminution de puissance que subit la papauté pendant son séjour à Avignon et surtout pendant le grand schisme, accentua l’asservissement de l’Inquisition à la monarchie des Valois. En conflit avec l’archevêque de Toulouse, en 1 364, l’inquisiteur de cette ville soumit le différend au roi et non au pape (Dom Vaissktk, Histoire du Languedoc, t. IV, preuve 30). En 1285, à Reims, l’archevêque et les magistrats municipaux, se disputant la connaissance du crime d’hérésie, finirent par signer entre eux une transaction, sans même penser qu’il existait à côté d’eux, dans leur ville, pour réprimer le blasphème et l’hérésie, un Saint-Office (Archives administratives de la ville de Reims, t. III, 637-645).
Pendant le grand schisme, l’Université de Paris finit par supplanter complètement le Saint-Office dans l’examen des doctrines et la connaissance des crimes d’hérésie. Aussi l’Inquisition n’avait-elle que la vie que lui donnait le gouvernement royal ou le parti au pouvoir, lorsque, pour mieux perdre un ennemi, il estimait opportun de le faire tomber sous une condamnation pour hérésie et par conséquent sous une sentence du Saint-Office. C’est ce que l’on vit lorsque fut poursuivi l’ancien prévôt de Paris, Ilugues Aubriot.
Le 21 janvier 1381, Aymeric de Magnac, évêque de Paris, Pierre Godefroy, officiai de la curie épiscopale, et le dominicain Jacques de Morey, inquisiteur de France, le citèrent devant le tribunal de l’Inquisition sous l’inculpation « d’hérésie, de bougrerie, d’être sodomite et faux chrétien ». (Chronique des quatre premiers Valois, p. 294). Aprèsavoir essayé de résister, en s’appuyant sur la Cour, Aubriot se constitua prisonnier, le i er février suivant. L’accusation fut soutenue avec acharnement par les I délégués de l’Université de Paris, tandis que le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, oncle du roi, plusieurs nobles de Bourgogne et le premier président du Parlement, Philibert Paillart, le défendaient. Finalement, le vendredi 17 mai 1381, devant le grand portail de Notre-Dame, sur un échafaud, Aubriot dut fairr amende honorable en présence de 40.ooo personne-, parmi lesquelles étaient de nombreux étudiants ; puis il fut condamné à la prison perpétuelle par l’Inquisiteur et ramené dans les cachots de l’éveché (Ibidem, p. 295). Au mois de mars suivant, l’insurrection des Maillolins le délivra et il s’enfuit auprès du pape d’Avignon, Clément VU, qui cassa la sentence de l’Inquisiteur et laissa Aubriot en liberté
Tant parles crimes visés que par la qualité des juges, cette cause semble intéresser la foi et les mœurs ; en réalité, si l’on considère les antécédents du prévôt, ses ennemis, les circonstances de son arrestation et de sa condamnation, on voit que l’Inquisition fut, contre lui, l’instrument d’un parti, et que son procès fut, avant tout, politique.
Aubriot avait été nommé prévôt royal de Paris lorsque, après la tentative manquée d’Etienne Marcel, Charles V avait supprimé la charge élective de prévôt des marchands, pour placer à la tête de sa capitale un fonctionnaire royal, nommé par lui et ne relevant que de lui. Pendant tout le règne de 1083
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108’Charles V, il avait combattu les aspirations autonomistes des Parisiens et de l’Université et avait été l’homme du roi. Or, il avait eu parfois la main dure, et à plusieurs reprîtes maîtres et étudiants avaient porté plainte contre lui au roi.
Après l’avènement de Charles VI, sa puissance ne fut plus la même. Le pouvoir passa aux princes, frères du feu roi, qui s’empressèrent de ren voyer les petites gens avec lesquelles Charles V avait gouverné : le chancelier Pierre d’Orgemont dut se retirer, dès septembre 1380, suivi bientôt de Jean Le.Mercier, ancien trésorier des guerres et consulteur des aides. Le moment sembla propice à l’Université pour satisfaire ses rancunes contre le prévôt royal ; elle le traduisit devant le Parlement de Paris à l’occasion des violences qu’elle avait subies de sa part, le jour des obsèques de Cbarles V ; mais s’étant aperçue de la faveur que lui témoignaient plusieurs membres de cette Cour souveraine, composée de légistes comme lui, et dont le premier président Paillart était bourguignon comme lui, elle crut plus habile de porter l’affaire devant PInquisilion, et ce fut pour cela qu’elle lui intenta un procès d’hérésie.
De ce simple exposé, il ressort que la mise en accusation de Hugues Aubriot, son jugement, sa condamnation et sa réhabilitation furent provoqués par la politique. C’était le prévôt de Paris, hostile à ses privilèges, beaucoup plus que le prétendu hérétique, que l’Université poursuivait avec tant de haine ; c’était l’ami de Charles V que réhabilitait Clément VIL En réalité, dans cette affaire, comme dans celle des Templiers, l’Inquisition avait été l’instrument de la politique et non la gardienne de l’orthodoxie.
Il en fut de même dans le procès de Jeanne d’Arc. Un coup d’œil superliciel nous montre la Pucelle jugée par un tribunal ecclésiastique, au sein duquel se rencontrent la juridiction épiscopale, représentée par Cauchon, évêque de Beauvais, l’Inquisition, représentée par le vice-inquisiteur de Rouen, Leinaître, et l’Université de Paris, représentée par un certain nombre de ses docteurs. Les griefs articulés concernent la foi et les mœurs, la sentence se présente comme canonique.
Mais si l’on y regarde de plus près, on s’aperçoit que l’apparence religieuse donnée au tribunal, à la procédure et au jugement, masquent difficilement le caractère essentiellement politique de l’affaire.
Cauchon, le président du tribunal, était bien un évêcpie et son assesseur, le dominicain Lemaitre, le vice-inquisiteur de Rouen ; mais ils instrumentaient comme agents de l’Angleterre, et non du Saint-Siège. Ce fut l’Université de Paris et Cauchon, conservateur de ses privilèges, qui eurent l’idée du procès ; ce fut l’Université, appuyée par le vicaire général du grand Inquisiteur, qui somma le duc de Bourgogne de livrer Jeanne (lettre du 26 mai 1430) ; ce fut encore l’évêque de Beauvais qui se la fit livrer par Jean de Luxembourg. Or, depuis plusieurs années, les passions bourguignonnes de l’Université de Paris l’avaient jetée à corps perdu dans le parti anglais ; et Cauchon, l’un de ses protecteurs, était tellement connu pour ses sentiments anglais, que, devant le succès des armes de Charles VII, il avait quitté son diocèse pour se réfugier enterre anglaise, à Rouen ; il y vivait avec son vicaire général Jean d’Kstivet, qui allait jouer dans le procès le rôle de promoteur, c’est-a-dire de ministère public.
Ce qui prouve bien que l’Angleterre était derrière cet évéque, ce promoteur et cet inquisiteur, c’est, i°) que l’argent qui servit à acheter la Pucelle à Jean de Luxembourg, fut versé par Cauchon « au I
nom duroi d’Angleterre » ; 2") que, conduite à Rouen, Jeanne fut enfermée dans les prisons royales et non dans celle de l’Eglise, eomine l’exigeait la procédure inquisitoriale ; 3") qu’elle y fut gardée par des soldats anglais et non par des agents de l’Inquisition ; V) que lévêque de Beauvais lui-même se reconnut comme l’agent direct du gouvernement anglais, lorsque, répondant à Jeanne qui le récusait, il déclara cyniquement : « Le roi a ordonné que je fasse votre procès et je le ferai ! » Jeanne d’Arc, de son côté, était tellement persuadée que son procès était politique et non ecclésiastique, qu’elle demanda à Cauchon de choisir ses assesseurs moitié dans le parti anglais et moitié dans le parti français. Cauchon lui refusa cette garai. tie, comme il devait lui refuser toutes celles qu’elle devait lui demandai dans la suite, et l’unique raison qu’il en donna, c’est que « cela déplaisait aux Anglais ». (Procès. II, pp. 7-8).
Fonctionnant au nom de l’Angleterre et non du pape, qui ne fut informé de rien, ce tribunal avait été constitué d’une manière arbitraire, contraire à la procédure inquisitoriale et au droit canon. Cauchon, en sa qualité d’évêque, prétendait bien juger au nom de la juridiction inquisitoriale primitive, que Grégoire IX avait conservée à l’ordinaire quand il avait constitué l’Inquisition papale ; mais à quel titre Cauchon pouvait-il la rt vendiquer, puisqu’il n’était d’aucune manière ni le juge naturel de Jeanne comme ordinaire, ni son juge extraordinaire comme délégué du Saint-Siège, dont il n’avait aucune commission ?
Il n’était pas son ordinaire ; car elle n’avait aucun
lien avec le diocèse de Beauvais, et la ville de Compiègne,
où elle avait été prise, se trouvait dans le
diocèse de Soissons. Si on allègue qu’à Rouen le
chapitre de cette ville avait délégué ses pouvoirs à
Cauchon, il est facile de répondre que le fait d’être
incarcérée à Rouen ne rendait pas Jeanne justiciable
du chapitre et de son délégué.
L’évêque de Beauvais n’avait aucune commission pontilicale ; car il ne s’en prévalut jamais, et la procédure n’en porte aucune trace. Il semble d’ailleurs que ni le pape Martin V, qui mourut avant l’ouverture du procès, ni Eugène IV, qui fut élu quelques semaines avant la condamnation, ne furent mis au courant de l’a lf aire.
D’autre part, on viola, au cours du procès, toutes les formes de la procédure inquisitoriale, tel.es qu’elles étaient précistes par les Directoires des Inquisiteurs. (Cf., dans ce même dictionnaire, notre article Inquisition)
C’est ce que démontre fort bien M. le chanoine Dunand, dans la savante étude que dans ce môme dictionnaire il a consacrée à Jbanne d’Akc.
En réalité, comme les procès des Templiers et d’Aubriot, celui de Jeanne d’Arc est une preuve de la mainmise du pouvoir civil sur l’Inquisition qu’il traitait comme sa servante à tout faire.
Dans le Dauphiné, au cours de la répression des Vaudois, l’Inquisition subit la même évolution ; c’est ce que constate, pour l’année 13^2, l’historien ecclésiastique 1a.vnaldi (Annales ecclesmstici) : « Les fonctionnaires royaux, loin de fournir aux inquisiteurs de Grégoire XI l’appui désirable, ne se faisaient pas scrupule d’entraver leur action. On leur assignait comme terrain d’opération des localités peu sûres ; on les forçait d’admettre comme assesseurs des juges séculiers ; on soumettait leurs procédures à l’examen de tribunaux séculiers ; on rendait même, sans les consulter, la liberté à leurs prisonniers. » (Lea, Histoire de l’Inquisition, 11, p. 180) iUfc5
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Ces empiétements devinrent si grands que le I pape s’en plaignit à Charles V, mais en vain. En 13^6, le roi prétendit conserver pour lui seul le produit de toutes les confiscations prononcées par l’Inquisition du Dauphiné. Lorsque, après le grand schisme, le pape Sixte IV, en î^G, voulut rendre au Saint Olfiee dauphinois toute son indépendance, il se heurta auxsusceptibilités de Louis XI, hostile à toute autorité qui prétendait s’exercer en dehors de celle du roi.
Dans l’Italie du xui* siècle, l’Inquisition fut d’autant plus active que plus puissants et plus nombreux étaient les hérétiques en Lombardie, en Vénélie, en Toscane et jusque dans Home. Contre eux, les Dominicains Raynier Sacchoni.de Milan, Saint Pierre martyr de Vérone, et Jean de Vicence avaient déployé beaucoup de zèle et une grande rigueur. Mais même dansées états italiens où l’Eglise ne rencontrait pas devant elle des pouvoirs aussi forts el aussi jaloux que ceux des rois de France et d’Angleterre, l’autorité inquisitoriale tinil par tomber sous la suprématie civile. Le sermcntque prêta, en 1249. le doge Marino Morosini, nous montre qu’à Venise, les sentences de l’Inquisition étaient soumises à l’exequalur du Conseil. Un document de 1256nous prouve que les hérétiques y étaient poursuivis non seulement par l’Inquisition, mais aussi par les magistrats séculiers ; et un autre de 1288, que la République gardait pour elle les biens contisqués aux hérétiques pratique que le pape Nicolas IV dut approuver le, 28 août 1288 (Lba, op. cit., t. II, p. 301). Dans le royaume des Deux-Siciles, Charles d’Anjou favorisa l’Inquisition, parce que les ennemis de l’Eglise étaient aussi les siens ; mais ses successeurs ne tardèrent pas à la placer sous leur étroite dépendance. Auxiv’siècle, les inquisiteurs devaienï soumettre leurs sentences à l’homologation des tribunaux royaux ; et les hérétiques étaient enfermés dans les prisons sécu’ières (Lea, op. cit., ibid., p. 331j). Le peu de vitalité qui restait à l’Inquisition fut encore affaibli en 1 44-3-, quand la maison d’Aragon obtint la couronne de Naples. Giannonk (dans son Histoire de.aples) nous dit que les princes d’Aragon admettaient rarement les inquisiteurs ; encore exigeaient-ils, quand ils consentaient à laisser agir le Saint-Oflice. que les fonctionnaires inquisiloriaux leur remissent des comptes rendus détai I lés de tout acte oïliciel ; ilsn’autorisa ent les condamnations qu’avec le concours des magistrats séculiers et sous réserve de la ratification royale. » (Lka. ibid. p. 3/, il).
En Allemagne, le Saint-Office avait débuté parles exéeulionscruelles ordonnées par le terrible Dominicain Conrad de Marl>ourg (cf. notre article Inquisition, dans ce Dictionnaire) ; mais le meurtre de cet inquisiteur, le 31 juillet 1233, fut le signal d’une réaction contre l’Inquisition. La plupart des évoques et des princes de l’Empire en prolitèrenl, les premiers pour revendiquer pour la seule autorité épiscopnle la répression de l’hérésie, les seconds pour la réserver aux tribunaux séeuliers. Pendant plus d’un siècle, >< on ne constate aucun essai, aucune nomination, aucune mission d’inquisiteurs germaniques… L’absence de l’Inquisition pontiticale est attestée d’une façon signilicative par les coutumiers de l’Allemagne au Moyen Age ; il n’y est fait aucune mention d’une institution telle que leSaint-Ollice. » (Lba, ii/>. cit., Ibid.., p. 4’5).
Pour retrouver des traces de l’Inquisition pontificale dans l’Empire, il faut se reporter à un siècle plus tard. En 13156, un moine augustin. Jordan, fut nommé par le Saint-Siège inquisiteur dans les deux districts de la Saxe ; mais la longue lutte qui se
poursuivait alors entre l’empereur Louis de Bavière et le pape, protégea contre l’action des inquisiteurs tous les hérétiques, alliés de l’empereur. Il n’en fut plus ainsi lorsque, après la mort de Louis de Bavière, des relations cordiales s’établirent entre Charles IV de Luxembourg, son successeur, et le Saint-Siège. En [.Sôa, le pape Innocent VI essaya d’organiser, dans toutl Empire, la répression de l’hérésie ; mais il se heurta, comme-ses prédécesseurs, à l’opposition desévêques, dont plusieurs — tels les électeurs ecclésiastiques — étaient des princes. Ce ne fut qu’à partir de 13 ; 3, sous Grégoire XI, que l’Inquisition pontilicale fonctionna dans l’Empire germanique, un siècle et demi après son institution par Grégoire IX, un siècle et demi avant Luther.
On lui attribue le supplice de Jean Hus et de. son disciple Jérôme de Prague, en itb, parce que l’action qui aboutit à leur condamnation fut faite d’après la procédure inquisitoriale. En réalité, ce fut non l’Inquisition, mais le Concile de Constance lui-même, qui engagea l’affaire, jugea les accusés sur les réquisitions de ses propres commissaires, après avoir dirigé les interrogatoires et toute la procédure. Ajoutons qne l’historien protestant Lea, qui exalte Jean Hus, reconnaît que les Pères du Concile multiplièrent les efforts pour sauver le coupable en obtenant de lui une rétractation (op. cit., t. II, pp. 588-689).
Malgré l’appui malheureux que donna à Raymond VI, comte de Toulouf-e, contre Simon de Montfort, le roi d’Aragon Pierre, le vaincu de Muret, il te semble pas que l’albigéisme ait pénétré sérieusement dans la péninsule ibérique ; les hérétiques qu’on pouvait y rencontrer étaient des personnalités isolées ou des étrangers chassés du Languedoe. Aussi la répression de l’hérésie y fut-elle aussi faible qu’elle était énergique de l’autre côté des Pyrénées. Jusqu’en 1326, on n’y trouve traces d’aucune sorte d’inquisition.
Tandis que, dans le midi de la France, ce furent les papes, ayant pour instruments les Ordres mendiants, qui établirent et tirent fonctionner l’Inquisition pontificale afin de suppléer à l’inaction des seigneurs et des évoques du pays, dansles royaumes espagnols ce furent les rois qui prirent l’initiative de la répression de l’hérésie, dès qu’elle se montra dans leurs Etats.
En 1226, Jaime, roi d’Aragon, interdit à tout hérétique l’entrée de son royaume ; deux ans plus tard, il « exclut de la paix publique » les hérétiques, leurs hôtes et leurs partisans et, pour les découvrir, il demanda au pape Grégoire IX des inquisiteurs. En 1233, à Tarragone, il promulgua tout un Code contre l’hérésie et les fauteurs d’hérésie ; mai », dans la procédure qu’il instituait, il réservait le rôle important aux officiers royaux ; celui des évêques et des clercs demeurait subalterne.
Ainsi encouragée par le pouvoir civil, l’Eglise chercha, dès lors, à organiser, en Espagne, l’Inquisition pontificale, telle qu’elle fonctionnait dans le midi « le la France. Ce fut l’œuvre de saint Raymond de Peflafort, de l’ordre des Prêcheurs, canoniste du pap », puis celle de Grégoire IX, d’Innocent IV et d’Urham IV, qui consolidèrent le Saint-Office en le confiant aux Dominicains.
L’Inquisition ne semble pas avoir déployé une grande activité dans la seconde moitié du xiiie siècle et les rois d’Aragon durent l’activerpar plusieurs édita ; en 1286, Alphonse II ordonna à tous ses fonctionnaires de se mettre à la disposition des inquisiteurs, et en 1292, Jaime II crut nécessaire de le leur rappeler.
On signale des cas assez fréquents de répression, au commencement du xiv » siècle ; mais bientôt, les 1087
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rois et les Cortès d’Aragon opposèrent leur juridiction à celle de l’Inquisition pontiiicale qui, se trouvant ainsi paralysée, fonctionna d’une manière intermittente au xive et dans la première moitié du xv « siècle.
En Castille, l’action de l’Inquisition fut encore plus faible ; c’est ce que nous allirme un historien porté plutôt à accabler l’Eglise de fâcheuses responsabilités, Lba : a Le grand royaume de Castille et de Léon, écrit-il, comprenant la plus grande partie de la péninsule ibérique, ignora le lléau de l’Inquisition médiévale. Cette monarchie était plus indépendante de Rome que toute autre, à la même époque… Les diflicultés particulières que causait à la Castille la présence d’une nombreuse population de Juifs et de Maures vaincus, auraient été compliquées plutôt que résolues par les méthodes de l’Inquisition. (Histoire de V Inquisition, t. II, p. 216)
Cependant l’hérésie y fut parfois réprimée, mais par l’autorité civile. Contre elle, nous trouvons toute une procédure codiUée dans le Fuero Real (ia55) et les Siele Partidas (ia65) d’Alphonse X le Sage. Lba fait remarquer que cette législation est essentiellement civile ; elle ne tient aucun compte ni du droit ecclésiastique ni des bulles promulguées en faveur de l’Inquisition. « Si Alphonse et ses conseillers, écrit-il, considéraient comme un devoir pour l’Etat d’assurer la pureté de la foi, ils voyaient en cette obligation une a/faire purement civile, où l’Eglise n’intervenait que pour déterminer la culpabilité de l’accusé » (Ibid., p. 219), à la manière d’un expert, l’autorité civile se réservant l’initiative des poursuites, le droit de condamner et d’exécuter les sentences.
Il en fut de même en Portugal. En 121 1, le roi Alphonse II lit voter par les Cortès des lois sévères contre les hérétiques, mais il refusa de reconnaître les inquisiteurs que lui envoya, dans la suite, l’ordre dominicain. Ce fut seulement dans les dernières années du xive siècle que le Saint-Siège essaya d’organiser l’Inquisition pontificale dans ce royaume ; mais il n’y réussit pas. Les religieux qui voulurent, en son nom, poursuivre l’hérésie se heurtèrent, presque toujours, à l’opposition des évoques et du pouvoir civil.
II.
L’Inquisition kspagnole (xve -xixe siècles).
S I. Ses origines. — Comment se fait-il que, dans les temps modernes, l’Inquisition ait été particulièrement dure dans ces pays d’Espagne qui l’avaient si peu pratiquée au Moyen âge ? Pourquoi, lorsque les royaumes de la péninsule eurent réalisé leur unification, prit-elle chez eux cette puissance, cette activité, cette rigueur qui, dans l’imagination des peuples, ont fait de l’Espagne comme la patrie et le pays d’élection du Saint-Office ?
Jusqu’au xv* siècle, de tous les royaumes chrétiens, ceux de la péninsule ibérique avaient montré la plus grande tolérance pour les deux religions non chrétiennes, le judaïsme et l’islamisme.
Les Juifs y étaient fort nombreux. Tolède, la capitale de la Castille, en comptait plus de ia.000 et possédait plusieurs synagogues d’une magnificence incomparable. « Sous Alphonse V1I1 le Noble (1166121 4), dit un de leurs historiens, les Juifs occupèrent des fonctions publiques… Joseph ben Salomon ibn Schoschan, qui avait le titre de prince, homme riche, généreux, savant et pieux, était très considéré à la cour et auprès de la noblesse… Le roi, marie à une princesse anglaise, avait eu, pendant sept ans, une favoritejuive appelée Raliel que sa beauté avait fait surnommer Formata … Les Juifs de Tolède le secondèrent énergiquement danâ sa lutte contre les
Maures. » (Grabtz, Histoire des Juifs, trad. Moïse Bloch, t. IV, p. 118).
Il en était de même en Aragon et en Catalogne, où « les Juifs, dit le même historien, vivaient dans une complète sécurité et pouvaient s’adonner librement à tous les travaux intellectuels. »
Cette large tolérance dura tout le xme et tout le xiv* siècle, et si elle fut parfois troublée, ce fut moins par des explosions de fanatisme que par les luttes politiques des factions auxquelles les Juifs prirent part, si, à la fin du xiv c siècle et au xv », les Juifs furent les victimes de persécutions légales de la part des gouvernements, et de massacres de la part du peuple, leur historien et coreligionnaire Grætz reconnaît que parfois il faut en chercher la cause dans leur propre arrogance et leurs compétitions. Ils se dénonçaient les uns les autres aux pouvoirs publics et aux tribunaux chrétiens, et ils
; i lièrent jusqu’à faire condamnera mort par leurs
propres tribunaux l’un des ministres du roi Pierre de Castille, leur coreligionnaire Pichon : ce qui contribua, pour une grande part, à déchaîner la persécution qui détruisit leur influence (Grabtz, Ibid, , t. IV, pp. 300 et suiv.).
Les violences commencèrent par des massacres au cours d’émeutes populaires. Les gouvernements essayèrent de les réprimer en protégeant contre elles les Juifs, car les rois de Castille (Henri III, 130.<>i 406), de Navarre (Charles III le Noble, 1387-1425), et d’Aragon continuèrent, au xv<= siècie, de s’entourer de médecins et de conseillers juifs. Les papes mêmes vinrent à leur secours, et Boniface IX (138<ji 404)> renouvelant le geste de son prédécesseur d’Avignon, Clément VI, publia une bulle interdisant de baptiser de force les fidèles d’Israël et du Talmud.
Ce qui acheva de compromettre la situation des Juifs en Espagne, rendant inefficace la protection des souverains et du Saint-Siège, ce fut l’apparition, au cours du xv » siècle, d’une classe de Juifs « camouflés » en chrétiens, les Marranes.
Désireux d’échapper aux massacres et de conserver leurs hautes situations financières, économiques et politiques, de nombreux Juifs demandèrent le baptême tout en conservant au fond de leur cœur la foi juive et en pratiquant, dans le secret de leurs maisons, les observances talmudiques. Ce mouvement se dessina nettement après les carnages de 1391 et s’accentua, surtout en Castille, lorsque, cédant à la pression de l’opinion, le jeune roi Jean II déclara les Juifs incapables de remplir une fonction publique (1 468). C’est par milliers que se produisirent ces conversions apparentes. M. MaHibjol a montré, d’après les textes, l’hypocrisie de ces faux chrétiens :
« Obligés de participer aux sacrements, ils
s’efforçaient de se soustraire le plus souvent possible à ces odieuses comédies. Au tribunal delà pénitence, ils n’avouaient rien, ou des fautes légères ; ils faisaient baptiser leurs enfants, mais ils lavaient soigneusement, au sortir des cérémonies, les parties ointes du saint chrême. Des rabbins venaient en secret les instruire. Des schochet égorgeaient, suivant les rites, les animaux et les oiseaux qui leur servaient de nourriture. Ils se servaient d’huile pour accommoder les viandes et ne mangeaient du porc que dans un cas forcé. » {[.Espagne sous Ferdinand et Isabelle, p. 45)
Cette contrainte hypocrite qu’ils subissaient pour conserver leurs biens, leurs fonctions et parfois aussi leur vie, leur rendait odieux ce christianisme auquel ils feignaient de croire ; leur duplicité haineuse était dénoncée avec virulence par ceux de leurs anciens coreligionnaires qui, s’étant sincère1089
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ment convertis, s’étaient élevés jusqu’au sacerdoce ou voulaient donner aux chrétiens un gage de leur zèle de néophytes en leur livrant leurs anciens frères, faussement convertis. Pour ces différentes raisons, les Marranes finirent par former entre eux une sorte de maçonnerie, qui les rendit plus impopulaires et plus suspects qui les Juifs fidèles ; et de même qu’après la défaite des Albigeois on avait institué des recherches, des « inquisitions » pour reconnaître ceux d’entre eux qui recouvraient leur infidélité d’un masque d’orthodoxie, au xv’siècle, en Espagne, on organisa une Inquisition pour rechercher les Marranes.
Ce fut l’une des origines de l’Inquisition espagnole ; en voici une autre.
Les relations des chrétiens d’Espagne avec les Arabes ressemblèrent à celles qu’ils entretinrent avec les Juifs ; elles ne furent pas uniquement hostiles, comme une vue sommaire des choses pourrait le faire croire. Le conlact permanent des deux races et des deux religions, pendant sept siècles, détermina entre elles des rapports diplomatiques, des échanges de marchandises, et même des mariages. On vit des princesses chrétiennes épouser de » princes musulmans, et au xve siècle une famille chrétienne qui ne comptait pas parmi ses ancêtres quelque sectateur de Mahomet était une rareté.
Lorsque les Arabes s’étaient emparés de la péninsule, au vin 1 siècle, leur intérêt leur avait fait respecter certaines libertés des chrétiens soumis par eux, etqui, enface de leurs vainqueurs, constituaient la masse de la population cultivant le sol. Le culte catholique continua à se célébrer dans l’empire des Kalifes ; en 782 et 85a, des conciles se tinrent dans les ville* arabes de Séville et de Cordoue ; ce fut alors que ces chrétiens soumis à la domination arabe et appelés Mozarabes précisèrent ce rite particulier qui porte leur nom et est encore en usage à Tolède.
Les rois chrétiens ne se conduisirent pas autrement a l’égard des populations musulmanes qui continuèrent à vivre dans les pays reconquis par eux sur l’Islam Désireux de les conserver pour maintenir la fécondité des campagnes qu’elles cultivaient et la prospérité des industries qu’elles avaient portées à un haut degré de perfection, ils leur garantissaient le respect de leurs coutumes et de leur religion. Ainsi des musulmans en grand nombre vivaient sous le sceptre des rois chrétiens dans les ville* reconquises de Valence, de Tolède, de Séville, même quand la guerre reprenait entre la Croix et le Croissant. Parfois, il est vrai, quelque effervescencede patriotisme ou de fanatismechrélien forçait les VIores à se réfugier chez leurs coreligionnaires ; mais le plus souvent ils s’enfonçaient plus avant dans les pays chrétiens, jusqu’à Barcelone ei aux Pyrénées.
Aussi les rois de Castille et d’Aragon furent-ils obligés de fixer dans leurs lois et leurs codes la condition politique et religieuse des Arabes de leurs états ; et cette condition ressemblait à celle des Juifs. D’après ! < code de Valence, « tout individu, de quelque religion qu’il fut, régnicole ou étranger, pouvait eo « nuvrc-r librement, être hébergé pa tout et cho’S r le lieu lesarésidence… Les Mores ne.levaient être ni forcés ni empêchés de se convenir au Christian’sine. » 1 D8 Circourt, Histoire fins More* Mudejare % et des Mtrisques, t. I, pp. 25 1 et suiv.) Ils avaient des mosquées, où ils célébraient librement leur eu’te, et même des tribunaux à eux, où des juges de leur race et de leur religion réglaient leurs différends d’après le Coran. « Leurs propriétés étaient garanties sous peine de restitution du
Tome IV.
double ; aux foires, ils jouissaient des mêmes sûretés que les chrétiens. En Aragon, le roi les avait sous sa spéciale protection, et ils n’étaient justiciables que de son bailli. » (Circourt, op. cit., 1. 1, p. 257).
Plus les royaumes chrétiens gagnèrent de terrain sur les royaumes arabes nés de la décomposition du Kalifat de Cordoue, et plus l’élément more prit de l’importance au milieu des populations chrétiennes. Gardant leur religion, leurs coutumes et leurs tribunaux, les Arabes ne s’assimilaient pas à la race chrétienne au milieu de laquelle ils vivaient. Maîtres d’une grande partie de l’industrie, restant en possession des avantages économiques qu’ils avaient eus avant la conquête catalane, aragonaise et castillane et les augmentant encore par le commerce avec leurs coreligionnaires du sud de la Péninsule, de l’Afrique et du bassin de la Méditerranée, ils avaient une influence sans cesse grandissante, qui constituait un danger de plus en plus grave pour les chrétiens.
On le vit bien au milieu du ira* siècle. En ia48 et en n54 » des soulèvements arabes se produisirent dans le royaume de Valence uni à celui d’Aragon, et de là, gagnèrent la Castille avec l’appui des émirs du Sud et du Maroc ; ils se renouvelèrent en 1277. Leur répression eut pour effet l’émigration en terre musulmane d’une grande partie de la population morisque et de sa richesse industrielle, au plus grand profit du royaume islamique de Grenade qui gagnait, avec de nouveaux sujets, un apport économique considérable.
Pour prévenir de nouvelles révoltes, les rois de Castille et d’Aragon commencèrent par garantir, une fois de plus, la liberté de conscience et de culte à leurs sujets musulmans et par les protéger contre toute vexation individuelle.
Mais, aussitôt après, ils prirent une série de mesures pour contenir en de certaines limites leur influence politique et sociale ; édictées en 1282, au lendemain même des révoltes et de leur répression, lies furent renouvelées au xive et au xve siècle. En 1284. Pierre III d’Aragon interdit aux Mores comme aux Juifs tout emploi dans la judicature, la police et les finances ; la même mesure était prise en Castille par Alphonse XI (1348) et renouvelée par Henri II en 1368, Jean I en 1388, et Jean II en 1 408. La même année, Jean II enleva aux Mores leurs tribunaux particuliers, mais en stipulant qu’ils seraient jugés d’après leur droit séculaire, par les alcades chrétiens.
Comme, par le commerce, il leur était facile d’exercer l’usure et de s’asservir ainsi les chrétiens, les législations de Castille, d’Aragon et de Valence prirent des mesures de préservation contre leur action économique.
Pour se soustraire à ces mesures d’exception et à la surveillance dont ils étaient l’objet, les Mores ne trouvèrent pas de meilleur moyen que de se faire chrétiens ; ils acquéraient ainsi tous les droits des chrétiens de race, sauf celui de parvenir à l’épiscopat ; encore cette dernière interdiction, portée par le code castillan des Siete partidas, fut-elle parfois vi ilée, puisque l’on cite, au xv* siècle, plusieurs évêques espagnols qui étaient des convertis.
Ces conversions intéressées ne trompèrent pas l’opinion. Le peuple chrétien détestait le « musulmans convertis, les morisqnes, beaucoup plus que ceux qui restaient ostensiblement fidèles à Mahomet ; le gouvernement dut les protéger Jean I de Castille défendait, en 1380, d’insulter les néo-chrétiens en les appelant mtirranos (ooehons) ou tornadizos, sous peine d’une amende de300 maravédis ou de quinze jours de prison. Mais les gouvernements
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eux-mêmes ne tardèrent pas à reconnaître que les Morisques étaient plus dangereux que les musulmans déclarés, parcequ’ilsétaient plus insaisissables dans leurs intrigues, comme les sociétés secrètes. Ils sentirent la nécessité de les surveiller et de distinguer par des enquêtes ou inquisitions ceux qui étaient vraiment chrétiens et ceux qui n'étaient que des musulmans dissimulés. Telle fut la seconde raison, analogue à la première, qui amena la création, au cours du xv° siècle, de cette inquisition particulière que l’on appelle l'/nçKJsitfon espagnole. Elle était dirigée non contre les Juifs, mais contre les Juifs pseudochrétiens ou marranes ; non contre les musulmans, mais contre les musulmans pseudo-chrétiens ou morisques ; et contre les uns et les autres elle était instituée, avant tout, pour assurer la sécurité de l’Etat et de la Patrie reconstituée.
Gomme la pureté du christianisme lui-même était en cause, puisque l’invasion des pseudo-chrétiens la compromettait directement, dans sa doctrine et sa pratique ; comme, par ailleurs, les retours à l’Islam de ces faux chrétiens multipliaient le scandale des apostasies, l’Eglise se prêta à ces inquisitions. Sa légitime défense concorda avec la légitime défense de l’Etat ; les intérêts politiques et les intérêts religieux se confondirent à l’origine de l’Inquisition espagnole, comme ils s'étaient confondus quand fut établie l’Inquisition du xme siècle.
De l’exposé de ces faits se dégage une autre conclusion, c’est que l’opinion publique devança toujours l’Eglise et les gouvernements dans la lépression des pseudo-chrétiens. Bien avant le fonctionnement du Saint-Office du xv' siècle, comme de celui du xiii°i le peuple avait manifesté par des injures, des vexations individuelles et collectives et même par de cruels massacres, l’aversion que lui inspiraient les faux convertis
§ 11. Institution et organisation de l’Inquisition espagnole. — Dans son Histoire de l Inquisition, Llorente cite cette inscription gravée en latin sur le château de Triana à Séville. « le SainlOflice de l’Inquisition, établi contre l’erreur hérétique dans les royaumes d’Espagne, a commencé à Séville, l’an lh8l, Sixte IV siégeant sur la chaire apostolique et l’accordant, et sous le règne de Ferdinand V et d’Isabelle qui en ont demandé la concession. Le premier inquisiteur général a été le Frère Thomas de Torquemada, prieur du couvent de Sainte-Croix de Ségovie, de l’ordre des FF. Prêcheurs. Dieu veuille, pour la propagation et le maintien de la foi, qu’il dure jusqu'à la fin des siècles.'… Levez-vous, Seigneur, soyez juge dans votre cause. Prenez pour nous les renards.' Capite nobis vulpes. » (t.I.p. 151).
Prise à la lettre, cette inscription est inexacte ; deux siècles et demi avant la date qu’elle donne, l’Inquisition avait été déjà établie en Espagne, et si elle était tombée en désuétude, elle n'était pas abolie - la preuve en est que des inquisiteurs étaient institués en Castille et en Aragon lorsque les « rois catholiques » en nommèrent de nouveaux, ce qui amena des conflits de juridiction entre les anciens et les nouveaux. Ce fut donc une remise en activité de l’Inquisition, plutôt qu’une création de toutes pièces, qui donna naissance au Saint-Office espagnol Mais il se présentait sous un aspect un peu nouveau : il était dirigé moins contre les hérétiques et les infidèles que contre les faux catholiques ; et il avait un caractère plus national et plus étaliste que l’Inquisition médiévale, d’essence plus catholique et plus romaine.
Ce fut le roi Ferdinand d’Aragon qui en prit l’initiative ; plus douce de caractère, sa femme Isabelle,
reine de Castille, hésita quelque temps à le suivre ; mais elle Unit par s’unir à ses démarches. Sollicité par l’un et l’autre, le pape Sixte IV leur envoya le bref du I er novembre 1.478, par lequel « il donnait pleins pouvoirs à Ferdinand et à Isabelle de nommer deux ou trois inquisiteurs, archevêques, évoques ou autres dignitaires ecclésiastiques, recommandables par leur prudence et leurs vertus, prêtres séculiers ou réguliers, âgés d’au moins quarante ans, et de mœurs irréprochables, maîtres ou bachelier^ en théologie, docteurs ou licenciés en droit canon, et ayant subi d’une manière satisfaisante une ; : men spécial. Ces inquisiteurs étaient chargés de procéder contre les Juifs baptisés relaps et contre loua autres coupables d’apostasie. Le pape leur déléguait la juridiction nécessaire pour instruire les procès des inculpés, conformément au droit et à la coutume, et autorisait les souverains espagnols à le^ destituer et en nommer d’autres à leur place. » (Pa> tor, Histoire des Papes, t. II, p. 3 ; o ; Llorente, Histoire de l’Inquisition, t. IV, p. /jio).
Munis de cette arme, les souverains espagnols ne s’en servirent pas tout de suite. Pour éclairer les Juifs nouvellement convertis, Isabelle demanda au Cardinal Mendoza, archevêque de Séville, de faire rédiger un catéchisme à leur usage. Sa publication provoqua la rédaction d’un violent pamphlet contre le gouvernement d’Isabelle et la religion catholique ; il était écrit par un Juif ; d’autre part, les souverains catholiques firent voter, au commencement de 1^80, par les Cortès réunies à Tolède, une série de mesures destinées à contenir les Juifs en les distinguant soigneusement des chrétiens.
Ce fut seulement le 17 septembre suivant, près de deuxansaprès l’expédition du brefdeSixte iv, qu’ils nommèrent les premiers inquisiteurs prévus par ce bref, avec résidence à Séville. C'étaient deux Dominicains, le provincial Michel Morillo. et le vicaire de l’Ordre, Jean Saint-Martin, auxquels furentadjoints le chapelain d’Isabelle, Lopez del Barco, procureur (iscal, c’est-à-dire ministère public, et Jean Ruis de Médina, abbé séculier de la collégiale de Médina de Rio-Seco, conseiller de la reine. (Lxorente, t. I, p. 1 58.)
Le 20 janvier 1481, le nouveau tribunal publia son premier é.lit, ayant pour objet d’empêcher l'émigration des nouveaux chrétiens. Il faisait un devoir à tous les officiers royaux et nobles de Castille d’arrêter les fuyards, de les envoyer à Séville et de mettre sous séquestre leurs biens, frappant d’excommunication et de suspicion d’hérésie quiconque n’obéirait pas. De nombreux prisonniers affluèrent à Séville. Suivant la procédure des inquisiteurs du Moyen Age, telle qu’ils l’avaient rédigée dans leurs Directoires et leurs Manuels, les inquisiteurs de Séville publièrent ensuite un édit de grâce, ordonnant à tous les apostats de se dénoncer eux-mêmes et leur promettant l’absolution s’ils avaient un vrai repentir. Le terme accordé pour cette démarche une fois passé, un troisième édit ordonnait, sous peine de péché et d’excommunication, à tout chrétien, de dénoncer dans un délai de trois jours, tous ceux qui « avaient embrassé l’hérésie judaïque », c’est-à-dire les Juifs qui, s'étant convertis en apparence, étaient restés secrètement lidèles à leur foi ; les inquisiteurs énuméraient 'ôj signes auxquels on pouvait reconnaître ces pseudochrétiens (Llorbnte, t. I, p. 158).
Ils commencèrent aussitôt leurs procédures ; ils se montrèrent fort durs et prononcèrent de nombreuses condamnations. Llorente adonné les chiffres suivants qui ont été reproduits depuis, par la plupart des historiens de l’Inquisition et de l’Espn1093
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gne : « Le ("> janvier i J81, dit-il (t. I, p. i(>o), l’Inquisition lit brûler G cou Jaunies ; 17 le aC mars suivant, et ua plus grand nombre un mois après ; le 4 novembre de la mJnie année, 398 nouveaux chrétiens avaient d.jjà subi la peine du feu ; 79 accusés se trouvaient plongés dans les horreurs d’une prison perpétuelle ; et tout cela s’était passé dans la seule ville de Séville… Dans les autres parties de la province et l’évêché de Cadix, 2.000 de ces malheureux furent livrés aux (lammes en 1481, au rapport de Mariana ; d’autres, en plus grand nombre, furentbrùlésen effigie et 17.000 subirent différentes peines canoniques. »
Sur ce point, nous prenons Llorente en flagrant délit d’exagération. A la suite de cette statistique, il décrit des rallinements de supplices et au bas de la page, il est obligé de les démentir, comme si le meilleur démenti n’eût pas été de supprimer purement et simplement de son texte ce qu’il en déclare lui-même faux. Pourquoi l’a-t-il maintenu, sinon pour qu’il en reste quelque chose dans l’esprit du lecteur ?
Quand il lançaitee total impressionnant de 17.000 condamnations canoniques, il oubliait sciemment de dire quelles étaient ces peines, pour laisser faire à l’imagination du lecteur toutes sortes de suppositions sur leur nature et leur gravité. Or, dans noire article Inquisition, nous avons montré nousmême que ces peines étaient presque toutes des pénitences spirituelles ou légèrement corporelles.
Llorente affirmait enfin que, dans la seule année 1 481, 2.000 nouveauxehrétiens furent brûlés dans la seule ville de Séville et le diocèse de Cadix ; double mensonge I Si l’on se reporte au texte de Mariana sur lequel il appuie son affirmation (Mahiax a.. Histoire d’Espagne, livre XXIV, chap. 17), on constate que cet historien évalue en effet à 2.000 le nombre de victimes fait par le grand inquisiteur Torquemada, mais sur toute l’étendue territoriale et pendant toute la durée de son inquisition. Or, Torquemada fut inquisiteur, non pas seulement en 1481, mais de i’|81 à 14y8 et il exerça sa juridiction non seulement à Séville et dans le diocèse de Cadix, mais sur l’Aragon et la Castille, jusqu’en 1^92, et, après la chute de l’empire arabe de Grenade à cette dernière date, sur oresqæ toute la péninsule. Dans ces conditions, la moyenne des condamnés, pour un an a été, non de a. 000, mais de 120, et non pas seulement pour une ville et un diocèse, mais pour la plus grande partie de l’Espagne.
C’était l’lilleurs beaucoup trop, surtout en 1 48 1 on li proportion des condamnés au bûcher dépassa de beaucoup la moyenne. Des plaintes furent portées à Rome contre cette rigueur excessive ; et le papeSUte IV les accueillit favorablement. Dans un bref adressé, le 29 janvier 1 ^82, à Ferdinand et à Isabelle, il s’exprimait en termes sévères sur les inquisiteurs de Séville.
Il commençait par déclarer que, dans le bref qui avait aut >nsé leur nomination, les rédacteurs avaient omis certaines clauses qui. expressément stipulées par lui, auraient prévenu leurs abus ; ainsi l’acte même par lequel l’Inquisition avait été établie avait été faussé dès son expédition.
Il l’aval 1 été ensuite dans l’usage qui en avait été fait. Sous p étexte de l’exécuter, ajoutait le pape, les inquisiteurs avaient jeté beaucoup de gens en prison, sans se conformer aux règles de la justice, les soumettant à de cruelles tortures, les déclarant à tort hérétiques, confisquant les biens des suppli ciés, J- sorte que, p >ur se soustraire à de telles cruautés, beaucoup avaient pris la fuite. En conséquence, après avoir consulté les cardinaux, le pape
ordonnait aux inquisiteurs de se conformer désormais aux règles du droit et de l’équité et de s’entendre avec les évêques (comme le faisait l’ancienne Inquisition). Il ajoutait que Morillo et Saint-Martin méritaient d’être révoqués, mais qu’il les maintenait en fonctions pour ne pas donner un démenti public à la confiance que leur avaient accordée les souverains de Castille et d’Aragon en les nommant,
« ne eotdem Mickælem et Johannem ut minus inhabiles
et insu/ficientes reprobasse et conséquente ! eorum nominationem per vos factam, damnasse videremur. » Il déclarait toutefois qu’il passerait outre à cette crainte et révoquerait les inquisiteurs, s’ils ne s’amendaient pas.
Ferdinand et Isabelle avaient demandé au Saint-Siège d’étendre à toute la Castille et à tout l’Aragon la juridiction du Saint-Office de Séville. SixtelV, comprenant l’erreur qu’il avait commise en laissant aux souverains espagnols la nomination de pareils juges, s’y refusa formellement, alléguant qu’ailleurs l’Inquisition était déjà instituée depuis longtemps. Il faisait ainsi allusion à ces tribunaux qui avaient été établis, dès le xm" siècle, dans les royaumes chrétiens d’Espagne, pour la répression de l’hérésie, mais dont les juges, nommés en droit par le pape, exerçaienten son nom leur juridiction et s’étaient tellement montrés débonnaires qu’ils ne répondaient pas à la politique sévère de Ferdinand et d’Isabelle. ! Cibref a été publié par Llorente, op. cit., t. IV., pp. 346-348).
Après avoir ainsi rappelé à l’ordre les inquisiteurs royaux de Séville, le pape s’adressa aux siens, ceuxlà mêmes que, par la création du nouveau Saint-Office avec juridiction étendue sur tous leurs étals, les souverains espagnols avaient voulu supprimer. Par un bref du 17 avril 1482, Sixte IV leur rappelait les règles traditionnelles qu’ils devaient soigneusement observer dans leurs poursuites et leurs procédures.
Cette démarche, qui constituait un blâme indirect au Saint-Office de Séville, déplut à Ferdinand et à Isabelle ; par l’intermédiaire du cardinal espagnol Roderic Borgia (plus tard pape sous le nom d’Alexandre VI), qui résidait à la Curie comme évêque de Porto et y exerçait les fonctions de protecteur officieux de la nation espagnole, ils présentèrent leurs remontrances au Saint-Siège ; elles eurent pour résultat un bref dilatoire expédié le 10 octobre 1^82.
Le pape y déclarait aux souverains espagnols que, le bref d’avril ayant été délibéré en consistoire, pour le modifier il voulait attendre le retour des cardinaux qui avaient quitté Rome à cause de la peste. En attendant, il révoquait les mesures, contraires au droit commun, que ce bref pouvait contenir, et recommandait plus que jamais à tous les inquisiteurs de rester fidèles aux procédures traditionnelles et aux règles du droit et de l’équité. Comme le cardinal Borgia avait allégué que le bref du 17 avril 148a empêchait toute répression, le pape déclarait que, pourvu qu’elle observât le droit commun, la poursuite des hérétiques devait se continuer (Llorkntk, t. IV, pp. 349*350).
C tte lettre ne satisfit pas Ferdinand et Isabelle ; pour soustraire l’Inquisition espagnole aux interventions du Sa : nt-Siège, ils demandèrent que les appels à Rome, qui étaient de droit commun, fussent reçus et jugés en Espagne par l’archevêque de Séville, désigné, une fois pour toutes, par le Saint-Siège comme juge d’appel. Dans son Histoire de l’Inquisition, si paitialecontre l’Eglise romaine, Li.oRRNTRa approuvé cette demande, n’y voyant qu’un moyen d’empêcher l’exode d’Espagne des sommes nécessaires pour poursuivre à Rome les appels ; il n’a pas vu ou plutôt n’a 1095
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pas voulu voir qu’elle avait surtout pour but de mettre presque entièrement le Saint-Office aux mains du gouvernement royal, en donnant le jugement des appels à un sujet de la reine de Gastille, l’archevêque de Séville, et parconséquent d’accroître le caractère politique et lesrigueurssouventcruelles du Saint-Office, serviteur du pouvoir civil.
L’examen de cette demande, présenté* par le cardinal Borgia, fut confié à une commission cardinalice qui comprenait surtout des cardinaux espagnols résidant à la curie : Borgia, agent de son maître le roi d’Aragon et de Valence, Arcimboldi, du titre de Sainte-l’raxède, Auxias Despuig, originaire de Majorque, archevêque de Montréal en Sicile, Itiario évêque d’Osoia en Espagne et nev « u du pape, Jean de Moles Margarit, évêque de Girone en Catalogne, et plus tard cardinal sur la recommandation de Ferdinand, Gonzalo de Villadiégo, chapelain espagnol du pape, dans la suite évêque d’Oviedo.
Ainsi composée, cette commission estima que las appelsencour de Rome n'étaient souvent qu’un expédient destiné à entraver le cours de la justice, et elle proposa au pape de répondrefavorablementaux souverains espagnols ; ce que fit Sixte IV, par un bief de juin itJ83. Le pape regretta bientôt cette nouvelle concession ; car des plaintes venues d’Espagne continuaient à lui dénoncer les cruautés du Saint-Office de Séville. Prenant la formule solennelle des bulles Ad perpétuant rei memoriam, il essaya de corriger, en août suivant, le mauvais effet de son bref précédent en édictant à jamais des règles générales que les inquisiteurs devraient suivre (a août 1483).
Il commençait par rappeler que le Saint-Office avait été institué contre les Juifs qui feignaient de se convertir au catholicisme pour mieux duper les chrétiens, et que cette institution avait été sollicitée par Ferdinand d’Aragon et Isabelle deCastille.
Faisant ensuite allusion au bref du mois de juin, il constatait avec peine que la nomination de l’archevêque de Séville comme juge des appels en cour de Rome, n’avait nullement fait cesser les abus et les rigueurs excessives. Aussi imposait-il au Saint-Office espagnol plusieurs mesures de clémence envers des inculpés qui s'étaient adressés directement au Saint-Siège. Il déclarait que les procès qui avaient été commencés contre ces personnes devaient être regardés comme terminés et il ordonnait à l’archevêque de Séville, aux évêques espagnols ses collègues et aux prélats espagnols résidant à Rome d’admettre à la réconciliation privée, après leur avoir imposé une pénitence secrète, tous ceux qui le demanderaient, bien qu’ils eussent été mis en jugement, convaincus, condamnés au feu et même exécutés en elfigie. Ils devaient aussi absoudre les coupables qui se présenteraient avec des commissions à cet effet, tenir comme absous quiconque l’auraitété par la Pénilencerie apostolique elles protéger contre toute poursuite.
S adres-ant ensuite à Ferdinand et à Isabelle, il leur rappelait que la compassion pour les coupables était plus agréalde à Dieu que les rigueurs, et il les suppliait, au nom du cœur de Jésus Christ, de traiter favorablement ceux de leurs sujets qui avoueraient leurs erreurs, de leur permettre de vivre librement à Séville et dans tous leurs états, et d’y conserver tous leurs biens. « Quia solu clementia est quae nos Deo, quantum ipsa natura præstat humann, fucit acquales, regem et reginam præfatos per visctra D. N. J. C. rogamus et exkortamur ut, illum imitantes cujus est proprium misereri semper et parcere, suis civibtis f/isptil-nsihus et ejus dioecesis indigents erroremque suum coynoscenlibus ac misericordiam implorantibus, parcere velint… »
Dans son Histoire de l’Inquisition, Llorentb prétend que cette bulle n’eut pas d’effet, parce que, par peur des rois d’Espagne, Sixte IV en suspendit l’exécution, le 13 août, soit onze jours après l’avoir publiée. Mais il n’en donne aucune preuve, et il constate, quelques lignes plus loin, que l'évêque d'Ëvora eu Portugal la mit à exécution dans son diocèse. Il semble plutôt qu’elle ait été tenue en échec par le juge des appels obtenu par Isabelle, l’archevêque de Séville, Enneco Manrique de Lara.
Torquemada. — Poursuivant avec persévérance leur dessein de constituer fortement l’Inquisition, en lui donnant à l'égard de Rome la plus grande autonomie, les souverains espagnols voulurent lui imposer un chef unique, investi une fois pour toutes, par le Saint-Siège, de la juridiction spirituelle et du droit de juger en son nom les appels à Rome ; et comme jusque là l’Inquisition était confiée à l’ordre des Prêcheurs, ils proposèrent pour ces fonctions un religieux dominicain, Torquemada. Dès le mois de février 1483, Isabelle avait demandé à Sixte IV de renforcer l’organisation de l’Inquisition dans ses Etats de Gastille ; ce fut sans doute alors que, sur sa demande, Torquemada fut nommé par le Saint-Siège inquisiteur général de Gastille et île Léon. Ces fonctions furent étendues à tous les Etats de Ferdinand, f Aragon, le royaume de Valence et la Catalogne, par un bref du-j octobre suivant. Cette nomination fut faite aussi à la demande du roi, comme la précédente l’avait été à la demande de la reine. C’est ce que déclare formellement le pape à Torquemada :
« Supplicari nobis fecerunt carissinti in Christo filii
nostri Cattellæ et Legionis rex et regina ut te in eorum Aragoniæ et Valtntiæ regnis ac principmtu Cataloniæ inquisitorem hæreticæ pravitatis deputare vellemus, ^Bullar. Ord. Prædicatorum, lll, p. 612).
En vertu de ces deux nominations, Torquemada était inquisiteur général pour toute l’E-pagne, et le Saint-Office avait un chef unique. Fait plus grave : si le pape nommait ainsi le premier titulaire de cette charge si importante, il était entendu que les rois d’Espagne choisiraient ses successeurs ; et comme Torquemada obtint dans la suite du Saint-Siège, pour lui et ses successeurs, le droit de nommer lui-même les inquisiteurs régionaux et de juger les appels à Rome, on voit que le Saint-Office était entièrement entre les mains du grand Inquisiteur nommé par le pouvoir civil et à peu près indépendant du Saint-Siège.
Ces mesures eurent plusieurs effets immédiats. Ce fut d’abord de dessaisir de l’Inquisition espagnole le maître général de l’Ordre des Piêcli-urs, qui jusqu’alors nommait les inquisiteurs dans toute la pénin.-mle ; ce fut ensuite de transformer l’Inquisition elle-même, qui, telle qu’elle avait été créée au xiii 8 siècle, était essentiellement épiscopale et papale : par le choix d’un Inquisiteur général nommé par les princes, elle devenait, dans une large mesure, monarchique et politique, et échappait totalement à l'épiscopat et en grande partie à la papauté.
C’est ce qu’a fort bien fait remarquer dans son Histoire des maîtres généraux de l’Ordre des Frères Prêcheurs, le P. MonnER, en montrant la concession énorme que fit ainsi aux souverains catholiques le pape Sixte IV.
Que l’on ne croie pas que, pnree qu’ils étaient Dominicains et recevaientl’investiturc spirituelle de Rome, les inquisiteurs régionaux et généraux restaient soumis à leur Ordre et au Saint-Siège. D’abord, leurs successeurs ne devaient pas être choisis 1097
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forcément parmi les Dominicains ; le roi avait le droit de prendre l’Inquisiteur général dans d’autres ordres ou dans le clergé séculier, et l’Inquisiteur général avait la même liberté pour le choix de ses auxiliaires et de ses subordonnés. D’autre part, la large autonomie attribuée au Saint-Office, en rendant fort rares les cas où le pape pouvait intervenir, donnait à ses interventions possibles un caractère d’une telle importance qu’il devait craindre de les faire, surtout en présence des susceptibilités du pouvoir civil, toujours en éveil contre les immixtions, dans le royaume, de l’autorité pontificale.
D’ailleurs, les souverains de Castille et d’Aragon ne tardèrent pas à tirer en faveur de leur autorité toutes les conséquences qui découlaient des concessions pontilicales. A côté du grand Inquisiteur, ils nommèrent un Conseil royal de l’Inquisition, qui avait voix délibérative dans toutes les questions de droit civil et voix consultative dans les questions de droit canonique. Ses membres, nommés par le pouvoir civil, furent.au début, le grand Inquisiteur, président de droit et à vie, Alfonso Carillo, évêque nommé de Mazara, et deux docteurs en droit, Sancho Velasquez de Cuellar et Pons de Valence.
De son côté, Torquemada divisa 1 Espagne en plusieurs circonscriptions inquisitoriales, ayant pour chefs-lieux ValUdolid, Séville, Tolède, Jæn, et Avila ; il rendait caduque l’organisation de l’ancienne Inquisition. (Mortier, IV, p. 58a). Enfin il fit rédiger par ses deux assesseurs le règlement qui définissait la procédure et le fonctionnement de la nouvelle Inquisition. Dans son Histoire, Llorbnti ; déclare avoir eu en mains ce document, en sa qualité de secrétaire de l’Inquisition ; et il en donne un résumé, article par article (tome I, pp. i’jS-iSo)’.
Ce règlement s’inspirait des Directoires qu’avaient rédigés certains inquisiteurs du Moyen Age, et en particulier de celui de Nicolas Eymeric (Voir notre article Inquisition dans ce Dictionnaire), mais en les aggravant. Il définissait le temps de çràce et la publication qui devait eu être faite, la manière de recevoir les confessions volontaires et de réconcilier ceux qui les faisaient ; la manière de recevoir les dénonciations, de discuter les témoignages et de vérilier la sincérité des aveux ; l’usage de la torture pendant l’instruction ; les peines, qui étaient de simples pénitences canoniques, le port de certains costumes, la confiscation, là prison même perpétuelle, enfin l’abandon au bras séculier, c’est-à-dire la mort sur le bûcher.
Nous ne retrouvons pas dans ce règlement un certain nombre de mesures édictées par les Directoires du Moyen Age en faveur des accusés, par exemple l’adjonction au tribunal de prud’hommes, formant jury, d’après la formule conimunicato bonorwn firorum consilio. (Voir article Inquisition). Ce règlement fut publié sous le nom i’In tractions dans une junte qui se tinta Séville le 29 octobre I/J84. Il comprenait a8 articles, auxquels on en ajouta Il en i/J’joet 10 en iVj& : ce fut le code du Saint-Offlce 1.
Ainsi établie, l’Inquisition espagnole se montra, dès ses débuts, dure et même cruelle.
Ce caractère lui fut imprimé tout d’abord par Torqueraa <la lui-même, qui semble avoir été, auprès des souverains catholiques, l’inspit-ateur de toute cette politique de répression violente. C’était un homme d’une austérité à toute épreuve ; confesseur, pendant de nombreuses années, de Ferdinand et d’Isabelle, il ne leur avait demandé ni dignité ecclé 1. Il a été publié par Rsuss, Sammlung der Initructiona des tpanischen InquisitionsgerickU ; Hanovre, 1788.
siastique, ni fortune, restant prieur de son couvent de Ségovie pendant vingt-deux ans. a Un religieux, disait-il, ne doit être rien ou pape. » Quoique fort instruit, après de fortes études, il ne voulut pas être maître en théologie. Ce ne furent donc ni la cupidité, ni l’ambition qui le guidèrent ; mais un amour passionné de la vérité catholique et de sa patrie, dont la sécurité lui semblait compromise par les faux chrétiens. « Rude à lui-même, il fut rude pour les autres. » (Mortier, IV, 581).
§ III. L’Inquisition contra les Juifs et les Morisques. — Ce qui accrut les rigueurs de l’Inquisition, ce fut la résistance qu’elle rencontra. Le parti auquel elle s’attaqua, celui des faux chrétiens, juifs faisant figure de chrétiens ou chrétiens (Ils de juifs, avait dans les royaumes espagnols une influence politique et sociale considérable, occupant en grand nombre les hautes situations dans le monde des affaires et même dans les conseils du gouvernement. Menacés directement par le Saint-Olûce, ils ameutèrent contre lui tous les milieux où s’exerçait leur action. A la cour, ils tirent agir un des leurs, Don Abraham senior, qui avait prêté de fortes sommes d’argent à Isabelle.le Castille, pour sa guerre contre les Maures, et avait été nommé par elle administrateur de ses finances et grand rabbin de toutes les communautés espagnoles (Grabtz, Histoire des./ « */ « , IV, p. 3qo). Mais, en montrant ainsi l’intérêt qu’il portait aux judéo-chrétiens, Abraham, en fait, les dénonçait, puisque, ne les considérant pas comme apostats, il les reconnaissait vrais juifs sous leur apparence chrétienne. Aussi ses démarches furent-elles sans effet.
Lorsque, aux Cortès convoquées, en avril 1484, à ïarragone, le roi Ferdinand promulgua l’extension à tout l’Aragon de la juridiction de l’Inquisition, et ordonna à tous ses fonctionnaires et en particulier au justiza de lui prêter main-forte, il rencontra une vive opposition. « C’est que, dit Llorkntb I, p. 187), les principaux employés de la cour d’Aragon étaient des fils des nouveaux chrétiens : de ce nombre étaient Louis Gonzalez, secrétaire du roi pour les affaires du royaume ; Philippe de Clémente, protonotaire ; Alphonse de la Caballeria, vice-chancelier ; et Gabriel Sanchez, grand trésorier, qui tous accompagnaient le roi et descendaient d’Israélites condamnés, en leur temps, par l’Inquisition. Ces hommes et beaucoup d’autres qui possédaient des charges considérables à la Cour, eurent des ûlles, des sœurs, des nièces et des cousines qui devinrent les femmes des premiers nobles du royaume… Ils profilèrent de l’avantage que leur offrait leur influence pour engager les représentants de la nation à réclamer auprès du pape et du roi contre l’introduction du nouveau code inquisitorial. » Ces faits, rapportés par l’un des plus farouches adversaires de l’Inquisition, nous prouvent combien la cour et la société espagnole étaient « enjuivées » et nojus font comprendre l’effort que fit, par l’Inquisition, le nationalisme espagnol, pour combattre cette invasion par infiltration, devenue un danger national.
Ajoutons que ce parti judéo-chrétien pouvait compter sur le propre neveu du roi, Jæques de Navarre.
N’ayant pas réussi dans ses démarches, il eut recours au terrorisme pour paralyser, par la peur, l’Inquisition et surtout les agents du pouvoir qui devaient lui prêter leur concours. Sous la direction du grand trésorier de la couronne d’Aragon, Gabriel Sanchez, avec l’aide de fonctionnaires qui avaient fait serment d’aider l’Inquisition, ils organisèrent un complot pour mettre à mort Pierre Arbuès, chaH'99
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::>>in= de Saragosse, que Torquemada venait de
nommer grand inquisiteur d’Aragon, à la demande du roi Ferdinand. Ils réunirent de fortes sommes d’argent que fournirent de riches juifs de Saragosse, Tarragone, Calalayud, Huesca et Barbaslro, et chargèrent de l’exécution Jean de la Abadia, noble Aragonais descendant de juifs par les femmes. Celui-ci soudoya plusieurs conjurés, Jean d’Esperaindeo, Vidal d’Urauso, Mathieu Ram, Tristan de Leonis, Antoine Grau et Bernard Leofante.
Celui qu’ils visaient, l’inquisiteur Pierre Arbuès, r ssemblail moralement à Torquemada ; austère Lins sa vie, pieux, d’une vertu au-dessus de tout ioge et d’un zèle très grand pour l’orthodoxie, il s'était montré très rigoureux pour les judéo-chrétiens et en avait envoyé plusieurs au supplice. Prévenu du complot qui se tramait contre lui, il méprisa cet avertissement, souhaitant presque une mort qui ferait de lui un confesseur de la foi et un martyr. Dans la nuit du 15 septembre 1485, tandis qu’il chantait à genoux, devant l’autel majeur de la cathédrale, Finvitatoire de Matines, il fut frappé par plusieurs conjurés et mourut, deux jours après, de ses blessures. (Llorkntb I, pp.igo et suiv ; Grabtz, IV, pp. 404 et suiv. ; Bollandistrs, 15 septembre, vie du bienheureux Pierre Arbuès).
Commis en de pareilles circonstances, ce meurtre détermina, dans toute la ville, une grande effervescence du peuple qui approuvait l’Inquisition ; et l’archevêque de Saragosse, Alphonse d’Aragon, jeune fils du roi, dut parcourir à cheval la cité pour la calmer en promettant le châtiment des coupables. En constatant que cet assassinat était l’effet d’un complot dont les ramifications s'étendaient à plusieurs villes et jusqu'à l’entourage immédiat des souverains, Ferdinand estima la situation très grave, surtout lorsqu’il lui fut prouvé que les conjurés avaient trouvé asile auprès de son propre neveu, le prince Jacques de Navarre. C’est ce qui explique la rigueur de la répression ; plus « le 300 personnes, au dire de 1 historien juif Grætz, furent condamnées à divers supplices, dont plusieurs, il est vrai, ne furent exécutées qu’en effigie ; l’infant de Navarre lui-même fut emprisonné et soumis à une pénitence publique, avant d'être mis en liberté.
Cette répression ne réussit pas à rétablir l’ordre. Marranes et juifs riches, soutenus par les seigneurs qu’ils tenaient par l’argent, provoquèrent une succession de révoltes à Téruel, où, nous dit Llorente,
« il fallut toute la fermeté du roi pour les apaiser » ;
à Valence, où la noblesse lit cause commune avec les Juifs, à Lérida, à Barcelone, à Majorque (14851487). Ces révoltes furent suivies d’exécutions ou autodafés en plusieurs villes, surtout à CiudadRéal.
Une autre cause vint encore aggraver les rigueurs de l’Inquisition et multiplier ses condamnations.
Le roi de Grenade Aboul-Hasan avait pris par surprise, dans la nuit du 36 au 27 décembre i/ » 81, la place de Zahara, mis à mort mille de ses défenseurs et tué ou réduit en esclavage toute la population. Ainsi recommença la guerre, plusieurs fois séculaire, entre Arabes et Chrétiens, mais, cette fois, ce fut pour aboutir, en 1 '192, à la prise de Grenade et à la suppression définitive de toute domination musulmane en Espagne. Or, c'était en terre musulmane
; jue se réfugiaient les Juifs et les Judéo-chrétiens
l’Andalousie, surveillés par l’Inquisition j et de là, d’accord avec les Arabes, ils conspiraient contre cur ancienne patrie. Aussi, lorsque les souverains catholiques eurent pris Grenade et porté à la puissance musulmane le coup décisif, ils crurent nécesFîiire de se débarrasser des ennemis intérieurs de
leur patrie ; et par un édit, daté de l’Alhambra de Séviïle, le 31 mars 1^92, ils décrétèrent l’expulsion <rénérale de tous les Juifs de leurs royaumes ; ordre leur fut donné de passer la frontière dans les quatre mois ; passé ce délai, ils seraient recherchés par l’Inquisition. Ce décret donna un nouvel aliment au zèle de Torquemada et dicta au Saint-Office de nouvelles condamnations.
La prise de Grenade, le 2 janvier i^çp, posa aux souverains catholiques, à propos des Mores-Arabes et de ceux d’entre eux qui se convertissaient hypocritement au christianisme, les Morisques, le même problème qu’ils venaient de résoudre au sujet des Juifs et de leurs pseudo-convertis, les Marranes. Nous avons vu plus haut de quelle tolérance les Musu’mans avaient joui au cours des siècles passés dans les états chrétiens de la péninsule. D’autre part, la capitulation de Grenade, consentie à son roi Boabdilpar Ferdinand et Isabelle, garantissait aux Musulmans la liberté d'émigrer ou de demeurer sous la domination chrétienne, et dans ce dernier cas, de jouir de leurs libertés et en particulier de la liberté de conscience.
Mais ces traditions séculaires et ces promesses ne tinrent pas longtemps devant le désir qu’avaient Ferdinand et Isabelle de centraliser et d’unifier leurs royaumes en éliminant, par l’exil ou la mort, les éléments ethniques et religieux qui ne s’assimilaient pas. Après avoir poursuivi et expulsé les Juifs avec l’instrument puissant qu’ils venaient de forger, l’Inquisition, ils expulsèrent et poursuivirent de la même manière les Mores, quand ils eurent la conviction qu’ils ne seraient jamais de bons et loyaux Espagnols.
La conversion.de gré ou de force, des Musulmans, et à son défaut l’expulsion, telles furent les mesures que l’on ne tarda pas à proposer au Conseil royal. Elles trouvèrent deux adversaires résolus. Le premier fut Torquemada, ce grand inquisiteur dont nous avons signalé le zèle et la dureté. Il restait fidèle à l’idée première, qui avait fait créer, au Moyen Age, l’Inquisition, non pas contre les Juifs ou les Infidèles — tels que les Musulmans qui pratiquaient leur religion et ne devaient pas être jugés d’après la loi chrétienne qu’ils ignoraient, — mais les hérétiques et les faux chrétiens qui corrompaient le christianisme. L’autre adversaire de ces mesures était l’archevêque de Grenade, Fernand Talavera qui, vivant au milieu des populations mores, espérait les convertir par la seule force de la vérité et de la charité, à quoi, d’ailleurs, il s’y appliqua de tout son pouvoir.
On pratiqua tout d’abord la politique de douceur : les Mores et même leurs anciens souverains, Boabdil et plusieurs de ses vassaux, purent résider dans le pays, y conservant leurs domaines privés. La charité de l’archevêque le faisait bénir par les Musulmans et même par leurs docteurs, avec lesquels il eut de courtoises controverses. Aussi les conversions se multiplièrent-elles ; en un seul jourTalavera baptisa 3. 000 Mores (du Circouht, Histoire des Arabes d’Espagne sous la domination des chrétiens, II. p. 26). Les souverains eux mêmes ménageaient les susceptibilités des vaincus, sous l’influence de Talavera et du gouverneur de Grenade.
Il semble d’ailleurs que l’Inquisition elle-même se soit relâchée alors de ses rigueurs dans toute l'étendue de la monarchie espagnole. A plusieurs reprises, la dureté de sa répression avait été dénoncée à Rome et elle dut fournir des explications au pape Alexandre VI. Ces explications ne furent pas sans doute jugées suffisantes ; car, sinousen croyons LxoRRifTB, p'-n suspect d’indulgence envers le SaintIlOi
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->icge (1, p. » 85), « Alexandre VI, fatigué des clam -urs continuelles dont Torquemada était l’objet, voulut le dépouiller de la puissance dont il l’avait nvesti. Il n’en fut détourné que par des considérations politiques : il voulait ménager la cour d’Espagne. » Toutefois, il le dépouilla d’une partie de ses pouvoirs, en lui adjoignant comme grands inquisiteurs « avec pouvoirs égaux aux siens » quatre prélats, Ponce de Léon, archevêque de Messine, résidant en Espagne, Enneco Manrique, évêque de Cordoue, Sanchez de la Fuenle, évêque d’Avila, et Alphonse Suarez, évêque de Mondognedo. Revenant même sur les décisions antérieures qui avaient organisé l’Inquisition, Alexandre VI enlevait au grand Inquisiteur Torquemada le jugement des appels à Rome en matière de foi, et les confiait à l’évêque d Avila.
Mais la mort de Torquemada, le 16 septembre 1^98, ramena les mesures de rigueur, en déterminant une réorganisation de l’Inquisition sous l’énergique impulsion de Ximénès.
Xim’ines. — Humble religieux franciscain, ce personnage s’était tellement imposé, par son intelligence et son caractère, à la reine Isabelle, qu’elle l’avait choisi pour confesseur et l’avait fait monter sur le siège primatial de Tolède. Il avait réformé, avec la plus grande énergie, son Ordre, il réforma de la même manière son diocèse. Il résolut de restaurer et d’étendre encore plus l’action de l’Inquisition, quelque peu ébranlée pendant les dernières années de Torquemada.
Il commença par faire nommer par les souverains catholiques son propre frère, le Dominicain Deza, grand Inquisiteur ; mais, sans doute poussé par lui, celui-ci n’accepta ces fonctions qu’à la condition de les exercer sans partage dans toute l’Espagne. Aussi le pape Alexandre VI ne se contenta pasde confirmer sa nomination (i cf septembre 1’198) ; l’année suivante, il étendit son autorité à tout l’Aragon. Bientôt après, un autre bref pontifical (a5 nov. 1501) rendit à Deza tous les pouvoirs qui avaient été enlevés à Torquemada et même les renforça en lui
t attribuant (1 5 mai 1602) la connaissance de tous les motifs de récusation allégués par les accusés et le pouvoir de faire juger par des subdélégués tous les appels apostoliques. (Llohente, IV, pp. 300-301).
Quoique archevêque de Tolède, Ximénès se flt adjoindre par le grand Inquisiteur à l’archevêque de Grenade Talavera dans l’œuvre, Ue conversion des Mores. Mais son ardeur l’emporta plus loin que son charitable collègue. Il multiplia les mesures de protection et de faveur pour les nouveaux convertis ; et ainsi put enregistrer, lui aussi, de nombreux néophytes ; en un seul jour, le 18 décembre
Un, il en baptisa, par aspersion, quatre raille !
«.es conversions étaient trop nombreuses pour
sincères ; elles étaient provoquées par des don ? d’argent et surtout par « le désir de jouir de la liberté comme les vainqueurs ». D’autre part, les chefs , r ieux de l’Islam réagirent pour maintenir leurs coreligionnaires dans leur foi ; ils déclarèrent que la manière d’agir de Ximénès violait les garanties de liberté religieuse stipulées par la capitulation de ijg - ! ; de leur côté, un certain nombre de bons catholiques blâmaient les excès de zèle de l’archevêque. Ces résistances ne faisaient qu’irriter Ximénès : « Si l’on ne pouvait con luire doucement les Mores dans le cheraindu salut, disait-il, il fallait les y pousser… Dans les affaires temporelles, les compromis sont bons quelquefois ; dans les affaires de Dieu, ils sont toujours impies. D’ailleurs, ce n’est pas quand le mahométisme penche vers la ruine que nous devons
iiK’surer nos coups ; il faut frapper aujourd’hui ». (Alvah. Gomez, p. 29).
Animé de pareils sentiments, il lit à Grenade un immense bûcher de tous les livres arabes qu’il put y trouver. Cet autodafé annonçait les autres. Les Mores se révoltèrent sur plusieurs points de l’ancien royaume de Grenade. En 1 490, >500 et 1501, après des combats acharnés, surtout dans les monts des Alpujarras, ils furent cruellement réprimés.
Les souverains catholiques, sans doute sur le conseil de Ximénès, crurentnécessairedechangerdepolitique ; ils établirent l’Inquisition à Grenade, et prononcèrent le bannissement de tous les Mores qui ne se convertirent pas, tandis que ceux qui se faisaient chrétiens, les Morisques, étaient exposés, comme les Marranes juifs, aux procès el aux condamnations du Sainl-Oflice. L’archevêque de Grenade lui-même faillit être victime de cette réaction. Suspect aux fanatiques, à cause de la charité qu’il avait témoignée aux Mores, il fut accusé d’être lui-même Marrane et poursuivi, au nom de Deza, par l’inquisiteur de Cordoue, avec l’assentiment de son ancien collaborateur Ximénès. Il ne dut son salut qu’à Jules II, qui évoqua la cause à lui et la flt juger par son nonce en Espagne, lequel prononça un non-lieu en 1007.
Ledit d’expulsion contre les Mores fidèles à leur religion nefutpasappliqué dansles états de Ferdinand le Catholique ; les seigneurs, qui tiraient des ressources considérables de leurs vassaux mores, les prirent sous leur protection et intervinrent auprès du gouvernement royal pour leur maintenir leur liberté de conscience. AuxCortès de Mouzon (1510), ils renouvelèrent une demande qui avait déjà été faite avec succès, en 1 488, et ils obtinrent la promulgation par le roi d’un fuero garantissant aux Mores des royaumes d’Aragon et de Valence pleine et entière faculté d’y résider et d’y commercer en professant librement l’Islam.
Ce privilège fut si bien observé, sous Ferdinand et dans les premières années du règne de Charles-Quint, que lorsque les comuneros se soulevèrent, en 15-20, les Mores combattirent vaillamment dans les armées royales, donnant ainsi une preuve non équivoque de leur loyalisme. Ils furent en revanche l’objet d’une haine particulière de la part des communes et du peuple ; le succès passager de la révolte eut pour effet la mort et l’expatriation de beaucoup d’entre eux et le baptême en masse des autres, au nombre de 16.000, dans le seul royaume de Valence.
Après avoir vaincu les comuneros, le gouvernement de Charles-Quint s’unit à eux pour achever la conversion des Mores. Il s’adressa au pape Clément VII pour obtenir d’être relevé du serment qu’il avait prêté d’observer fidèlement le fuero de Mouzon. Clément VII, qui était alors à la merci de l’empereur, finit par céder aux vives instances de l’ambassadeur espagnol, duc de Sessa ; et par une bulle du 12 mai 15a4, il l’invita à travaillera la conversiondes Mores, malgré le fuero de Mouzon, allant jusqu’à lui permettre de réduire en esclavage ceux qui lui résisteraient.
En même temps, il est vrai, il lui adressa un bref lui conseillant la modération. Charles-Quint n’en tintpas compte ; non seulement il considéra comme apostats les Mores convertis par la force, par les comuneros, et livra à l’Inquisition tous ceux qui revenaient à l’Islam ; mais encore, le 16 novembre 15a4, il promulgua un édit abolissant, dam toute la monarchie espagnole réunie sous son sceptre, l’exercice du culte mahométan. Tous les Mo1103
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res qui refuseraient de se convertir devraient se réunir dans certains portsqui leur étaient indiqués, et delà être, le31 décembre, déportés hors d’Espagne. Les délégués des Musulmans allèrent solliciter un délai de cinq ans ou tout au moins un adoucissement de l’édit. Reçus d’une manière inexorable, ilsdemandèrent l’intercession dugrand Inquisiteur le cardinal Manrique, qui se montra humain à leur égard ; c’est Llorbnth lui-même qui le déclare I, p. 433).
Sur une intervention de Manrique, l’empereur leur promit, le 16 janvier 1525, que, moyennant leur conversion, ils seraient traités comme les nouveaux chrétiens de Grenade et poursuivis seulement dans le cas d’une apostasie flagrante et constatée ; une partie de leurs biens cultuels serait distribuée à leurs anciens chefs religieux, les alfaquis ; la langue arabe et leurs coutumes seraient tolérées pendant dix ans ; leurs groupements particuliers continueraient à s’administrer eux-mêmes, sans contribuer aux dépenses municipales ; pour tout le reste, ils seraient mis sur le pied d’égalité avec les vieux chrétiens (Llorbntb, I, 433 et suiv.).
Ces adoucissements, obtenus de Charles-Quint par le grand Inquisiteur, facilitèrent la capitulation des Mores, qui reçurent le baptême en masse, en Aragon, en Catalogne et dans le royaume de Valence.
L’unité religieuse était donc établie en Espagne, en même temps que l’unité nationale et la centralisation monarchique. Sous le sceptre de Charles-Quint, héritier des souverains catholiques Ferdinand et Isabelle, iln’y avait que des catholiques : les ieux chrétiens, descendants de ceux qui, au cours’.'es sept derniers siècles, avaient reconquis lapéninbule sur l’Islam, les Juifs convertis ou Marranes, les Mores convertis ou Morisques.
Il est possible que l’empereur-roi ait cédé à des motifs d’ordre religieux et eru servir Dieu en convertissant ainsi les infidèles, mais le mobile religieux ne fut pas le seul ; ses aïeux, Ferdinand et Isabelle, avaient été aussi pieux que lui, et cependant ils avaient traité différemment les hétérodoxes, tolérant les Maures à Grenade, pendant dix ans, et dans les états de Castille et d’Aragon toujours, et ne frappant que les faux convertis. Ces attitudes tolérantes ou intolérantes dépendirent en grande partie des conceptions politiques des souverains espagnols et des circonstances au milieu desquelles ils eurent à se débattre pour maintenir l’unité nationale, si précaire à ses débuts.
Vaincus en 1/592, les Mores n’avaient pas abandonné tout espoir de revanche ; réfugiés chez leurs frères du Maroc, ils préparaient des expéditions pour la reoonquète de Grenade ; entre eux et l’Espagne, la guerre était permanente, tantôt sournoise et tantôt déclarée. Pour contenir les mouvements offensifs de l’Islam qui se préparaient sans cesse en Afrique, la monarchie espagnole dut commencer, dès les règnes de Ferdinand et d’Isabelle, ce* expéditions africaines qui se poursuivirent, pendant tout le xvie siècle, sous les règnes de Charles-Quint et de Philippe II. Les armées espagnoles occupèrent, sur la côte, Melilla en 1 497, le peiïon de Vêlez en 1508, Oran en 1500, Tenès, le pefion d’Alger, Bougie et Tripoli en 1510.
De leur côté, les Mores d’Afrique menaçaient à tout instant la sécurité intérieure de l’Espagne. Leurs expéditions de piraterie, qui allaient se poursuivre pendant trois siècles, infestant la Méditerranée, poussaient jusque dans l’intérieur des ports espagnols leurs coups de force ; des bandits arabes terrorisaient l’ancien royaume de Grenade jusqu’aux portes de cette ville ; et lentement, malgré ses lois,
profitant des libertés laissées aux Morisques, les Mores expulsés s’infiltraient dans toute l’Andalousie. Enfin et surtout, malgré sa conversion apparente, l’élément morisque, toujours nombreux, riche et puissant, était en état de conspiration perpétuelle avec les Mores du Maroc ou ceux qui pénétraient en Espagne. Ainsi s’expliquent les nombreux soulèvements de Morisques, qui, aux moments critiques que traversa la monarchie, éclatèrent ; le plus terrible fut celui qui, sous Philippe H, dura deux ans de 1067 à 1569, et eut pour conséquence la proscription générale des Morisques.
On s’était imaginé que le meilleur, le seul moyen d’assimiler l’élément arabe à l’unité espagnole, c’était de le convertir au christianisme, puisque c’était la religion musulmane, plus encore quel » race et les conditions sociales, qui lui maintenait son caractère réfractaire. C’est cette pensée qui avait inspiré Charles-Quint, comme Isabelle et Ferdinand, quand ils avaient forcé les Mores vaincus de choisir entre le baptême et l’exil. C’est cette pensée qui avait dressé contre les Mores les comuneros en une aversion dans laquelle il est dillicile de faire la part exacte du fanatisme ou du nationalisme. C’est encore cette pensée quia fait approuver toutes ces mesures et même la répression inquisitoriale par des esprits distingués, imprégnés de l’esprit de la Renaissance et nullement fanatiques, tels que l’humaniste Pierre Martyr d’Anghiera, un ami de 1 archevêque de Grenade, Talavera.
Ainsi s’explique la faveur que rencontra l’Inquisition dans les milieux espagnols les plus divers, au xvie siècle. Chargé de rechercher les faux frères, c’est-à-dire les Marranes et les Morisques qui, sous les apparences de christianisme, gardaient l’urs croyances juives et musulmanes et aveo elles leurs rancunes, leurs désirs de vengeance et leur haine contre l’Espagne, le Saint-OfOce apparaissait aux Espagnols comme une institution nationale chargée de préserver le pays de ses ennemis les plus dangereux, ceux qui vivaient cachés en son sein.
Remarquons d’ailleurs qu’à plusieurs reprises, le Saint-Siège intervint pour modérer les mesures de rigueur de l’Inquisition et prendre sous sa protection les Morisques ; c’est ce que nous relevons dans le catalogue des actes pontificaux que nous donne Li.OH.nNTE, cependant si partial contre l’Eglise. Le 2 décembre 1530, Clément VII donnait aux inquisiteurs le pouvoir d’absoudre en secret les crimes d’hérésie et d’apostasie, par conséquent en dehors de tout procès public et à ce titre infamant ; le 16 juillet suivant, il ordonnait aux inquisiteurs de procéder en faveur des Morisques contre les seigneurs qui, en les surchargeant d’impôts, leur rendaient odieuse la religion chrétienne ; le a août 1546, Paul III déclarait les Morisques de Grenade aptes à tous les emplois civils et à toutes les dignités ecclésiastiques ; le 18 janvier 1556, Paul IV autorisait les confesseurs à absoudre secrètement les Morisques.
. IV. L’Inquisition, la Réforme et la Renaissance. Procès d’Erasme. — Le protestantisme ne tarda pas à fournir un nouvel alimenta l’activité de l’Inquisition. Il pénétra de bonne heure en Espagne. Le roi d’Espagne étant en même temps empereur d’Allemagne et souverain des Pays-Bas, il y avait des communications fréquentes entre la péninsule et le monde germanique, berceau du luthéranisme. Les hauts fonctionnaires civils, les prélats de Castille, d’Aragon, de Valence et de Catalogne allaient souvent retrouver Charles-Quint dans les villes d’Allemagne où il séjournait ou au milieu des dictes qu’il 1105
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présidait ; plusieurs lurent témoins des discussions qu’y souleva le luthéranisme naissant ; l’un d’eux, Alphonse Valdès, secrétaire de l’empereur-roi, fut même chargé par lui de discuter avec let délégués des protestants les termes de la Confession qu ils présentèrent à la diète d’Augsbourg.
L’humanisme d’Allemagne et des Pays-Bas avait pénétré ainsi en Espagne, où les études de philologie grecque, hébraïque et latine, en honneur à Aléa la et hautement protégées par le cardinal Ximénès, grand inquisiteur d Espagne, lui avaient préparé les voies. Erasme fut très lu et exerça une grande influence sur toute l’Espagne intellectuelle et religieuse, dans les premières années du xvi' siècle.
En Espagne, comme dans les pays germaniques, en France et en Italie, l’humanisme fut souvent le véhicule du protestantisme, même lorsque ses représentants protestaient, comme Erasme, de leur lidélité au catholicisme, mais à plus forte raison lorsque, tombant tout à l’ait du côté où ils penchaient, ils Unissaient par professer eux-mêmes les nouvelles doctrines. Ce fut le cas, en Espagne, de l’humaniste Jean de Valdès, frère d’Alphonse.
Bntin les relations d’affaires, qui étaient fort actives entre les royaumes espagnols, l’Italie et les pays rhénans, amenèrent, avec les marchandises, les livres de Luther et des premiers réformateurs. Le 2~t juin 15a4, Martin de Salinas, représentant de l’infant Ferdinand, frère de Charles-Quint, écrivait de Burgos à son maître : « Votre Altesse saura que de Flandre est venu un navire chargé de marchandises pour "Valence ; il portait plusieurs tonneaux de livres luthériens ; pris par les Français, il a été depuis recouvré et envoyé à Saint-Sébastien. » Une autre lettre du même au même, datée de Madrid le 8 février 15a5, mentionne un autre chargement de livres hérétiques porté sur un navire vénitien dans un port du royaume de Grenade ; ainsi les provinces basques et le royaume de Grenade risquaient de devenir des foyers de propagande protestante.
Ce fut en effet de Valladolid, en communications avec les provinces basques, et de Séville, en communications avec les ports de l’Andalousie, que le protestantisme menaça de gagner toute l’Espagne (Membndbz y Pelayo, Historia de los heterndoxos eipanoles, H. p. 315-316). On s’explique, dèslor3, que, écrivant, le 21 mars 1021, aux gouverneurs de Castille, en l’absence de Charles-Quint, Léon X leur ait instamment recommandé d’empêcher l’introduction de livres luthériens en Espagne. Le grand Inquisiteur prit aussitôt ses mesures en conséquence. C'était alors Adrien Florent, évêque de Tortose ; il avait succédé à Ximénès en 1516, et devait, en iôaa, remplacer sur la chaire de saint Pierre Léon X, sous le nom d’Adrien VI. Prêtre pieux et zélé, humaniste chrétien, il connaissait les dangers que dans les pays du Rhin, d’où il était originaire, l’humanisme païen et le luthéranisme faisaient courir à la foi catholique ; mais d’autre part, curieux des choses intellectuelles et lettré, il n’avait nullement l’intention de proscrire les études et les lettres. Il essaya donc de concilier la défense de l’Eglise et les justes libertés -le l’esprit.
La défense de l’Eglise était aussi celle de l’Espagne et de sa jeune monarchie, car les difficultés au milieu desquelles l’empereur Charles-Quint se débattait en Allemagne, en face de l’opposition des seigneurs protestants et de L’anarchie sociale déchaînée par le luthéranisme qui allait éclater dans les révoltes socialistes des anabaptistes de Munster, montraient bien le désastre qu’eût été pour la nation espagnole, récemment unifiée, l’introduction en son sein d’une puissance de division
telle que le protestantisme. Le risque était même plus grand qu’en Allemagne, parce que les Juifs et les Mores, mal convertis et nullement assimilés, en auraient tiré parti pour se soulever ; et leur exemple aurait été suivi par lès seigneurs et les communes, désireux de reprendre les privilèges féodaux que leur avaient retirés les souverains catholiques et Ximénès.
Ce fut donc dans l’esprit qui avait fait établir, quarante ans auparavant, le Saint-Office qu’Adrien Florent, évêque de Tortose, et, après son élection comme souverain pontife, son successeur, le cardinal Manrique, archevêque de Séville, poursuivirent et firent détruire les livres luthériens. Mais le cas d’Erasme prouve qu’ils s’acquittèrent de cette tâche avec discernement et largeur d’esprit.
Humaniste facilement porté à mépriser le Moyenvge et la scolastique, esprit critique et même railleur — on l’a appelé le Voltaire de la Renaissance, — Erasme n’avait pas ménagé, dans ses livres, ses attaques contre les abus de l’Eglise et contre l’Eglise elle-même ; car son naturel sceptique l’amenait parfois à traiter avec quelque désinvolture certaines croyances oatholiques, si bien qu’il parut hésiter quelque temps entre l’Eglise catholique et Luther. Ses écrits furent très lus, en Espagne, non seulement parce que Rotterdam, son pays, faisait partie de la monarchie espagnole, mais surtout parce qu’une magnifique renaissance littéraire avait développé, en Espagne comme dans les PaysBas, cet humanisme et ces études de l’antiquité, dont Erasme était l’un des maîtres les plus renommés en Europe.
Ses préférences et ses hardiesses à l'égard de l’Eglise effrayèrent et scandalisèrent un certain nombre de prélats et de théologiens espagnols, qui dénoncèrent comme hérétiques la plupart de ses livres ; et une vive controverse s’engagea entre partisans et adversaires de l’humaniste deRotterdam. Or, parmi les défenseurs les plus décidés d’Erasme, figurait, à côté de l’archevêque de Tolède et de Maldonat, vicaire général de l’archevêché de Burgos, le grand Inquisiteur lui-même, le cardinal Manrique, archevêque de Séville.
Manrique fut obligé de recevoir la plainte de religieux qui accusaient Erasme, mais en attendant qu’elle fût examinée, il leur fit défense formelle de l’attaquer dans leurs sermons. Le 1" mars lôa^, il présida, à Valladolid, une réunion pour l’examen de la dénonciation, et il l’inaugura en blâmant le religieux qui, malgré sa défense, avait dénoncé publiquement Erasme comme hérétique. Ses amis et lui firent remarquer que, bien loin de le condamner, les papes Léon X et Adrien VI (l’ancien inquisiteur) lui avaient témoigné leur faveur etdonnédes privilèges pour l’impression de ses œuvres, même de la plus attaquée, VEnchiridion. Les religieux ayant persisté à demander justice, Manrique dut s’incliner ; il les engagea à formuler leurs griefs en articles précis. Mais après plusieurs péripéties, l’affaire fut arrêtée par une intervention de Charles-Quint, provoquée par l’archevêque de Tolède Fonseca et le grand Inquisiteur Manrique. C’est ce que reconnaissait Erasme lui-même, écrivant de Bàle à ce dernier, le 21 mars 1528 : « Ago gratiu.s Domino qui per tuam auctoritateni inconditos istorumtumultus mitigare dignalus est. »
Erasme triompha bruyamment : tandis que ses adversaires avaient gardé leurs attaques en manuscrit, sans doute à la demande de l’Inquisition, lui publia contre eux une violente Apologie, qu’il dédia au grand Inquisiteur lui-même. La discussion menaçait de recommencer par sa faute ; pour y couper 1107
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court, Gattinara, chancelier de Charles-Quint, obtint du pape Clément VII un bref, imposant silence à tous les adversaires d’Erasme « sur tous les écrits où il combat Luther ». Cette restriction permettait la controverse sur tout le reste ; Manrique ne voulut pas le voir et, le bref revu, il promulgua une défense générale d’attaquer Erasme.
L » querelle recommença cependant. Un religieux franciscain, humaniste chrétien, Louis de Carvajal, lança une Apologia monasticæ religionis diluens Erasmi ; il était tellement sur de la protection que l’Inquisition accordait à son adversaire, que, pour ne compromettre personne avec lui, il ne mit sur son livre aucune mention d’imprimeur. Srasme répondit violemment, accablant son accusæur de toutes ces injures que les hommes de la Renaissance employaient volontiers et copieusement, il ne se contenta pas de paroles ; il déféra lui-’Uîmc le livre de son adversaire à l’Inquisition par une lettre où il demandait, à son ami Manrique, le châtiment de l’imprimeur clandestin (3 1 mars 1530)
« Ad vestræ tamen Hispaniæ tranquillilatem pertinerel
si clancularius Me typographus daret poenas, ne subindt peccet graviora, expertus fclicem nudaciam. » Un esprit aussi libre qu’Erasme demandant le secours de l’Inquisition contre un religieux, voilà certes qui prouve que le fanatisme n’animait guère le grand Inquisiteur Manrique.
Tant qu’Erasme vécut, ses œuvres furent ainsi protégées par le Saint-Office espagnol. Ce fut seulement après sa mort(u>36) et celledeManrique(1538), que l’on reconnut le mal qu’avait fait à l’Eglise le scepticisme d’Erasme, et que l’Inquisition condamna ses écrits. Encore usa-t-elle de ménagements, ne proscrivant que le texte espagnol et permettant le texte latin expurgé. (Sur toute cette affaire, voir Mbnemdbz y Pklayo. Historia de los keterodoxos espanoles, tome II, chap i).
Cependant, plus le protestantisme se développait en Allemagne, y déchaînant la guerre civile et l’intervention étrangère, et plus l’Inquisition espagnole essayait, par sa vigilance et ses rigueurs, d’en préserver l’Espagne. Liokentb signale de nombreuses condamnations qui frappèrent des protestants espagnols et étrangers, et plusieurs autodafés où ils furent brûlés. La répression s’accrut considérablement sous le règne de Philippe II, lorsque le roi, encore plus absolu que Charles-Quint, eut décrété la peine de mort contre les vendeurs et acheteurs de livres défendus (7 septembre i.>58).
Il est à remarquer que c’e3t vers le même temps que l’Inquisilion espagnole se rendit encore plus indépendante du Saint-Siège, de la hiérarchie de l’Eglise et même de l’épiscopat espagnol, dont elle ne craignait pas de citer les chefs devant son tribunal.
Le 10 mai, le Conseil du grand Inquisiteur, dont les membres étaient tous nommés par le roi, ordonna de ne tenir aucun compte de la venue de bulles pontificales portant dispenses de pénitences ; il prétendait ainsi interdire au Saint-Siège toute mesure le clémence adoucissantes rigueurs du Saint-Office. Le -.>8 septembre iù38, mourut Manrique, qui. dit Llorkntk, peu suspect d’indulgence à son égard, << mourut avec la réputation d’un ami et d’un bienfaiteur des pauvres » et doit « compter parmi les hommes illustres de son siècle… par cette vertu et d’autres qualités dignes de sa naissance » (op. cit., II, p. 76). Il ne fut remplacé qu’en septembre 153<( par Pardo de Tabera, archevêque de Tolède : et ainsi, remarque Llorente, ce même Conseil, composé uniquement de fonctionnaires royaux, dirigea pendant un an tous les tribunaux de l’Inquisition.
En k>45, par une bulle datée du 1 er avril, Paul III, voulant enrayer, dans la chrétienté tout entière, les progrès menaçants de l’hérésie, institua la Congrégation générale du Saint-Office (voir plus loin), chargée de veiller, dans le inonde entier, aux intérêts de l’orthodoxie. Parmi les cardinaux qui la composaient, il eut soin de nommer deux Espagnols de l’Ordre des Prêcheurs, Jean Alvarez de Tolède, évêque de Burgos, fils du duc d’Albe, et Thomas Badia, maître du Sacré-Palais. Malgré cette précaution, le Saint-Office espagnol prit ombrage de cette création, qui menaçait l’autonomie de plus en plus grande qu’il s’était donnée, et fit faire au pape des représentations par l’empereur. Paul III dut déclarer formellement qu’il n’avait pas eu l’intention de rien changer à ce qui avait été établi, et que l’institution de l’Inquisition romaine était sans préjudice des droits dont jouissaient les autres inquisiteurs, existant déjà ou pouvant être ultérieurement établis en dehors des Etats de l’Eglise (Llorrntb, II, p. 78).
Llorente reconnaît plus loin que le Saint-Office espagnol se considérait comme à peu près indépendant du Saint-Siège. « Les inquisiteurs d’Espagne, écrit-il, sont opposés de fait à l’infaillibilité du Souverain pontife (qu’ils prônent théoriquement), et refusent de se soumettre aux décrets du pape, lorsqu’ils sont contraires à ce qu’ils ont résolu ou à l’intérêt de leur système particulier… Le parti quel’lnquisition a osé prendre, tantôt injustement tantôt avec raison, de soutenir son autorité contre tout autre pouvoir…, a été la principale cause des démêlés continuels qui ont divisé les deux puissances (spirituelle et temporelle). » II, p 81-82). Llorente oublie d’ajouter que ce qui donnait à l’Inquisition l’audace de tenir tête au pape, c’était la direction que lui imprimait le chef nommé par le roi, mais surtout ce Conseil suprême sans lequel le grand Inquisiteur lui-même ne pouvait rien, et dont les membres ne tenaient leur nomination et leur pouvoir que du roi et du pouvoir civil.
Cette audace, le Saint-Office espagnol la montra lorsqu’il n’hésita pas à poursuivre jusqu’aux chefs de l’Eglise d’Espagne, même protégés contre lui par le Saint-Siège.
Procès de Carranza. L’Index espagnol. — Il osa s’attaquer au primat d’Espagne, Barthélémy Carranza, archevêque de Tolède, qui, par sa haute valeur intellectuelle, ses vertus et les missions de première importance qu’il avait remplies, jouissait d’une influence considérable dans toute l’Espagne, à la cour, et à la curie romaine. Religieux dominicain, il avait longtemps enseigné la scolastiqueet.en 1550, il avait été élu provincial de son Ordre. Il avait défendu l’orthodoxie catholique en Flandre el contribué à la rétablir en Angleterre, sous le règne de Marie Tudor, épouse de Philippe d’Espagne. Envoyé comme consulteur au concile de Trente, par Charles-Quint, il y avait parlé avec autorité et éloquence. Enfin, après avoir successivement refusé trois évèchés, il avait été nommé par Philippe II, en l557, au premier siège d’Espagne, le siège primatial de Tolède. Sa haute valeur et sa rapide carrière lui avaient fait des envieux et des ennemis, et dès iô30 (il n’avait que 27 ans) il avait été dénoncé à l’Inquisition par des Franciscains comme un admirateur d’Erasme ; heureusement pour lui, l’Inquisiteur d’alors était Alphonse Manrique, l’ami d’Erasme ; l’alfaire n’eut pas de suite.
Vingt ans plus tard, il écrit le traité De résidentiel, prêchant aux évêques le devoir de la résidence, que le Concile de Trente leur rappelait. Il se 109
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lii des ennemis mortels des grands prélats espagnols qui ne résidaient pas, et en particulier de Fernand de Valdès, qui était à la fois archevêque de Sévi lie et grand Inquisiteur. En 1538, ils déférèrent au Saint-Office ses Comenturios sobre el ismo cri.stian<> qu’il venait de publier en les dédiant au roi Philippe II. Ce livre fut examiné par deux théologiens renommés, dominicains comme Carrauza, Melchior Cano et Dominique de Soto.qui censurèrent dans ces Commentaires, lèpre-’mier i.’t i propositions, le second 91, comme entachées de protestantisme. En même temps, l’Inquisition et le roi d’Espagne écrivirent de longues lettres au pape Paul IV, lui signalant les progrès considérables que faisait le protestantisme en Espagne et lui demandant de les autoriser à prendre des mesures exceptionnelles contre tous les prélats qui inclineraient vers l’hérésie. Effrayé par le tableau qui lui était ainsi fait de l’Espagne, Paul IV donna cette permission, le 26 juin 1550 ; et le 22 août suivant, le primat fut arrêté à Torrelaguna et emprisonne à Valladolid.
Il ne tarda pas d’ailleurs à être vengé de ceux qui avaient donné matière à son procès ; les deux religieux qui l’avaient censuré, Melchior Cano, évéque des Canaries, et Dominique de Soto furent poursuivis en même temps que lui par l’Inquisition ri le second allait être emprisonné quand il mourut. Plusieurs prélats, Guerrero, archevêque de Grenade, les évêquesde Malaga, de Jæn, de Léon, d’Almeria, se déclarèrent pourCarranza et approuvèrent ses Commentaires ; à leur tour, ils furent poursuivis. Pour corser encore le procès, le grand Inquisiteur fit examiner tous les manuscrits de Carranza que l’on put trouver, et même interrogea des témoins sur ses paroles. L’enquête dura longtemps : on en trouvera l’histoire, avec le résumé des dépositions, dans Llorexte (tome III, chapitres 32, 33 et 3J). La procédure durait toujours, lorsque le Concile de Trente reprit ses sessions. Se rappelant le grand rôle qu’y avait joué le primat de Tolède comme évoque et auparavant comme consulteur, les Pères résolurent d’arracher l’archevêque de Tolède à l’Inquisition espagnole.
Philippe II voulut prévenir leurs démarches. Le concile ayant annoncé l’intention d’établir un index général des livres défendus dans l’Eglise universelle, le roi d’Espagne lui lit savoir par son ambassadeur Fernandes de Quiùones, comte de Luna, « qu’il ne pouvait permettre que cette mesure s’étendit jusqu’à l’Espagne, qui avait un index et des règlements particuliers ». Le roi ajoutaitque « quelques personnes (évidemment le grand Inquisiteur Valdès) soupçonnaient que le projet cachait des vues particulières en faveur de Carranza : ce qui l’avait déjà engagé à charger son ambassadeur ordinaire à Rome et le marquis de Pescara d’employer leurs efforts auprès du pape pour déjouer de pareils desseins, autant qu’on pourrait le faire avec prudence ». (Llorbntb, 111, p. 266).
Le Concile ne se laissa pas décourager par cette lin de non-recevoir préventive, et après plusieurs démarches auprès des légats présidents de ses sessions, il demanda au pape Pie IV, pour l’honneur de l’épiscopat, d’arracher Carranza aux prisons du Saint-Office espagnol et de le faire venir à Rome pour y être jugé ; ce que (it le pape par des lettres adressées à Philippe II et communiquées, avant leur expédition, au Concile. Le 10 août 1562, le roi d’Espagne envoya au pape une énergique protestation contre l’intervention du Concile, déclarant qu’il it pas à s’occuper des affaires particulières de Espagne. Il ajoutait qu’il ne publierait pis les brefs
que le jtape venait de lui adresser et qu’il ordonnerait la continuation du procès devant le Saint-Oflice d’Espagne. Pie IV n’osa pas aller jusqu’à une rupture et laissa la procédure se poursuivre en Espagne, mais, pour rassurer le Concile, il lui lit savoir que, lorsqu’elle serait terminée, il l’examinerait à son tour en faisant venir Carranza à Rome.
Le Concile résolut alors d’examiner lui-même les livres du primat de Tolède ; les commissaires désignés par lui reconnurent parfaitement catholique la doctrine des Commentaires ; la Congrégation conciliaire de [’Index l’approuva, et décida que cette approbation serait notifiée à Carranza pour sa défense. Elle notifia cette démarche à saint Charles Borromée, archevêque de Milan et secrétaire d’Etat de son oncle le pape Pie IV. A la suite de ces démarches, les Commentaires de Carranza furent publiés à Rome avec l’autorisation du pape ; et des scènes fort graves éclatèrent au sein du Concile entre les représentants de l’Espagne et la grande majorité des Pères.
Lorsque le Saint-Office eut terminé, en 1564, son information, l’affaire devait être évoquée à Rome, d’après la promesse faite par le pape au Concile ; mais Philippe II s’y opposa, et toujours conciliant, Pie IV décida, dans le consistoire du 13 juillet 1 565, d’envoyer en Espagne une commission pour y examiner l’enquête ; il la composa de personnages de marque qui, dans la suite, devinrent tous papes : le cardinal Buoncompagni (Grégoire XIII), l’archevêque de Rossano Castagna (Urbain VU), l’audileurde Rote Hippolyte Aldobrandini (Clément VIII), le procureur général des FF. Mineurs Félix Perelti (Sixte-Quint).
Philippe II reçut avec honneur la commission, mais quand elle voulut commencer ses travaux, il exigea qu’elle s’adjoignît les commissaires du Saint-Ollice espagnol, ce que refusa le légat Buoncompagni ; et les envoyés pontificaux ne purent pas exécuter leur mandat. Le pape Pie V, qui fut élu le 17 janvier 1 566, avait un caractère bien plus énergique que Pie IV ; pour en finir avec cette affaire et ce conflit, qui traînaient depuis plusieurs années, il prit deux décisions qu’il appuya d’une menace d’excommunication contre Philippe II et d’une sentence d’interdit contre toute l’Espagne : le grand Inquisiteur d’Espagne, Valdès, fut révoqué de ses fonctions, et ordre fut donné au roi de faire partir pour Rome Carranza avec toutes les pièces du procès.
Le primat arriva à Rome le 28 mai 1567 et y reçut le traitement le plus honorable ; mais son procès, qui y fut recommencé, se prolongea encore neuf ans, à cause des difficultés de toutes sortes que soulevaient, à tout instant, le procureur de l’Inquisition espagnole et Philippe II. En 1671, Pie V avait préparé une sentence définitive, acquittant l’inculpé des accusations portées par le Saint-Office contre sa personne. Quant à ses livres, elle ordonnait des corrections aux. Commentaires du Catéchisme, expliquant dan » un sens catholique les propositions censurées et le prohibant tant qu’elles ne seraient pas faites ; il en était de même des autres ouvrages de Carranza.
Philippe II ne voulut pas admettre cette sentence qu’on lui avait communiquée avant delà publier, et il lit écrire contre l’archevêque de Tolède de nouveaux livres qu’il envoya au pape. Comme Pie V venait de niourir.ils furent reçus par son successeur Grégoire XIII (Buoncompagni), celui-là même qui, étant cardinal, avait présidé la Commission envoyée par Pie IV en Espagne. Le procès fut rouvert et finalement, le 1 4 avril 1 Srçô, intervint la sentence qui terminait un procès commencé 18 ans auparavant par le Saint Office et repris à Rome depuis neuf ans. Car1111
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rama devait abjurer 16 propositions relevées dans son Commentaire, abandonner cinq ans l’administration de son diocèse, et pendant ce temps, vivre dans un couvent dominicain, et faire comme pénitence quelques exercices de piété, par exemple le pèlerinage aux sept basiliques romaines. Il venait d’achever ce pèlerinage par une mesie célébrée à Saint-Jean de Latran lorsqu’il mourut, le 2 mai 157O. Le pape Grégoire XIII, qui n’avait cessé de l’honorer, et qui même, apprenant sa maladie, l’avait relevé de toutes ses pénitences, lui lit faire de splendides funérailles et lui érigea, dans l’église dominicaine de la Minerve, un magnifique tombeau, aveccetteinscriptionélogieuse : a Ba.rtholom.aeo de Carranza. Naarro t archiepiscopo Toletano, Hispaniarum primati, viro génère, vita, doctrina, concione atque eleemosynis claro, magnis muneribus, a Garolo V et a Philippo II, Rege Catbolico, sibi commissis, egregie functo, animo in prosperis modesto et in adversis aequo. Obiit anno 1576. die 2 m.iii. Athanasio et Antoniuo sacro, aetatissuae 7 3>.
Nous avons tenu à raconter tout au long les incidents de ce long procès, non pas pour innocenter Carranza qui, condamné parle pape, a accepté en termes fort nobles, avant de mourir, la légitimité de sa condamnaiion. Qu’il nous suffise de dire que ses erreurs étaient de bonne foi et lui avaient été suggérées par sa longue fréquentation des hérétiques, avec lesquels il avait poursuivi de magniûques controverses théologiques en Espagne, en Angleterre et en Flandre. Sans la haine du grand Inquisiteur Valdès et du roi d’Espagne, l’affaire aurait été vile terminée par l’esprit de soumission et l’amour de l’orthodoxie de ce saint religieux.
Ce procès est intéressant au plus haut degré, parce qu’il fait éclater le caractère qu’avait, dès son institution avec Torquemada, l’Inquisition espagnole. Celte institution mixte, puisque si son chef et ses commissaires étaient prêtres et religieux, son conseil suprême était nommé par le pouvoir civil, a toujours prétendu à une large autonomie à l’égard du Saint-Siège ; et’dans l’affaire de Carranza, nous l’avons vue s’affirmant d’une manière inlassable pendant 18 ans contre les délégués du pape, contre le Concile œcuménique de Trente, contre les juges pontilicaux dirigés par un légat a latere, enfin contre le pape lui-même.
Par contre, dans cette longue querelle, nous l’avons toujours vue étroitement unie au roi, qui est son porte-parole, qui la défend contre la plus haute autorité de l’Eglise universelle etluiréserve lemonopole de la défense de la foi dans sa patrie.
Le grand Inquisiteur Valdès et le roi ne faisaient vraiment qu’un. Ainsi, s’affirmait le caractère éminemment national de cette institution, au sein de l’Eglise catholique.
Nous avons constaté enQn la pression formidable qu’unis d’une manière inséparable, la monarchie espagnole et le Saint-Office exerçaient sur le Souverain Pontife. Successivement Paul IV et Pie IV durent céder devant leurs m-naces et chercher des moyens termes et des conciliations pour pré vonir avec la monarchie espagnole une rupture qui eut été funeste à l’Eglise alors que, dans le monde européen, Philippe II se faisait contre le protestantisme le champion de la catholicité. Si Pie V l’emporta, ce fut parce que son caractère intransigeant ne recula pat devant cette terrible éventualité ; et oe fut toujours pour l’éviter que, tout en témoignant de son admiration pour Carranza, Grégoire XIII le condamna, non pas comme il l’aurait voulu, à une simple rétractation, mais à une suspension destinée à calmer et à rallier le roi d’Espagne.
Les péripéties du procès de Carranza nous ont aussi montré le fonctionnement régulier d’un nouveau rouage de l’Inquisition espagnole : son làdex des livres défendus. L’ancienne Inquisition, celle qui avait été établie et organisée au xiii° siècle, poursuivait les écrits comme les personnes, et les premiers inquisiteurs du xvi* siècle avaient prohibé et condamné au feu certains livres. Nous avons vu plus haut la controverse qui s’engagea autour de ceux d’Erasme ; le 7 avril 1821, le cardinal Adrien, grand inquisiteur, ordonnait de poursuivre tous les livres luthériens. En 1546, Charles-Quint demanda à l’université de Louvain de dresser la liste (Index) de tous les livres hérétiques qui s’imprimeraient dans les pays germaniques.
Le Saint-Office d’Espagne adopta cet index, et le fit imprimer pour son usage personnel à Valladolid et à Tolède, en 1551. Le grand inquisiteur Valdès le fit compléter par le catalogue des livres hérétiques publiésenEspagne ; etee travail, faitpar les inquisiteurs Alonro Perez et Valdotano, le secrétaire Alonzo de Léon et le fiscal Alonzo Ortiz, fut augmenté de la liste des éditions de la Bible publiées par les hérétiques. Enfin, en 155<), fut édité par les soins de Valdès un index général qui servit désormais de fond à tous les index que l’Inquisition espagnole publia au cours du xvi" et du xvne siècle, jusqu’à eelui de 1790, dont l’édition de 1805 fut le dernier acte du Saint-Office contre les livres hérétiques (Menbndbz y PsLAYO, op. cit., tome II, pp. 697-702).
Dans son œuvre, devenue classique, sur les hétérodoxes espagnols, M. Menendez y Pelayo, professeur à l’Université de Madrid, s’est demandé si le Saint-Office s’était montré fort rigoureux contre les livres et si son Index avait gêné sérieusement le développement de la pensée espagnole, des lettres et des sciences, dan„ les trois siècles où il fonctionna ; et il constate que, si un certain nombre d’écrits littéraires s’y trouvent, c’est souvent parce qu’ils étaient grossièrement immoraux. Plusieurs n’y figuraient que jusqu’à correction de certains passages ou expressions contraires à la vérité et même à l’élégance du style.
Si des humanistes du xvie et du xvii* siècle, dont les œuvres étaient fortement entachéesde protestantisme, Erasme, Scaliger, Henri Estienne, Vostiius s’y rencontrent, ce n’est pas le plus souvent, pour l’ensemblede leurs œuvres, mais pour tellesd’entre elles, dont on souhaite la correction.
Enfin M. Menendez y Pelayo fait remarquer que l’Index espagnol ne porte pas mention d’un certain nombre de philosophes et savants qui furent cependant suspectés d’opinions téméraires ou erronées, en d’autres pays : Giordano Bruno, Descartes, Leibnitz, Hobbes, Spinoza, Copernic, Galilée et Newton.
L’Inquisition se montra plus sévère pour les écrits qui traitaient plus particulièrement de sujets religieux, théologiques et mystiques ; et voilà pourquoi dans son Index nous trouvons, à côté de toutes les traductions delà Bible en langue vulgaire, les noms de grands théologiens, comme ceux de Carranza, du jésuite Mariana, de mystiques tels que Tauler, et même de saints telsque saint François Borgia, pour son Œuvre du chrétien, suspectée d’illuminiame !
Pour expliquer cette contradiction entre la tolérance accordée aux uns et la sévérité exercée envers les autres, il ne faut jamais perdre de vue le caractère particulier de l’Inquisition espagnole. Avant tout politique et pratique, elle accorde une faible attention aux débats purement intellectuels comme ceux que provoquèrent les systèmes de Descartes. Hobbes, Leibnitz et Spinoza, et aux systèmes purement scientifiques, tels que ceux de Newton et de 1113
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Galilée. Ce qui l’inquiétait surtout, c’étaient les écrits qui pouvaient troubler les âmes, comme les œuvres de certains mystiques, ou introduire en Espagne des hérésies qui décuiraient déjà par des factions politiques ou uièiue des guerres civiles les pays étrangers.
Contre ceux-là, elle était impitoyable, parce que son prolecteur et vrai chef, le roi, ses directeurs, ses conseillers et ses agents, désireux de maintenir l’unité politique de l’Espagne par l’unité religieuse, en lin l’opinion publique, considérant les hétérodoxes comm des étrangers et même des ennemis, tenaient pour un devoir national autant que religieux, de prévenir des schismes religieux pouvant facilement devenir des factions politiques.
S V. Procès extraordinaires ; procès politiques. — En donnant à l’Inquisition la mission de maintenir La tranquillité publique et le calme des esprits, les souverains espagnols élargirent dans des proportions considérables son rôle primitif, qui était de rechercher et de punir les Juifs faux chrétiens ou Marranes, et les Mores faux chrétiens ou Morisques. Leaa août 1498, Ferdinand le Catholique, roi d’Aragon, chargeait le Saint-Ollice de réprimer les actes de sodomie (Llorente, IV, p. 297).
Dès 1 537, commencèrent devant le Saint-OiTice les procès de sorcellerie et de magie qui envoyèrent au bûcher un nombre assez considérable de condamnés, au xvie et au xvae siècle. Les dépositions qui y furent reçues, et que Llorbxtb résume dans son Histoire (tome III, pp. 43’-463), nous prouvent que les réunions secrètes des sorciers n’étaient pas seulement remplies par des rites ridicules, nés de l’ignorance et de la superstition. L’immoralité la plus éhoniée, les actes les plus révoltants se mêlaient aux pratiques les plus stupides ; et en tous pays, ils seraient réprimés, même de nos jours, en dehors de toute préoccupation religieuse et confessionnelle. Les sorciers ne se contentaient pas de représenter le diable et des démons, de faire des parodies sacrilèges de la messe, de la confession et des autres sacrements de l’Eglise, de profaner des reliques et des objets sacrés, el de recevoir desolTrandes considérables, arrachées par leurs grossières supercheries à la crédulité et à l’ignorance de leurs adeptes. Ils leur distribuaient en échange des poudres présentées comme l’œuvre du diable et pouvant nuire aux récoltes, aux provisions, aux animaux et même à la vie de leurs ennemis ; et ces poudres étaient le plus souvent des poisons ; c’est ainsi que beaucoup de sorciers furent convaincus d’homicide.
EnQn, le plus souvent, les réunions se terminaient, connue il arrivait alors dans un grand nomltre de sociétés secrètes, par des actes d’hystérie et d’abominable luxure. Lorsque la parodie sacrilège de la messe est terminée, « le diable s’unit charnellement avec tous les hommes et toutes les femmes, et leur ordonne ensuite de l’imiter.
t Ce commerce finit parle mélange des sexes, sans distinction dem4riage et de parenté. Les prosélytes du démon tiennent à honneur d’être appelés les premiers aux œuvres qui se font, et c’est le privilège du roi (des sorciers) d’avertir ses élus, comme celui de la rani> (des sorcières) d’appeler les femmes qu’elle préfère. » (Llorentb, ni, p. 4->ô).
Ces lignes nous en disent assez pour que nous nous fassions une idée des scènes de débauche bestiale qui se déroulaient dans ces réunions organisées par les sorciers.
On s’explique, dès lors, la rigueur avec laquelle i’Inquisition les poursuivit ; ne fallait-il pas en finir
avec des pratiques qui démoralisaient des populations entières ? Le Saint-Ollice n’oublia pas cependant le caractère particulièrement délicat de ces sortes de procès, où le plus souvent étaient incriminées des personnes ignorantes et naïvement grossières, et où les dépositions pouvaient être dictées par des préjugés, des croyances superstitieuses et l’imagination mensongère de l’hystérie. Aussi plusieurs théologiens crurent-ils utile, au cours du xvie siècle, d’écrire des traités sur la sorcellerie, pour bien démêler les éléments assez divers que l’on réunissait sous cette appellation commune.
Dans celui qu’il composa à l’usage de l’Inquisition, le théologien Paul de Valence recommandait la plus grande pruderce à ceux qui poursuivaient les sorciers. Ces procès, disait-il, demandaient beaucoup de discernement et de critique ; il souhaitait pour leur conduite, des instructions particulières, et il concluait qu’il vaut mieux épargner un coupable que de frapper un innocent ou de le punir plus sévèrement qu’il ne le mérite. (LlOrente, III, p. 460).
Dans son Histoire de l’Inquisition, Llorente énuînère et même raconte plusieurs procès de sorcellerie, qui impressionnèrent vivement l’opinion et furent d’ailleurs accueillis par elle avec faveur : en 1537. le procès de 150 sorcières de Navarre, jugées à Estella et condamnées à des peines variées, dont les plus sévères furent l’emprisonnement pendant plusieurs années et aoo coups de fouet ; en 153ô, celui des sorcières de Saragosse, dont plusieurs furent envoyées au bûcher par l’inquisition locale, malgré les défenses du grand Inquisiteur II, p. 49) ; en 1610, celui des 29 sorciers de Logroflo, desquels 1 1 furent condamnés à être livrés au bras séculier et 18 furent réconciliés après des pénitences variées. Le xvme siècle vit encore en Espagne des procès de sorcellerie. Sous le règne de Philippe V, la prieure des Carmélites de Logrofio fut poursuivie parce qu’elle avait fait, disait-on, avec le démon un pacte qui lui permettait d’opérer des miracles, et dans ce procès fut englobé Jean de la Vega, provincial des Carmes déchaussés, qui fut livré au bûcher le 3 1 octobre 1 743 ; la même année, fut condamné comme * hypocrite et sorcier » Jean de Espejo, fondateur des Hospitaliers du Divin Pasteur.
Etendant encore plus la compétence du Saint-Oflice, les souverains espagnols finirent par déférer à ses jugements quiconque troublait ou semblait menacer la paix publique, soit qu’il fût en révolte, soit qu’il fit plus ou moins discrètement opposition à leur gouvernement, soit que, favori ou premier ministre la veille, il eût cessé de plaire. On peut dire que presque tous les procès politiques se déroulèrent ainsi devant l’Inquisition.
Dès 1507, Ferdinand d’Aragon déféra à l’inquisiteur de LogroBo César Borgia, pour crime d’athéisme ; mais ce n’était qu’un prétexte pour se débarrasser d’un homme gênant pour lui et pour la monarchie. En effet, après la mort du pape Alexandre VI, César, se souvenant qu’il était Espagnol, avait voulu se réfugier dans son pays d’origine et y jouer un rôle. « Indésirable » entre tous.il avait été arrêté à Naples par le gouverneur espagnol Gonsalve de Cordoue. Expédié sous bonne garde en Espagne pour y êtreretenu en prison, il s’était évadé, et il essayait d’enlever la Navarre à l’occupation aragonaise pour y rétablir Jean d’Albret, roi de Navarre, son beau-frère. En attendant de le vaincre dans la lutte engagée contre lui, Ferdinand le Catholique voulut le faire condamner par l’Inquisition, pour le rendre odieux à l’opinion publique et pouvoir se débarrasser de lui si quelque victoire le lui livrait ; la mort de César dans une escarmouche 1115
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mit liu à ce calcul, qui, sous le couvert d’une imputation d’athéisme, était purement politique (Lloiiknth, III, p. 5).
On a voulu expliquer la mort mystérieuse de don Carlos, lils de Philippe II, par une condamnation de l’Inquisition, que le roi aurait sanctionnée. En réalité, ce prince fut jugé par une commission extraordinaire nommée spécialement pour son cas ; et si le grand Inquisiteur Diego Espinosa, cardinal évêque de Siguenza, en lit partie, ce fut en sa qualité de président du Conseil de Castille et conseiller de la Couronne. Au contraire, ce fat bien l’Inquisition qui poursuivit le ministre Antonio Pérez.
Ce personnage avait acquis une grande influence sur Philippe II, en excitant sa jalousie centre son frère naturel, don Juan, le vainqueur de Lépante ; mais à son tour, une intrigue amoureuse en ût le rival du roi, qui, craignant sa puissance, le Ht arrêter. Antonio Pérez réussit à s’évader, et alla se réfugier en Aragon, dans le couvent des Dominicains de Calatayud. Il y était protégé non seulement par la puissante faction qui lui restait fidèle à la cour, mais aussi par le caractère sacré du lieu d’asile qui s’était ouvert devant lui, et encore plus par les franchises de l’Aragon, qu’il invoqua contre l’arbitraire royal.
Désireux d’en Qnir au plus vite avec un ennemi qu’il détestait et redoutait, Philippe II ne crut pas trouver de meilleur moyen de le perdre que de le faire juger par l’Inquisition, ce tribunal étant au-dessus de toutes les juridictions ordinaires et pouvant faire céder devant lui les privilèges de 1 Aragon et imposer aux Dominicains, sous peine de les traiter eux-mêmes d’hérétiques, de lui livrer leur protégé. Le roi dénonça son ancien favori au Suint Oflice comme magicien et fauteur d’hérésie, puisqu’il avait voulu se réfugier en Béarn, terre hérétique, soumise à Jeanne d’Albret. Les griefs étaient peu sérieux et le conseil suprême de l’Inqui>ition ne consentit à ouvrir l’information que sur l’ordre formel du roi. Le grand Inquisiteur, le cardinal Quiroga, était soupçonné d’amitié pour Pérez ; aussi Philippe II lui imposa-t-il le qualificateur qui devait instruire le procès et qui était son propre confesseur, Fray Diego de Chaves ; et pour surveiller les SC’upu les qui pouvaient arrêter ce dernier dans l’œuvre de vengeance dont il devait être l’instrument, ie roi lui adjoignit un de ses hommes à tout faire, Arenillas. Quiroga s’inclina devant cette volonté souveraine, et le procès commença. Menacés d’excommunication, les Dominicains livrèrent Antonio Pérez, qui fut enfermé dans les prisons du Saint-OlTice.
Déjà mécontent do la désinvolture avec laquelle Philippe II traitait ses libertés, l’Aragon se souleva à la nouvelle de l’arrestation d’Antonio Pérez, dans laquelle il voyait un nouvel attentat con tre ses privilèges ; conduits par leurs curés et par les nobles, les paysans s’emparèrent de Sara gosse et mirent Pérez en liberté ; celui-ci demanda aussitôt au peuple l’ouverture d’une instruction contre les inquisiteurs, coupables d’avoir violé les fueros, c’est-à-dire les privilèges de l’Aragon. Une seconde tentative pour s’emparer de la personne de Pérez déchaîna une nouvelle révolte, quatre mois après, le 24 septembre ifxji, el fray Diego déclara que, pour en Qnir, « il fallait faire mourir Antonio Pérez par le moyen qui paraîtrait le plus expéditif ». Le roi envoya toute une armée pour s’emparer de Saragosse, qui se rendit sans combat, mais Antonio Pérez s’était enfui en Béarn, auprès de Catherine de Bourbon, soeur de Henri IV roi de France. Le gouvernement royal, dès qu’il le sut, en profita pour exciter le sentiment religieux et patriotique
des populations. Il fit savoir que Pérez préparai ; , d’accord avec les hérétiques de France, une expédition pour enlever la Navarre à l’Espagne et amener en Aragon, d’accord avec les Mores, une invasion, qui aurait pour premier résultat le massacre de la population catholique. L’opinion ainsi retournée, la répression commença. L’inquisition fit le procès de tous ceux qui avaient favorisé Pérez en fomentant ou en dirigeant les insurrections.
Elle condamna au feu six inculpés, et ^3 autres à diverses peines. Ce fut aux acclamations enthousiastes do fa foule que l’autodafé fut célébré et le bûcher allumé. Le procès de Pérez fut aussitôt repris. Comme l’accusation de magie et de sorcellerie était sans consistance, l’Inquisition chercha à prouver que l’ancien ministre était un Marraue, descendant de Juifs, et peut-être lui-même Juif dissimulé. Enfin, on releva dans ses conversations passées des propos qui sentaient l’hérésie et marquaient une sympathie pour les hérétiques, en particulier pour Henri, roi de Navarre et le duc de Vendôme ; et le 7 septembre 1592, le Saint-Olfice condamna Antonio Pérez à être brûlé en elliyie, par contumace, comme
« hérétique formel, huguenot convaincu et impénitent
obstiné ». Ses biens étaient confisqués et s. s enfants et petits-enfants voués, comme lui, à l’infamie. Pérez mourut en France ; après sa mort, ses fils obtinrent de l’Inquisition l’annulation du procès imposé aux juges de 15y2 par l’autorité royale, et la réhabilitation de leur père (7 avril 1615). C tte réhabilitation, comme les divers incidents du procès, montrent bien que la cause de Pérez avait été uniquement politique et n’avait été jugée par l’Inquisition que pour des raisons d’opportunité gouvernementale. (Fornrron, Histoire de Philippe ft t. III, chap. 11. tome IV, chap. Il ; Llouentb, t. III, chap. xxxv.)
§ VI. Déclin et suppression de l’Inquisition espagnole. — Quoique l’Inquisition n’existât pas en France, la dynastie des Bourbons se garda bien de la supprimer en Espagne lorsque, avec Philippe V, elle prit dans ce pays, la succession de la Maison d’Autriche. On savait en France quel excellent instrument de règne était pour la monarchie ce redoutable tribunal. Dans son testament (article 8), Charles II avait fait un devoir à son successeur de maintenir le Saint-Olfice ; Louis XIV s’accorda avec le feu roi pour donner le même conseil au nouveau roi son petit-fils. Les instructions rédigées en son nom par M. de Beauvillier recommandaient à Philippe V de respecter profondément une institution si révérée en Espagne et de se contenter d’en tempérer et surveiller les actes (Hii’pea.0, H, p. 5ai) ; il la lui présentait comme fort utile « pour maintenir lu tranquillité de son royaume » (Llorkntk, IV, p. 29).
A vrai dire, dès son avènement, Philippe V avait exilé à Scville le cardinal Mendoza, grand Inquisiteur ; mais c’était uniquement parce qu’il devait cette haute fonction à la faveur de la veuve de Charles II, la reine douairière Marie-Anne de Neubonrg, qui avait été toujours à la tête du parti autrichien contre le parti français. Cette disgrâce était la conséquence naturelle du succès définitif de ce der nier par l’accession au trône de Philippe V ; et elle est une nouvelle preuve du caractère essentiellement politique de l’Inquisition. (Saint-Simon, La cour d’Espagne à l’avènement de Philippe V. OF.uvrei, VIII, p. 531).
Ce qui proureque le nouveau roi voulait conserver l’Inquisition parce qu’il voyait en elle un puis sant moyen de consolider son pouvoir, c’est qu’il 1117
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voulut le soustraire tout à l’ail à l’inlluence du Saint-Siège, pour en l’aire une institution exclusivement monarchique et espagnole. Lorsque le pape Clément XI se plaignit que, sans son consentement, le graml Inquisiteur eût été ainsi destitué brusquement, le gouvernement de Philippe V le trouva fort étrange. C’est ce que rappelait en ces termes, dans ses instructions à l’ambassadeur de France à Madrid, le secrétaire d’Etat aux affaires étrangères, le marquis de Torcy (27 avril 170^) : « Lorsque le Pape se plaignit de la conduite que le Roi d’Espagne avait tenue sans sa participation à l’égard du grand Inquisiteur, cette prétention de la cour de Rome parut nouvelle à Madrid. On prétendit que, quoique le Pape donne des bulles, l’Inquisiteur général ne dépendait en aucune façon de Sa Sainteté et nue le Moi catholique était maître de le destituer. » Ce conflit dura plusieurs années ; et ces instructions de Torcy recommandaient à l’ambassadeur Gramoni de l’apaiser en modérant le régali « me de Philippe V, sans, cependant, le combattre ou paraître le désapprouver. « Il est de l’intérêt du Roi d’Espagne de laisser à ses tribunaux le soin de soutenir ses droits contre les entreprises de cette cour (romaine). Il ne doit interposer son autorité que pour empêcher ses officiers d’aigrir ses différends. Il est de sa prudence de conserver, dans les conjonctures présentes, une bonne union avec le chef de l’Eglise. » (llecueil des instructions données aux ambassadeurs et ministres de France en Espagne, tome II, pp. ia41a 5).
Après quatre ans de négociations, l’incident fut clos par la nomiualion par le roi et la confirmation par le pape du nouvel Inquisiteur général, Vidal Marin, évêque de Ceuta (mars 1706). La disgrâce de Mendoza avait été pour l’Inquisition un sérieux avertissement d’avoir à travailler contre le partiautrichien pour la consolidation de l’autorité de Philippe V ; ainsi le comprit Marin. Par un décret du Saint-Ollice, publié en 1707, il obligea, sous peine de péché mortel et d’excommunication réservée, tout Espagnol à dénoncer quiconque prétendrait nul le sermentile fidélité prêté à Philippe V, ettous les confesseurs à signaler les cas de ce genre parvenus à leur connaissance. Cette mesure était tellement exorbitante que son exécution se heurta à l’opinion publique, surtout en Aragon ; les inquisiteurs régionaux n’osèrent pas r&ppliqner : cependant, en juillet 1709, un procès inqui-itorial fut l’ait à un Franciscain de Murcie, accusé d’avoir nié à ses pénitents que le serment de fidélité les engageât à jamais envers le
roi. (I.LORKNTR. IV, p. 30).
Si au contraire le Saint-Olfice essayait de défendre l’Eglise contre des entreprises régaliennes qui devaient s’accentuer de plus en plus an xvui* siècle, gràee aux légistes de la monarchie absolue, le gouvernement royal s’empressait de réprimer ces tentatives.
Philippe V et les conseillers que lui avait donnés Louis XI V avaient apporté en Espagne les t maximes de l’Eglise gallicane », c’est-à-dire cet ensemble de doctrines et de coutumes qui entravaient la juridiction du Saint-Siège, même dans les questions spirituelles, sur l’Eglise de France, en plaçant cette dernière sous l’inlluence de l’Etat ; et ils s’efforcèrent d’aggraver encore la mainmise du pouvoir temporel sur le spirituel, à laquelle avaient déjà tant travaillé Ferdinand et Isabelle, et leurs successeurs d « la Maison d’Autriche.
En 171.3. le procureur liscal du Conseil deCastille, Macanaz, s’était inspiré du livre que venait de publier pour défendre et renforcer les maximes régaliennes du gallicanisme l’avocat général du Parle ment de Paris, Denis Talon ; et pour accentuer er Espagne l’autorité royale en face de l’Eglise, il avait écrit un Mémoire qu’il avait fait distribuer à tous les membres du Conseil. La plupart en furent scandalisés, et l’un d’eux déféra cet écrit au grand Inquisiteur. Le Saint-Oflice examina le Mémoire, mais n’osant pas s’attaquer à un personnage officiel, bien vu en cour, il se contenta de condamner les ouvrages dont Macanaz s’était inspiré, « comme renfermant des propositions scandaleuses, téméraires, erronées, blasphématoires, injurieuses aux sacrés Conciles, au Saint-Siège et même schismatiques et hérétiques ».
Philippe V punit très durement ceux qui avaient pris part dit ectement ou indirectement à ce jugement. Louis Curiel, auteur d’un violent mémoire contre Macanaz, fut révoqué de ses fonctions de conseiller et relégué à Segura de la Lierra ; un Dominicain, qui avait aidé Curiel, fut exilé ; les inquisiteurs reçurent une sévère réprimande et l’ordre de révoquer immédiatement leur sentence : le cardinal del Giudice, grand Inquisiteur, fut rappelé de Versailles, où Philippe V l’avait envoyé, et confiné à Bayonne.
Louis XIV lui-même crut nécessaire de rappeler à la modération son petit-fils et ceux qui le conseillaient, la princesse des Ursins et Orry, ennemis déclarés de l’Inquisition. « Plus l’autorité de l’Inquisition s’estétendue en Espagne, écrivait-il le 17 septembre 1714. à Philippe V, plus la prudence est nécessaire pour l’attaquer et ce n’est que lorsque les temps sont tranquilles qu’on peut songer à la renfermer dans ses justes bornes. » (Baudrillaut. Philippe V et la Cour de France, t. I, p. 597).
Ce fut en tout temps que les Bourbons « renfermèrent l’Inquisition dans ses justes bornes » ; et à leurs yeux ces justes bornes, c’était le service du pouvoir royal contre tous les perturbateurs, religieux ou politiques, d’accord avec le Saint-Siège, et le cas échéant contre lui.
Philippe V donna cet exemple à ses successeurs en soutenant, à la suite de cet incident, une lutte de plusieurs années contre la papauté. Non content d’avoir relégué à Bayonne le cardinal del Giudice, il exigea sa démission en 1716, malgré les protestations du pape, et il ne revint à des dispositions conciliantes que lorsqu’il passa de l’influence de la princesse des Ursins sous celle, de son confesseur, le P. Daubenton, de sa seconde femme Elisabeth Farnèse et d’Albéroni.
Sous Ferdinand VI, successeur de Philippe V, un nouvel incident montra l’esprit, d’indépendance et de révolte qui animait l’Inquisition espagnole contre le Saint-Siège, quand l’autorité royale semblait en cause. A la suite de polémiques assez vives entre Jésuites et Augustins, le Saint-Office d’Espagne avait inscrit dan* son Index plusieurs livres du cardinal Noris, membre de l’Inquisition romaine, bibliothécaire du Vatican et l’un des membres les plus respectés de la Curie. Par un bref adressé au grand Inquisiteur en 17^8, lepape Benoît XIV s’étonna
« l’une pareille sentence, qui condamnait comme jansénistes
des œuvres trois fois approuvées à Rome ; et il lui ordonna de les retirer de son Index
L’Inquisiteur Perez de Prado n’en lit rien, se contentant d’écrire au pape que sa Majesté était saisie de L’affaire et qu’il répondrait à Sa Sainteté ce que lui ordonnerait son souverain. Ainsi, dans une question d’ordre théologique, le grand Inquisiteur opposait à l’autorité du Saint-Siège celle du Itoi. Benoit XIV ayant annulé, de son autorité suprême, la décision du Saint-Office, le grand Inquisiteur lui écrivit « que l’affaire étant portée devant le roi, il 1119
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n’avait plus qu’à attendre la décision de son raaitre. Il laissa entendre également que sa qualité de chef de l’Inquisition espagnole lui imposait le devoir de sauvegarder les privilèges de la monarchie, acquis jadis en retour de grands services rendus à la papauté » (Roussbau, Règne de Charles III, tome I, p. « 45).
Dans cette résistance, le grand Inquisiteur était soutenu pur le confesseur du roi, le jésuite Rabago, qui mil en avant contre le Saint Siège toutes les prétentions régaliennes de la monarchie espagnol*.
« La réputation de la monarchie espagnole, disait-il,
avait plus d’importance que celle d’un cardinal ; les sentences de l’Inquisition espagnole n’avaient rien à voir avec les sentiments de l’Inquisition romaine, puisqu’elle lui était antérieure et nullement soumise à sa juridiction. Le roi la défendrait d’ailleurs contre toute atteinte, au nom de ses droits régaliens, et parce que, en dehors du cas où le pape parle ex cathedra et pour tout ce qui concerne la discipline et le gouvernement, V Inquisition espagnole est indépendante du Saint-Sièae. » (Roussbau, ibid., p. i/j8). Ce ne fut que le 28 janvier 1758, après dix ans de discussion, que le Saint-Oflice céda et effaça de son Index les œuvres de Noris. Ainsi se renouvelait, après deux siècles, et dans de plus modestes proportions, le eonflit qui, déjà sous Philippe II, à propos de Carranza, avait dressé l’Inquisition espagnole contre le Saint-Siège.
Très jaloux de son autorité souveraine, pénétré des principes qui allaient donner naissance au joséphisme, Charles III, plus que tout autre souverain, voulut faire de l’Inquisition l’instrument aveugle et docile de ses volontés. Il se réserva la nomination des qualificateurs, c’est-à-dire des membres du Saint-Olfice qui instruisaient les affaires portées devant lui. S interposant d’une manière absolue entre le Saint-Siège et l’Inquisition, il ût défense for-* nielle à cette dernière d’ « x « cuter un ordre de Rome sans visa préalable du Conseil de Castille, même s’il s’agissaitde livres prohibés. Son ministre, l’Aranda, lui suggéra l’idée de nommer lui même tous les juges du Saint-Office, et le roi ne la rejeta que pour des raisons d’économie. L’Inquisiteur, ayant engagé un procès sans la permission royale, fut aussitôt banni à douze heures de Madrid, et il ne revint qu’après avoir fait des excuses que le roi accepta en ces termes hautains : « L’Inquisiteur général m’a demandé pardon et je le lui ai accordé ; j’accepte maintenant les remerciements du tribunal ; je le protégerai toujours, mais qu’il n’oublie pas cette menace de ma colère en face d’un semblant de désobéissance. » (Dbsdbvisbs du Dkzbrt, L’Espagne de l’Ancien Régime. La Société, pp. 101-ioa).
L’Inquisition d’Espagne était dans la plus profonde décadence lorsque survint la Révolution qui l’emporta. Aussitôt après la proclamation de Joseph comm » * roi d’Espagne, Napoléon I*’l’abolit par décret du /, décembre 1808. Elle fut rétablie par Ferdinand VII, dès sa restauration sur le trône de sa dynastie, et elle fut mise par lui en pleine activité pour punir un certain nombre de ses sujets qui s’étaient ralliés au régime napoléonien. Lorsque Riego souleva l’Espagne contre l’absolutisme de Ferdinand VU et rétablit la Constitution libérale de 181a, l’un des premiers actes des Cortès de Cadix fut d’abolir l’Inquisition en 1820 ; cette seconde suppression fut définitive.
111. — L’Inquisition romaine
La papauté avait montré au xv » siècle une tolérance vraiment excessive envers la libre pensée de la Renaissance. Cette indulgence desSouverainiPon tifes et des gouvernements avait laissé dormir l’Inquisition. Elle existait toujours en Italie, telle qu’elle avait été constituée dans la première moitié du xui" siècle, avec ses tribunaux épiscopaux et ses inquisiteurs, nommés le plus souvent par les chefs de l’ordre des Prêcheurs et quelquefois parle pape lui-même. Dans la première moitié, il y en avait à Brescia et à Crémone, ù Bergame, à Novare, dans le marquisat de Saluces, à Casai, à Mantoue, à Alexandrie, à Verceil, à Asti, à Bologne et à Milan. Mais au-dessus de ces inquisiteurs affectés à une ville ou à un diocèse, il n’y avait pas d’inquisiteur général, coordonnant leur action et réchauffant leur zèle comme en Espagne, et d’autre part, les inquisitions épiscopale, dominicaine, papale ne concertant pas leurs efforts, se neutralisaient quand elles ne se heurtaient pas dans des conflits inévitables. C’est ce qui expliquerait la décadence de l’Inquisition en Italie et à Rome, inévitable même si les complaisances des papes et des gouvernements à l’égard des hardiesses de pensée de l’humanisme ne l’avaient pas énervée.
Les progrès foudroyants de la Réforme en Allemagne et des doctrines de plus en plus subversives, fruit tout naturel d’une Renaissance de plus en plus païenne, tirèrent brusquement les papes de leur quiétude et leur montrèrent la nécessité urgente de prendre énergiquement en main la cause de l’orthodoxie. Dès 1520, Léon X prenait des mesures contre les livres et les prédicateurs qui propageaient le luthéranisme à Venise et à Milan (Pastor, Hist. des Papes, t. X, p. 223) En juillet 15a8, Clément VII stimulait le zèle de l’évéque et de l’inquisiteur de Brescia contre l’hérésie de Luther et leur demandait des poursuites contre le Carme Giambattista Pallavicini. Deux ans plus tard (15 janvier 1530), s’adressautau Maître général des Prêcheurs, Paolo Butigella, il lui ordonnaitde réveiller le zèle de tous les inquisiteurs de son ordre pour arrêter les progrès menaçants des docteurs hérétiques venus d’Allemagne. En 1532, Pierre Caraffa, nonce à Venise, signalait au pape les progrès considérables qu’avait faits l’hérésie dans cette ville et la nécessité d’en réprimer sévèrement les propagateurs : « Les hérétiques, disait-il, doivent être traités comme des hérétiques ; c’est une liumi iation pour le pape de leur écrire, de les flatter ou de se laisser arracher des grâces par de telles gens » ; et il demandait l’envoi d’un inquisiteur pontifical énergique.
Devant les progrès considérables que faisait l’hérésie, Caraffa comprit que des inquisiteurs même énergiques ne réussiraient pas à l’arrêtar, tant que leur action ne serait pas centralisée. Il fallait avant tout réformer l’iistitution même de l’Inquisition, en mettant à sa tôle une direction unique, sous l’autorité directe du Saint-Siège. C’est la pensée qui inspira l’idée d’une Inquisition romaine et universelle.
Sous l’influence de Caraffa, devenu cardinal et l’un des conseillers les plus influents du pape, Paul III, par sa bulle Licet ah initia du ai juillet 1542, institua une Congrégation générale ou Suprema de 1 Inquisition ou Saint-Oflice. Elle se composait de deux cardinaux dominicains, Jean Alvarez de Tolède, du titre de Saint-Sixte, et Thomas Badia, du titre de Siint-Silvesire du Champ de Mars, de Pierre Caraffa fondateur de l’ordre des Théatins, « lu titre de Saint-Clément, de Pierre- Paul Parisio, du litre de Sainte-Balbine, de Barthélémy Guidiccione, du titre de Saint-Césaire et de Denis Lanterio, Servite, dn titre de Saint-Marcel. Le pape s’en réservait la présidence, pour montrer qu’elle était sous la direction immédiate du Saint-Siège.
Lui donnant juridiction entière sur le monde en1121
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lier, il lui attribuait la nomination, la destitution, et la direction de tous les inquisiteurs, en tout pays, enlevant ainsi au Maître général des Prêcheurs la prérogative qu’il exerçait depuis le xm c siècle, de nommer la plupart des juges de la loi. L’agent général de la Congrégation était le commissaire du Saint-Olflce, qui, à commencer par le premier, Théophile de Tropea, fui choisi dans l’ordre dominicain. Ce qui est un indice de la part prépondérante qu’eut CarafTa dans l’institution de l’Inquisition romaine, c’est qu’il désigna lui-même Théophile pour cette charge si importante (Mortibr, Histoire des Maîtres généraux de l’ordre des Prêcheurs, t. V, pp. 404 et suiv.). Cinq théologiens, chargés d'étudier les causes soumises à la Congrégation, lui furent adjoints avec le titre de Consulteurs ; trois d’entre eux étaient dominicains, et parmi eux le Maître général, François Roméo de Castiglione et le maître du Sacré Palais, Barthélémy Spina. (Depuis, le maître général des Prêcheurs et le maître de Sacré Palais, toujours dominicain, font partie de droit de cette Congrégation.) A peine instituée, l’Inquisition montra une grande activité, sous l'énergique impulsion de celui qui en fut l’Ame, le cardinal CarafTa. « II faut travailler avant tout à punir les grands, quand ils sont hérétiques, disait-il, parce que le salut de la classe inférieure dépend de leur punition. » Et parmi les grands, il s’attaqua d’abord aux membres du haut clergé, dont quelques-uns se laissaient gagner à l’hérésie, au plus grand scandale des fidèles.
L’ordre nouvellement créé des Capucins donnait au Saint-Siège des inquiétudes à cause de la faveur que rencontraient auprès de plusieurs de ses religieux les doctrines luthériennes. Elles s’aggravèrent considérablement lorsque le Vicaire général des Capucins, Bernardin de Sienne Ochino, fut lui-même suspect d’hérésie. C'était le prédicateur le plus éloquent qui eût paru dans la péninsule depuis SavoTiarole ; ses sermons à Rome et à Naples avaient attiré aux pieds de sa chaire les foules, les esprits les plus élevés et les princes. Il s'était laissé gagner à l’hérésie par le célèbre Espagnol Valdès, qui tenait à Naples un cercle d’humanistes sympathiques à la Réforme, et aussi par la lille de Louis XII, Renée de France duchesse de Ferrare, qui déjà était protestante. L’Inquisition fit appeler Ochino à Rome, et tout d’abord il sembla vouloir s’y rendre ; mais, informé du procès qui l’y attendait, il s’enfuit en Suisse auprès de Calvin, faisant ainsi éclater aux yeux de tous son apostasie (août 154a) (Pastok, Geschichte der Papatpiste, V, pp. 340 et suiv.). A la suite delà défection de leur chef, plusieurs Capucins, suspects d’hérésie, furent arrêtés et emprisonnés par l’Inquisition.
L’ordre des Augustins dut êtreaussiexpurgé. L’un de ses religieux, Pierre Martyr Vermigli, était un ami d’Ochino. Orateur lui aussi, il avait prêché à Brescia, Mantoue, Bergame, Pise, Venise et Rome. Prieur de Saint-Pierre ad Aram de Naples, il avait fait partie, comme Ochino, du cercle de Valdès ; devenu prieur du couvent de Lucques, il avait tellement propagé dans cette ville les doctrines luthériennes, que le culte des saints y fut aboli. Menacé par l’Inquisition, il s’enfuit d’Italie et, passant ouvertement à l’hérésie, devint professeur d’hébreu à l’Université de Strasbourg. Deux ans après, l’Inquisition cita devant elle un autre humaniste de i'école de Valdès, Pierre Carnesecchi, qui fut relâché,
« t l’Espagnol Jayme Enziûas, qui fut livré au bras
séculier. Avec les hommes, elle poursuivait les écrits ; par un décret du 12 juillet l543, elle avait sévèrement prohibé la diffusion des livres hérétiques à Rome, à Ferrare et à Bologne (Cantu, Eretici d’Ila Tomo IV.
lia, II. p. 3g 1), menaçant d’excommunication, de 1.000 ducats d’amende, de confiscation des volumes, de bannissement perpétuel, les libraires qui vendraient des livres suspects d’hérésie.
En mèiue temps qu’il mettait ainsi en mouvement le Saint-OlTice de Rome, le cardinal CarafTa réveillait les organisations inquisitoriales tombées depuis longtemps en léthargie, en les plaçant sous l’autorité et la surveillance de celle de Rome. Nommé luimême archevêque de Naples, il établit l’Inquisition dans cette ville et dans tout le royaume, profitant de l’aversion qu’avaient manifestée les Napolitains contre l’Inquisition espagnole, pour le soumettre à la Congrégation universelle du Saint-Oflice. En 1540, était étab’i de la même manière le tribunal de la foi de Milan, dont l’un des premiers actes fut d’instrumenter contre les protestants de Locarno. (Pastou, op. cit., V, p. 71^). Le 22 avril 1547, l’Inquisition romaine écrivait aux Savii sull’eresia de Venise pour leur signaler les progrès que faisaient dans la ville les Anabaptistes et, l’année suivante, le Conseil des Dix ordonna aux recteurs de Padoue, Trévise, Udine, Feltre, Cividale, Capod’Istria, Adria, Chioggia, Vicence, Bergameet Brescia de poursuivre l’hérésie, ce qui valut les félicitations de Paul III au doge et au sénat (8 juin 154a).
Avec les livres, l’Inquisition surveillait les prédications, car elle ne voulait pas voir se renouveler celles que Vermigli et Ochino avaient promenées dans toute l’Italie. Le 30 mars 1543, elleenvoya des instructions à ce sujet aux Ermites de Saint- Augustin, aux Franciscains conventuels, aux Chanoines réguliers de Latran, aux Dominicains des provinces lombarde et romaine, et quelque temps après, à la Congrégation bénédictine du Mont-Cassin.
Cette répression ne s’arrêtait devant aucune considération personnelle. L’un des prélats qui avaient joué un très grand rôle dans la diplomatie pontificale était évidemment Pierre-Paul Vergerio, évêque de Capo d’Istria, qui avait été nonce en Allemagne sous Clément VII, en 1530, et sous Paul III, en 1535 et en 1541- Il y avait si bien servi la cause du SaintSiège contre Luther et dans la question du Concile général projeté, qu’il était à la veille de devenir cardinal. Mais ses tentatives de conciliation avec les protestants l’avaient trop incliné de leur côté ; indulgent envers certaines de leurs doctrines, il fut suspect au Saint-Office, qui le fit poursuivre et l’obligea à quitter sa ville épiscopale. Menacé d’un procès, il se retira en Suisse, puis auprès du duc de Wurtemberg à Tubingen, où il fit profession publique de protestantisme.
Le successeur de Paul III, Jules III (1550-i 555), malgré ses tendances mondaines, montra la même faveur à l’Inquisition romaine et à celui qui en était l'àme, le cardinal CarafTa. Ils’appliqua à défendre contre toute atteinte la juridiction entière et universelle, dans le monde entier, qu’avait donnée son prédécesseur à la
« Sancta Romanu et universalis lnquisitionis Congregatio ». Le gouvernement vénitien ayant voulu adjoindre à ses commissaires des juges laïques, à l’exemple de l’Espagne, Jules III publia, le vendredi saint
i.")51, une bulle « contra seculares intromittentes se cognitioni hæresis » (Raynaldi, Annales ecclesiastici, XV, p. 400).Les grands inquisiteurs lui ayant signalé les progrès qu’avaient fait faire au protestantisme, dans le duché de Ferrare, la tolérance du duc Hercule et la connivence de la duchesse Renée de France, le pape nomma l'évêque de Casai et le dominicain Jérôme de Lodi commissaires généraux dans cette principauté pour y travailler, au nom du Saint-Oflice, à l’extirpation de l’hérésie ; et bientôt après, il pritdes mesures semblables pour la Toscane (Ibid, , p. 492).
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Le3 juin 155u, il luisait brûler publiquement à Rome de » livres hérétiques et, en 1 553, il approuvait des décrets du Saiut-Office ordonnant de confisquer et de brûler les livi es talmudiques et exhortant les évêques, les princes et les inquisiteurs de tous pays à en faire autant.
Assurée de son appui, l’Inquisition ouvrit une instruction judiciaire contre Thomas Planta, évêquede Goire, et Vittore Soranzo, évoque de Bergame ; elle se termina pour l’un et l’autre par un non-lieu. Les journaux de Rome de ce temps-là nous signalent plusieurs cérémonies d’abjuration, faites par suite de jugements du Saint-Ofïice. LeGjuin 1552, sept luthériens abjurent à Sainte-Marie-de-la-Minerve : 16 autres à la même église, le 4" novembre suivant. Les condamnations à mort toutefois Curent très peu nombreuses. Comme, en Allemagne, on en exagérait singulièrement le nombre, l’apostat Vergerio, écrivant à Calvin, crut nécessaire de rendre hommage à la vérité en déclarant que, malgré tout, en .Italie, la répression était légère : « Diceres quotidie centum comburi. Et non est ita, ne unus quidein, tametsi levis quædam persecutio panais in lacis oborta sit. » (Calvini Opéra, XIV, p. 036, dans le Corpus lieforthatortim).
Deux faits donnèrent une recrudescence d’activité à l’Inquisition romaineet universelle. Le premier fut, après juin 1551, lanomination du dominicain Michel Ghislieri comme commissaire du Saint-OUice, à la place de son confrère Théophile de Tropea qui venait de mourir.
Ce religieux, qui devait être plus tard pape sous le nom de Pie V et être canonisé peu de temps après sa mort, avait fait preuve d’un grand zèle contre les hérétiques. Austère et même dur pour lui-même, il l'était aussi pour les ennemis de la foi. II l’avait montré dans ses fonctions d’inquisiteur de Côine, que le Saitit-OHice lui avait données entre 1 545 et ib ! ^. Il avait lancé l’excommunication contre le vicaire général et les chanoines deCôme, qui avaient, mairie lui, voulu laisser passer en Suisse des livres hérétiques ; puis, il les avait cités à Rome devant le SaintOffice, qui les avait condamnés. A Bergame, l'évcque distribuait lui-même des livres hérétiques ; Michel Ghislieri le (it arrêter au nom du Saint-Oflice, et conduire à Rome oùil lut condamné à la déposition (Mortirr, Histoire des Maîtres généraux-, t. V, pp. 4< et suiv).
Sous l’action combinée du cardinal Ca rafla et de Ghislieri, de nouvelles enquêtes furent faites dans les congrégations et les collèges ; îG religieux pénétrés de luthéranisme furent découverts chez les Servîtes et plusieurs clercs du Collège des Espagnols de Bologne forent poursuivis pour cause d’hérésie en 1 553. L’Inquisition fut mise en pleine activité dans le duché d’Urbin, le diocèse de Lucques, le Milanais et le royaume de Naples (Pastor, op. ci'., VI, pp. 16 ! 5 et suiv.).
Bien qu’active, cette répression ne fut pas plus sanglante que celle qui s’exerçait à Borne, et elle se borna à la lestruction de livres hérétiques et à de nombreuses abjurations ; c’est ce que déclare Philippson, historien qui émaille ses récits de réflexions contre IEgli «e : « En décembre 1551, on célébra dans la capitale de la Toscane un grand aulo.di fede ; vingtdeux hérétiques y jouèrent nn rôle, mais seulement pour abjurer leurs erreurs ; on ne brûla que leurs livres et leurs écrits… A Sienne, on ne brilla que quelques pauvres sorcières ; les hérétiques purent abjurer sans subir aucun châtiment, ou s’enfuir. » L’autpur nrW cette douceur au compte des gouvernements de Sienne et de Florence, oubliant que, d’après son propre témoignage, c’est l’Inquisition romaine
elle-même qui réprimait l’hérésie dans ces deux villes (Phjlippson, La Contre-Révolution religieuse ai> XVI* siècle, p. -22a).
Plus que la nomination de Ghislieri commissairegénéral du Saint-Office, l'élévation du grand Inquisiteur, le cardinal Caraffa, au Souverain pontificat, sous le nom de Paul IV ( 1 555), donna à l’Inquisition « romaine et universelle » une recrudescence d’activitéet de puissance. Malgré ses 79 ans, le nouveau pape avait conservé toute son énergie, qu’il poussait parfois jusqu'à la violence. Dès son avènement, ilcompléta par de nouvelles nomination-, la Congrégation du Saint-Oflice et annonça l’intention d’en présider lui-même les travaux tous les jeudis, cette affaire primant ce jour-là toutes lesautres (Reluzioni degli ambascialoii Veneti. A’avagero, p. 38a). Il accorda les plus grandes faveurs à tous les membres du Saint-Office, mais surtout à son commissaire-géuéral Ghislieri, qu’il créa bientôt cardinal Il étendit considérablement la compétence de ce trinal de la foi. Le Comte Orsini de Pitigliano lui fut déféré parce que sa maîtresse était juive jetaient aussi rendus justiciables du Saint-Office ceux qui n’obser vaienl pas les prescriptions du Carême, les blasphémateurs, les sodomites, les simoniaques, les pères, mères et frères qui vivaient de la prostitution de leurs tilles ou de leurs sœurs. Ainsi ce ne furent pas seulement les hérétiques, qui risquèrent la peine de mort, mais aussi et le plus souvent des personnes coupables de crimes de droit commun. Les Awisi di lioma de ce pontilicat nous mentionnent, le 24 juillet 155^, toute une congrégation de l’Inquisition consacrée à la question delà simonie : celle du 21 août suivant ordonna l’emprisonnement de deux personnes coupables de ce crime.
Pendant les dernières années du pontificat de Paul IV, l’activité de l’Inquisition redoubla. Le Il février t55y, les Avvisi mentionnent un autodafé à Rome. « Cette semaine, disent-ils, on a brûlé quatre personnes, la première vive (c'était pour cause d’hérésie), les trois autres l’ont été après leur mort, la première se livrait aux incantations et à toutes sortes de scélératesses, laseconde avait sept femmes vivantes et les vendait à celui-ci ou à celui-là, la troisième était un hérétique d’au delà des monts. » Le mois suivant, le cardinal Ghislieri, grand Inquisiteur, félicitait le tribunal de Naples de son zèle et ordonnait à l’inquisiteur napolitain Jérôme de Gênes de faire un autodafé de livres condamnés ; pour l’j encourager, il signalait ceux qui se multipliaient dans toute l’Italie : « Ne prètczpas l’oreille aux mensonges qui se disent. Milan se conduit vaillamment, ayant imprimé et publié l’Index. A Venise, le samedi saint, on a brûlé en public plus de 10.000 et peutêtre 12.000 volumes et l’inquisiteur en prépare de nouveaux tas. Florence, il est vrai, est mal pourvue d’inquisiteurs, mais le duc est plein de zèle et accorde tout son appui au Saint-Office. »
« Ces jours derniers, écrit l’avis du 8 avril iô5g.
Sa Sainteté a publié une bulle tout à fait terrible, molto trrribile, contre les hérétiques, les suspects d’hérésie et les schismatiques ; elle ne fait aucune exception de personne, de quelque rang et de quelque dignité qu’elle soit. » Une preuve de cette rigueur qui ne s’arrêtait devant aucune grandeur, fut le procès alors intenté à l’un des personnages les plus considérables de la Curie, le cardinal Morone.
Depuis plusieurs années, la ville de Modène était infectée d’hérésie. Quelques mois à peine après son avènement, Paul IV écrivit au duc Hercule d’Esté pour s’en plaindre et ordonner l’arrestation et le transfert à Bologne de quatre personnes, parmi lesquelles se trouvait un ancien conservâtes 1 1 1 25
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« le la Cité, le comte Louis Castelvetro et le prévôt
de la cathédrale Valenlin. Le duc les laissa s’enfuir en Suisse, et le Saint-Oilice romain condamna à mort par contumace Castelvetro. Paul IV rendait responsable de cet état de choses l’ancien évêque de Modène, le cardinal Morone, qu"il soupçonnait de pactiser avec l’hérésie ou tout au moins de la tolérer. Ancien nonce et légat en Allemagne, où tout récemment encore il avait contribué à la conclusion, entre protestants et catholiques, de la paix d’Augsbourg (1555), ancien légat du Saint-Siège au concile deTrente, protecteur de l’ordre nouveau des Jésuites, Morone était l’un des membre les plus considérés du Sacré Collège. Dès son avènement, Paul IV Gt faire une enquête à son sujet, à Modène et en d’autres villes, et brusquement, sans même qu’un procès fût été engagé, il le fit arrêter et emprisonner au château Saint-Ange le 31 mai 155^. Le lendemain, il annonça cette grave mesure aux cardinaux réunis en consistoire, et leur déclara l’avoir prise pour empêcher le diable de placer quelque jour un hérétique sur le siège de Saint Pierre. L’instruction de l’affaire était confiée au cardinal grand Inquisiteur Ghislieri, assisté des cardinaux Rebiba, Reumano et Rosario, et le jugement réservé au Sacré Collège. Le procès se poursuivit jusqu’à la mort de Paul IV ( 18 août 1550J. et pendant deux ans et demi, Morone fut retenu en captivité. (Pastor, op. cit.. VI, pp. 530 et suiv.)
Son successeur sur le siège de Modène, Gilles Foscarari, fut arrêté et poursuivi à son tour. Les charges relevées contre lui furent faibles et après sept mois de captivité, il fut remis en liberté : mais son procès durait encore en 155q.
Jusqu’alors les papes avaient témoigné une grande tolérance aux Juifs de leurs états, et en Espagne et en Portugal ils avaient protégé les chrétiens d’origine juive ou Marraues contre les rigueurs de l’Inquisition. Paul IV inaugura contre eux une politique toute différente ; une bulle du 14 juillet 1555 édicta une série de mesures restrictives de la liberté des Juifs ; à Rome et dans les principales villes des états pontificaux, il les enferma dans des quartiers spéciaux Le 30 avril 1 556, l’Inquisition s’occupa des Marranes, ordonnant de poursuivre comme apostats eux d’enire euxqui, chrétiens seulement extérieurement, gardaient secrètement la fol et les pratiques judaïques. Un haut commissaire envoyé à Ancône, où ils étaient nombreux, en fit brûler 12 selon les uns, ?4 selon les autres, et en envoya 4*3 aux galères.
Enfin, à l’exemple de l’Inquisition espagnole, l’Inquisition romaine organisa FIndex des mauvais livres, qui devaient être détruits etqui faisaient soupçonner d’hérésie quiconque les publiait, les détenait ou les lisait. Ce fut en septembre i.~>5- que le Saint-Office arrêta la première liste ou Index des livres hérétiques qui devaient être brûlés ; on y trouvait toutes les œuvres d’Erasme et des livres qui ne traitaient pas de questions théologiques, mais étaient immoraux, tels que les Facéties de Pogge. La première édition de cet Index, faite par Antoine Bladus, ne fut pas publiée. En février 1558, une commission de cardinaux fut créée au sein de l’Inquisition, pour s’occnp°r spécialement de l’Index, et le 21 décembre 1558, parut un bref pontifical interdisant de lire les livres ainsi condamnés, n’exceptant de cette défense que les inquisiteurs généraux et les cardinaux qui auraient reçu du pape une dispense personnelle ; le 14 avril iSrig, tous les livres hébraïques furent mis à l’Index (Pastoh, op. cit., VI, pp. 510, 5a3).
Après avoir aussi solidement organisé à Rome l’Inquisition et l’Index, Paul IV, assisté du cardinal
Ghislieri, voulut en étendre l’activité sur l’Italie tout entière. A l’occasion du procès de Morone et des hérétiques modénais, il l’imposa aux états du duc de Modène, Hercule d’Esté ; le 31 mars 1556, le gouvernement de Lucques l’accepta et les 4, 15 et a5 juin suivants, l’évéque de cette ville, par commission de Rome, ordonna du haut de la chaire de Saint-Martin à plusieurs hérétiques « d’aller se constituer prisonniers à Rome, sur l’ordre des quatre cardinaux inquisiteurs, sous peine de mort et de confiscation . Le protestantisme ayant fait à Milan des progrés inquiétants, Paul IV ordonna au cardinal Madruce, lieutenant en Lombardie du roi d’Espagne Philippe II, d’y établir l’Inquisition ; ce qui fut fait en 155ç) ; ©Ile avait pour siège le couvent de Saint-Eustorge, puis celui deSainte Marie-des-Grâces, et le premier Inquisiteur général pour le duché de Milan fut le Dominicain Jean-Baptiste de Crémone (Ibid., VI, pp. 5a3-52/|). Nous avons vu plus haut comment, d’un commun accord, l’Espagne et le Saint-Siège établirent l’Inquisition à Naples, malgré la guerre qui opposa Paul IV à Philippe II pendant presque tout son pontificat.
La mort de Paul IV, le 18 août 1550, amena à Rome une violente réaction contre son gouvernement et ses favoris. Le peuple de Rome mit en pièces la statue qui lui avait été érigée sur le Capitele, en jeta la tête dans le Tibre et se porta menaçant devant le couvent dominicain de la Minerve, principal siège de l’ordre qui fournissait à l’Inquisition ses plus actifs auxiliaires. Des manifestations semblables eurent lieu dans plusieurs villes de l’Etat pontifical, et l’un des suspects que Ghislieri surveillait, Carnesecchi, écrivait à la princesse Julie de Gonzague : « Votre Excellence aura entendu que la Sainte Inquisition a subi la même mort que celle qu’elle avait coutume d’infliger aux autres. » (Pm-Lir-rsor
- , La Contre-Révolution religieuse nu XVIe siècle,
p. 207). Les cardinaux mirent en liberté Morone. pour qu’il pût prendre part avec eux au conclave, et le pape qu’ils choisirent, Pie IV (Médicis), avait fait une opposition discrète à l’ancien pontificat. Sa première mesure fut grave : il disgracia les trois neveux de son prédécesseur, fit exécuter deux d’entre eux, dont un cardinal, sur le pont du château Saint- Ange, et laissa le troisième mourir en prison. Il arrêta au contraire le procès de Morone, auquel il rendit toutes ses dignités et toute son influence, et déclara que rien dans son passé ne légitimait le procès qni lui avait été fait mais, au contraire, qu’il avait toujours servi avec succès la cause catholique (Paixavicini, Isloria del concilio di Trento, XIV, 15-a). Tandis que Morone devenait le conseiller écouté de Pie IV, son juge de la veille, le grand Inquisiteur Ghislieri, était éloigné de la Curie par sa nomination à l’évêché de Mondovi, en Piémont (1560). L’opinion publique prêtait au nouveau pape l’intention de rendre la connaissance des causes d’hérésie aux évoques, et à Rome de limiter l’Inquisition aux questions concernant directement la foi, en lui enlevant toutes celles qui intéresseraient la morale ou la discipline ecclésiastique, telles que la sodomie, la simonie et le blasphème (Pastor, op. cit.. VII, p. 506).
Mais cette réaction fut de courte durée. Devant les progrès que faisait le protestantisme, surtout en France, même dans les rangs du haut clergé, Pie IV fut obligé de revenir aux mesures de défense qu’avaient édictées ses prédécesseurs et que venait d’approuver le Concile de Trente ; et de ces mesures, la plus énergique était l’établissement de l’Inqnisition
« romaine et universelle r>, doublée de l’Index
C’est es qui explique le retour à Rome du grand In ; 2 ;
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quisiteur Ghislieri, après sa réconciliation avec Morone, et la faveur que lui témoigna le neveu et secrétaire d’Etat de Pie IV, le saint cardinal Charles Borromée. Avec le retour du cardinal Ghislieri, l’Inquisition romaine reprit toute son activité. Elle fut confirmée dans toutes ses attributions par une nouvelle constitution apostolique promulguée parPielV, le il octobre 1562 (hullarium Iiomanum, IV, p. il, pp. 14q-150). Dans cette lettre adressée au cardinal Ghislieri, grand Inquisiteur (summo inquisitori), et aux autres membres de la Congrégation du Sainl-Oilice {cardinalibus super Officio Sanctæ Inquisitionis liæreticæ pravitatis in Aima Urbe et iota Christiana Hepublica deputatis), le pape racontait la création de cette institution par Paul III, son développement sous ses successeurs, et son ferme désir de l’accroître lui-même, pour lui faire rendre d’autant plus de services qu’elle procéderait plus directement de l’autorité apostolique. Il donnait aux inquisiteurs le droit de poursuivre et de condamner non seulement à Rome et en Italie, mais dans le monde entier, en vertu d’une députation permanente du Saint-Siège, les luthériens, zwingliens, calvinistes, anabaptistes, sectateurs publics et cachés de toute hérésie, apostats déclarés et secrets ; la condamnation des évêques, archevêques, primats et cardinaux était réservée au Souverain Pontife. Il leur laissait la nomination et faculté de révocation du procureur liscal et de tous les olïiciers de leur tribunal, ainsi que le droit de requérir l’aide du bras séculier pour l’exécution de leurs sentences et le pouvoir d’absoudre les coupables repentants. Ils pouvaient envoyer des commissaires dans toute la chrétienté en leur déléguant toute l’autorité qu’ils tenaient eux-mêmes du Saint-Siège.
Les dix cardinaux auxquels était adressée cette lettre et qui formaient la Congrégation de l’Inquisition étaient les cardinaux-évêques Carpi, Madruzzo et Truchsesset les cardinaux-prêtres Puteo, Scotti, Rebiba, Reumano, Ghislieri, Dolera et Savelli.
Ainsi réorganisée, l’Inquisition ne tarda pas à reprendre sou » Pie IV l’activité qu’elle avait eue sous Paul IV. Au début de 1563, le pape lui-même attira son attention sur un certain nombre d’évêques et de dignitaires ecclésiastiques de France, qui inclinaient vers le calvinisme et pactisaient avec lui : Jean de Cliaumont, archevêque d’Aix, qui devait plus tard se marier ; Antoine Caracciolo, évêque de Troyes, qui allait indifféremment parler au prêche huguenot oii dans sa cathédrale ; Jean de Montluc, frère du maréchal et évêque de Valence, qui, au colloque de Poissy, s’était vanté, avec le cardinal de Cbàtillon, frère de Coligny, de célébrer la Cène « à la mode de (ienève » ; l’évêque de Chartres, Guillart, et Louis d Albret, évêque de Lescar.qui faisaientprêcher dans leurs cathédrales des moines apostats ; enfin François de Noailles, évêque de Dax, Régin, évêque d’Oloron et Jean de Saint-Gelais, évêque d’Uzès.
Au nom de la Sainte Inquisition romaine et universelle, Ghislieri somma ces huitévéques de se « disculper » dans les six mois, près le Saint-Office, du soupçon d’hérésie, sous menace d’excommunication, de suspense et de privation défont bénéfice : ce qui amena un conflit de l’Inquisition non seulement avec eux, mais aussi avec Catherine de Médicis, régente de France pendant la minorité de Charles IX.
La reine déclara ne pas reconnaître la juridiction de l’Inquisition, contraire « aux franchises et libertés de l’Eglise gallicane ». Ghislieri n’en poursuivit pas moins l’instruction, et le 22 octobre 1563, il demanda au pape en consistoire de prononcer la déposition de Caracciolo, d’Albret et de Montluc, convaincus d’hérésie, et la suspense de trois autres évêques
tant qu’ils n’auraient pas prouvé leur repentir (Uhgbrt. Procès de huit évêques français). Le gouvernement français ayant de nouveau protesté, l’affaire fut arrêtée jusqu’à la mort de l’ie IV. qui se produisit le 9 décembre 1565. Un mois après, le 1 1 janvier 1566, c’était le grand Inquisiteur lui-même qui succédait à Pie IV sous le nom de Pie V. Il remit en vigueur tous les procès inquisitoriaux engagés par lui-même sous son prédécesseur ; c’est ainsi que le 1 1 décembre 156(J il promulgua la sentence qui avait été portée par Pie IV contre les évêques français convaincus d’hérésie calviniste. Deux d’entre eux ne figuraient pas sur la nouvelle sentence, Noailles, évêque de Dax, qui dut sans doute son pardon à sa qualité d’ambassadeur de Charles IX auprès du pape, et Caracciolo qui, sans attendre la condamnation définitive, avait abandonne son évêché (Rosbrot du Mki.in, Antonio Caracciolo, p. 353).
Avec Pie V, c’était en quelque sorte l’Inquisition elle-même qui montait sur la chaire de Saint-Pierre. Le nouveau pape, se considérant toujours comme son chef immédiat, travailla personnellement à son organisation définitive et accentua son activité. Dès son avènement, il lui construisit le palais qu’elle occupe encore de nos jours à côté de Saint-Pierre du Vatican, et l’inscription qu’il fit graver sur sa façade(156y) était tout un programme : Pins V. P. M. Congregationis S. Tnquisitionisdom.um.kanc qua liæreticæ pravitatis sectatores cautius coercerentur a ftindamenlis in augmentum catholicæ raligionis erexil. Tandis que les murs de ce tribunal s’élevaient rapidement, le pape armait les juges de nouveaux pouvoirs. Dans unmo( « /)ro/)nodu21 décembre 1566, il rappelait qu’ayant lui-même exercé longtemps les fonctions de grand Inquisiteur, il connaissait les obstacles qui empêchaient une prom"ple et efficace répression de l’hérésie, et il se déclarait fermement décidé à les supprimer. En conséquence, après avoir confirme la constitution de Paul IV, il révoquait toute mesure contraire à la juridiction et à la procédure inquisitoriale et donnait au Saint-Office romain et universel le soin de reviser lui-même toutes les causes d’hérésie et toutes les sentences prononcées à leur occasion, fussent-elles déjà approuvéespar leSaint-Siège. Le I er avril 156(), il publia une nouvelle constitution qui frappait des peines les plus sévères quiconque mettrait obstacle à l’action des inquisiteurs, pillerait leurs biens et enfoncerait les portes de leurs prisons ; il déclarait hérétiques tous ceux qui intercéderaient pourles coupables de pareilsdélits (Rullaritim Iiomanum, VII, p. 60).
Pie V était persuadé que l’Eglise ne pouvait vaincre l’hérésie menaçante, que par une répression énergique et rapide : « Plus vous usez de douceur envers elle, écrivait-il, le 27 juin 1 566, à Catherine de Médicis, et plus son audace s’accroît. » Aussi, sous son pontificat, les procès se multiplièrent-ils, et avec eux les autodafés, promulguant avec la plus grande solennité des peines variées. Le premier de ce pontificat eut lieu le a3 juin 1.556 à Sainte-Marie de la Minerve à Rome, en présence de 2/ » cardinaux et d’une foule considérable. Sur 14 accusés, sept furent condamnés à la fustigation et aux galères pour faux serments ; quatre hérétiques eurent le même sort, et furent promenés de la Minerve au Capitole, portant des croix rouges sur leurs habits ; un seul fut condamné à mort, décapité, puis brûlé parce que, plusieurs fois relaps, il s’était fait circoncire pour épouser une juive, étant déjà marié ; son hérésie se compliquait de bigamie (Pastor, Geschichte der l’aepsle, VIII, p. 634). Des antodafés semblables se succédèrent deux ou trois l’ois par an. Rares furent les peines capitales, et encore faut-il remarquer que ceux U29
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i|ui y furent condamnés no forent brûlés qu’après la décapitation. Le plus souvent, les inquisiteurs prononçaient, pour des temps variés, les peines de l’incarcération ou des galères.
Les condamnés appartenaient à toutes les catégories, plusieurs à l’Eglise ; ces derniers était punis le plus sévèrement. Parmi eux, signalons l’ancien secrétaire de Clément VII, Pierre Carnesecchi, que, n’étant encore que commissaire général du Saint Ollice, Pie V avait déjà poursuivi pour hérésie une quinzaine d’années auparavant. Convaincu d’avoir plusieurs fois renié sa religion, il fut décapité, n’ayant pas voulu par des aveux obtenir une grâce que sollicitaient pour lui Catherine de Médicis et le duc de Toscane et qui aurait été accordée. ( Journal de Cornelio de Ferma, cité par Pastor, VIII, p. G36). Ajoutons que, parmi les condamnés, figurèrent parfois des auteurs de dénonciations calomnieuses contredes accusés qui furent acquittés. Il est enfin à remarquer que les condamnés, qui furent au nombre de deux cents environ dans ces autodafés de Pie V, n’étaient pas tous romains ; ils venaient des diverses régions de l Etat pontifical et même de pays étrangers : un de Naples, le 22 juin 1 ôGj, 5 de Bologne et un maître d’école de Modéne, le 21 septembre suivant, q de San Genesio dans la Marche d’Ancône, le g mai 1568. Enfin plusieurs étaient frappés pour des crimes de droit commun, comme les quatre faux témoins « qui deposuerant faisant contra inquisitos » et furent pour cela envoyés, le 30 novembre 156S, aux galères, ou comme celui qui fut pendu, sur le pont Saint- Ange « propter sodomiam. » (Journal de Cornelio deFermo).
La ville de l’Etat pontifical qui fournit peut-être le plus d’accusés au Saint-Oflice fut Fænza ; l’hérésie y avait pénétré grâce aux prédications d’un servite et de Pévêque, qui fut poursuivi pour sa négligence. Pie V voulut couper court à ses progrès ; il envoya dans les diocèses de Fænza, Ravenne, Imola, Forli, < iervia, Césène, Berlinoro et Sarsina un haut commissaire de l’Inquisition, Angelo Gazini de Lugo, qui se montra fort actif et reçut en récompense, le 20 novembre 1Ô70, l’évéché de Polignano dans les Pouilles (Pastor, op. cit., VIII, p. 228).
Pie V activa l’Inquisition dans les autres Etats italiens : à Venise, à Gênes, à Milan, à Mantoue, à Lacques. Malgré les relations fort importantes que Cènes entretenait avec les Suisses protestants, il se lit livrer parcelle république l’un des propagateurs les plus dangereux du protestantisme dans l’Italie duNord, Bartoccio, qui fut jugé et condamné à Rome par le Saint-Office. Sous l’impulsion du cardinal Facchinetti (plus tard Innocent IX), 82 procès inquisitoriaux furent engagés à Venise, pendant les six ans du pontificat de Pie V, tandis qu’il n’y en avait eu que 4< sous Pie IV (fhid., p. a30).
En même temps qu’il réprimait ainsi l’hérésie, Pie V faisait la chaise aux livres qui la propageaient et pour cela, il organisait la Congrégation de l’Index.
.Vous renverrons pour cette question à l’article Index, que l’on complétera par l’article Curie romaine, 372 à 811’i, pour la législation du Saint-Office. Voir d’ailleurs les articles Bruno (Gioiuiano), Galilée, Quiktismb, SavoNarolb…, pour divers épi. iodes particuliers.
Jean Guiraud.