Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Quiétisme au XVIIe siècle

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 270-277).

QUIÉTISME AU XVIIe SIÈCLE

I. — Idée générale du quiétisme

Selon une analyse exacte, deux facteurs sont indispensables à l’action méritoire de la vie éternelle : la grâce de Dieu, la liberté de l’homme. La grâce manquant, l’action n’est pas surnaturelle ; la liberté manquant, l’action n’est pas méritoire. L’accord de la liberté et de la grâce est un mystère, mais cet accord est réel. Tout système théologique qui le compromet est inadéquat au problème. Le vice essentiel du quiétisme est de diminuer, jusqu’à la supprimer entièrement, In part d’activité nécessaire à l’action bonne.

Il y a deux quiétismes, l’un qui se borne à un système de prière mentale, l’autre qui s’étend à la conduite chrétienne en général. Historiquement et théoriquement, ils sont distincts ; assez ordinairement, la pratique du premier a amené la pratique du second.

Qu’il s’agisse de raison oudeconduite, le quiétisme trace la même loi : repos, inertie des puissances, dans lame au repos et inerte, Dieu opérera tout. Par une confusion singulière, le quiétisme assimile l’âme de l’adulte à l’âme d’un enfant non parvenu à l’âge de discrétion ; il prétend décalquer, dans la vie quotidienne du commun des chrétiens, la passivité qui transitoirement s’observe dans les extatiques ; il transforme et déforme la règle suprême de l’oubli de soi et de l’abandon à Dieu, si fortement inculquée dans l’Evangile. A en juger sur les apparences, le quiétisme est une humilité qui s’anéantit devant la souveraineté divine. Il est, en réalité, la mise à part orgueilleuse d’une élite, en marche vers un état de perfection illusoire, où, l’ascèse étant abolie sinon le Décalogue lui-même, l’âme finit par s’abandonner à la violence des passions comme à une inspiration du ciel.

Quiétisme et ascèse : deux mots s’opposant et s’excluant ; ils expriment deux conceptions contradictoires tle la vie chrétienne.

II. — Bref rappel des hérésies antérieures au XVIIe siècle, ou l’on trouve trace de quiétisme

Les théories des gnostiques, des manichéens, des cathares, des bégards et des fratricelles offrent de nombreux points de divergence. Non seulement les circonstances de temps, de lieu et de personnes diffèrent, mais aussi le point de départ et la systématisation de l’erreur. Entre ces hérésies, pourtant, il y a une parenté.

Saint [renée et saint Epiphane sont assez brefs sur les gnostiques, dont il y a eu, d’ailleurs, plus d’une sorte. Les idées manichéennes nous sont connues par les copieux détails que nous en offre saint Augustin dans ses Confessions et d’autres ouvrages de lui. Bien que les nombreux décrets synodaux qui visent les cathares soient plus exprès à les condamner qu’à définir avec exactitude leurs erreurs, nous savons pourtant que ces erreurs rappellent celles des manichéens. Pour nous renseigner sur les bégards et les fratricelles, nous avons quelques décrets du concile de Vienne (13n) et les actes de Jean XXII.

Et au besoin le livre de Ruysbroeck sur les quatre tentations nous instruirait sur les Frères du libre esprit.

De tous les éléments venus jusqu’à nous sur ces rêveries anciennes, nous pouvons conclure qu’elles offrent un point commun, à savoir, le relâchement de mœurs autorisé par un prétendu système de perfection, un laisser-aller justifié par un prétendu dessein de Dieu.

III. — Le quiétisme au XVIIe siècle

Sur le quiétisme au xvn siècle, nos renseignements sont incomparablement plus abondants et plus sûrs L’erreur prend corps en des livres imprimés ; et les principaux de ces livres ont été répandus à foison. Des polémiques parfois retentissantes ont précédé les condamnations portées finalement par l’Eglise. Par là nous sommes instruits. 529

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A) En Espagne

On peut signaler particulièrement les Illuminés (Alumbrados), Jean Falconi, Michel Molinos, et un groupe îles quiétistes andalous.

i. Alumbrados du A ~YI » siècle. — Les Illuminés apparaissent dès le xvi’siècle en des points divers de la Péninsule ; ce sont généralement des maîtres obscurs qui font école : à travers la distance des temps et des lieux, quelques idées communes se retrouvent, comme si, par des voies souterraines, se communiquait une tradition d’erreur. Point ou peu d’écrits conservés. C’est uniquement par des procès canooiques quenous sommes instruits. Si les papiers de l’Inquisition étaient intacts, en les dépouillant, on aurait toute l’histoire des folies des Alumbrados. Des translations successives ont amoindri certainement les dossiers. Ce qui en subsiste n’a jamais été analysé à fond par personne. Quelques documents ont été publiés. Depuis l’esquisse tentée par Mbnbndbz y Pblayo, il y a quarante ans, aucun historien n’a repris le sujet. Dans ces conditions, il est impossible d’aboutir à des conclusions scientifiquement certaines, soit sur les origines, soit sur l’étendue, soit sur la nature propre de ce mouvement.

Quels sont les points d’attache de la pseudomystique des Illuminés avec la mystique musulmane ; quelles influences s’y sont mêlées soit du protestantisme naissant soit des erreurs vaudoises, par le moyen des Pays-Bas etduMilanaisespagnols ? Actuellement, il faut poser ces problèmes, sans les résoudre ; l’étude méthodique n’en a jamais été faite.

Il y a un groupe connu sous le nom à’Alumbrados de Llerena, qu’il faut mentionner à part. Menender y Pelayo n’a pas manqué d’en parler dans ses Heterodoxos espanoles II, 5/(0-ô4 5). Depuis, d’autres historiens s’en sont occupés. En particulier l’exjésuite Miguel Mir, d’accord avec le P. dominicain Jdsto Cubrvo, a publié, sur ces Illuminés andalous, certains papiers de Fray Alonso de la Fubnte, dans le but évident d’y compromettre les jésuites. Alonso de la Fuente a, d’ailleurs, sur les jésuites qu’il put connaître en Andalousie, tous les préjugés de Melchior Cano. Dans le copieux mémoire publié par Mir, le dominicain inquisiteur raconte longuement ses soupçons, ses démarches, ses luttes en chaire, finalement ses enquêtes. Au bout de son exposé, Fray Alonso donne un catalogue d’erreurs, dans lequel on découvre, parmi des choses d’un autre ordre, les deux faux principes du quiétisme d’oraison et de conduite.

Au début du xvn* siècle, le mal est si grave encore, dans les diocèses de Séville et de Cadix, que le cardinal Pachbco, Inquisiteur général du Royaume, le décrit et le condamne dans un édit public (9 mai 162.3). Des esprits abusés et pervers tiennent que l’oraison mentale est de précepte ; que les élus de Dieu ne doivent pas travailler corporellement, ni vénérer les images, ni observer les jeûnes, ni entendre la messe, ni honorer les saints ; il ont la ▼ue de Dieu incessante ; et il n’y a plus pour eux de pèches de luxure.

Des procès faits, à Madrid, contre Maria de la Concepciôn (1621), à Valladolid contre Luisa de la Asenciôn (1635) témoignent que là aussi l’Inquisition flaire et redoute qnelque relent des erreurs des alumbrados.

Nous reviendrons tout à l’heure sur un groupe de quiétistes andalous, postmolinosiens.

a. Quiétittes des Pays-Ka.i. — Par un court livret du P. Jkrômb Gratien, publiée Bruxelles en 1606, ’Apologie contre quelques-uns qui mettent la suprême perfection dans l’oraison unitive immédiate, avec annihilation totale de l’dme, nous avons la preuve qu’il existe, dans les Pays-Bas, tout au début du xvue siècle, un quiétisme probablement dérivé à la fois d’Espagne et d’Allemagne. La première dérivation s’expliquerait sans peine, puisque les Pays-Bas sont alors espagnols ; la seconde s’expliquerait par les rapports incessants qui existent entre l’Allemagne et le Pays-Bas ; Gratien d’ailleurs voit une des sources des erreurs qu’il combat dans un ouvrage qu’il nomme, et qui est la Theologia germanica, éditée par Luther en 1518. Vaguement, au début delapréfacede sa Réfutation des principales erreurs des quiétistes, Nicole signale l’ouvrage de Gratien, sans en dire ni le titre ni le contenu. En soi, et même dans la ligne du dessein de Nicole, l’Apologie méritait une mention plus précise, soit à cause de sa date, soit à cause des 12 propositions dans lesquelles est enfermée la doctrine que Gratien fut prié d’examiner, et dont il discuta, avec l’archevêque deMalines, le doyen de Sainte-Catherine, le prieur de la Chartreuse et le gardien des capucins de Bruxelles.

Cette doctrine tient en deux points : mépris de toutes les observances extérieures (bréviaire, chapelet, prière vocale, pèlerinages, pénitences) ; ce sont là choses imparfaites ; la perfection de la vie chrétienne ne saurait consister que dans l’union immédiate de l’àme à Dieu, par l’oraison sans actes distincts.

Dans la deuxième partie de son opuscule, le P. Jérôme Gratien n’a pas de peine à prouver que les 1 a propositions à lui remises sont « fausses, malsonnantes, et périlleuses pour la foi, spécialement dans les pays où circulent les erreurs de Luther et de Calvin. »

Ni Y Apologie, ni aucun des autres traités de Gratien sur l’oraison, ne donnent une idée de l’étendue de ce mouvement quiétiste dans les Pays-Bas.

3. Jean Falconi, gloire de l’Ordre de la Merci, laissa à sa mort(1638), non seulement le souvenir d’une vie exemplaire, mais des ouvrages ascétiques, qui furent publiés par ses frères en religion : Alphabet pour apprendre à lire dans le Christ ; Livre de la vie éternelle ; La Vie de Dieu incompréhensible et divine.

Dans ses ouvrages, Falconi insiste sur la nécessité et la facilité de l’oraison pour tous ; si on est impuissant à méditer, on peut toujours recourir à l’acte de foi et cet acte embrasse tout ; l’impuissance de méditer peut être d’ailleurs un signe que l’àme est appelée à la contemplation ; et en tout cas le souvenir de Jésus-Christ, avec le désir d’accomplir son bon vouloir, est une oraison excellente ; si les distractions viennent, n’en avoir cure ; cette oisiveté n’est qu’apparente ; la résignation parfaite à la volonté de Dieu supplée tous les raisonnements ; et quiconque tiendrait ces théories pour dérivées des illuminés de l’Espagne serait dans la plus grande erreur ; elles expriment la doctrine de maîtres spirituels aussi autorisés que Louis de Blois, Ruysbroeck ; il est incontestable que, dans l’oraison, la grande affaire est d’aimer, non de réfléchir ; celui qui se range à la volonté de Dieu, pratique les vertus les plus hautes et prie sans cesse.

Falconi était, sans conteste, un homme de Dieu ; ses intentions étaient pures, sa vie dûment crucifiée, son imitation du Sauveur fort active. Mais les interprétations commodes auxquelles pouvait donner lieu telle de ses formules sont faciles à tirer. La preuve que l’on abusait de ces enseignements se trouve manifestement dans la Lettre à un religieux 531

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(1639) où Falconi crut devoir défendre sa doctrine. La préférence que Molinos marqua toujours pour cette lettre suffit à faire entrevoir le parti quiétiste qu’on en peut tirer.

Par tout ce que nous venons de dire, il est manifeste que des livres de Falconi peut dériver uniquement un quiétisme d’oraison et non d’action. Ces livres ont été mis à l’Index (i, r avril 1688) après la condamnation de Molinos.

4. Michel Molinos, né à Muniesa dans le diocèse de Saragosse, le 29 juin 1628, a fait ses études théologiques au Collège des jésuites de Valence ; il a reçu à Valence les ordres sacrés (1649-1652) ; il était pourvu d’un bénéfice à l'église Saint-André dès le 1 1 juillet 1 646. Il vint à Rome en 1664, pour soutenir devant la Congrégation des Rites la cause d’un bénéficier de Saint-André, le Vén. François Simon, mort en odeur de sainteté en 161a.

Durant la période espagnole de sa vie, nous n’avons aucune preuve que Molinos fût déjà quiétiste. Probablement connaissait-il, dès cette époque, les Œ uvrés de Falconi (publiées à Valence dès 1660) et les lisait-il de travers.

C’est durant son séjour à Rome (1664-1685) que Molinos deviendra un maître fameux de quiétisme. Nous le retrouverons, en parlant de l’Italie.

5. Quiétistes andalous (1687). — Il y a un groupe sévillan qui est dans la mouvance de l’archevêque Palafox y Cardona. Celui-ci avait connu Molinos à Rome. Il avait publié, dès son arrivée à Séville en 1685, une édition de la Guide, et il en propageait partout la doctrine. Quand la Guide fut condamnée, le prélat sépara sa cause de celle de Molinos par une lettre pastorale (20 novembre 1687). Antoine Rodrigo Pastos, François de Lasarte, Joseph Navarro, Jean Bustos, François Chavera, familier de l’archevêque, et Diego Enriquez, son médecin, furent poursuivis par l’Inquisition de Tolède (1687-1689). Les procès manquant, il est difficile de préciser les responsabilités de ces hommes. Mais il paraît certain que leur quiétisme dérive de celui de Molinos, maître spirituel de l’archevêque Palafox.

B) En Italie

Avant que Molinos publie à Rome, en 1675, la Guide spirituelle, il y a un quiétisme italien, antérieur à lui et indépendant de lui.

1. Quiétisme napolitain, florentin, milanais (16001660). — Nommément à Naples, le procès de Sor Ciulia, du Camillien Aniello Arcieri et du docteur en droit Giuseppe de Vicariis (161 5) ; le procès à Florence, du chanoine Pandolfo Ricasoli, des prêtres GiacomoFantini et Carlo Scalandrini et de Fa.uatina Mainardi, veuve (164') ; 1* sentence portée à Rome contre le gentilhomme milanais Francesco Rorri (1 664), révèlent un quiétisme débauché, où les actes charnels sont, pour les parfaits, la préparation à la réception de l’Eucharistie et à la communication de l’Esprit Saint.

2. Quiétisme de Brescia, du Montferrat et des Marches (1650-1675). — D’après un mémoire rédigé en 1682 parle cardinal Albizzi, les pièces du SaintOffice en mains, d’autres cas de quiétisme encore sont à signaler : celui des Pelagins dans le diocèse de Brescia (1657) ; celui du comte Scarampi et de ses adeptes dans le Montferrat (1671) et dans le diocèse de Savone (1651) ; celui du prêtre Giacomo Lombardi dans le diocèse d’Osimo(1675). Ici le quiétisme pratiqué regarde l’oraison mentale et va jusqu’au mépris ou au délaissement de tout le reste.

3. Traductions italiennes des ouvrages de Falconi et de Malaval (1650-1669). — Dans le même sens,

c’est-à-dire à l’exaltation de l’oraison de contemplation, comme moyen très général et très efficace de perfection chrétienne, voKt les ouvrages de l’Espagnol Falconi et du Français Malaval que l’on traduit en italien. Le premier, en 1660 et 1664, a deux éditions italiennes. Le second en a davantage encore : 1669, 1672, 1673, 1674, 1675 et 1679.

Nous avons déjà dit qui est Falconi. François Malaval est un laïque, très instruit des choses sacrées, et très vertueux, qui édifia Marseille sa vie durant (1627-1719). Le titre de son livre, Pratique facile pour élever l'âme à la contemplation, dit assez ce que prétend l’auteur. Nous en reparlerons, en traitant du quiétisme français.

4. Pibr Matteo Pbtrucci, né à Jesi en 1636, entré dans la congrégation de l’Oratoire en 1661, prêtre cette même année, publie son premier livre en 1671 et 1674 ; dès 1673, il avait en portefeuille les deux volumes de Lettres et traités spirituels, publiés de 1676 à 1678. Il y inculque l’importance et la facilité de la contemplation.

5. Michel Molinos (1663-1685). — Nousl’avons vu, entre 1660 et 1675 — tandis que Michel Molinos est encore à Valence ou n’agita Rome que par de » entretiens confidentiels et la diffusion de la Lettre de Falconi, — une doctrine circule à Otrante, à Lecce, à Rome, à Venise, à Milan, à Jesi, à Gênes, à Turin. Les formules en sont plus ou moins complexes, mais une tendance se dessine fortement, et partout la même. On propose aux fidèles une manière unique de faire oraison et on réduit là le secret de la vie chrétienne.

Par sa Guide spirituelle, Molinos donnera à cette spiritualité simplifiée toute sa force d’expansion.

La Guide paraît à Rome en 1675, en espagnol d’abord, puis en italien, sur le jugement favorable de six théologiens, et avec Vimprimatur de Raymond Capizucchi, maître du Sacré Palais. Le livre se répand vite et loin - : trois éditions en Espagne (1675-1685), sept éditions italiennes (1575-1685), une traduction latine (1(187), française (1688), anglaise, allemande (1699).

L’ouvrage est divisé en trois livres : i* Des ténèbres, sécheresses et tentations par lesquelles Dieu purifie les âmes et du recueillement intérieur ou contemplation acquise ; 2 Du Père spirituel, de l’obéissance qui lui est due, du zèle indiscret, des pénitences intérieures et extérieures ; 3° Des moyens spirituels que Dieu emploie pour purifier les âmes, de la contemplation infuse et passive, de la résignation parfaite, de l’humilité intérieure, de ladivine sagesse, du véritable anéantissement et delà paix intérieure. Il est difficile d’exagérer en parlant du désordre des développements de ces trois livres. Mais ce que Molinos n’obtient point par la logique, il l’obtient par l’insistance et l’effusion oratoires. Il a des tendances très fortes et quelques idées maltresses, auxquelles il tient par-dessus tout.

D’ailleurs, il note au début de son livre quatre observations qui en sont la clé. Première observation : il y a deux chemins pour aller à Dieu : celui de la méditation et celui de la contemplation ; le premier doit conduire au second, sous peine de manquer le but. Deuxième observation : la méditation sème, la contemplation recueille ; la méditation cherche, la contemplation trouve. Troisième observation : il y a deux sortes de contemplation, l’infuse et l’acquise ; celle-là est un don de Dieu et ne peut s’enseigner ; celle-ci estle fruit de l’industrie humaine soutenue par la grâce, et Dieu ne manque pas de faire savoir aux âmes, par certains signes, qu’il les appelle à cette forme de prière. Quatrième observation : le vrai but de la Guide est de plier les âmes 533

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à s’adapter sans résistance au mouvement de la grâce divine.

Rien que par la lecture de ces observations, on est fixé sur la spiritualité que Molinos veut faire prévaloir. Des premiers, les jésuites s’en doutent, et combattent le maître nouveau. Le docteur aragonais plaide avec souplesse, pardeux Lettres publiées sur l’oraison mentale ( 1 676), par deux lettres secrètes, écrites au général des jésuites Jean-Paul Oliva ( 1 680), par une Défense de la contemplation, demeurée inédite. Le Prix et l’Ordre des oraisons ordinaire et mystique, du P. Gottardo Bbll’uuomo (1678), L’accord de la fatigue et du repos dans l’oraison du P. Paolo Sbgnbri (1680), marquent exactement les objections des jésuites contre la doctrine de la Guide, qu’ils estiment inexacte et périlleuse.

Dans ce cboc entre deux spiritualités, Molinos est soutenu par Pier Matteo Petrucci, oratorien, qui écrit son traité sur la Contemplation acquise ; il a la satisfaction devoir mettre à l’index ses adversaires, à savoir Bell’huomo et Segneri, et encore le théatin Alessandro Rhgio, dont la Clavis aurea (1882) prétendait découvrir le fond des erreurs de Molinos en le » rapprochant de celles des bégards.

Malgré tout, cette victoire de Molinos n’est qu’apparente. Non seulement Regio, Bell’huomo, Segneri demeurent persuadés qu’ils ont raison ; mais ils le prouvent par des plaidoyers irréfutables ; et d’autres jésuites, tels que Bartoli et Caprini, les aident de leur savoir et de leurplume ; et linalement l’oratorien Marchksr rallie contre Molinos, dans un mémoire qu’ils contresignent, un nombre considérable de curés de Rome et de théologiens de tous Ordres. Le P. Maracci, confesseur du pape, dénonce par écrit les principales erreurs concernant la nouvelle contemplation. Le cardinal Albizzi, dans un mémoire décisif, conclut qu’il faut envoyer une instruction aux évêques d’Italie. L’archevêque de Naples, Caracciolo, supplie le pape de mettre fin aux désordres que produit dans son diocèse la diffusion de l’oraison de quiétude (1682). Un projet de circulaire aux évêques est dressé par une commission cardinalice (1682). Finalement Molinos est conduit aux prisons du Saint-Office (18 juillet 1685).

La faveur d’Innocent XI, de Christine de Suède, du cardinal Azzolini avait longtemps protégé l’auteur de la Guide. Deux ans s’écouleront avant que son procès ne s’achève. Malgré tout, sans que le cardinal d’Estrées ait à presser ni Louis XIV à exiger, l’évidence du mal amènera la conclusion nécessaire. Par un décret du Saint-Office (28 août 1687), par la bulle Cælestis pastor(2-] novembre 1687), Innocent XI condamnera solennellement les erreurs du docteur qui avait longtemps trompé sa confiance.

Les 68 propositions dans lesquelles les qualificateurs du Saint-Office ont résumé les idées de Molinos sont une condensation de a63 propositions tirées soit des lettres de direction versées aux débats par les témoins, soit des déclarations orales du maître condamné. Elles ont été reconnues et maintenues par lui comme l’expression exacte de sa pensée, dans les longues séances du procès, où elles lui ont été soumises une par une.

Pour ce pseudo-spirituel, la perfection de la vie intérieure consiste dans la perfection de la passivité de l’âme : là est le secret de la paix, de l’union à Dieu, de la déification. L’activité propre, les désirs propres, les pensées propres sont les grands ennemis de la vie divine. Qui met cette doctrine en pratique, simplifie son oraison comme sa conduite. Il ne s’inquiète ni des trois voies de la vie spirituelle ni des méthodes compliquées de méditation. Résister aux tentations, gagner des indulgences, pratiquer

les pénitences, répéter des prières vocales, est chose inutile, à ce stade. Une âme morte ne pense pas à soi ; elle est fixée en Dieu. Le sommeil n’interrompt pas sa contemplation, pas plus que les actes en apparence peccamineux ne brisent la fidélité de l’amour. Cette âme élue ne connaît plus deux lois contraires ; elle n’en connaît qu’une, celle de Dieu qui est son centre, sa lumière et sa paix. Capable de connaître le péché, en fait elle ne pèche point, encore qu’au regard grossier des hommes il puisse paraître qu’elle viole les préceptes du Décalogue et de l’Eglise. Par un dessein insondable, Dieu, pour désapproprier d’elle-même une âme élue, l’induit par violence diabolique à tomber dans les péchés qui lui sont le plus en horreur.

Molinos ne s’est pas contenté de formuler ces théories ; il les a inculquées à ses disciples de vive voix et par écrit ; il y a conformé sa propre conduite. Pendant plus de vingt ans, il a vécu dans la luxure sans se confesser ; quand il a écrit la Guide, il était déjà dans cette ignominie, ainsi qu’il en a convenu au procès.

Et c’est ce qui explique comment la Guide est un livre trouble. Il n’est point une notation d’états d’âme expérimentalement connus ; ni une étude des problèmes spirituels faite d’après les écrivains les plus autorisés ; il est un instrument de domination fait, par un misérable, pour séduire d’abord et corrompre ensuite ; et ildoitnécessairement advenirque la plume, si surveillée qu’elle soit, laisse échapper des lignes suspectes. En 1675, les censeurs officiels de l’ouvrage le lisent avec bienveillance, parce que la réputation de l’auteur est pure et grande. Au loin, on est plus défiant ; de Florence et de Modène, Segneri, Regio, Bell’huomo jettent des cris d’alarme ; l’Inquisition d’Espagne condamne le livre (1 685) comme « fleurant l’hérésie des Illuminés ». A Rome même, peu à peu, l’expérience du confessionnal, enrévélant les erreurs de conduite des lecteurs fanatiques de la Guide, fait voir que ce manuel, en apparence raffiné, contient de quoi autoriser des horreurs.

Les historiens qui ont favorablement parlé de la Guide n’ont presque rien connu ni des controverses qu’elle a provoquées, ni du procès de Molinos, qui en éclaire les théories.

6. Les oratoriens Pbtrucci et Romiti (1681-1687).

— L’oratorien de Jesi, Pier Matteo Petrucci, dont nous avons signalé les premiers ouvrages, devient d’abord évêque (1681) puis cardinal (1686). Ces promotions donnent du crédit au quiétisme ; d’autant qu’outre la Contemplation acquise (1681), dans laquelle il défend expressément la Guide, le prélat publie encore Les énigmes mystiques révélées (1680), Le Rien de la créature et le Tout de Dieu (1 682). Finalement, et en dépit des longues hésitations d’IwNocbnt XI, le procès de Molinos entraîne celui de Pbtrucci (1687-1688). Impossible de décider si les accusations portées contre ses mœurs sont fondées ; il faudrait voir les enquêtes canoniques faites et dont les dossiers doivent être au Saint-Office. En tout cas, la commission cardinalice chargée de la cause obtint qu’Innocent XI imposât à Petrucci la rétractation secrète de 5/| propositions extraites de ses livres (17 décembre 1687) ; et tous les ouvrages du prélat furent mis à l’index (5 février 1688).

Petrucci ne favorisait pas seulement une oraison passive qui risquait d’être paresseuse, mais un laisser-faire Dieu, jusque dans les tentations, qui ressemblait trop à l’horrible théorie de Molinos sur la purification des âmes par le péché.

L’oratorien Marco Romiti, dont le procès se fit à Matelica en if>85, n’est qu’un comparse et un disciple. C’est par les conseils de Molinos et de Petrucci 535

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tju’il se dirige. Son procès d’ailleurs a clé versé au dossierde Pelrucci et deMolinos ; et comme Romiti joignait à ses idées sur l’oraison des libertés suspecvec ses pénitentes, sa condamnation a eu son influence dans la cause des deux docteurs dont il dépendait.

7. Quiétistes romains (1685-iGcj8). — En 1685, ont lieu à Rome le procès des deux frères Leoni, l’un marchand, l’autre prêtre ; celui de Pierre Pefia, secrétaire de Moliuos : tous trois sont férus du molinosisme. Parla suite, de nombreuses condamnations suivirent encore, sur lesquelles il faudrait, pour être éclairé, communication des dossiers du SaintOlfice.

Deux religieux augustins déchaux, le P. Benigno et le P. Pietro Paolo, de Rome, furent poursuivis et punis, un peu plus tard (1698), pour pseudo-mystique et immoralités rivalisant avec celles de Molinos.

8. Ouvrages italiens condamnés comme quiétistes (1687-1690). — Il convient de signaler quelques ouvrages italiens mis à l’index, à la suite de la condamnation de Molinos.

Paolo Rocchi, oratorien. Pas de l'âme par le chemin de pure foi (1677), condamné le 15 mai 1687.

Benedetto Bischia, oratorien. Brefs documents pour les âmes (1682) ; Jésus, miroir de l'âme (1680) ; Enseignements spirituels (1680) ; condamnés le 5 février 1688.

Tomaso Menghini, dominicain. L'œuvre de la divine grâce (1680), condamné le i « r avril 1688.

Sisto de Gucchi. Chemins de la contemplation, condamné le 7 juin 1690.

C) En France

1. Guérinets de Picardie (1634). — Par la Flandre et l’Arlois, qui devinrent français sous Louis XIV seulement, le quiétisme des Pays-Bas espagnols — que nous avons mentionné plus haut — pénétra en Picardie sous le règne de Louis XIII. On les découvrit, dit Pluquet, en 1634 ; et le roi de France donna contre eux des ordres si sévères qu’ils ne tardèrent pas à disparaître.

2. Jban dk Bkrnikrbs, Benoît db Canfrld, Hbnri Boudon (1659-1675). — Jean de Bernières-Louvigny, trésorier de la généralité deCæn, morten 1669, a laissé des écrits que ses amis firent imprimer. Ces Œuvres spirituelles et aussi le Chrétien intérieur public par le P. Louis d’Argentan, ont été mis à l’index, les premières le 1 1 décembre 1690, le second le 26 juillet 1689.

De même la Règle de perfection réduite au seul point de la volonté divine. Ce livre de Benoit de Canfeld, cet Anglais devenu capucin en France, fut condamné le 21 avril 1689.

De même le Dieu seul d’Henri Boudon, le saint archidiacre d’Evreux, paru en 1674, fut condamné le 9 septemlire 1688.

Ces ouvrages, dus à la plume d’hommes d’une haute piété et d’une vie exemplaire, ne sont devenus suspects qu’après les ravages opérés par la Guide. La similitude de quelques expressions n’empêche pas que ces écrivains n’eussent une spiritualité plus active et infini nient plus saine que celle de Molinos.

3. Jkan Drsmakbts di< Saint-Sohlin (1658). — Ce Parisien, l’un des fondateurs de l’Académie française, n’a pas seulement composé des vers sur des sujets de morale et de religion, mais en outre un livre singulier, Les Délices de l’esprit (1659), où il a développé ses idées sur le Christianisme, et encore sur la vie intérieure. Nicoi.k l’a beaucoup discuté dans les Visionnaires ; pour un peu, il le tiendrait pour le

plus coupable des « homicides spirituels » qui fuient jamais. En réalité, la spiritualité de ce laïque était

meilleure que celle de Port-Royal, quoi qu’il en soit de la bizarrerie du livre et de certaines opérations où Dcsmarets fut entraîné par son zèle religieux.

4. François Malaval (1664-1670). — Ce laïque marseillais fut de son temps, en son pays, une sorte d’oracle ecclésiastique. Sa piété, sa vertu, son savoir lui valurent un crédit extraordinaire. De bonne heure, il lit un traité en latin sur l’oraison, qui jamais ne fut imprimé. En 1 66/j, il publia la Pratique facile pour élever l'âme à la contemplation. En 1670, le volume s’augmenta d’une préface et d’une deuxième partie. La première partie avait été rééditée en 1666 et en 1668 ; l’ouvrage entier le fut en 1685 elen 1687. Il y eut, en plus, comme il a été dit plus haut, des traductions italiennes.

L'édition française de 1679 est dédiée au cardinal Bona. L’illustre cistercien et le laïque marseillais furent encorrespondance. Ce haut patronage et le succès obtenu n’empêchèrent pas la Pratique facile d'être combattue, menacée d’une condamnation. Dès qu’il se vit en péril, Malaval tâcha de prévenir le coup, d’abord par ses amis de Rome, le prélat Fabroni, l’oratorien Baldncci, le professeur de la Propagande Giovanni Pastrizio ; puis directement par des mémoires envoyés au Saint-Office et au cardinal Lauria. La condamnation de la Guide entraîna celle de la Pratique facile (24 mars 1688).

Bien qu’il ait été en relations épistolaires avec Molinos, auplus tard en 1681, Malaval est unhomme de mœurs pures et d’intentions droites. Il n’a de commun avec l’hérésiarque espagnol, que l’effort pour rendre la contemplation facile et aussi générale que possible et une notion fausse de la contemplation continue. Il distingue cinq catégories d’hommes qui ne sauraient entrer dans la voie de la contemplation : les impétueux, les malades, les grossiers, les faibles et les pécheurs. Tous autres sont capables de l’oraison de quiétude. L’usage de la méditation est récent. Le plus grand nombre de ceux qui méditent pourraient contempler, s’ils le voulaient, ou s’il y étaient autorisés par des directeurs plus souples en leurs méthodes de prière.

5. Les PP. Joseph Sunm et Fhançois Guilloré, jésuites (1662-1675). — Le Catéchisme spirituel du P. Surin a été mis à l’index, en 169.5. Pour voir à quel point celle condamnation tient aux circonstances, il suffit de se souvenir que ce Catéchisme enseigne une doctrine toute pareille à celle des Fonde ments de la vie spirituelle, livre de Surin, approuvé par Bossuet. Il paraît peu probable que Bossuet ait donné sa voix à un auteur quiéliste.

Les livres spirituels du P. Surin sont nombreux. Presque tous ont été publiés après sa mort. Dans son Traité de l’amour de Dieu, dans ses Dialogues spirituels, dans les Fondements de la vie spirituelle aussi bien que dans son Catéchisme, il revient, sans cesse et sous toutes les formes, à cette condition d’un * cœur vigoureux », indispensable à une vie intérieure digne de ce nom. Il est impossible qu’un disciple fidèle du P. Surin s’endorme dans la paresse spirituelle, même avec le prétexte de laisser faire Dieu.

A cause d’une page sur le sommeil mystique, ou des éloges qu’il a donnés à Malaval, dans un chapitre des Progrès de la vie spirituelle (1675), on a cru parfois pouvoir rapprocher Guilloré des quiétistes. Nicole, nous le savons par une lettre de lui, le vise, bien qu’il ne le nomme pas, dans son Traité de l’oraison. Le P. Guilloré esta lui-même son meilleur défenseur. L’endroit des Progrès où il recommande la Pratique facile de Malaval, contient une nette protestation contre les quiétistes. Dans ses Conférences spirituelles (1683), en parlant de l’oraison de 537

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simple regard, il ne manque pas île se séparer encore des nouveaux contemplatifs ; comme il avait déjà fait dans un chapitredes Secrets de la vie spirituelle, qui en dêoomm-eut les illusions (iG ; 3). Et à tout esprit non prévenu, il sullira délire le premier livre da La manière deconduire les âmes dans la vie spiritwlle(16-(>), pour savoir si ce jésuite breton est un ami de la dévotion aisée, et de » âmes fainéantes.

6. le P. Ei’ipiiANR Loois (16yû). — Le P. Epipuane Louis, de l’ordre de Prémontré, abbé d’Etival, au diocèse de Toul. a laissé des Conférences mystiques sur le recueillement de Pâme, pour arriver à la contemplation desimpie regard de Dieu par les lumières de la foi (167a) ; des Lettres spirituelles adressées, comme les Conférences, à des moniales bénédictines.

Le « Conférences sont longuement discutées par Nicole, dans sa Réfutation des principales erreurs quiétistes (16g5) ; mais le même Nicole reconnaît, à plusieurs reprises, que l’oraison de simple regard enseignée par le P. Louis est différente — c’est-àdire moins passive — non seulement que celle de Molinos. mais aussi que celle de Malaval.

7. Traductions françaises de Falconi et de Molinos (1661-1688). — Falconi a été traduit en français en 1661, 1667. 1686, 1688, 1690 ; la Guide de Molinos en 1688. A noter cette différence bien significative : Falconi a été public au grand jour, par des religieux français de la Merci, chez des libraires connus, d’Aix, de Grenoble ou de Paris ; la Guide a paru, sous la rubrique suspecte d’Amsterdam, par les soins d*un protestant réfugié en Angleterre, Jean Cornand de la Croze, qui ne signe pas son œuvre. Ce livre, intitulé Recueil de diverses pièces concernant le qui tisme, ou Molinos, ses sentiments et ses disciples, a été mis à l’index, le 12 décembre 1690. De Falconi, seule la traduction italienne de l’Alphabet et de la Lettre sur l’oraison est à l’index.

8. Le P. François La Combb, barnabite, et Mme Guyon (1 685- 1688). — Bien que le nom de Mme Guyon soit plus connu, celui du P. La Combe ne saurait en être séparé, sous peine d’erreur essentielle sur le quiétisme français. Quelques livres de Mme Guyon sont antérieurs à ceux de La Combe : Le moyen court et très facile pour l’oraison (1685), les Règles pour les associés de l’enfance de Jésus (1685). Le Cantique des Cantiques (1688) estpostérieur, et à plus forte raison les Torrents, qui étaient encore en manuscrit, quand éclata la fameuse controverse entre Bossuet et Fénelon. Le P. La Combe a écrit : Orationis mentalis anahsis (1686) : Lettre d’un serviteur de Dieu, contenant une brève instruction pour tendre sûrement à la perfection chrétienne (1687). Néanmoins, comme nous le montrerons, Mme Guyon dépend de François La Combe, en sa doctrine.

g. FÉrtmorr. Explication des Maximes des Saints (1697). — Le représentant le plus illustre et le plus connu du quiétisme français auxvn" siècle est Fénelon. La longue et retentissante lutte de l'évêque de Meaux contre l’archevêque de Cambrai a rendu célèbre l’Explication des Maximes des Saints sur la vie intériture (1697), livre dans lequel Fénelon a exprimé sa spiritualité.

Il faut noter que cette lutte a commencé avant la publication des Maximes Les articles doctrinaux arrêtés à Issy entre Bossuet, Godet des Marais et Fénelon sont du 10 mars iCy4- La condamnation des Maximes par Innocent XII est du 12 mars 1O99. Entre l’ig') et 1699, Antoine de Noailles, Godet des Marais, Bossuet, sont intervenus par des écrits pastoraux, soit collectifs soit séparés ; puis Bossuet a multiplié les brochures, dont aucune n’a été laissée sans

réplique par Fénelon. Chacun des deux adversaires a eu à Rome son procureur zélé, pour sauver ou perdre l’Explication des maximes des saints. Dans l’examen da livre, les consulteurs romains se partagèrent : le cistercien Gabrielli, le jésuite Alfaro, le lovaniste le Drou étaient favorables ; opposés, l’augustin Serrano, le bénédictin Mero, les dominicains Bernardini et Massoulié. Finalement, le bref Cum alias frappa l’Explication des maximes des saints, comme apparentée aux livres quiétistes déjà condamnés. Louis XIV remercia le pape (6 avril 169g), provoqua une approbation du bref par les évoques du royaume rassemblés par province ecclésiastique (22 avril) ; signa un édit (4 août), portant exécution de la sentence papale ; et enfin une assemblée du clergé de France entérina le tout (29 juillet1706).

10. De Molinos à Fénelon. Echelle des influences. — Le quiétisme de Fénelon dérive de Mme Guyon. Toute preuve manque qu’avant de rencontrer Mme Guyon, en 168g, Fénelon eût une préférence pour la spiritualité du pur amour et de vastes lectures en matière mystique ; sa correspondance de directeur fait écho à la spiritualité traditionnelle ; de Mme Guyon procède la spiritualité des « Michelins », autrement dit de la « confrérie du pur amour » ; c’est pour défendre cette spiritualité que Fénelon a écrit V Explication des maximes des saints (1697) ; aucun écrit de Bossuet n’a pu amener l’archevêque de Cambrai à désavouer Mme Guyon ; la correspondance de Fénelon avec Mme Guyon prouve qu’il s’est laissé endoctriner par elle.

Mme Guyon, à son tour, dérive de La Combe. Sans doute, elle a appris de Geneviève Granger, à Montargis, une spiritualité bénédictine raffinée. Mais cette influence a été certainement dominée par celle de La Combe. Mme Guyon n’a rien écrit avant de le connaître ; de 1681 à 1688, elle est demeurée sous sa conduite spirituelle ; le Moyen court et les Torrents ont été écrits à Thonon, en 1683, dans le voisinage du P. La Combe, alors supérieur de la maison des barnabites en cette ville ; Mme Guyon a suivi La Combe à Thonon, à Verceil, à Paris ; même après leur emprisonnement, ils ont continué de correspondre ; dans ses écrits, Mme Guyon atteste son exceptionnelle unité d'âme avec le P. La Combe.

La Combe dérive de Molinos. Il a été professeur da théologie dans son Ordre, à Rome, d’octobre 1672 à juillet 1674, c’est-à-dire au temps où Molinos, bien qu’il n’eût pas encore publié la Guide, jouissait d’une réputation considérable de directeur spirituel et répandait partout la Lettre de Falconi sur l’oraison ; il est revenu à Rome pour quelques semaines en juin 1682, c’est-à-dire à l’heure où paraissait assuré le triomphe de la Gu ide, les livres de ceux qui l’avaient combattue étant, depuis novembre 1681, mis à l’index.

A Roaae, La Combe, s’il n’a jamais vu Molinos, comme il l’assure, a vu Vittorino Augusto Ripa, disciple de Molinos. Ripa, devenu évêque de Verceil (27 novembre 1679) a attiré à Verceil La Combe, qui y a publié, en 1C87, son Orationis mentalis analysis.

Nous savons d’ailleurs, par La Combe lui-même, qu’il a lu la Guide, qu’il en gardait par devers lui un exemplaire, et qu’il ne s’est défait de cet exemplaire qu'à Paris, après la condamnation de l’ouvrage.

il. En quoi le quiétisme français s’apparente au quiétisme de Molinos. — Le quiétisme de Molinos est à la fois un quiétisme de prière et de conduite ; à ce double point de vue, sa doctrine est à la fois fausse et malfaisante. Bernière-Louvigny, Surin, Boudon, le P. Epiphane Louis n’ont aucun quiétisme de conduite. Leur quiétisme de prière est lui539

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même plus apparent que réel. Leurs livres sont d’ailleurs indépendants de la Guide, comme le calendrier sullit à le prouver.

Le cas Malaval est différent, Malaval est plus exclusivement partisan de l’oraison de simple regard ; et sa manière de l’entendre est plus voisine de celle de Molinos, avec qui d’ailleurs il a été en correspondance, au plus tard, dès janvier 1681.

L’analyse des livres de La Combe, Orationis mentalis analrsis (1687), Lettre d’un serviteur de Dieu contenant une brève instruction pour tendre sûrement à la perfection chrétienne (1687), amène à noter que le religieux barnabite inculque avec force la contemplation acquise comme le moyen le plus sûr, le plus rapide et le plus efficace de mener une vie selon Dieu. L’analyse de la vie morale de La Combe, d’après ses propres écrits — Lettre à l’évêque de Tarbes (9 janvier 1698), Lettre à Mme Guyon (>."> avril 1638), Mémoire en réponse aux accusations portées par Innocent LeMasson dans la Vie de Messire Jean d’Aranthon d’Alex, — amène àconclure que La Combe a admis pratiquement l’odieuse théorie molinosienne sur les violences diaboliques consenties par des âmes privilégiées de Dieu. L’information canonique faite par Bernard de Poudenx, officiai de Tarbes (a3 avril et 2 août 1698), démontre que La Combe commit des péchés de luxure, même avec Mme Guyon, en conformité avec cette théorie molinosienne.

Et les textes de Mme Guyon ne manquent pas, pour établir qu’elle professait elle aussi le dogme de la passivité morale et de la vertu purifiante du péché commis par acquiescement à l’irrésistible volonté de Dieu.

Fénelon est un autre homme. Il est pur de mœurs et il connaît mieux les principes des maîtres les plus autorisés de la vie spirituelle. Au plus fort de sa controverse avec Bossuet, il a protesté contre les horreurs du quiétisme molinosien et il s’est flatté d’en avoir détruit tous les principes. El il est bien certain que ni sur les épreuves, ni sur la nécessité de suivre les impulsions de Dieu, ni sur la perte du moi, on ne trouvera, sous la plume de l’archevêque de Cambrai, de ces phrases folles ou équivoques, comme il s’en trouve dans la correspondance et les ouvrages imprimés de Mme Guyon. Un jour même, celle-ci dit à l’abbé Roussel que Fénelon n’est pas assez simple

— entendez assez molinosien — pour comprendre à fond la théorie de l’abandon et de l’amour pur.

Cependant, par sa doctrine sur l’indifférence et l’abandon (prop. 4. 5, 6), Fénelon énerve l’activité de l’âme, même à l’heure de la tentation (prop. 7, 8, 9) ; il admet, dans ce qu’il appelle « les purifications suprêmes », une séparation du volontaire et de l’involontaire, qui est périlleuse (prop. 14). un sacrilice absoludu salut personnel, qui eslinadmissible(prop. 8, 9, 10) et contradictoire (prop. 11) ; il préconise un

« état passif » des âmes transformées, où les vertus ne

s’exercent plus (prop. 21) ; et il veut que sa doctrine de l’amour pur soit « la simple perfection évangélique enseignée par la tradition ».

D’autre part il condamne la méditation comme un

« exercice de l’amour intéressé » (prop. 15) ; il prétend

que, dans l’état de contemplation habituelle, l’oraison n’est jamais en fait discursive, et que l’àme n’a plus besoin d’actes distincts et méthodiques (prop. 16).

Fénelon a écrit qu’il avait à peine connu la Guide, dans la traduction française qui en fut faite en 1688, et qu’il n’avait gardé de cette lecture aucun souvenir. Nous l’en croyons. Jamais il n’a voulu être un disciple de Molinos ; en certaines pages des Maxime », il est manifeste qu’il l’a visé ; en d’autres écrits, il

l’a flétri. Mais il l’a suivi plus qu’il ne pensait, précisément parce qu’il suivait Mme Guyon.

Aussi, dans cette édition corrigée des Maximes, préparée par lui au fort de la querelle de Bossuet, presque tous les passages atteints par la condamnation romaine sont-ils remaniés. Et cette condamnation romaine elle-même, en même temps qu’elle frappe les Maximes, comme contenant des propositions téméraires, fausses, pernicieuses dans la pratique, déclare que, par ce livre, les fidèles peuvent être induits à des erreurs déjà réprouvées par l’Eglise. Ce semi-quictisme fleure le quiétisme molinosien.

Dans certains éclaircissements donnés au cours de la polémique, dans quelques passages des Maximes elles-mêmes, Fénelon prévient ou limite les interprétations fâcheuses que l’on pourrait donner à tels endroits de son livre. Il fallait s’y attendre, de la part d’un homme sinueux et précautionneux comme peu le furent.

Cette nécessité de gloses successives tient aussi à une information insuffisante. Fénelon avait un génie singulièrement agile ; mais ses connaissances mystiques dataient de peu ; elles s’étendaient à peu de livres, malgré ce que pourrait faire croire sa brochure intitulée Les principes propres du livre des Maximes des saints, justifiée par des expressions plus fortes des saints docteurs ; et l’on ne sache pas qu’il eut guère d’autre expérience des âmes mystiques que celle qu’il pouvait tirer de Mme Guyon. C’est toujoursà cette source qu’il faut revenir ; et elle est trouble.

La différence de valeur intellectuelle et morale, qui met Fénelon bien au-dessus de Mme Guyon, de La Combe et de Molinos, ne saurait supprimer une dérivation de fait, établie par la logique et l’histoire.

IV. — Conclusion

Il n’entre pas dans le cadre de cette étude de suivre la fortune du quiétisme molinosien ou guyonien, jusqu’au xvme siècle et jusqu’à nos jours.

Continuée, l’enquête que nous avons menée à travers la France, l’Italie et l’Espagne du xvu* siècle, nous conduirait à des conclusions identiques. La pseudomystique n’a pas seulement ravagé les esprits, mais les consciences. A la lueur d’idées qui, tout en paraissant claires, étaient seulement confuses, des chrétiens égarés ont fait de la prière une illusion et des mœurs un chaos lubrique. C^ux qui, s’arrôtant à mi chemin, ont borné leur quiétisme à un système d’oraison, ont eu, au moins, le tort de préférer leurs fantaisies aux sûres leçons de la tradition catholique.

II y a une oraison de simple regard dûment expliquée par les spirituels. Elle est hors de cause. Bossuet lui-même l’a conseillée dans ses lettres de direction, avant et après la querelle du quiétisme. Les quiétistes ont exagéré l’importance de cette oraison ; ils en ont exigé la pratique au nom de la perfection ; ils en ont altéré la vraie notion, en diverses manières.

Leurs erreurs et leurs illusions laissent, à sa place et à son prix, ce mode de prière, que les maîtres autorisés décrivent avec justesse et que les âmes intérieures pratiquent avec profit.

Il faut ajouter ceci. Les docteurs qui ont exalté la contemplation acquise, en passant sous silence absolument, ou en indiquant à peine, l’effort ascétique dont le commun des chrétiens a besoin qu’on lui rappelle avec force la loi impérieuse, on tété peu clairvoyants, imprudents même. Et en ce sens, on peut dire que les moins erronés des quiétistes ont vraiment modifié ou voilé la notion essentielle de la vie spirituelle.

En prenant parti contre le quiétisme, comme elle a pris parti contre le jansénisme, l’Eglise a défendu la morale et la foi, le sens commun et le sens chrétien, la virilité et la noblesse de la liberté humaine ; elle a réhabilité l’ascèse et protégé la mystique digne de ce nom ; elle a tracé le chemin des chrétiens, entre les effrois désespérants du pessimisme dérivé de Calvin, et les amollissantes illusions d’un optimisme trop apparenté à Epicure et aux hésychastes grecs du onzième siècle.

V. Bibliographie. — Dictionnaire des hérésies, de Pluquet dans la Collection Migne ; Histoire des Conciles de Hefele, rééditée par Dom Leclercq. Paul Dudon, Le quiétiste espagnol Michel Molinos, Paris, Beauchesne, 1921, donne, aux pages ix-xxi, une indication détaillée des ouvrages relatifs aux controverses quiétistes du xviie siècle.

En ce qui concerne l’Espagne, rien n’a encore remplacé les Heterodoxos españoles de Marcelino Menendez y Pelayo ; une réédition de cet ouvrage est en cours de publication, sous la direction de M. Adolfo Bonilla y San Martin, professeur à l’Université de Madrid. M. Manuel Serrano y Sanez, professeur à l’Université de Saragosse, a publié des textes de procès dans le Boletin de la Real Academia de Historia, juillet-septembre 1902, 105-138, et dans la Revista de Archivos, janvier 1903, 1-16 ; février, 126-189. De même l’ex-jésuite Mir a publié, dans la dite Revista (1903-1905), quelques papiers du dominicain Fray Alonso de la Fuente sur les Illuminés de Llerena.

Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux, a exposé ses vues sur la spiritualité française au xviie siècle. Il parle de Benoit de Canfeld II (156-168) ; de Bernières VI, 229-233) ; de Boudon (240-265) ; de Surin V, 148-310) ; de Desmarets de Saint-Sorlin IV, 476-477 ; VI, 445-518). — Dans son Apologie pour Fénelon l’auteur s’est déjà expliqué sur les Maximes des Saints, et le Moyen court ; il est probable qu’il reprendra le sujet, dans le prochain tome de son Histoire littéraire.

M. Souriau, Deux mystiques normands au xviie siècle, M. de Renty et M. de Bernières, Paris, Perrin, 1913.

A. Auguste, Les sociétés secrètes catholiques du xviie siècle et A. M. Boudon, Paris, Picard, 1913. Ernest Jovy, Fénelon inédit, d’après les documents de Pistoie, Paris, Champion, 1917.

Paul Dudon.