Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Ordination

Dictionnaire apologétique de la foi catholique

ORDINATION. — Parmi les questions d’une portée générale relatives au sacrement de l’Ordre, deux surtout s’imposent à la considération de l’apologiste : les variations survenues dans le rite de l’ordination, et les variations du traitement appliqué par l’Eglise aux ordinations accomplies par des ministres liétérodoxes ou irréguliers. Comment concilier ces variations, soit avec l’unité du sacrement, soit avec l’unité d’enseignement dans l’Eglise ? — Nous traiterons :

I. De l’essence du sacrement de l’Ordre ;

II. Des Réordinations.

La question des Oiidin.4.tions anglicanes fera l’objet d’un article distinct.

L’essbncb du sacrumext dk l’Ordre

La question vient d'être examinée dans un très docte mémoire par Son Eminence le cardinal Van RossuM, G. SS. R., De essentia Sacramenli Ordinis Disqui.titio hi’torico-theologica, Friburgi Brisgoviae, 191 /i, in-8 (aoo pages). Nous tonimencerons par le prendre pour gui. le.

I. Position de la question. — Il appartient à l’Eglise calUolique, gardienne des sacrements de par l’institution du Glirist, de résoudre souverainement cette question. El les éléments d’une solution sont fournis par la tradition chrétienne : Ecriture sainte, œuvres des Pères, liturgie de l’Eglise, décisions des Conciles et des Souverains Pontifes, enseignement des écoles catholiques. Mais voici la dilliculté qu’on rencontre immédiatement. Si l’on interroge en historien les monuments de la tradition chré tienne, on constate qu’ils répondent, avec un ensemble imposant : l'évëque fait des prêtres par l’imposition des mains sur la tête de l'élu, accompagnée d’une prière où il invoque le Saint Esprit. D’autre part, si l’on interroge en (idèle le magistère ecclésiastique, on se trouve en présence d’un document très grave : c’est le célèbre Décret pour les Arméniens, donné par le pape Eugène IV lors du concile de

Florence (22 novembre i^Sg). Ce décret dit en termes fort clairs, sur lesquels il ne semble pas possible de prendre le change : l'évëque fait des prêtres p ; ir la tradition des instruments — la patène avec le pain consacré, le calice avec le viii, — et par la formule qui accompagne cette tradition. Le décret d’Eugène IV se trouve encadré par l’enseignement de nombreux théologiens latins qui, depuis le xiii' siècle jusqu'à nos jours, ont présenté la tradition des instruments et la formule adjointe comme constituant, au moins en pcrtie, le rite du sacrement de l’Ordre. En sorte que la question prend l’aspect d’un conflit entre l’histoire, déposant depuis les origines du christianisme en faveur de l’imposition des mains, et l’enseignement officiel de 1 Eglise, se prononçant il y a cinq siècles pour la tradition des instruments.

Tels sont — sous bënélice de précisions ultérieures — les éléments essentiels de la discussion, avec les deux réponses diamétralement opposées.

Pratiquement, la décision se complique par l’intervention de plusieurs compromis entre les solutions extrêmes. A l’examen de ces diverses solutions, le cardinal Van Rossura consacre la première — et non moins neuve — partie de son travail. C’est une revue, aussi complète que possible et tout entière de première main, des opinions émises par les théologiens, depuis le treizième siècle jusqu'à nos jours, sur l’essence du sacrement de l’Ordre. Pour en faire apprécier l’importance, disons qu’on n’y rencontre pas moins de 385 noms propres, dûment classés. Ce sont tous auteurs dont Son Eminence a pu aborder directement les ouvrages ; il s’est interdit de citer aucun de ceux sur lesquels il ne possédait que des relations, même dignes de foi.

Outre les deux solutions extrêmes, déjà caractérisées brièvement, on ne rencontre pas moins de qiuitre solutions éclectiques. Il faut parcourir, cette énumération. A l’analyse de chaque solution nr)us joindrons les noms de quelques-uns de ses représentants les plus notables.

i'" Solution. — L’essence du sacrement de l’Ordre consiste dans la tradition des instruments, avec la formule : « Reçois le pouvoir d’olfrir sacritice à Dieu… pour les vivants et pour les morts. » Cette solution a été proposée au xiii' siècle par les Franciscains Gilbert de Tournai et Richard de Middielon, par le Dominicain bienheureux Albert le Grand. C’est incontestablement la solution de saint Thomas, de qui Eugène IV l’a empruntée : car le Décret pour les Arméniens suit pas à pas et souvent reproduit mot à mot l’opuscule du Docteur angélique sur Les articles de foi et les sacrements deVEglise ; en particulier la doctrine de la collation de l’Ordre par la tradition des instruments est prise de saint Thomas. Les premiers défenseurs de cette opinion, au xiii= siècle, se bormnl à poser en principe que le sacrement est conféré par le rite le plus expressif du pouvoir qu’il communique. Plus tard, on s’ap[iuiera sur le Décret de Florence. Parmi ces docteurs, il faut naturellement compter la plupart des gra’ids thomistes. Nommons, pour le xv « siècle, Capreolus et saint Antonin ; pour le xvie, Cajetan, Dominique Soto, Martin de Leilcsnia ; pour le xvi", Caponi de Porrecta, Pierre de Ledesma, Gonet. D’ailleurs elle s’est répandue dans toutes les écoles..u xviii', on la voit décliner. Au xix', l'éminentissime auteur n’a pu relever qu’un nom, d’ailleurs obscur.

2' Solution. — Les auteurs de cette solution considèrent que le sacerdoce chrétien comporte essentiellement deux pouvoirs : pouvoir sur le corps réel du Christ, qui s’exerce dans la consécration de l’Eucharistie ; pouvoir sur son corps mystique, qui s’exerce par l’alsolution sacramentelle. Et ils croient 1145

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retrouver dans le rile de l’ordination la trace de celle distinction. Au pouvoir sur le corps réel du Christ, répond la tradition des instruments, avec la formule :

« Reçois le pouvoir d’ollrir sacrilice à Dieu… » ; au

pouvoir sur le corps mystique, repond l’imposition des mains, à la lin de l’ordination, avec la lorniule : f Ueçois le Saint-Esprit ; à ceux à qui tu remcltras les pécliés, ils sont remis.. » Ainsi le rite essentiel de î'ordinatior sacerdotale comporte deux éléments. Proposée dès le eoramen cernent duxiv' siècle par Duns Scot, cette solution jouit toujours d’une faveur jiarticulière dans l’ordre séraiiliique. >'oninions, au XVI' siècle, Elbel ; au xvne, Maslrius ; au xviii', lrassen. Au xvii= et au xvm’siècle, sa vojjueeslexlraordinaire et s'élend à toutes les écoles. Parmi ses défenseurs, on peut citer les Dominicains Jean de Saint-Thomas et liilluart ; les Jésuites Tolet, Vasquez, Sanchez, Beliarmin, Lessius, Pallavicini, Busembaum, Escohar, entre beaucoup d’autres ; des docteurs parisiens comme Gerson au xv’siècle, Uamaclir, Vsambert.Halliir au xvii^ ; des Ermites de saint Augustin, des (larmes, des Barnabites, etc. A la lin du xvni'.la fortunedecetle opinion est bien ébranlée ; ellenecompte presque plus de représenlants au xix*.

, 'j" '^otutioii. — Procède, comme la précédente, de la préoccupation d’accorder la doctrine du concile de Florence avec le sens attaché par 1 Ecriture et toute 1 antiquité chrétienne aurite de l’imposition de mains. Seulement, au lieu de descendrejusqu'à la lin durite de l’ordination, l’on s’arrête au eommencemenl, oii se rencontre unepremiére imposition des mains. Et l’on distingue deux éléments essentiels : imposition des mains avec l’invocation du Saint-Esiu-it ; tradition des instruments avec la formule : <' Reçois le ])ouvoir d’olTrir sacrilice à Dieu. » Cette opinion n’est guère anlérieiu’e au xviii' siècle. Elle compte encore aujourd’hui des défenseurs, tels que M. Tanquerey et ie cardinal Billot.

'/" Siiltilion. — C’est la sjntlièsedes deux solutions pi'écédenles. Elle n’attache une importance exclusive nia la première ni à la seconde imposition des mains, inais voit dans le rite sacramentel un ensemble 'omplexe, renferraanltroiséléments essentiels : l' imposition des mains avec 1 invocation du Saint-Esprit ; .radilion des instruments aec la formule : a Hec.'ois e pouvoir d’offrir sacrilice à Dieu « ; 2' imposition les mainsavecla formule : « Reçois leSaint-Espril… » — Parmi les défenseurs de cette opinion, qui n’ob ; int.)aniais une très large diffusion, nommons le carlinal de Lugo, S. J., le cardinal Gotti, O. P., Euscbe mort, des Ermites de saint Augustin.

5 « Suldtion. — C’est un amendement de la troisième. 3n distingue encore deux éléments essentiels, qui sont la première imposition des mains et la tradiion des instruments ; mais au lieu de requérir l’un l l’autre pour l'œuvre sacramentelle, on admet que 'iii} ou l’antre petit snllire à la procurer. Le Jésuite 1 niçois. iico ()- 1651) fut des premiersà proposer ftle o[)inion.

G' Siiliiliiiii. — S’inspire de l’antiquité chrétienne "l de la liturgie universelle, pour admettre un seul rite essentiel de l’ordination sacerdotale : l’imposi-tion dos mains avec l’invocation du Saint-Esprit..Cette solution ne peut s’appeler nouvelle : dès le xiii’siècle, l'éminenlissime auteur la rencontre dans l’université de Paris, avec Gnillaiime d’Auxerre et Guillaume d’Auvergne ; dans l’ordre franciscain avec .saint Ronaventure ; dans l’cudre dominicain avec Pierre de Tarentaise (Innocent V) et IluguesdeStrasjbourg..u xiv « et au xv* siècle, elle subit une éclipse presque complète, sous l’inlluence des causes qui préparèrent le Décret deFlorencepourles Arméniens, au xvi « on la retrouve dans les milieux les plus

divers, depuis Henri VIII d’Angleterre s’attaquant à l’hérésie luthérienne, jusqu’au Dominicain Pierre - oto et au Jésuiie Pierre Canisius ; au xvir, après la renaissance des études de théologie positive, elle recrute df nolablesadhérents : l’orientaliste Arcudius, le Jésuite Petuu, lOratorien Morin, le Dominicain Goar : tous ces auteurs se sont illustrés par leur connaissance étendue de l’antiquité chrétienne. Au xviii' siècle, les sorbonisles Witasse, Habert et Tournély ; Huet, évêque d’Avranehes ; les Dominicains Noël Alexandre, Drouin et Concina ; les Bénédictins Martène et Chardon ; saint Alphonse de Liguori. Au xix', elle règne décidément dans toutes les écoles, et il devient inutile de citer des noms. Le Père Chr. Pescli, S. J., a pu écrire, de nos jours :

« Parmi les auteurs modernes, ; peine s’en trouvet-il qui soient d’un autre sentiment. » 

Le tableau suivant, où nous résumons les précieuses données fournies par le cardinal Van Rossum, permet de saisir le mouvement des diverseï opinions.

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Pour traduire cette statistique, disons que la croyance à l’ordination sacerdotale par la tradition des instruments domina dans l’Ecole jusqu’au XVII » siècle. A côlé de cette croyance, un nombre grandissant de docteurs accueille l’idée d’un pouvoir sacerdotal conféré par l’imposition des mains ; mais leur attention se porte de préférence sur l’imposition des mains qui termine l’ordination et se rapporte à la rémission des péchés. Cependant l’imposition des mains initiale n’a jamais été complètement perdue de vue. Son importance est remise en pleine lumière au xvii' siècle par des hommes profondément versés dans la connaissance de l’antiquité chrétienne, et les conclusions dogmatiques ap|)nyées par de nombreux docteurs sur l’autorité du Concile de Florence, en paraissent ébraiib’es. On élabore des solutions mixtes, où, à l’imposition des mains initiale, est associée la tradition des instruments. Mais l’avenir appartient à la solution radicale, (]ui présente l’imposition des mains initiale comme le seul rite essentiel de l’ordination. Dominante au xviii' siècle, cette solution rallie de plus en plus, au XIX", la presque unanimité des théologiens.

Très (d)jective d’intention et de fait, la statistique du cardinal Van Rossum pourra être complétéeelle pourra aussi être discutée en quelques-uns de ses éléments. Tels disciples de saint Thomas font observer que le saint docteur n’ignore pas le rôle capital de l’imposition des mains. Le cardinal ne l’a certes pas oublié ; aussi s’esl-il abslenu de ranger purement et simplement saint Thomas parmi les tinants de la première solution. Il reste vrai que le saint tibcteur n’assigne à l’imposition des mains qu un rolc préparatoire, et réserve à la tradition des instruments le rôle essentiel. (Saint Thomas, In I V [>., 2'i, q. 2, art. 3.) D’autres noteront (vt>ir J. on GuiBKRT, Iteviie pratique d'.4/iol()f ; élif/iie, t. XIX, p. 212, décembre 1914) que la dernière solution doit 1147

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être dédoublée : tel auteur cité en faveur de cette solution parle bien, et parle exclusivement, de l’imposition des mains, mais il a en vue la seconde cl non la première. El parmi les autorités les plus anciennes invoquées en faveur de cette dernière solution, quelques-unes pourraient, avec non moins de raison, être invoquées en faveur de la pr<-niière : tel parait être le cas de saint Bonaventure et surtout de Fieire de Tarentaise. Sans nous attarder à ces détails, venons à la partie constructive du mémoire.

II. Enquête historique. — L’Ecriture, les Pères, les décrets du Souverain Pontife, les documents conciliaires, la liturgie de l’Eglise, toutes les sources de la croyance catholique y sonlpasséesen revuepar le cardinal Vun Rossum.

L’Evangile autorise des conjectures sur le rite auquel le Christ voulut attacher la vertu de consacrer les prêtres de la Loi nouvelle ; mais ni dans l’institution de l’Eucharistie ni dans l’apparition où le Seigneur ressuscité conimuniqueà ses Apôtres le [>ouvoir de remettre les péchés, nous ne trouvons à cet égard un enseignement direct. Plus instructif est le récit des.ctes des Apôtres, où nous voyons des diacres, des prêtres, des évéqnes consacrés par rimp(isition des mains (Ad., vi, 6 ; xiv, 23 ; xni. A). Saint Paul conlirme ces données en invitant son disciple Timothée à réveiller en lui le charisme qu’il a reçu par l’imposition des mains du collège sæerdotal (/ /ïm., IV, 14 ; cf. // Tim., i, 6), en lui recommandant la prudence dans le choix de ceux que lui-même consacre au service du sanctuaire par l’imposition des mains (/ Jim., v, la). Là nous voyons à l'œuvre ceux que le Seigneur avait constitués dispensateurs du charisme sacerdotal ; cet exemple est une révélation de rinslitution faite par le Maître.

Ainsi l’ont compris tous les Pères qui rappellent le rôle de ce geste traditionnel dans la transmission du sacerdoce chrétien. On peut, à cet égard, consulter le mémoire d’un savant anglican qui vient de reviser avec un soin minutieux la tradition primitive de l’Ordination : W. H. Frkrb, Eurly form of Ordination, dans lissars on the earlr Hislury ofthe Chiirch and Ihe Min'-try, edited by H. B. Swete, Lomlres, ig18. L’enquête est toute favorable aux conclusions du cardinal.

Le langage du pape saint Corneille et de saint Cyprien évêque de Capthage, au milieu du m' siècle, est, à cet égard, particulièrement expressif. Au i', les noms se présentent en foule : Eusèbe de Cé^arée pour la Syrie, saint Sérapion de Tlimuis, saint Timo-Ihée d'.-Vlexandrie, le patriarche Théophile pour l’Egypte ; saint Ephreni pour la Mésopotamie ; saint Basile, saint Grégoire de Nazianze, saint Grégoire de Nysse, pour l'-Vsie mineure, les recueils des Constitutions apostoliques et des Canons apostoliques pour les E^'lises d’Orient, l’Amlirosiastre et saint Optât de Milêve par l’Eglise latine. N'épuisons pas l'énumération que le cardinal ^an Rossum poursuit consciencieusement jusqu’au ix » iècle ; mais observons avec lui que ces témoignages établissent deux choses : les Pères connaissent un rite d’ordination sacerdotale qui est l’imposition des miins accompagnée d’une prière ; ils n’en connaissent pas d’autre. On pourra, ici encore, contester quelques traits, se refuser quelquefois à reconnaître le sacrement de l’Ordre, là où le cardinal a cru le trouver. Mais qu’importe que tel texie delà P’dnchè ou de Clément d’Alexandrie puisse s’entendre du choix des clercs plutôt que de leur consécration par l'évêque ; fiue tel texte de Tertullien s’applique aussi bien, sinon mieux, à l’imposition des mains de la conlirmation OU de la pénitence ? La démonstration vaut par sa

masse ; et la masse ne serait pas ébranlée par l’abandon de quelques témoijjnages. i.)ans la mesure où ils témoignent du rite de l’ordination, les Pères sont unanimes à reconnaître l’imposition des mains.

L’examen des textes conciliaires ne conduit pas à une autre conclusion. Les conciles d’Ancyre, de Micée, d’Antioche au iv" siècle, celui de Chalcédoine au v », les ^ttitutii £cilr’suie anliqua qui, au v* et au VI' siècle, résumaient l'œuvre disciplinaire des conciles occidentaux, le ii’concile de Séville et le iv* concile deïoléde au vii' siècle, le ii" concile œcuménique de.Nicée au vin", le concile de Meaux au ix', au XVI* siècle les conciles de Cologne, de Wayence et celui de Trente dans son décret sur rextrènie-onction, peuvent être cités comme témoins d’une pensée invariable qui rattache au geste de l’imposition des mains la collation du pouvoir d’Ordre. Pour rendre raison de l’exception unique présentée parle Décret de Florence, Bellarmin s’est vn amené à plaider, contre toute vraisemblance, que le concile ne s’est pas proposé d’assigner la matière complète du sacrement, mais seulement une partie.

Le témoignage des livres liturgiques de l’Eglise, d’Oiient est ici, évidemment, d’un grand poiiis.,

Etudiant la tradition liturgique de l’Orient chrétien, Benoit XIV, au milieu du xviii* siècle, rappelait qu’on y distingue quatre rites trile grec, nie arméjiien, rite syriaque et rite copte : quatre courants sortis d’une même source primitive. Leurs monuments liturgiques sont aujourd’hui plus complètement publiés, plus parfaitement étudiés qu’ils ne le furent jamais. On peut y puiser des informations exactes.

Le rite grec n’a jamais connu, il ne connaît encore aujourd’hui aucune tradition des instruments dans l’ordination sacerdotale.

Très particulière est la condition du rite arménien. Dépourvu d’originalité, il emprunte de toutes mains, à l’Orient et à l’Occident, les cérémonies propres à rehausser la splendeur du culte. Dans ce vaste (lorilège liturgique, la tradition des instruments de l’Ordre a trouvé place, à côté de l’imposition des mains : tradition du livre des évangiles au diacre, tradition de la patène et du calice au piètre, imposition du livre des évangiles sur les épaules de l'évêque, font paitie d’un cérémonial compliqué, où le consécrateurraulti|dieles impositions des maina et les prières. On y reconnaît aisément des rites adventices ; l’histoire jette quelque jour sur leur introiluclion. En 1 année i.i, '|i, les.arméniens, opprimés par les Sarrasins, avaient cherché un appui en Occident. En accueillant leurs députés, le pape Benoit XII mita l’octroi d’un secours elTectif une condition préalable : 1 Eglisearménienne répudierait de graves erreurs dogmatiques auxquelles elle demeurait attachée depuis îles siècles, et se rapprocherait de la liturgie romaine.

Un concile arménien, réuni l’année suivante à Sis et groupant, autour du patriarche Mechitar, six archevêques, vingt-deux évéques, nombre d’abbés de monastères, examina les remontrances du pape L’une d’elles visait le rituel de l’ordination : Benoit XII rrprocliait à l’Eglise arménienne de conférer le sacrement de l’Ordre par le rite uniforme de l’imposition des mains, accompagné d’une simple prière où était spccitié l’ordre à conférer : diaconat, presbylérat, épiscopat. Il lui fut répomiu que 1 Eglise arménienne connaissait dè-i lors et pratiquait le rite de la tradition de-i instruments (lour les divers ordres ; qu’elle l’avait reçu, environ deux cents ans plus tôt, de l’Eglise riinaine et l’observait facilement. Celle réponse lixe au milieu du xii" siècle l’introduction de ce rite occidental dans le rituel arménien. Avant cette 1149

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date, l’Eglise arménienne ordonnait par)a simple imposition des mains, comme toutes les autres Eglises « l’Orient.

Dans le domaine syriaque, le développement liturgiiiiie s’est poursuivi selon trois directions principales que, ])our faire court, on peut rattacher aux noms desJacol)iles, des Maronites et des Nestoriens. Quel que soit le type tonsidoré, le rite syriaque possède, comme élément fondiimental, l’imposiliun des mains accompagnce d’une prière. Qu’il s’agisse des Jaoobiles monophysilcs, des Maronites catholiques, des Nestoriens, ce thème est identique. Làdessus, chaque communion a plus ou moins brodé : tradition de vêterænls (mais non des instruments du sacrilice) ; onctions, etc. Le rituel maronne se dislingue par une e.xtrème prolixité ; il multiplie les impositions de mains et les oraisons. En plus de l’imposition des mains essentielle, on en compte cinq pour le diacre, trois pour le prêtre trois aussi pour l’évéque. Ce sont là manifestement cérémonies adventices. Il faut en dire autant de la Iradilion du livre des évangiles pour l’ordination du diacre, selon le rituel neslorien : cette cérémonie, que n’acconipague aucune oraison, représente, à l’état embryonnaire, la tradition des instruments qui s’est largement développée dans le Pontilical romain.

Le rite copte observe, dans ^’ordination, une sobriété antique. A part l’imposition des mains et l’oraison correspondante, il ignore toute cérémo nie. Nulle tradition d’instruments ; pas d’imposition des mains Unale avec la formule impérative :

« Reçois le Saint-Es])rit. u

La validité des ordinations accomplies dans ces dilt’érenls rites, selon la forme propre à chacun d’eux, n’a jamais été mise en question par l’Eglise romaine. Cliacun d’eux possède, iians son rituel, un instrument propre à la transmission du pouvoir d’Ordre. Et l’on vient de voir que, exception faite pour le rituel arménien, qui se compliqua, au xii’siècle, [lar la tradition des instruments, empruntée à l’Eglise latine, tous témoignent d’un état liturgique primitif où le rite unitiue de l’ordination sacerdotale était l’imposition des mains de l’évéque avec une oraison appropriée.

Le niènie témoignage se retrouve dans les plus anciens livres liturgiques de l’Eglise romaine : sacramenlaires Léonin, Gélasien, Grégorien ; Ordines liomaiii ; /’(iniificdlia. Jusqu’au ix." siècle, tous retracent un étal de la liturgie où l’imposition des mains paraît être le tout de l’ordinali.m.

Ces faits ne sont pas nouveaux. Le mérite singulier du carilinal Van Rossum est de les avoir groupés en la synthèse la plus lumineuse qu’on eût encore réalisée. C’est aussi d’avoir serré de plus près la ilalequ’il faut assigner aux origines de la nouvelle liturgie latine du sacrement de l’Ordre.

Le rite de la tradition des instruments paraît faire son apparition au x" siècle. On le rencontre pour la première fois dans un recueil lituigique d’origine italienne, composé vraisenddiiblementnon loin de Rome, et dans quelques autres recueils du même temps, notamment dans le Ponlitical de Noyon. Au XI" siècle, un Ponlitical de Beauvais, qui ne possède pas ce rite dans son texte, le porte en marge, ajouté parune main plus récente Au xii* siècle, on le trouve presque partout. Au xiii", il continue de s’étendre ; les textes où il m.inque peuvent être tenus pour des exceptions. Ces constatations répondent bien au sentiment de Beunit XIV. qui assigfnait. ii l’intniduclifm de ce rite ilans l’Eglise latine, une antiquité de 700 ans ou, tout an plus. 800.

L’iniroiluciion ne se Qt pas tout d’un coup, ni par mesure législative, mais petit à petit et par des ini tiatives privées. Nous ignorons qui en eut la première idée. On ne cite aucun acte conciliaire, aucun décret papal dans ce sens : mais les évoques du Moyen.-Vge, qui exerçaient sur les livres liturgiques de leurs Eglises respectives un pouvoir très réel, a()préciértnt la beauté expressive de ce rite et voulurent en faire bénélicier leurs lidèles. Ainsi gagnat-il de proche en proche, jusqu’au jour où l’usage, devenu presque universel dans l’Eglise latine, produisit, aux yeux de certains observateurs, l’illusion d’une haute antiquité.

Les auieurs contemporains appuient ces eonclusi <ms, jiar leur silence d’abord, puis par des allusions de plus en plus fréquentes, de plus en plus distinctes, à la tradition des instruments.

Au x" siècle, en vain en cherehe-t-on la trace chez les liturgistes latins Kéginon de Prum, Alton de Verceil, Gerbert (Sylvestre 11), aussi bien que chez le Grec Siméon Méta()hraste.

Au XI’siècle, c’est encore l’imposition des mains,

— elle seule — qui constitue le rite de l’ordination, aux yeux de Gérard de Cand)rai, de saint Pierre Damien, d’Alexandre II, du bienheureux Urbain U, du canoniste Burcliard de omis.

Au xii’siècle, Honoré d’.Yutun, Richard archevêque de Canlorbéry, Pierre le Chantre, Hugues archevèquede Rouen ne font encore allusion qi.’à l’irapositiou des mains ; mais d’autres mentionnent la tradition des instruments et en expliquent le sens ; parmi ces derniers, nous rencontrons quelques-uns des grands noms de la scolastique naissante : Hugues de Saint-Victor et Pierre Lombard. Certains auteurs reflètent, dans leurs écrits, la confusion propre à une époque de transition : tel Yves de Chartres qui, comme canoniste, s’attache au rite traditionnel de l’imposition des mains et, comme prédicateur, explique au peuple le symbolisme de la tradition des instruments. Hildebert de Lavardin, évéque du Mans puis de Tours, et Bandini s’égarent plus loin, en paraissant faire consister l’essence du sacrement de l’Ordre dans le rite, certainement accessoire, de l’onction.

A la fin du xiu" siècle, Guillaume Durand, évéque de Mende, manifeste le changement qui s’est opéré dans les esprits, quand, après avoir décrit, dans son Jiationale divin or Il m (i//icio’um, le rite complet de l’ordination, il ajoute : la tradition des instruments el l’onction constituent la substance du sacrement ; le reste est affaire de solennité.

Comme expliquer ce changement accompli, ainsi que nous venons de le dire, au cours du xiie et du XIII’siècle ? On a vu qu’il ne faut pas essayer de le rattacher à une direction du Saint-Siège, dont il n’existe nulle trace ; mais le silence des auteurs ecclésiastiques, au c<inrs du x" et du xi « siècle, sur les rites essentiels de l’Ordre, l’oubli de l’anllquité chrétienne, l’interruption des relations avec les Eglises orientales, enfin l’inlluence de la prédication populaire, qui s’attachait de préférence aux rites les plus voyants de l’ordination, en modilièrent la perspective, au point que la tradition des instruments, d’origine relativement récente et plutôt obscure, éclipsa dans l’aiipréciation commune le geste priniilif île l’imposition des mains. Dès le milieu du xii « siècle, cf rite était assez accrédité dans l’Eglise latine pour s’imposera l’Eglise d’Arménie.

Plus récente encore, sinon plus myslériense est l’apparition et la mise en honneur d’un autr^^ élément du rituel de l’ordination, la seconde imposition des mains, qui se fait tout » la fin et qu’accompagnent ces paroles : « Reçois le Saint-Esprit ; ceux à rjui tu retm liras leurs péchés, ils Icursont remis… > I, e cardinal Van Rossum ne l’a vue nulle part signalée dans 02

les livres liturgiques du x' el du xie siècle.Auxne siècle, elle se rencontre dans un Ponlilical de Reims, non pas comme partie inlé[, 'rante du texte, mais en marge et d’une main postérieure. Encore n’y occupel-elle pas la place où elle devait plus tard aboutir, maiselle vient aussitôt après la tradition des instruments. C’est encore à cette même place qu’on la trouve dans les Pontilicaux de Bari au xiii » siècle, d’Arles au xiv, de Senlis au xv', de Rouen au xvi « . Très insliuclif est le Ponlilical du Collège de Foix, au xiii'e siècle : il mentionne cette imposition des mains comme usitée dans certaines Eglises, mais ajoute expressément que l’Eglise de Rome n’est pas du nombre ; que, là où se fait cette imposition des mains, elle n’est accompagnée d’aucune formule prononcée par l’cvêque ; seuls, les prêtres assistants disent : « Reçois le Saint-Esprit… Enlin elle atteint la place où nous la voyons aujourd’hui lixée, dans les Pontilicaux de Sens, au xilie siècle ; de Rouen, de Metz, de Noyon au xiv' ; d’Angers et de Paris au xv', el dans un Pontifical de la bibliothèque vaticane, appartenant à la même période. Tel auteur paraît la mentionner dès le xi » ou le xiic siècle, mais sa dilluslon proprement dite n’est pas antérieure au xiii*. Et il faut descendre jusqu’au -niv pour la voir prise en considéralion par les auteurs qui décrivent l’essence de l’ordination sacerdotale.

L’importance de ces constatations historiques ne saurait échapper à personne. El le lecteur soupçonne peul-ètie déjà que les divergences d’opinions signalées au début de ce travail ne se seraient pas produites si le véritable étal de la tradition chrétienne n’avait jamais été perdu de vue.

ni. Discussion théologique. — Ici la question théologique se pose dans toute son acuité. Il faut nécessairement opter entre la tradition immémoriale de toutes les Eglises et une doctrine née, ce semble, au Xe siècle, adoptée au xii » et au xui » par plusieurs grands scolastiques, appuyée au xiv « et au xv" par les documents du Saint-Siège destinés aux Arméniens, par ailleurs sans appui dans la tradition ; à moins qu’on n’espère les concilier, ce qui ne va pas sans dilUcullés sérieuses. Avant de passer outre, remarquons, avec le cardinal Van Rossum, la position fausse des théologiens qui ont cru pouvoir faire la pari du décret aux Arméniens en préconisant des solutions éclectiques. Car ce que le décret aux Arméniens prétend désigner en termes fort clairs, ce n’est pas un élément essentiel de l’ordination sacerdotale, mais le tout de cette ordination ; dès lors qu’on y reconnaît un document du magistère infaillible, il n’y a plus, semble-t-il, qu’une solution catholique : celle qui consiste à faire table rase de toute la tradition antécédente pour s’en tenir à l’essence du sacrement de l’Ordre telle qu’elle est assignée par ce décret, en termes exclusifs de tout autre élément. Geste assurément très hardi.

Il serait puéril de contester que le Concile de Florence ait eu en vue la matière et la forme du sacrement de l’Ordre, telles que les entendait communément l’Ecole. Il ne procède pas pour ce sacrement autrement que pour les autres, mais suit pas à pas saint riiomas qui, dans son opuscule sur les Siicremeiils, ie /'A'^iise, assigne, conformément au langage reçu dans l’Ecole, la matière et la forme de chaque sacrement. Le cardinal Yan Rossum écarte avec grande raison cette argutie, el se demande : existet-il des raisons de révoquer en doute le caractère infaillible de l’enseignement donné par Eugène IV aux .arméniens ? Il n’hésite pas à répondre : non seulement le doute est permis, mais la négation s’impose.

Les raisons veulent être soigneusement pesées.

I. On doit avoir égard d’abord à l’attitude de l’Eglise, qui n’a pas coutume d’abandonner aux disputes des hommes ses délinitions de foi, mais les maintient, les renouvelle, les défend contre tout retour offensif de l’opinion adverse. Rien de tel ne s’est produit, depuis plus de cinq siècles, dans le cas du décret aux Arméniens. Le Saint-Siège paraît s’en être désintéressé, en laissant aux théologiens toute liberté d’opiner à l’enconlre, dans la question de l’Ordre.

II. On doit encore avoir égard à l’altitude générale de l’Eglise envers les rites orientaux. Elle n’a jamais élevé aucun doute contre leur légitimité ni contre la validité des sacrements conférés selon ces rites. Les prêtres grecs, syriaques, coptes, ordonnés par la seule imposition des mains, sont tenus pour aussi sûrement ordonnés que les prêtres latins el arméniens, ordonnés avec la tradition des instruments. Donc, d’après la croyance de l’Eglise, il faut tout au moins allirmer que la tradition des instruments n’est pas de nécessité universelle.

m. Non seulement l’Eglise n’a pas maintenu envers et contre tous l’enseignement du décret aux Arméniens sur les sacrements, mais plusieurs Papes y ont formellement dérogé.

C’est Clément VllI, dans son Instruction sur les rites l^es Italo-grecs, du 30 août 15y5, autorisant l’emploi, pour le rite de l’exlrème-onction, de l’huile bénie par un simple prêtre, alors que le décret aux Arméniens requiert la bénédiction de l'évêquc.

C’est Itenoît XIV, qui, dans son traité célèbre Du Synode diocésain, tout en se défendant de porter un jugement dogmatique sur la controverse pendante, se montre pourtant nettement favorable à la thèse qui admet, comme rite essentiel de l’ordination sacerdotale, la seule imposition des mains. — Le cardinal Lambertini composa cet écrit avanl son élévation au souverain ponlilical ; mais le pape Benoit XIV ne l’a pas désavoué.

C’est Léon XIII, dans la Constitution Apostolicae cnræ du 30 septembre 1896, prononçant au sujet des ordinations anglicanes une sentence dogmatique, où il appuie la déclaration de nullité sur le seul vice de la formule jointe à rimposition des mains, sans faire aucune allusion à la tradition des instruments.

De tels actes commentent éioquemrænt la pensée du Saint-Siège au sujet du décret aux Arméniens.

IV. Un peu plus de cent ans après le concile de Florence, le concile de Trente eut à reviser la doctrine des sacrements. Il déclare en passant, à propos de l’exlrème-onction (sess. xiv, cap. 3), que les ministres de ce sacrement sont, ou bien les évêques, ou bien les prêtres qu’ils ont ordonnés par l’imposition des mains. Traitant er professa du sacrement de l’Ordre, il rappelle (sess. xxni, cap. a et 3) que la distinction des prêtres et des diacres est fondée sur l’Ecriture. Or, ni pour les prêtres, ni pour les diacres, 1 Ecriture ne mentionne aucune tradition d’instruments. Le même concile caractérise la grâce propre du sacrement de l’Ordre, comme conférée, selon l’enseignement de saint Paul, par l’imposition des mains.

V. La teneur même du décret aux Arméniens nous éclaire sur sa portée. X la dernière page, le pape énumère les diverses dispositions du Concile, proposées à l’acceptation des Arméniens : capitula, dectnrationes, diffiiiitiones, pruecepta.staïuia. oninisque doctrina. Dans cette énumération, les termes ne sont pas synonymes. Di/finitiones coiwienthien pour désigner le symbole de Nicée avec les délinitions de Chalcédoine et de Nicée, expressément incorporés à l’enseignement de Florence. Les autres chefs en sont distincts, el la désignation générale de doctrina 1153

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couvienl bien pour la section relative aux sacrements, résumant la doctrine alors commune dans l’Eglise latine.

VI. Si grave que soit le langage du décret aux Arméniens, en vain chercherait-on les notes essentielles d’une déUnition de foi, c’est-à-dire d’un enseignement i)résonté à l’Eglise universelle comme s’imposant à l’acceptation de tous les lidcles. Destiné aux seuls Arméniens, ce décret ne fut jamais porté olliciellement à la connaissance de l’Eglise universelle, dans la forme commune aux définitions de foi. Cela est si vrai que le souvenir en était quelque peu oblitéré quand, après cent vingt ans, en iSSg, Kuard Tapper s’avisa de l’exhumer et d’en tirer argument.

Vil. Quand l’attention des théologiens fut ramenée sur ce grave document, la diversité de leurs attitudes montra bien qu’en général ils ne songeaient pas à y voir une définition de foi imposée à toute l’Eglise : au lieu de s’incliner purement et simplement, beaucoup le glosèrent, quelques-uns ne craignirent pas de I s’en écarter sur certains jjoints. La diversité croisI santé des opinions sur l’essence du sacrement de l’Ordre, après la mise en lumière de ce document, en fournil une preuve éclatante.

Tels sont les sept arguments exposés dans le mémoire De essentia Sacramenti Ordinis.

Xous croyons devoir faire ol)server en outre que irs raisons très particulières ont dii influer sur la y daction du décret aux Arméniens, en ce qui conine le sacrement de l’Ordre. Ce n'était pas la preiuière fois que ce point était discuté entre Rome et l’Arménie. Les anciennes relations de Home avec l’Arménie qui, au xii' siècle, en des circonstances restées mj’slérieuses, avait emprunté à l’Eglise latine la tradition des instruments, puis, au xiv', avait ' solennellement afhrmé sa conformité liturgique avec Rome au sujet de l’ordination, créaient un précédent [ dont un décret d’union devait nécessairement tenir i compte. Eugène IV se garda bien de donner un démenti à Benoit XII ; il reprit, en i^Sg, la doctrine qui avait servi de base aux tractations de l’année 1342 et qu’il trouvait formulée dans un opuscule de saint Thomas. Mais la déclaration relative aux sacrements demeura d’abord confinée dans le domaine oii les circonstances l’avaient rendue opportune, le domaine arménien. Quand, au siècle suivant, le concile de Trente s’occupa de définir, contre les erreurs protestantes, la doctrine catholique des sacrements, il entendit à plus d’une reprise mentionner avec lionneur le décret aux Arméniens — ses actes en font foi ; — mais ne crut pas devoir le prendre pour luise de ses travaux.

Après avoir exposé les sept arguments qui lui paraissent légitimer une certaine indépendance à l'égard du décret au.x Arméniens, le cardinal con( lut (p. 169), avec saint Alphonse de Liguori :

Eugène IV, traitant du sacrement de l’Ordre, n’a i' is voulu toujours énoncer des dogmes ; sur plu^irurs points il sést conformé au langage courant '[ui donne aux objets employés dans la collation de

pt ordres, à raison de leur valeur expressive, le

lu de matière du sacrement. »

Une conclusion si autorisée met le théologien à l’aise pour restituer au rite primitif de l’imposition (les mains la place qui lui est due dans la constitution du sacrement de l’Ordre. Ici, l’argumentation du ardinal se fait très intransigeante ; il n’admet aucun .ironxmodement et pose en thèse que l’imposition des mains n’a jamais cessé, en aucune Eglise, de con-^tiluer toute l’essence du sacrement. Accorder, à l’en ; '"litre, une valeur quelconque au décret d’Eugène IV,

! ait, à ses yeux, admettre que le sacrement a

, Tome III.

changé ; ce serait dévorer deux énormités dogmatiques :

1. Le saci-ement est autre dans l’Eglise d’Orient que dans l’Eglise d’Occident, il y a en réalité deux sacrements.

2. Dans l’Eglise d’Occident, le sacrement n’est pas resté identique à lui-même.

Plus d’un lecteur trouvera que c’est là pousser les choses bien au noir ; et ceux qui ne partagent pas sur ce point le sentiment du savant cardinal trouveront sans doutedes raisonsàlui opposer. Nous en opposerons aussi, pour l’acquit de notre conscience. Par ailleurs, la thèse principale est solide, et à l'épreuve du cLoc des arguments.

Tout d’abord, relevons certaines indications renfermées dans la pratique commune de l’Eglise. Que, pour une raison quelconque, la tradition des instruments vienne à faire défaut, l’Eglise veut qu’on repi-enne toute l’ordination. Ce n’est pas qu’elle prétende infliger aucun blàme à l’opinion qui voit dans l’imposition des mains toute l’essence du sacrement de l’Ordre ; mais elle se refuse à disqualifier les autres. Fidèle aux principes généraux qui la guident en matière sacramentelle et qui lui prescrivent de procurer, à tout prix, la validité du sacrement, elle ne veut courir aucune chance de nullité. Aussi a-t-elle égard à l’opinion recommandée par l’autorité de saint Thomas et par celle du concile de Florence. Telle était l’attitude personnelle de Benoit XIV ; elle continue de faire loi. Simple mesure de prudence, dira-t-on. Sans doute. Nous ne voudrions pas en exagérer la portée. Pourtant il faut en noter le présupposé doctrinal.

Dira-t-on que ce présupposé mène, si on le presse, à conclure que le sacrement de l’Ordre est autre dans l’Eglise d’Orient que dans l’Eglise d’Occident, et que dans l’Eglise d’Occident il n’est pas demeuré identique à lui-même ? Cela me paraît excessif, et voici pourquoi.

Ce présupposé mènerait à une telle conclusion, s’il était possible de parler de l’essence du sacrement comme d’une grandeur immuable et parfaitement définie, non seulement quant à l’intention du Christ, d’où elle procède, mais dans toutes les conditions concrètes de la réalisation. De fait, nombre de Ihéo logiens l’ont entendue ainsi ; ils admettent (avec SuAHEz, Z>e Sacramen^is, Disp. 11, 5. 6, éd. Paris, 1866, t. XX, p. 50-51) qu’une matière et une forme valides une seule fois valent également pour tous les temps et pour tous les lieux. Mais ce n’est pas là une doctrine catholique ; c’est une opinion Ihéologique, et très contestable. La discussion que nous ébauchons ici a été poussée plus à fond et mieux par le R. P. Hahbnt : La part de l’Eglise dans la détermination du rite sacramentel. Eludes, t. LXXIII, p. 315-336 (5 nov. 1897).

Sou Eminence revendique l’institution intégrale du sacrement par le Christ. A merveille. Selon la tradition de l’Eglise, il faut maintenir que le Christ a déterminé, immédiatement et par lui-même, les éléments essentiels de chaque sacrement ; à cette condition seulement lien peut être dit, ausens strict, l’auteur. Une intention du Christ complètement indistincte, abandonnant tout à l’initiative de l’Eglise, quant au nombre et à l’espèce, ne répond pas à l’idée du sacrement chrétien. L’essence de chaque sacrement est définie i)ar l’intention expresse du Christ. Mais d autre part il ne faut pas perdre de vue que l’objet matériel de cette intention du Christ possède nécessairement une certaine amplitude. Cette amplitude ne peut-elle comprendre des rites aussi dissemblables matériellement que l’imposition

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des mains et la tradition des instruments ? A priori, nous n’en savons rien ; a posteriori, certaines analogies suggèrent que ce n’est pas impossible.

Le nom d' « essence du sacrement u ne doit pas ici faire illusion ; car dèsqu’ondescend sur le terrain des réalisations concrètes, on se trouve en présence d’une vraie multiplicité. Donnons un exemple. Il a plu au Christ d’instituer le sacrement de baptême sous forme d’ablution faite avec de l’eau naturelle, en invoquant la Trinité. Absolument parlant, il aurait pu établir que le seul valide serait le baptême conféré dans l’eau du Jourdain, comme le baptême que lui-même reçut des mains de Jean. De fait, l’amplitude de l’institution est plus grande ; toute eau naturelle est propre au baptême : eau douce ou eau marine, eau de Ueuve ou eau de pluie, eau froide ou eau tiède. Cela, nous le savons, nous ne pouvons le savoir que par la pratique et l’enseignement de l’Eglise, qualitiée pour nous dire que ces diversités secondaires ne touchent pas à l’essence du sacrement. On pourrait imaginer des rallinements semblables pour l’essence de tous les sacrements, sans en excepter l’Eucharistie. L’institution requiert une certaine détermination de la matière et de la forme ; mais cette détermination a des bornes essentielles, que le cardinal Van Rossum connaît bien ; elle ne descend pas nécessairement aux dernières distinctions imaginables, in ultima specie, '=/ iro/zo.. Or c’est ici qu’intervient l’Eglise, interprète autorisée de la pensée du Clirist.

Je n’examine pas la question ultérieure de savoir si le ministère de l’Eglise est ici purement déclaratif ou renferme l’exercice d’un pouvoir elTectif de détermination. L’essentiel est qn"û convoie jusqu'à nous la pensée authentique du Christ.

La notion d’essence d’un sacrement, que ce soit l’Ordre ou tout autre, comporte donc nécessairement une certaine relativité ; il appartient à l’Eglise, gardienne des sacrements, d’en Uxer officiellement les bornes, et ces bornes ne sont pas nécessairement partout et toujours les mêmes, à travers la diversité des temps et des lieux. Sera valide le sacrement déclaré tel par l’Eglise, à laquelle appartient l’appréciation des conditions concrètes et de leur conformité à 1 institution du Christ. Cette appréciation peut, dans une certaine mesure, varier selon les temps et les lieux. Une telle conclusion, formulée par BiLtL’ART, fait bondir le cardinal Van Uossum (p. igS). Je ne vois pas qu’elle doive inspirer tant d’horreur, et le sacrement de l’Ordre n’est pas le seul à propos duquel nous soyons amené à la formuler.

On a cité l’exemple du sacrement de mariage, et l’exemple peut ne pas paraître décisif, car si l’appréciation de la validité du contrat matrimonial relève du jugement de l’Eglise, il reste vrai qu’il y a mariage là seulement où il y a contrat valide entre les époux. Néanmoins on pourrait représenter que les mêmes actes matériellement, les mêmes consentements échangés auront ou non la valeur d’un sacrement selon qu’ils réaliseront ou non les conditions de validité posées par l’Eglise. Et donc il appartient à l’Eglise de déterminer, en dernière analyse, lesconditions concrètes de l’existence du sacrement.

On aurait pu citer l’exemple du sacrement d’extrème-onction, pour lequel se présente une diversité non dépourvue d’analogie avec celle du sacrement de l’Ordre. Le décret aux Arméniens assigne, comme matière de l’extrême-onction, l’huile bénie par l'évêque ; et les prêtres grecs l’administrent couramment avec une huile dépourvue de bénédiction épiscopale.

Le décret aux Arméniens assigne encore, comme

matière du sacrement de confirmation, le chrême béni par l'évêque. L’onction, aujourd’hui tenue pour essentielle, l’a-t-elle toujours été'? C’est extrêmement douteux. Nous voyons, dans les Actes des Apôtres, saint Pierre et saint Jean confirmer les fidèles de Samarie par l’imposition des mains ; nous retrouvons la confirmation à Ephèse.U n’est fait nulle mention d’une onction quelconque. Et cependant personne ne doute que le sacrement de confirmation ne fût dès lors dans l’Eglise ce qu’il est encore de nos jours. Il faut donc nécessairement admettre quelque amplitude laissée à l’Eglise dans la détermination de ce qui constitue l’essence de ce sacrement.

Je ne veux pas faire état d’une concession consentie par saint Thomas à l’argumentation qui prétendait trouver dans les Actes des Apôtres la trace d’un baptême conféré « au nom du Seigneur Jésus », sans la formule trinitaire prescrite au dernier chapitre de saint Matthieu. Cette argumentation partait sans doute d’un faux supposé ; car, ainsi qu’on l’admet généralement de nos jours, dans les Actes des Apôtres, le baptême a au nom du Seigneur Jésus » désigne tout simplement le baptême chrétien, sans aucune spécification d’une formule précise. Donc je ne songe pas à révoquer en doute l’usage de la formule trinitaire, conformément à l’institution du Seigneur, dans le baptême administré dès les temps apostoliques. Mais ce qu’il faut observer, c’est la réponse de saint Thomas. Devant cette difficulté pressante, il ne craint pas de faire appel à l’hypotliése d’une dispense temporaire accordée par le Seigneur (p. 111, q. 66, art. 6 ad i"'), et en vertu de laquelle les Apôtres auraient baptisé d’abord sans l’invocation de la Trinité. En faisant appela cette hypothèse, le docteur angélique ne croit pas faire brèche au principe de l’unité du baptême chrétien. C’est pourtant une brèche considérable à l’essence du baptême, non seulement selon la lettre du décret aux Arméniens, mais selon la définition du concile de Trente. Saint Thomas était donc disposé, pour faire face à l’objection, à reconnaître à l’essence du sacrement plus d’amplitude que ne lui en accorde présentement l’Eglise.

Ces considérations pourraient frayer la voie à une conception de l’essence du sacrement un peu plus élastique que celle dont le cardinal Van Rossum s’est fait l’avocat avec tant de science et d’autorité.

Le concile de Trente, en affirmant le pouvoir de l’Eglise sur les sacrements, a pris soin de déclarer que ce pouvoir n’en saurait toucher la substance (sess. XXI, c. a). Déclaration fondamentale, qu’il ne faut pas perdre de vue, mais dont l’interprétation exige beaucoup de circonspection. La substance — ou l’essence — du sacrement n’est déterminée que par l’intention du Christ, et l’on vient de voir que, sous ce mot « essence du sacrement », une équivoque peut se glisser, si, au lieu de s’en tenir à l’intention du Christ, on descend sur le terrain des réalisations concrètes. Nous croyons l’avoir montré, par des faits empruntés en partie au mémoire du cardinal, théoriquement au moins il ne répugne pas que certains rites, homologués par l’Eglise, constituent, relativement à certains temps et à certains lieux, l’essence du sacrement, tandis que d’autres rites, également homologués par l’Eglise, constituent cette essence relativement à d’autres temps et à d’autres lieux. Cette conclusion n’est point particulière à une école : elle rallie la grande majorité des théologiens depuis le concile de Florence, et parmi eux plusieurs de ceux qui ont le plus contribué à promouvoir la doctrine de l’imposition des mains, rite unique de l’ordination sacerdotale. Qu’il suffise de citer Jean Mori.v, Commentarius historiens 1157

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et dogmaticus de sacrl uidinationibus, i).UÏ, exeTe.'j, 0. 6 ; n. 2 (Paris, 1655). Elle nous paraît renfermer la seule justilication possible de l’indul^'ence témoignée par l’Eglise aux doctrines, autrement irréconciliables, qui se font concurrence quant au sacrement de l’Ordre. Effectivement irréconciliables du point de vue de la matière et de la forme entendues au sens le plus matériel, ces doctrines pourraient se réconcilier dans l’unité supérieure de l’institution du Christ.

Ou’on veuille bien l’observer : la théologie sacramentaire, 1res ample et très souple, vers laquelle nous nous voyons orienlé par des considérations d’ordre général, n’a aucune connexion nécessaire avec une conception p.Trticulière des faits dogmatiques relatifs à l’histoire du sacrement de l’Ordre, mais se prête à les encadrer tous. Aussi est-ce avec une entière liberté d’esprit que nous abordons l'étude de ces faits. A se conduire sur le terrain historique par raisons d’histoire et sur le terrain dogmatique par raisons de dogme, on évite bien des conllits entre le dogme et l’histoire.

L'étude du décret de Florence vient d'être renouvelée par trois remarquables articles du R. P. J. du Sdibert, /.e Décret du concile de Florence ; sa valeur dogmatique : dans Bulletin de Littérature ecclésiastique, iqiçj, pp. Si-gS ; 160-162 ; 190-215. Désormais nous voyons plus clair dans les relations entre Rome et l’Arménie au xiv' et au xv' siècle ; en particulier, nous savons le rôle capital tenu dans ces relations par la congrégation arménienne des Frères unis, fondée vers 1330 par le Frère prêcheur Barthélémy le Petit et le Vartabed Jean de Iverna, sous la règle dominicaine, et passée en 1356 sous l’obédience du Maître général des Frères prêcheurs, à la manière d’un tiers ordre régulier. Le P. de Guibert se rencontre avec le cardinal Van Rossum sur le terrain historique pour constater d’une part le caractère dogmatique du décret, d’autre part l’absence des caractères essentiels à un décret infaillible. Par ailleurs, il se sépare du cardinal sur le terrain théologique, dans l’application du décret au sacrement de l’Ordre. Car il croit ix)uvoir sauver en fait le texte du décret de Florence, et plutôt que d’y reconnaître une erreur subjective, il conclut à un tlolterænt de

! a réalité objective. En d’autres termes, il admet que

l’essence du sacrement a varié ; que le décret en licinne la formule exacte, relativement à la date de sa promulgation ; et il se rallie à la troisième des solutions exposées col. i iiJS. Sur ce terrain, nous ne le suivrons pas, pour diverses raisons, dont la première est qu'à notre avis une telle solution manque précisément le but en vue duquel on l’a inventée. Ce ïiut était de donner satisfaction au décret de Florence. Or ce décret, aussi bien que l’opuscule de saint Thomas d’où il procède, prétend bien énoncer autre chose qu’une vérité relative, fraîchement acclimatée dans l’Eglise, en des conditions de temps et de lieu impossibles à déGnir avec précision. Ce qu’il prétend énoncer, c’est la vérité absolue, sans aucune limitation de temps ni de lieu, selon l’institution du Christ ; on ne lui donnera pas satisfaction à moins de l’entendre ainsi ; et après avoir peiné pour sauver une formule que d’ailleurs on ne croit pas infaillible, on risque de perdre le bénéûce d’un tel effort. Au .lemeurant, nous ne pouvons que souscrire aux revendications en faveur du pouvoir que l’Eglise possède sur le rite du sacrement.

Conclusion. — Si nous avons cru devoir plaider, en tout désintéressement, la possibilité théorique d’une intervention de l’Eglise modiliant, au cours les siècles, le rite essentiel du sacrement, nous ne son geons pas, pour autant, à ébranler la thèse maîtresse du cardinal, touchant l’imposition des mains, seul rite essentiel, dans tous les temps et tous les lieux, du sacrement de l’Ordre. C’est qu'à notre avis les solutions les plus siuiples ont souvent chance d'être les plus vraies, et qu’en abandonnant celle-ci, on se lance dans des complications inextricables. En effet, on se condamne à admettre que, tandis que l’essence du sacrement de l’Ordre demeurait, pour la plupart des Eglises orientales, ce qu’elle avait été pour toutes les Eglises dès le temps des Apôtres, elle est devenue autre pour l’Eglise latine, et à sa suite pour l’Eglise arménienne, à une date relativement récente, date d’ailleurs impossible à préciser, mais qu’il faut situer aux abords du xii" siècle ; qu’un si grand changement s’est accompli non par voie d’autorité, mais par voie d’inflltration lente, et qu’il était consommé depuis environ deux siècles avant d'être consacré par le décret du concile de Florence ; qu’en donnant acte aux seuls Arméniens d’un si grand changement, l’Eglise n’a eu nul souci de le notilier pareillement aux Occidentaux, qui étaient les premiers intéressés ; qu’elle avait subi ce changement sans en prendre conscience, et qu’après l’avoir consacré par le décret aux Arméniens, elle est restée indifférente à la réaction qui, depuis le xviF siècle surtout, s’est prononcée contre le décret de Florence.

Au cours de ce travail d’infiltration, qui ne s’est pas accompli partout à la même date, mais a réclamé des siècles, que penser de l’essence du sacrement dans l’Eglise latine ? Etait-elle une ou double ? Demeurait-elle à la merci des initiatives individuelles ? Ce système paraît absolument impensable. On ne s’arrêtera pas à l’idée que deux vérités distinctes aient pu coexister et se conipénétrer dans un enchevêtrement inextricable. Rien ne saurait être plus contraire au texte de Florence, qui ne prétend pas innover, mais bien constater ce qui existe, et ne soupçonne rien d’une telle complication.

Concluons, avec le cardinal Van Rossum, que l’opinion qui reconnaît dans l’imposition des mains le rite traditionnel et seul essentiel de l’ordination sacerdotale, offre le meilleur terrain pour exposer sur ce point la doctrine et justifier la discipline de l’Eglise.

II Les Réordinations

Cette matière confuse offre un vaste champ aux attaques du rationalisme qui se plait à relever des contradictions dans le passé de l’Eglise catholique. L'étude en a été amorcée, au xvi= siècle, par BaroNius ; poussée plus loin par J. Mobin, Commeniarius de sacris ordinationibus secundum antiquos et recentiores Latines, Græcos, et Babylonios, Paris, 1655, avec une tendance excessive à la simplification ; reprise de nos jours par HergenroeTHER, Die Reordinationen der alten Kirche, dans Œsierreichisclie Vierteljaliresschrift fur Katholische Théologie, t. I, 18C2 ; par Doellinger, dans son Janus (1869 ; réédition de 1892, p. ll^oll^i), qui exagère la fixité de la tradition ecclésiastique louchant la validité de l’ordination indépendamment de la qualité du ministre ; par le P. Michæl, S. J., dans un sens opposé à Doellinger, Zeitschrift f. katliol. Théologie, 18g3 ; par le protestant C. Mirbt, Die Publizistik im Zeitalter Gregors Vil, Leipzig, 1894. On doit à l’abbé L. Saltet une monographie savante, qui dispense de recourir aux travaux antérieurs. Les Réordinations, Etude sur le sacrement de l’Ordre, Paris, 1907, 8", vui-420 pages. 1Î59

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Nous ne pouvons songer à en présenter ici une analyse tant soit peu complète, encore moins à discuter ce qui pourrait s’y trouver de discutable ; qu’il suffise d’en dégager quelques idées directrices.

I Objet de la controverse. — En confiant à son Eglise la dispensation de la grâce par le moyen des sacrements, le Glirist a déterminé, jusqu’à un certain point, le mode de cette dispensation. Ministres de la plupart des sacrements, les prêtres ont reçu à cet effet, avec une investiture durable, une qualité permanente, inséparable de leur sacerdoce : c’est le caractère, ou le pouvoir d’ordre, qui agit dans les âmes ex opère operato, selon l’expression de l’Ecole. Mais ce pouvoir du prêtre demeure soumis au contrôle de l’Eglise, qui, dans une certaine mesure, en règle l’exercice et en conditionne l’efficacité. L’harmonie de ces deux facteurs, pouvoir d’ordie et direction de l’Eglise, nécessaire au bon gouvernement intérieur des âmes, peut être troublée par des causes accidentelles : qu’un prêtre s’engage dans les voies du schisme ou de l’hérésie, ce pouvoir d’ordre dont il est détenteur et dont le fonctionnement en quelque sorte automatique pourvoyait aux besoins des âmes, échappe au contrôle de l’Eglise. Dès lors qu’ad vient-il de ce pouvoir émancipé ? Que penser des sacrements administrés parce prêtre schismatique ou hérétique ? Que Tjenser, en particulier, des ordinations accomplies par un évêque schismatique ou hérétique ? Telle est la question qui se posa de bonne heure dans rE"-lise. Il en résulta l’éclosion d’une théologie, que nous pourrions être tentés de juger toute simple, l’ayant trouvée toute faite. Elle n’en est pas moins le fruit d’une élaboration séculaire, traversée par une foule de théories adventices, compliquée de régressions imprévues, et qui n’atteignit son couronnement qu’au plus beau temps de la scolaslique.

Et c’est là précisément la question, restreinte à la transmission du pouvoir d’ordre, dont ce livre contient l’histoire. Aujourd’hui tout catholique sait que, pour pouvoir faire réellement des prêtres chrétiens, en observant le rite convenable, il suffit de posséder réellement la plénitude du sacerdoce, autrement dit, d’être évêque. L’exercice du pouvoir d’ordre, dans la collation du sacerdoce comme dans tout autre acte sacramentel, pourra être illicite, si l’évêque va contre une prohibition de l’Eglise ; il ne sera pas pour cela invalide ; et ainsi le sacerdoce chrétien pourra exister et se perpétuer, le Christ l’ayant ainsi voulu, hors des prises de l’Eglise, même dans le schisme, même dans l’hérésie. C’est là une vérité, non précisément de foi définie, mais cependant définissable ; les théologiens disent : proxima fidei. M. Saltet nous retrace les efforts, les défaillances, les conquêtes de la raison théologique aux prises avec la donnée traditionnelle. Cette lutte dura mille ans.

II. Histoire de la controverse. — La première rencontre historique entre le pouvoir sacramentel, autonome en un certain sens, et l’autorité de l’Eglise, se produisit au milieu du m’siècle. L’.frique chrétienne qui, depuis quelque temps déjà, rebaptisait à leur entrée dans l’Eglise catholique les convertis de sectes dissidentes, venait de se heurter à l’usage de Rome qui, tenant pour valide le baptême conféré hors de l’Eglise, se contentait de réconcilier ces convertis par l’imposition des mains. Le Pape saint Etienne d’une part, saint Cyprien de Carthage et bientôt Firmilien de Cappadoce d’autre part, déployèrent dans cette controverse une fermeté qui donne la mesure de leurs convictions. La même opposition de principes se manifeste dès lors au sujet des clercs prévaricateui-s ou bien ordonnés

dans l’hérésie : tandis que Rome ne se refuse pas toujours à les maintenir à leur poste après une faute, l’Afrique les considère comme déchus de leur ordre, et croit faire beaucoup pour eux en les adme’itant à la communion laïque ; l’Asie dénie toute valeur aux ordres conférés hors de l’Eglise. L’entente n’était pas possible entre deux partis qui s’inspiraient de vues différentes : le Pape s’attachait à la valeur intrinsèque du rite institué par le Christ ; ses contradicteurs, revendiquant le droit essentiel de l’Eglise, affirmaient qu’il ne peut y avoir de sacrement en dehors d’elle. Le débat devait se prolonger longtemps après la mort d’Etienne et le glorieux martyre de Cyprien. — Voir ci-dessus, ai-liele Baptême des

UBHKTIQOHS.

Le concile de Nicée introduisit quelque unité dans la discipline. Par son huitième canon, il stipula que les clercs novatiens, s’ils demandaient à entrer dans l’Eglise catholique, pourraient y être reçus et y conserver leur rang, après s’être soumis à l’imposition des mains. Cependant on continuait de tenir rigueur à d’autres hérétiques, qui avaient corrompu la foi dans la Trinité. En somme, le principe maintenu au siècle précédent par le Pape Etienne, triomphait. Une telle solution devait être accueillie sans peine en Occident, où la doctrine rigoriste de Cyprien ne comptait plus guèr j de partisans que dans quelques sectes dissidentes. L’Orient, beaucoup plus livré aux entreprises de l’hérésie, mit plus de temps à faire siennes les règles prescrites à Nicée. Malgi-é certaines démarches isolées, comme celles du concile d’Alexandrie (36a) où saint Athanase fit prévaloir la doctrine qu’il avait puisée à Rome, comme celles d’Alexandre patriarche d’Antioche (’|13-420) qui se montra disposé à recevoir dans son clergé les clercs ariens, et de quelques autres, on continua de dénier communément aux clercs venus du schisme ou de l’hérésie, le pouvoir d’ordre. Un peu après le milieu du V siècle, une lettre adressée par le patriarche deConstantinopleà Martyrius d’.^ntioche, distingue deux groupes d’hérétiques : un premier groupe dont on admet seulement le baptême, ce sont les ariens, macédoniens, quartodécimans et apoUinaristes ; un second groupe dont on n’admet aucun sacrement, ce sont les eunomiens, montanistes, sabelliens etautres. Au VI’siècle, Jean le Scolaslique, patriarche de Constantinople, soumettait à la réordination les clercs monophysites. Il faut aller jusqu’au vu’siècle pour constater une réaction en faveur des ordres conférés hors de l’Eglise. Celte réaction se manifeste dans les écrits de Timothée, patriarche de Constantinople, qui divise les hérétiques en trois catégories : ceux dont on n’accepte aucun sacrement ; ceux dont on accepte seulement le baptême, et enfin ceux dont on accepte le baptême, la confirmation et sans doute aussi l’ordination : ces derniers sont les messaliens, nestoriens et monophysites. En 692, le concile In // « //oconsacrarévolution déjà accomplie, en élaguant de la lettre à Martyrius le passage relatif aux réordinations deshérétiques macédoniens, novatiens, sabbatiens et apoUinaristes. Cent ans plus tard, au septième concile œcuménique, une enquête, résumée par Tarase, patriarche de Constantinople, établissait qu’on avait depuis de longues années cessé d’inquiéter sur la valeur de leurs ordres les clercs ordonnés dans la confession monothélile : au cours des quarante années qui s’écoulèrent de l’Eclhèse d’Héraclius (638) au sixième concile œcuménique, quatre patriarches monothélites avait occupé la chaire IJalriarcale de Constantinople, trois autres avaient été consacrés par leurs prédécesseurs hérétiques. Cependant, leurs ordinations n’avaient jamais été contestées. 1161

ORDINATIONS ANGLICANES

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Tanilia que l’Orient secouait peuà peu les derniers restes (le la coutume autc’uicoenne, en Occident la théologie sacrainentaire, créée par saint Augustin, allait passer par bien des épreuves. Le docteur d’Hippone avait recueilli et développé la forte doctrine traditionnelle du Pape Elionne ; l’extinction grailuelle des sectes novalienne, donatiste, luciférienne, semblait devoir laisser le champ libre à l’observance légitime ; mais à la place des antiq<ies dissentiments de principes, surgirent des nialeutenilus qui compromirent tout. Les termes énergiques auxquels en diverses circons’.ances les Papes du v « et du VI" siècle recoururent pour llétrir l’exercice scliismatique liu pouvoir d’ordre, furent souvent mal interprétés, comme contraires à l’existence même du pouvoir d’ordre dans le schisme : ainsi telles décrétaies des Papes Innocent 1, Léon le Grand, Péh-ige, contribuèrent à créer un courant d’opinion que leurs auteurs eussent été les premiers à déplorer. D’ailleurs on relève même en Occident, à l’état sporadique, des inliltrations de la théologie orientale. Au vir’siècle, le moine grec Tiiéodore de Tarse, donné par le Pape Vitalien pour réfoi-mateur et pour chef à l’Eglise de la Grande-Bretagne, infligeait une réordination à un évoque consacré par des prélats indigènes. Plus tard se produisirent des faits de plus grave conséquence. Ce fut d’abord en 76g la compétition de Constantin et d’Etienne lU pour le Saint-Siège, et la déposition par Etienne 1Il des clercs ordonnés par Constantin. En France, au ix’siècle, ce fut l’opposition faite par les hauts prélats de l’empire carolingien aux ordinations accomplies par les chorévêques, opposition appn3’ée par la législation apocryphe des Fausses Décrétales(voir ci-dessus, t. I, 907-908) ; puis la lutte entamée par lîincmar contre les clercs ordonnés par Ebbo, son prédécesseur sur le siège épiscopal de Reims. AConstantinopIe, le conflit entre le patriarche Ignace et Photius donna au Pape Nicolas 1" l’occasion d’écrire une lettre sévère, dont les expressions un [jeu fortes purent être prises pour)ine condamnation pure et simple des ordres conférés par l’intrus. A Rome, l’inconséquence de Jean VIII qui, dans le temps même où il admettait à l’exercice de leurs ordres les clercs ordonnés par Photius, faisait, sous la pression d’autres nécessités, renouveler la consécration de Joseph, évêque de Vereeil, préalablement sacré par un prélat rebelle, accrut la confusion des idées. En 897, le.s princes de Spolète faisaient déterrer le corps du Pape Formose, accusé de trahison envers leur dynastie ; les ordinations de ce Pape furent cassées et tenues pour nulles sous les pontilicats de Serge III et de Jean X. En 964, la rivalité de Jean XII et de Léon VIII renouvelait, en l’aggravant, le scandale causé deux siècles plus tôt par la rivalité de Constantin et d’Etienne III.

.Vu x^ siècle, apparaît dans son horreur la plaie de la simonie, l’hérésie simoniaque, selon une expression bientôt reçue dans l’Eglise. Toute une école de canonisles rejette purement et simplement, comme nulles, les ordinations accomplies par les prélats simoniaques, et, sur ce point, la pratique de la Curie romaine oscillera entre la rigueur et l’indulgence, jusqu’auxjours de Grégoire Vil et d’Urbain II. Tandis que saint Pieri’e Damien maintient la validilé des ordinations même illicites, et que des canonistes comme Cernold de Constance retrouvent, pour les défendre, la théologie de saint Augustin, d’autres, tels que les cardinaux Humbert et Deusdedit, confondent persévéramnient validité et licéité.

Au XII’siècle, l’école juridique de Bologne élabore une théorie subtile, qui distingue les ordres conférés hors de l’Eglise par un évêque jadis consacré dans l’Eglise, des ordres conférés par un évêque lui-même

consacré hors de l’Eglise. Cette théorie, exposée ilaiis le Décret de Gratien, aura pour principaux défenseurs Roland, Rufin, Jeande Fænza.

Une réaction ne tarda pas à se produire avec Gandulph, qui, pour caractériser la propriété du pouvoir d’ordre, Iransmissible pour ainsi dire automatiquement en dehors du contrôle de l’Eglise, crée la formule expressive : Ordo e>t a/iihiilaloriiis. Peu à peu, cette théorie gagne du terrain : l’un des docteurs de la théorie adverse, Roland, devenu Pape sous le nom d’Alexandre 111, lui fait déjà certaines concessions ; elle triomphe avec saint Raymond de Pennafort. Les grands docteurs scolasliques, Alexandre de Halès, saint Thomas d’Aquin, Uuns Scot consacreront définitivement cet enseignement, dominant, dès le début du xin*^ siècle, dans l’Université de Paris.

Malgré un retour olTensif au temps du grand schisme, la théorie qui subordonne à l’autorisation de l’Eglise la transmission dn pouvoir d’ordre était dès lors délinitivement vaincue.

Conclnsions. — Une vue rétrospective sur la controverse des Réordinations découvre dans cet épisode une série de faits dont l’histoire des dogmes offre bien d’autres exemples. A la vie latente du dogme succède une période de lutte, puis l’épanouissement définitif.

La période de vie latente répond aux deux premiers siècles. L’Eglise n’a jamais ignoré complètement les exigences de l’investiture donnée par le Christ aux Apôtres et à leurs successeurs ; une tradition ancienne en fait foi, et le Pape saint Etienne, dansun rescrit célèbre, a rendu témoignage à ce germe de vérité déposé dans la conscience de l’Eglise.

La période de controverse, ouverte au temps de saint Cyprien, ne fut close qu’à l’avènement de la scolastique. Saint Augustin, par les principes féconds qu’il posa et le progrès décisif qu’il Cl réaliser à la théologie sacramentaire, fut le principal ouvrier des progrès à venir.

A ces progrès, l’enseignement de l’Eglise, depuis le xiii* siècle, et particulièrement au concile de Trente, a mis le sceau. Seule rinexpérience pourrait prendre scandale des tâtonnements qui ont précédé ; et seule l’ignorance ou la mauvaise foi pourrait y trouver une arme contre la réalité des promesses faites par le Seigneur à son Eglise.

A. d’Alês.