Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Nègres (La Traite des) et les missionnaires

Dictionnaire apologétique de la foi catholique

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NÈGRES (LA TRAITE DES) ET LES MISSIONNAIRES. — L’esclavage antique avait presque entièrement disparu de la société chrétienne, quand la cupidité des blancs d’Europe le fil revivre, pour le raallieur de leurs frères noirs d’Afrique, avec des horreurs inouïes jusque-là. On a pu lire dans l’article Esclavage la lamentable histoire de cette funeste résurrection, le hideux développement pris par la traite des nègres, les efforts des Souverains Pontifes pour arrêter ce cruel Iralic de chair humaine Il reste quelque chose à dire de l’altitude des Missionnaires à l’égard de ces violences et de ces iniquités, dont ils ont pu avoir connaissance, parfois comme témoins oculaires.

Nous devons exposer d’abord la situation des missionnaires en face de la traite : puis ce qu’ils ont fait pour s’y opposer, soit par action directe, soit par leur inlïuence.

I. Situation des Missionnaires en face de la traite des nègres. — Uemèmeque, suivant les principes du droit naturel et la doctrine des théologiens, les missionnaires ne pouvaient condamner de façon absolue l’esclavage, ils n’ont pas davantage dii condamner toute sorte de commerce d’esclaves. La question était de savoir si la justice et l’humanité pouvaient y être sauvegardées. Et donc, au moins dans les commencements, plus d’un a de très bonne foi partagé l’erreur de Barthélémy de Las Casas. Ce grand ami des Indiens s’accuse en elïel d’avoir conseillé de transporter des nègres d’.^frique en Amérique, pour les substituer aux indigènes du Nouveau Alonde dans le travail des plantalions et des mines : « Il n’avait pas assez examiné, avoue-t-il, comment les nègres étaient tirés de leur patrie, et il avait trop facilement préounié la légitimité du tralic d’hommes qui se faisait sous le palronagedes rois de Portugal. Après qu’il eut appris combien injustement ces malheureux sont enlevés de leur pays et réduits en servitude, il n’aurait plus donné pareil conseil pour rien au monde, jt (IJistoria Je las Iiuliax. Madrid, 1876.)

Il n était pas facile, même aux missionnaires d’Afrique, d’obtenir des renseignements précis et dignes de foi sur la provenance de la marchandise humaine, amenée de l’intérieur dans les ports, ni sur la manière dont elle était acquise. Les trali([uanls avaient grand soin de faire leurs opérations là où ils n’avaient pas de témoins gênants à redouter. Cependant les missionnaires n’ont pas été lents à faire tout le possible pour s’éclairer. C’est Sainl-Paul-de Loanda, chef-lieu de la colonie portugaise d’Angola (Afrique sud-occidentale), qui a été toujours l’entrepùl principal de ce tralic. Les premiers missionnaires d’Angola y arrivèrent avec le premier gouverneur portugais, Paul Dias, en iSGa : ils étaient quatre Jésuites, dont deux prêtres et deux Frères. L’un deux, le P. Garcia Simoens, dans une lettre du 7 novembre iSjô, évalue à environ 300 le nombre des Portugais qu’il y avait alors dans le pays, mais à 12.000 le chiffre des esclaves noirs qui étaient exportés chaque année. Ce missionnaire nous rapporte en même temps ce qu’il a pu apprendre, en cherchant à savoir comment toute celle foule avait perdu sa liberté. « Je trouve, écrit-il, que presque toute la nation est esclave du roi nègre, soit à la suite de révoltes, soit en punition de quelque crime contre lequel leurs lois édictent la mort, comme l’adultère, les vols. Dans ces cas, au lieu de mettre à mort les coupables, on les vend. D’ailleurs, on allirme comme chose certaine que, s’il était prouvé qu’un homme aurait acheté ou vendu une personne libre, il serait puni de mort ; et l’on ajoute que les esclaves qui ne le sont pas devenus régulièrement,

réclament aussitôt et ne se laissent pas vendre. » (lielaràes de Angola. Ms. de la Bibliothèque nationale Paris, F. Portug. 8.)

Supposé ces allégations vraies, les missionnaires ne pouvaient « priiiri condamner tout ce commerce : plusieurs, beaucoup |)eut-ctre de ces noirs, vendus par leurs rois ou leurs chefs, étaient privés légalement de leur liberté et pouvaientctre légitimement achetés et revendus par les Européens. Mais combien étaient, de fait, dans ce cas, parmi ces milliers de malheureux ?

II. Action directe des Missionnaires.— Sur cette question, l’expérience ne larda guère à apporter aux missionnaires des réponses peu favorables. Ils n’ont pas manqué de faire aussitôt ce qu’ont fait, toujours et partout, les apôtres des indigènes, en face de la violation des droits de leurs clients. Ils ont employé toute leur influence auprès des autorités, et toute l’éloquence de leurs admonestations auprès des particuliers, p<jur arrêter les injustices et en procurer la réparation. Leurs efforts n’ont pas été vains : ils ont réussi à faire rendre la liberté à beaucoup de nègres injustement capturés, et, grâce à eux, un grand nombre d’autres ne l’ont jamais perdue.

Il leur encoiitait cher, souvent, de lutter contre la convoitise des trafiquants et les hauts protecteurs qu’ils trouvaient parfois Le P. Jérôme Vogado, en I 65a, se vit expulser de la colonie par le gouverneur irrité des réclamations de son zèle contre les guerres injustes, dont le seul but était de faire des prisonniers et des esclaves. (A. Franco, Synopsis Annaliiim Societalis Jesu in Liisitaiiia, Lisbonne, l’jaô)

Un autre grand marché d’esclaves était dans l’Ile de Santiago, vis-à-vis du cap Vert. C’est de la Guinée qu’on y amenait, également, par milliers, les noirs qu’on relransporlait en Amérique. Ici encore, ces infortunés, comme ceux de Loanda, trouvaient des Pères, non seulement pour s’occuper de leurs âmes, mais aussi pour défendre leurs droits d’hommes. Par eux, ils obtenaient souvent desjuges, qui, après enquête, prononçaient leur libération. C’est ce qu’attestent notamment les biographes du P. Balthazar Barreira (Franco, Iniai^em de viriud ern iioviciado de Coimbra, II ; Juventius, Historiæ Societalis Jesii, pars V, t. II, p. 690). Là encore, comme dans l’Angola, c’étaient des Jésuiles portugais qui s’efforçaient, ne pouvant la supprimer, d’amender et de réduire le plus possible la traite, si fâcheusement inaugurée par leurs compatriotes.

Tous les missionnaires d’Afrique ont efficacement conlribué à la suppression de la traite noire, ne fût-ce que par leurs travaux pour la conversion des indigènes. Ils réussissaient en effet, généralement, à protéger la liberté de leurs néophytes et de leurs catécliumcnes. Et surtout, en gagnant au christianisme les chefs noirs, ils enlevaient par là même aux trafiquants d’esclaves leurs agents et leurs fournisseurs principaux..Vussi, parlant du Congo, le P. Molina, vers la fin du xvi= siècle, pouvail-il écrire : « De ce royaume, parce qu’il ne renferme que des chrétiens, on n’exporte point d’esclaves, et les crimes n’y sont pas punis de l’esclavage. »

Malheureusement, l’apostolat des missionnaires ne put s’étendre assez pour exercer partout cette bienfaisante influence. La raison n’en est point dans un défaut de zèle chez les apôlres, mais dans les dillicultés spéciales, contre lesquelles ils avaient à lutter dans ces pays noirs. Il y en a dont ni dévouement ni abnégation nesaïu’aient toujours trionqjher. Telles sont celles qui naissent du climat. L’Afrique tropicale, encore aujourd’hui si peu hospitalière aux Européens, a été particulièrement meurtrière aux missionnaires d’autrefois, qui ne connaissaient pas 1071

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les moyens de se défendre qu’offre maintenant la 5.eience médicale. Si la ferveur des volontaires pour ces missions de martyrs n’a jamais faibli, les Supérieurs néanmoins étaient bien obligés de chercher à limiter les pertes depersonnel. Cependant de grandes dépenses d’hommes et de peine ont été faites pour les indigènes africains, par les Dominicains au Congo, dont ils furent les premiers apôtres (avant la iînduxV siècle), et surtout dans l’Afrique sud-orientale, où plusieurs périrent de la main des sauvages Cafres ; — par lesCapucins, depuis lô^o.dansle Congo et l’Angola ; — par les Augustins, dans le Zanguebar. Les Jésuites ont fait les plus grands sacrilices en faveur des Nègres, qu’ils sont allés trouver, pour leur porter la foi et la civilisation, tout le long des cotes de l’Afrique occidentale et sud-orientale, et souvent assez loin vers l’intérieur du continent, dans les bassins du Niger, du Zaïre, du Coanza, du Zambèse. Ils y ont eu aussi leurs martjrs, comme le Vén. P. Gonçalo de Sylveira (1561) et d’autres. Il fallut, pour leur faire quitter des postes si pénibles, qu’ils en fussent arrachés en 1769 par la violence du persécuteur Pombal.

III. Action indirecte. — Il nous reste à constater une action indirecte, par laquelle les missionnaires ont influé sur l’atténuation et puis la suppression de la traite. Nous avons dit que les théologiens du moyen âge admettaient, sous certaines réserves, qu’il pouvait y avoir encore un tratic légitime des esclaves dans les pays infidèles. Mais, dès le xvi « siècle, la traite des noirs est énergiquement condamnée par les théologiens les plus illustres, notamment par les moralistes les plus autorisés des ordres auxquels appartiennent les missionnaires d’Afrique. Que s’estil donc passé? On ne peut douter que cette opinion, qui rallia l’unanimité des docteurs catholiques au xvir siècle, ne se soit formée sous l’inspiration des missionnaires.

Un des premiers théologiens qui aient traité la question est le célèbre Molina, et il l’a fait avec une ampleur et une solidité remarquables (De justitia et jure, tract. II, disp. xxxiv et xxxv). Il conmience par des détails extrêmement intéressants sur la provenance des esclaves qui entraient dans la traite, sur la façon dont les marchands les acquéraient : en particulier, il signale les mauvais traitements qui étaient infligés à ces malheureux. Molina déclare expressément qu’il tient ses renseignements des missionnaires, surtout des Jésuites. Arrivant ensuite à la décision, il remarque que plusieurs docteurs étrangers à son ordre ont déjà condamné ce commerce comme un péché mortel. Quant à lui, voici son jugement. « Pour moi, écrit-il, le plus vraisemblable de beaucoup est que ce tralic d’esclaves achetés des infidèles (en Afrique) et transportés de là ailleurs est injuste et inique, et que tous ceux qui l’exercent pèchent mortellement, et sont dans l'état de damnation éternelle, à moins que l’un ou l’autre n’ait l’excuse de l’ignorance invincible, que je n’oserais, du reste, accorder à aucun d’entre eux. » En conséquence, ajoute-t-il, le roi de Portugal et ses ministres, ainsi que les évêques et les confesseurs des marchands d’esclaves, sont tenus d’examiner ces gens, et d’aviser à une répression eflicace de leurs injustices. La raison de cette conclusion, c’est que, d’après les faits connus, il y a présomption légitime que les nègres enlevés par la traite sont tous, ou presque tous, injustement réduits en esclavage.

Telle est la doctrine de Molina sur la traite des noirs. Il n’est pas inutile d’ajouter qu’il l’enseigna dans la principale chaire de l’université d’Evora, en Portugal, et que le liTe où il la reproduisit fut égale ment publié dans le pays qui avait inauguré ce honteux commerce, et qui à cette époque en avait encore en grande partie le monopole et en retirait de gros prolits.

Les mêmes conclusions furent soutenues avec non moins de fermeté par un autre professeur de théologie, Portugais et Jésuite, le P. Fernan Rebkllo, au commencement du xvii' siècle (Opiis de Obhgalionibiis jtistiliae, lib. I, quæst.io, Lugduni, 1608 ; approbation portugaise de 1606). Un peu plus tard, Thomas Sa>chez. le célèbre moraliste espagnol, si injustement vilipendé dans les Provinciales, se prononce encore avec plus de décision dans le même sens (Consilia moraha, lib. I, cap. i, dub. 4). Enfin, ces auteurs invoquent à l’appui de leur jugement les moralistes les plus estimés de l'époque, comme Ledbsma, Soto, Navahro, Mercado, Fr. Garci-v et d’autres.

Les décisions des théologiens en ce temps-là n'étaient pas de vaines paroles, condamnées à se perdre dans les régions de la théorie. Elles influaient |uiissamment sur l’opinion pul)lique et dictaient souvent la conduite des ministres et des souverains. En Portugal, de même qu’en Espagne, les théologiens étaient appelés dans les conseils royaux, pour collaborer aux instructions qu’on donnait aux gouverneurs et aux chefs militaires des colonies. Molina nous apprend, par exemple, qu’il a vu les instructions remises à des généraux chargés de deux expéditions dans le pays d’Angola et dans la région du Zambèse. Il atteste que ces instructions, élaborées avec le concours des conseillers spirituels de la couronne, contenaient tout ce qu’il fallait pour sauvegarder les lois de la justice à l'égard des indigènes.

S’il n’avait tenu qu’aux docteurs catholiques, inspirés par les missionnaires, letrafic des noirs aurait cessé d’exister au xvn « siècle. Si, au contraire, il ne fit que progresser et ajouter violences sur violences, c’est qu’il était tombé entre des mains que ni les décisions des théologiens catholiques ni les protestations des missionnaires ne pouvaient arrcler. On sait, en efifet, que les peuples protestants, et surtout les Anglais, qui ont tant fait de nos jours pour l’extinction de la traite des noirs, eurent le rôle le plus actif dans ce commerce inhumain, jusqu’au premières années du xixi^ siècle.

BiBUOGRAPBiB. — Outre les ouvrages indiqués dans l’article, on peut voir : Margraf, Kircke iind Sklaverei, ïiibingen, 1866 ; — P.J. Dutilleul, art. ^sc/ara^e dans le Dictionnaire de Théologie catholique : — liesoliitiones S. Ofjicii ad duhia circa Nigros, d. 20Mart.1686, dans Juris Ponii/icii de Propaganda Fide, Pars secunda, cnxxxiii, p. 226, avec des fautes rectifiées dans la note i, p. 628 ; cf. dxlvi, p. 286, Rome, 1909 ; — Ms. de la Bibl. nat. à Paris. F. Portug. 8, f. 266 : " Determinaciio de Letrados S. comq.condicoens se podia fazer guerra aos fSeys, da Conquisia de Portugal. Fala especial do Monomotapa. » C’est sans doute une des consultations auxquelles fait allusion Molina ; elle est datée du 25 janvier lôGg et signée de sept juristes, dont au moins un Jésuite. — Aux archives de l’archevêchc, à Malines (Belgique), se trouve un document portugais, intitulé Informaroes do captiveiro dos Cafres, et donnant les réponses de cinq anciens missionnaires du Zambèse, interrogés par le P. Michel de Amaral, visiteurdes Jésuites de l’Inde, le 30 mai 1709, pour savoir ; 1° si, en général, les esclaves exportés de r.frique australe avaient été faits légitimement esclaves ; 2° si les marchands, qui les avaient achetés pour l’exportation, examinaient avant les achats, pour n’exporter que ceux 073

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qu’ils sauraient être esclaves à juste litre. Toutes les réponses sont nésatives, et avec une netletiparticulière en ce qui concerne la seconde question.

— Voir d’ailleurs l’article Esclavage.

J. BBUCKEn, S. J.


NÈPOMUCÈNE. — Voir Jean NiipoMUcÈNK.


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I. Vue Gâ.MiRAi.K. — A. Délimitation géographique de l’Europe du Nord.

B. Variété des races humaines de l’Europe du Nord.

C. Variété des religions de l’Europe du Nord. 1). Le domaine des religions de l’Europe du Nord.

U. Religions ÉTEINTES et rbligions existantes ue l’Europe dd Nord.

A. [.es Hyperboréens : Samoyèdes et Lapons. 1. Les Samoyèdes. 2. Les Lapons.

B. Les peuples de race finnoise, i. Les Finlandais. 2. Les Finnois de la liussie orientale. a) Les Zyrianes ; b) Les païens de la i’alléc moyenne de la Volga ; les Votiaks ; e) Les Mordves : d) Les Tchérémisses ; e) Les Tchouvuches : f) Les Esthoniens ; g) Conclusion sur les religions finnoises.

C. Les populations composites du Sud-Est de la Baltique.

D. Les populations slaies. i. L.es liasses, a. Les Polonais. 3. Les Slaves de l’Ouest.

E. Les peuples ger/nano-scandinates. i. Observations générales. 2. Les croyances religieuses des Germains d’après César et Tacite. 3. Croyances religieuses des Germains au débat du moyen dge. 4. /.es croyances religieuses des Scandinaves. 5. Le culte. 6. Croyance dans la vie future.’]. Idées cosmogoniques des Germano-Scandinaves.

Conclusion.

Un aperçu, même sommaire, des diirérentes reliions qu’ont naffuère pratiquées les peuples de l’Euipe septentrionale ou qvie pratiquent encore, sous ne forme plus ou moins altérée, quelques-uns de urs représentants actuels ne paraîtra peut-être pas sa place dans un Dictionnaire apologétique de la’oi catholique, l’n tel ouvrage n’est pas (dira-t-on uns doute) un dictionnaire de l’histoire des religions ; es lors, pourquoi y traiter un sujet si éloigné de apologétique ? L’objection est sérieuse ; il ne semle cependant pas impossible d’y répondre. Que l’on onge au nombre des problèmes — souvent fort élicats — d’ordre historique posés par l’histoire cligieuse et morale de l’humanité ; que l’on songea 1 complexité de ces problèmes et à la masse de uestions subsidiaires qu’ils soulèvent. Un Dictionaire apologétique peut-il ignorer ces problèmes et les lisser systématiquement de côté ? Non, répondronsous sans hésiler. Un tel instrument de travail, s’il e prétend pas les résoudre tous, nimèmelesenvisær toujours dans toute leur ampleur, doit du moins

! S eflleurer ; à qui voudrait en aborder l’étude, il

oit indiquer sommairement en quoi consistent ces robKmes et comment ils se posent.

Envisagé de cette manière, un Dictionnaire apoigétujiie de la L’oi catholique ne peut pas négliger îs religions païennes, pas même les primitives ; il c déborde pas son cadre en traçant à grands traits, e la manière la plus sommaire, un tableau des reliions de l’Europe du Nord.

(I Des religions », disons-nous. En elïet, sur l’imlense surface continentale à laquelle nous donnons le nom i’ICurope septentrionale, vivent des poi)ulations à tous égards très différentes les unes des autres. C’est ce dont permettra de se rendre compte le bref coup d’ti>il qu’avant de pénétrer dans les détails il importe de jeter sur l’ensemble de la contrée.

I. Vue généhalb. — Bien entendu, celle vue gêné raie ne saurait être que très sommaire ; elle est cependant indispensable. N’importe-t-il pas de déterminer les bornes géographiques de la contrée à laquelle nous appliquons ici la dénomination d’Europe du ord ? de mettre en lumière la multiplicité et la variété des races humaines qui vivent à l’intérieur de ces limites ? et aussi de montrer comment, de même que les types humains, nombreux sont les types sociaux et très dilFcrentes les croyances des habitants de cette partie considérable de l’Europe ? Sans cette base solide, nous manquerions des notions élémentaires indispensables pour indiquer l’étendue du domaine des religions de l’Europe du Septentrion, comme aussi pour localiser exaclemcnt un certain nombre de faits auxquels nous aurons à Caire allusion par la suite.

Examinons donc, sans tarder davantage, les points que nous nous proposons de traiter dans ce coup d’oeil d’ensemble.

.. Délimitation géographique de l’Europe du Nord. — Ouvrons un atlas classique de géographie et jetons les yeux sur une carte géologique de l’Europe dans son ensemble. Notre œil ne larde pas à y distinguer une ligne très sinueuse et très irrégulière, qui court d’Est en Ouest depuis les sources du Tobol asiatique jusqu’au Sud des bouches du Rhin, de la Meuse et de l’Escaut, et qui indique les limites extrêmes des dépôts glaciaires du Nord. Après avoir séparé dans la partie nord-orientale de la Russie d’Europe le domaine des tleuves tributaires de l’océan Glacial de celui de la Volga, cette ligne se dirige vers le Sud en coupant les sources d’un des principaux allluents de la Volga (la Kama), puis en longeant de plus ou moins près, dans l’Ouest, les bords de la Vellouga, de la Soura et entin de la Volga elle-même. Parvenue à la hauteur du Si" parallèle, elle modille brusquement sa direction et recommence à courir vers l’Ouest, non sans dessiner de larges boucles à travers les fertiles pays qu’arrosent le Khoper et le Don, les sources de l’Oka (qui envoie ses eaux à la Volga), puis le Dniepr vassal de la mer Noire comme le Don l’est de la mer d’Azov. Sa dernière avancée vers le Sud est sur les rives du Dniepr, en aval de Kiev et du conlluenl de la Desna ; dès lors plus de sinuosités ; de manière presque rigide, la limite méridionale des dépôts glaciaires du Nord court au Sud du Pripet et parallèlement à lui, coupe les sources du Bug, du San el de la Vistule, évite celle de l’Oder mais non pas, au revers septentrional des monts des Géants el de Lusace, celles de la Sprée ni du Havel. Après avoir franchi l’Elbe (en aval de Dresde), puis la Saale, elle contourne les monts de Thuringe que termine le plateau du Harz ; elle franchit la Wéser au Sud des Portes de Westphalie, touche à la source de la Lippe, traverse le Rhin au connuenl de la Ruhr et la Murse vers Vanloo, puis, par les marais de Peel et les landes de la Gampine, elle descend sur l’Escaut un peu en amont d’Anvers avant d’aboutir, par le pays de VVæs, à la mer du Nord aux environs d’Heyst. De l’autre côlé de cette mer plus ou moins fermée, l’ile de la Grande-Bretagne porte, elle aussi, el dans les montagnes de l’Ecosse, et jusque dans les plaines plus méridionales, des restes indéniables des anciens glaciers quaternaires.

Le pays situé au Nord de la ligne très sinueuse dont nous venons de suivre le tracé à travers l’Europe 1075

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entière englobe, à l’Est et au Sud de la Scandinavie, toute la partie forestière et la partie septentrionale de la zone cullivoe de la Russie, la plaine de l’Alleina ^’ne du Xord et ses prolongements occidentaux du royaume des Pays-Bas et de la Belgique. Il comprend en outre une bonne partie de la plus grande des terres de l’arcLipel britaiinitjue, et loin au Nord, sous le cercle polaire boréal, le » pays des glaces n. l’Islande. C’est bien là, du moins pour les géologues, loute l’Europe du Nord, puisque ce fut naguère le iliamp d expansion, dans leurs différents stades, des glaciers de l’époque quaternaire ; leurs dépôts sont là pour en témoigner encore aujourd’hui.

Les géographes ne peuvent pas, par contre, appliquer cette dénomination à des pays qui se prolongent jusqu’aux rivages les plus occidentaux de la mer du Nord et qui appartiennent en fait à l’Europe centrale. Peuvent-ils, d’autre part, comprendre la montagneuse péninsule Scandinave dans ce qu’ils appelleraient volontiers la « basse Europe ii, ou

« l’Europe des plaines »’.' et peuvent-ils en exclure

une bonne partie de la Russie méridionale ? Mieux vaut avouer qu’au point de vue topographique notre expression d’ « Europe septentrionale » n’est guère satisfaisante, car elle sépare les uns des autres des pays dont l’homogénéité physique est indéniable, el elle en groupe par contre de disparates. Adoptons-la néanmoins, faute d’une meilleure, pour désigner toute la partie de l’Europe qui, dans ses grandes lignes, correspond aux contrées dont nous avons tout à l’heure indiqué les limites. Entre l’océan Glacial arctiiiue, d’une part, et, d’autre part, la lisière méridionale de la zone forestière de la plaine russe et les talus septentrionaux des montagnes qui, dans l’Europe centrale, constituent par delà le fossé du Danube les glacis du grand massif alpestre, toutes les terres concourent à former l’Europe septentrionale.

B.’Variété des races humaines de l’Europe du Nord. — Sur cet immense territoire, d’aspects si divers suivant les pays — quel contraste entre les montagnes de la Scandinavie, les plateaux de la Finlande et les plaines russes ! — vivent des populations très nombreuses et très variées. Aucune homogénéité de race. Et la chose se comprend parfaitement à la seule inspection de la carte.

Entre les rivages septentrionaux de ces petites

« méditerranées » que sont la mer Noire et la mer

d’Azov, et la lisière méridionale de la zone forestière, se développent jusqu’aux bouches du Danube et jusqu’aux plaines arrosées par la Vislule une série de steppes plus ou moins déprimées, qui constituent la voie d’accès la plus commode pour passer d’Asie en Europe. C’a été naguère un territoire de parcours pour les peuples venus de l’Orient, au cours de leurs migrations successives vers l’Ouest. Qu’ont fait, alors, les êtres humains antérieurement établis dans les steppes’? Pour sauver leur vie et leur indépendance, à défaut de leurs pauvres richesses, ils se sont réfugiés dans les profondeurs de la foret, où, à la suite de nouveaux déplacements de peuples, d’autres arrivants, d’autres fugitifs sont venus les rejoindre à leur tour, et même les refouler plus avant. Tient-on compte, d’autre part, de l’existence d’un second chemin d’invasion tout à fait au Nord, de la continuité des toundras sibériennes jusque sur les bords du golfe de Mezen, de la répétition — moins fréquente sans doute — des mêmes faits sur les territoires baignés par l’océan Glacial arctique et sur les steppes situés au Nord du Pont-Euxin, on s’explique aisément l’extrême variété des populations établies sur les différents territoires qui constituent notre Europe du Nord. En réalité, chaque Invasion y a laissé sa trace.

Si, dans les parties les moins accessibles et les plus reculées tout à la fois (péninsule Scandinave) ou encore les plus occidentales (pajs voisins de là mer du Nord), les habitants appartiennent aujourd’hui, dans l’ensemble, à une seule race, il n’en va pas de même plus à l’Est. Multiples et très différentes les unes des autres par le type et par les caractères somatiquessontles populations de la majeure partie de l’Europe du Nord ; tous les voyageurs le constatent successivement et tous les savants le eonOrment.

Sans doute, les flots répétés de la colonisation germanique ont-ils anéanti au cours des siècles, sur les bords de l’Elbe et de l’Oder, bien des populations de race slave dont seuls ou presque seuls les textes historiques attestent aujourd’hui l’ancienne existence (dans la Lande de Lunebourg, par exemple). Néanmoins, « juclques îlots sporadiques subsistent encore çà et là ; tels ces Wendes de la Lusace dont le groupe le plus septentrional descend jusque dans les paj s atteints par les dépôts glaciaires Scandinaves (région lacustre du Brandebourg). Plus à l’Est, dans les plaines arrosées par la Vistule el par ses aflluents et sur les rivages de la mer Baltique, voici des poi)ulations d’origines très diverses, ici des Slaves appartenant à des branches différentes et plus ou moins altérées de cette grande race, là des Allemands, ailleurs des Finnois… Que dire enfin du bassin moyen de la Volga, sinon qu’il est, suivant la très exacte expression d’un voyageur, o une mosaïque de races » ? (Ch. Rahot.) On y rencontre en effet des représentants de la race mongole et de la famille ouralo-altaique (Ougro-Finnois et Turco-Tartares), des Slaves, des Germains, se pénétrant étroitement parfois les uns les autres. Point de territoires nettement délimités où soient cantonnés ceux ci et ceux-là ; « à côté d’un groupe (innois vous rencontrez un village tatar et, au milieu de Musulmans, des Russes u. En présence d’une eompénétralion aussi intime de races différentes, on ne saurait prétendre établir des frontières entre leurs représentants ; la tâche est irréalisable dans un pays où, comme de puissants torrents, les grands courante des invasions passées par la vallée de la Volga oni rompu la masse compacte des populations primitives tout en laissant subsister, de l’ancien niveau humain des témoins pareils à ces collines qui se dressent iso lément au milieu des plaines, vestiges d’anciennes formations géologiques.

C. Variété des religions de l’Europe da Nord A cette variété de races répond — et d’elle découh naturellement — une très grande variété de langues de mœurs cl de religions très différentes les une des autres.

Pour les langues, que d’exemples il serait facile d donner 1 Voici ces Wendes ou Serbes de Lusace noyésaujourd’hui au milieu d’une masse d’Allemand qui les isolent de toutes parts des autres Slaves le plus rapprochés. Tchèques, Slovaques et Polonais Bien qu’ils ne soient plus 160.000, ils parlent deu : idiomes distincts, et si dilTérents l’un de l’autre qu les gens du peuple ont de la peine à s’entendree que beaucoup de linguistes y ont reconnu deux lan gués particulières (L. Niedeblh). On connaît d’aulr part la division des Russes en Grands-Russes, Petits Russes et Biélorusses ou Russes-Blancs ; là encore on constate de nombreuses et importantes différen ces dialectales. Et parfois, à cùté et même au mille de ces populations slaves, vivent d’autres peuples tout à fait dilTérents d’origine et parlant des langue au génie absolument autre, voire même encore pri milives. Telle cette langue des Tchouvaches, dont 1 plupart des termes sont empruntés, et qui ne pos sède pas mille mots originaux. 1077

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Comme les langues, lies diverses sont les mœurs el les coutumes (les poiiulalioiisde l’Europe du Nord. Les deux groupes wendes dont il vient déjà d’être question ne dillèrent pas seulement de leurs voisins allemands, mais même entre eux, à beaucoup dVjfards, pour la vie domestique et pour le ccjslume. En dépit de traits généraux analogues à ceux des Grands-Polonais, les Mazuriens ont conservé dans leur région foresiicre, comme les Petits-Polonais sur la Yistule supérieure, une originalité marquée et des mœurs locales. De telles dill’érencialions sont bien plus accentuées encore en Russie. Parmi les Slaves eux-mêmes, on constate des traits particuliers à tel ou tel groupe, soit dans la vie domestique, soit dans le caractère ou dans les traditions historiques ; mais combien plus apparentes encore sont ces divergences entre les Slaves et les Finnois ou les Turco-Tartarcs demeurés sur le sol de la Uussiel II y a là juxtaposition de races, dont les unes suivent le mouvement de la civilisation tandis que les autres demeurent figées dans un lointain passé. Tel est le cas pour ces (I Tcliérémisses des prairies », établis entre Vialka el Volga, qui ne sont pas russifiés comme les a Tchéréniisses de la montagne », et dont les femmes ont gardé un costume très pittoresque, avec leurs blouses agrémentées de larges broderies, portant sur le devant deux placpies qui forment cuirasse, el ornées de pièces d’argent qui se sonl transmises de génération en génération, « Un numismate (a écrit naguère Alfred Kamuaud) ferait de merveilleuses découvertes dans ces médaillers ambulants » ; dont la coifTure est également fort curieuse. Non moins remarquable, el rappelant parfois celui des Tcliérémisses, est le costume des femmes tcliouvacbes. Elles se coiffent d’une calotte surmontée d’une pointe, comme un casque sarrasin ; elles portent sur leurs reins une armure composée de cuir el de métal, comme une croupière de destrier ; elles jettent sur leurs épaules, aux jours de fête, un manteau roide et rectangulaire comme une chasuble de prêtre. « Chez ce peuple étrange, nvii- est synonyme de beau, el quand on veut se venger d’un ennemi, on va se pendre à sa porte u (Alf. Kamkaud). Il y aurait également beaucoup à dire sur le costume et les ma’urs des Votiaks, un peu plus orientaux encore. Comment, dans de telles conditions, ne pas trouver parmi les populations du Nord-Est de l’Europe la plus grande variété de religions ? On jie j)ourrait s’étonner que dn contraire, el, de l’ait, on y constate 1 existence et la juxtaposition de croyances forl nombreuses el très dillérenles les unes des autres.

Il n’est pas exagéré de dire que les voyageurs y ont renconlré naguère, dans des temps où la science de l’histoire des religions n’était pas en honneur — de là 1 imprécision et la pauvreté de nos connaissances — tous les stades de 1 évolution religieuse. Alors les territoires de la Russie el de la Scandinavie, les pays sarmates, germains et belges étaient habités [lar des tribus i)ratiquant les vieilles religions païennes : finnoises, slaves, Scandinaves et germaniques. Peu à peu, sous l’action de conquêtes répétées et d’évangélisations très dis|iarates venues de Byzance au Sud, de la Gaule franque à l’Ouest et des pays musulmans au Sud-EsL, ces vieilles religions ont cessé de vivre, c’est-à-dire de prospérer ; elles ont reculé el même, la civilisation aidant, elles ont en grande partie disparu. Néanmoins, multiples sont encore les vestiges de l’ancien étal leligieux dans la contrée. Depuis l’animisme le plus primitif et le plus grossier, le chamanisme des Samoyèdes riverains de la mer Glaciale, jusqu’au monothéisme musulman, qui ne reconnaît « de Dieu que Dieu, dont Mahomet est le prophète », on passe, sur les terri toires de l’Europe du Nord, par de véritables degrés intermédiaires ; dans certains cantons de la Russie, en effet, subsistent encore des épaves des anciennes religions finnoises et slaves animistes, fétichistesou anthropomorphiques. El ces épaves ne subsistent pas seulement dans les limites géologiques ou géogra ])hiques que nous avons indiquées tout à l’heure ; on en constate également la trace plus au Sud, partout où se rencontrent de vielles populations slaves. El voici à côté d’elles, sans parler du Judaïsme, voici d’autres religions qui les dominent de toute la supériorité que leur donne un fadeur tout nouveau el sans attaches dans le jiassè. Toutes, à des degrés différents, procèdent delà Révélation chrétienne, el l’orthodoxie russe avec ses diverses secies, et les innombrables confessions protestantes des Pays-Bas, de l’Allemagne et des pays Scandinaves, et enfin le Catholicisme, Ce sonl là, à l’heure actuelle, avec l’islamisme au<]uel adhèrent les Turco-Tartares, les religions vraiment vivantes de l’Europe septentrionale.

De ces religions dominantes, il ne sera pas question dans les pages qui vont suivre : islamisme, religion grecque orthodoxe, sectes protestantes et surtout Catholicisme fournissent en effet la matière de presque toutes les études que contient ce Dictionnaire. L’apologétique ne se soucie guère, par contre, des antiques religions des pays du Nord de l’Europe. Ces religions n’onlelles jias totalement disparu ? ou, blessées à mott, n’aclièvent-elles pas de s’éteindre, étouffées par les j)rogrès de la grecque ou de la musulmane ? Elles méritent cependant un souvenir. Il convient de tracer un rapide aperçu de ce qu’elles furent ou de ce qu’elles demeurent encore de nos jours.

U. Le domaine des religions de l’Europe du Nord. — Mais peut-on, pour tracer ce bref tableau d’ensemble, négliger certains groupes de population slave ou germanique, parce qu’ils se trouvent situés au Sud des limites géologiques ou géographiques que nous avons indiquées tout à l’heure ? La chose nous semble impossible. En réalité, au point de vue des phénomènes religieux comme des phénomènes ethnologiques el ethnographiques, l’Europe septentrionale s’étend plus loin qu’aux points de vue géologique et géographique : elle comprend tous les pays où se trouvent de vieilles populations appartenant aux groupes des Slaves de l’Est et des Slaves du Nord, la Petite Russie et la Russie blanche, et les parties de la [’ologne siluées au Sud de celles dont nous avons ])arlé plus haut. De même encore, elle englobe le domaine de toutes les vieilles populations germaniques, à l’Ouest el au Sud de la Bohème cl des monts de Thuringe, et donc la Haute comme la Basse Allemagne. Là, en ell’et, subsistent encore, dans les croyances et dans les traditions populaires, de curieux vestiges des antiques religions germaniques, en l’ranconie, en Sovialie, en Bavière, elc.

Etendons donc encore le champ primitif de notre élude ; au double point de vue ethnique el religieux, l’Europe se|)tenlrionalc est en effet beaucoup plus vaste que nous l’avons constaté d’abord. Elle atteint les rivages qui, au Sud de la plaine russe, sont baignés par les Ilots de la Mer Noire ; par delà le môle jiroéminent des Karpates et de la Bohème, elle va jusqu’aux vallées alpestres de la Bavière. Elle gagne ensuite, au long du Rhin, les plaines flamandes, et, en face d’elles, celles de l’île de Bretagne, laissant à l’Ouest le domaine des religions celtiques, qui sont celles de l’extrême Europe occidentale.

Nous ne nous occuperons jias de ces dernières, qui mcritenl à tous égards une élude particulière. Les autres suniront, à elles seules, pour retenir, si 1079

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brièvement que nous parlions tle chacune d’elles, pendant un long temps noire attention.

II. Religions iîteintks et religions existantes de l’Ecroi’k du Nord. — Passons-les donc en revue, en commençant parlesjïlus septentrionales, qui sont en même temps les plus ruilimeiitaires, par celles des Hyperborécns qui vivent des deux côtés du cercle polaire arctique. En descendant ensuite plus au Sud, nous nous trouverons en contact, entre les monts Durais et la Baltique, avec des populations Ijnnoises plus ou moins pures, plus ou moins civilisées, puis avec les peuples baltiques intermédiaires des Slaves et des Germains : Lettons, Lithuaniens et lîorusses. Il ne nous restera plus ensuite à étudier que les relijïions primitives des populations slaves plus orientales ou plus méridionales, des Russes, des Polonais et des Wendes, et celles, aussi mal connues ou à peu près, des Germains et des Scandinaves. Ceux-ci, dont l’aire d’habitat se trouve dans les péninsules Scandinave et du Jutland et dans la grande plaine allemande, et dans les lies plus ou moins perdues dans rvtlantique de l’Islande et de la Grande-Bretagne, ont poussé au début de l'époque médiévale leurs tribus les plus avancées jusque sur les rivages les plus occidentaux de ce que nous appelons l’Europe septentrionale, comme, plus au Sud, jusqu’en Gaule et jusqu’en Ibérie ; mais ils n’ont pas tardé, dans ces derniers pays, à embrasser des confessions chrétiennes, et plus rien, pour ainsi dire, n’y subsiste des anciennes religions germaniques. Voilà pourquoi, dans l’extrême Ouest du continent, nous ne faisons pas place aux religion< de l’Europe septentrionale. Voilà aussi pourquoi Germains et Scandinaves sont les derniers peuples de la religion desquels nous allons essayer de nous rendre compte dans cet article.

Peut-être estimera-t-on peu scientilique un tel classement, à la base purement géographique ; du moins est-il commode et pcrræt-il d’apporter quelque ordre dans un exposé qui n’a rien d’une élude comparée, mais qui vise uniquement à dégager les traits essentiels des religions des dill'érents peuples dont il doit s’occuper successivement.

A. Lks HvpBRitoRKENs : Samovèdbs et Lapons. — Les Hyperborécns de l’Europe septentrionale sont des Saïuoyèdes ou des Lapons. Parmi les seconds, ceux qui sont Russes vivent dans la massive péninsule de Kola, et les autres — Norvégiens et Suédois — se trouvent sur les rivages septentrionaux de la Scandinavie ou dans l’intérieur du large pédoncule par lequel cette grande péninsule est rattachée à la masse continentale. (Juant aux premiers, dont on sait qu’ils occupent en.A.sie un territoire beaucoup plus considérable qu’en Europe, et qu’ils y sont beaucoup moins cl.iirsemés, ils noniadisent dans l’Ouest de l’Oural jusqu'à la mer Blanche, à travers les toundras et les forêts coupées de marais riveraines de la Petchora ; ils y chassent, ils y pèchent, ils y paissent leurs rennes, menant une vie errante et misérable, plus précaire que ne le font leurs frères asiatiques, et ils dépérissent rapidement.

I. Les Samoyèdes. — Que les Saraoyèdes Jouraks de Caslren constituent un rameau particulier de la branche ouralimne de la famille ouralo-altaïque ou qu’ils soient autre chose, que leur langue soit distante ou proche de celles des autres fraclions du groupe allaïque, peu importe ici. Ce qui nous touche, ce sont les conceptions religieuses de ces pauvres Ilyperborcens qui, nominalement, sont chrétiens, mais qui ont en réalité conservé leurs anciennes croyances. Celles-ci, telles qu’on peut les dégager des renseignements fournis par les voyageurs, sont

très grossières et ne semblent guère dépasser le niveau des superstitions animistes.

Les Samoyèdes adorent en cU’et, en Europe comme en Asie, le soleil, la lune, l’eau (les sources et les rivières, la mer et les lacs, auxquels ils font de temps en temps des ollrandes), et les arbres, à défaut des bois que ne porte pas l’aride toundra. Ils vénèrent d’autre part de vieilles idoles, de pierre ou de bois, de dimensions variables et de formes grossières, dressées sur ces caps élevés de l’océan Glacial arctique, dont la silhouette se voit de loin au milieu des plaines environnantes. Au cours du mémorable voyage de la Vé^a autour de l’Eurasie, le savant A. E. Nordenskjôld a visité un de ces lieux sacrés dans l'île de Vaïgatch ; il y a trouvé, sur une colline, un groupe d’idoles samoj'èdes (hoh’any en russe) entourées des ossements des animaux qui leur avaient été offerts en sacrifice ; il a vu ces idoles barbouillées du sang des victimes, exactement comme Stephen Buurougii l’avait déjà remarqué dès 1556 au cap septentrional de l'île Vaïgatch, où il avait vu /|20 idoles, qui sonl raaintenant(et depuis une date postérieure à 1 84^) renversées, mais peutêtre conservées en partie dans une grotte sacrée dont parle Nordenskjidd dans sa relation. AKozinin. à une vingtaine de kilomètres de Mezen, existait naguère un autre lieu sacré dont les loo idoles ont été brûlées par les Russes.

Pour gagner ces différents lieux sacrés, pour y rendre à leurs antiques idoles, à leurs Jilegs, analogues à celles que représente déjà une vieille gravure hollandaise reproduite dans le Voyage de la Végn (t. I, p. 78 de la Irad. franc.), l’hommage qulleur est du, pour leur offrir des sacrifices — d’ours parfois, mais surtout de rennes —, les Samoyèdes, même baptisés dans la religion orthodoxe (et ils le sont tous aujourd’hui) n’hésitent pas à faire de très longs pèlerinages.

Les Samoyèdes pratiquent également le culte des âmes des morts, car ils croient à une vie future. Ils le prouvent en déposant ses habits, ses outils, son traîneau sur la tombe d’un mort. Ils croient encore aux esprits ou ladeplzio. Ils témoignent une véritable vénération à tous les objets qui les frappent, et semblent, comme une foule d’autres peuples primitifs, donner une puissance supérieure jusqu’aux animaux qu’ils tuent, tout au moins à ceux qu’ils redoutent. A la manière dont ils se comportent envers les loups ou les ours qu’ils ont abattus, ayant soin de leur désigner des Russes, et non pas eux-mêmes, comme leur ayant ôlé la vie, on est en droit de penser que les Samoyèdes voient dans ces fauves des êtres dont l’esprit est susceptible d’exercer sa vengeance sur ceux qui leur ont fait du mal. Pour ces Hyperboréens comme pour les populations qui les entourent, l’ours est certainement un être à ménager, sinon un dieu.

Certains auteurs signalent encore la croyance des Samoyèdes à quelques dieux principaux : le bon Sam-Noum ou A’dhiii, qui protège le bétail et qui donne la vie, et qui est entourée de I.nkhètes, et le mécliant Vézako. C’est de ce dernier, le mari de la terre, Kliadako, la « mère puissante », que l’idole aux sept visages était au milieu du xvi' siècle, au témoignage de Stéphen Burrough, entourée de 420 autres idoles sur le cap septentrional de Vaïgatch. Mais ces divinités sont très vagues et mal définies, surtout si l’on songe que le mot JS’oum ou iA’um désignerait à la fois le Ciel, la Divinité et même tous les agents surnaturels.

Ce qui, par contre, est bien net, c’est le culte de chaque famille samoy ède à l'égard de son idole ou fétiche familial (caillou enveloppé de linges et enjolivé 1081

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de plaijues de lailon, avec une arêle pour tigurer le visage d’un être humain, ligurine avec un morceau de cuivre rccourljé en forme de nez, poupée avec une léle de lailon, morceaux de fer forgé plus ou moins grossièrement travaillés, etc.), véritable idole portative, exactement de la même catégorie que les grandes et vieilles, mêlées à de toutes peliles, groupées dans les lieux de sacrilice. De fait, les Samoyèdes, non contents de posséder et de vénérer de telles idoles ou boWany sous leur tente, les emportent toujours dans leurs migrations et ne veulent pas s’en séparer ; ils ne font aucune différence entre elleset les images sacrées des Orthodoxes.

Des chamans jouent le rùle de ministres du culte. A la fois prêtres et sorciers, en même temps que médecins, ces chamans portent un costume particulier : une tuniiquc de peau à laquelle sont suspendus de nombreux ornements en fer (couteaux, clés, vieilles serrures, clous, plaquettes, poissons, etc.). Ils exercent une très grande inihiencc sur les autres Sanioyêdes, auxquels ils imposent par leur habile prestidigitation.

2. Les Ijapona. — Rien donc que de très grossier chez les (pulque 5.ooo Samoyèdes disperses entre l’Oural et la mer Blanche ; Nordenskjôld les tient pour inférieurs aux ïchouktchis et surtout aux Lapons qui vivent à l’Ouest du Bielo Ozéro des Kusses, dans la partie la plus septentrionale de l’Europe. Ceux-ci ne semblent cependant pas avoir eu naguère des croyances beaucoup plus rallinées ; mais qu’ils vivent sur les côtes, dans les bois ou dans les montagnes, qu’ils soient Russes, Finlandais, Suédois ou Norvégiens, ils ne pratiquent j>lus, et depuis longtemps, leur ancienne religion. Tous sont convertis, ceux de la péninsule de Kola au christianisme grec orthodoxe depuisle xvi" siècle, grâce au moineTrifan, ceux de la Finlande et de la Scandinavie au luthéranisme depuis le milieu du xviii « siècle. Mais ils n’ont fait simplement, pendant longtemps, qu' « échanger des superstitions anciennes pour d’autres plus nouvelles », tant ils comprenaient mal les enseignements qu’ils avaient reçus. Lkopold de Buch raconte que, de son temps (il y a maintenant plus d’un siècle), les Lapons luthériens se présentaient aussi fréquemment que possible à la Sainte-Cène, car ils la regardaient « comme une espèce de sortilège cpii les préseryait de l’influence des malins esprits ». Il ajoute que, peu avant son voyage en Laponie (1806), les indigènes de ce pays s’arrangeaient de manière à partager le pain de la Cène avec les rennes de leurs troupeaux, pour en détourner toute espèce de danger… Rien d'étonnant à ce que de telles pratiques aient été fort longues à disparaître, si l’on sait que les pasteurs des Lapons ne parlaient pas la langue de leurs ouailles ; ils leur prêchaient des sermons que traduisaient ensuite des sacristains interprètes ! … Graduellement, grâce aux progrès réalisés en Laponie, ce laïuentable état de choses s’est amélioré, particulièrement en Finlande, où les Lapons savent aujourd’hui lire et écrire. De ce chef, leurs pratiques religieuses se sont heureusement inolilices.

En voyant ce qu’elles furent après leur conversion nominale à une religion chrétienne, on peut deviner ce qu’elles étaient auparavant. De fait, la religion primitive ou iincienne des Lapons était très grossière. Un auteur qui a soigneusement étudié ces Hypcrboréens et qui a recherché les faibles traces de leurs antiques croyances dans les actes de leur ie journalière ou dans leurs superstitions, GirsTAF db DiiBKN, veut qu’ils aient d’abord vénéré les forces de la Nature, |iuis qu’ils leur aient donné une àme à l’image de celle de l’homme. De là, chez eux, l’exis tence de nombreuses divinités naturelles, toutes indépendantes, toutes bonnes, mais capables de se fâcher, de se venger, de nuire et de devenir des divinités malfaisantes. Le soleil, la Uuona-neila ou « vierge verte » (la déesse du i)rinlemps), les forêts, les eaux, la tempête, le tonnerre constituaient autant de divinités pour les Lapons pour qui, d’autre part, certains arbres — l’aulne et le sorbier — et des serpentsfétiches étaient les objets d’un véritable culte.

A cette mythologie animiste est venue, en dernier lieu, s’en ajouter une autre, une véritable mythologie d’importation, grâce à laquelle le panthéon des Lapons présentait, à l'époque de leur conversion, autant et peut-étre plus de ressemblances que de divergences avec ceux des populations avoisinantes. Radien, le maître céleste, Jubræl, dieu, qui rappelle le Jumala des Finnois, Perkel, le diable, et aussi Thor, qui est tenu pour un dieu doux et bienfaisant, le promoteur des récoltes, le dieu qui lance des (lèches à l’aide de l’arc en ciel, voilà les principales divinités anthropomorphiques introduites en dernier lieu dans le panthéon des Lapons.

Ces primitifs croyaient à une autre vie. Pour eux, les morts la passaient dans le 5ai’ro, une demeure infra-terrestre, voisine de la surface où se meuvent les vivants ; et les premiers neeessaientdes’intéresser aux derniers ; parfois même ils leur rendaient visite. Ainsi s’explique le soin qu’avaient les Lapons de marquer la demeure des morts par des pierres auprès desquelles des sacrilices étaient oITerts en leur honneur ; ainsi s’explique encore l’attention des vivants de placer sur la tombe d’un défunt les objets dont celui-ci se servait journellement Si on n’enterre plus son chien avec lui, du moins jetle-t-on encore dans sa tombe des espèces de coquillages appelés « âmes de chien ». Tout cela témoigne des croyances desanciens Lapons au sujet des morts, qu’ils tenaient encore pour repassant au bout d’un certain temps chez les vivants et s’incarnant dans le corps de leurs descendants. Mais, comme ils ne savaient jamais quand s'étaitopérée cette métempsychose, ils vcnéraientdes Seitar, des dieux des ancêtres, auxquels ils faisaient des sacrilices, etc.

Entre les Lapons et les divinités, quelles qu’elles fussent, des sorciers ou chamans, des Noid, constituaient les intermédiaires. Ces sorciers, non contents déjouer le rôle de prêtres, étaient encore devins et magiciens. Gonmie tels, ils ont été réputés de très bonne heure ; le Kalevala (innoisen témoigne. Il parle souvent avec effroi du redoutable [)ouvoir des sorciers lapons, « des magiciens puissants, des savants devins, des habiles ensoroeleurs qui chantent les runots de Laponie ». Essayant de détourner son fils de s'éloigner de sa demeure, une mère lui dit : « Ne pars point pour les régions de Pojola, pour les lieux où vivent les (ils des Lapons, avant d’avoir acquis la science (magique), avant d’avoirenrichi ton espritde connaissances. Le Lapon peut l’ensorceler ; il peut le précipiter, la bouche dans le charbon de forge, la tête dans l’argile, les coudes dans les tisons ardents, les poings dans la cendre brûlante, au milieu des pierres ennamiuées. » Et elle ajoute : « Tu ne saurais lutter en puissance magique avec les fils de Pojola, car… tu ignores les chants de Laponie. » Le même poème montre les sorciers lapons se dépouillant de tous leurs vêtements pendant les nuits d'été, afin de se soustraireaux influences magiques qu’ils pensaient y être attachées, et se dressant debout sur des pierres, a(in de donner plus de force à leurs opérations. Mais il ne parie pas des moyens dont ils se servaient parfois pour pratic|uer leur art, à moins que le Sampu convoité par eux ne soit, selon une hypothèse de G. de Duben, le tambour magique de 1083

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I)rovenance asiatique dont nous dirons quelques mots tout à l’heure.

Quoi qu’il eu soit, voici ce que racontent des auteurs plus récents que les runoiat du Kalevtda. Pour déchaîner le vent et la tempête, ils défaisaient les nœuds qu’ils avaient noués à des cordes magiques. Parfois, tandis qu’ils étaient tombés dans une sorte de catalepsie, leur ànie voyageant au loin allait, diton, chercher une réponse à des questions posées. Parfois encore, pour répondre à d’autres questions, les eharaans lapons recouraient à de curieux tambours magiques, comme le font encore aujourd’hui les Ostiaks et les Samoyèdes ostiakisés. La boite, oblongue le plus souvent, était fermée par une peau de renne peinte en blanc et couverte de dessins grossiers représentant le Christ et ses apôtres, une foule de dieux, le soleil, la lune, les étoiles, des oiseaux, etc. Du point où s’arrêtaient soit Vaifa ou baguette divinatoire, soit des anneaux de laiton placés sur le tambour et mis en mouvement lorsque la caisse était battue, le chaman déduisait des pronostics et tirait une réponse pour ceux qui étaient venus l’interroger. Enlin, le sorcier lapon faisait encore usage de pratiques particulières pour le traitement des maladies, et donnait aux autres Lapons les fétiches que ceux-ci désiraient avoir, mais dont ils se débarrassaient lorsqu’ils n’en étaient pas satisfaits(on a vii, par exemple, des Lapons jeterau feu des fétiches impuissants à préserver leurs rennes d’une épizootie)… La considération dont a joui, après la conversion de ces Hyperboréens, le sacristain qui traduisait aux tidèles les paroles du pasteur, n’est qu’une suite de la crainte respectueuse dont le sorcier était naguère entouré.

Aujourd’hui, ici avec les progrès de la religion orthodoxe qui amène les Lapons russes à faire 150 jours de jeûne par an, là avec ceux du luthéranisme et de l’instruction, le vieux prestige des sorciers s’est évanoui ; mais, en même temps, ont disparu les traces vraiment perceptibles des anciennes croyances. Les Lapons n'établissent plus de liens de parenté entre les rochers, comme au temps où les visitait Uégnard, l’auteur dramatique ilu xvii" siècle ; ils ne traitent plus ceux-ci de pères, ceux-là de mères et tels autres d’en/n/i/.'i.' ils ne les font plus se rendre mutuellement des visites nocturnes. Us auraient d’antre part (telle est la rumeur recueillie par G. de Diiben) détruit vers le milieu du xix* siècle ledernier » arbre des runes », c’est-à-dire les dernières écorces de pin ou de bouleau sur lesquelles élaient tracées par des sorciers des images d’instruments, d’hommes et de dieux et qui élaient consultées par les Lapons dans tous les actes de la vie. EnQn, c’est seulement dans les musées qu’il faut aller chercher les feileli, ces pierres bizarres, parfois grossièrement sculptées, autour desquelles on célébrait naguère des rites religieux. Le vieux mélange de fétichisme et de polythéisme des derniers Lapons païens n’est donc plus maintenant qu’un lointain souvenir.

B. Lus l’BUPLKs DE L.i RACE Fi.NNoisB. — I. Lcs Finlandais. — Si brèves soient-elles, ces indications d’ensemble permettent de discerner chez les Lapons l’existence de deux religions successives : un substratum purement fétichiste, puis un polythéisme anthroporaorphique plaqué sur ce subslratura. De ce polythéisme, les Lapons sont surtout redevables à leurs voisins du Sud-Est ou du Sud (suivant la partie du pays qu’ils occupent), à ces frères de race avec lesquels ils se sont trouvés en contact et qui sont devenus leurs ennemis historiques, les Finlandais ou Finnois.

Ceux-ci (les Suomalaisel, comme ils s’appellent eux-mêmes, les habitants du pays des marais, Stiomn)

sont dépeints par les auteurs anciens qui en font mention (Tacite, PtoliLmkk) comme de véritables sauvages, analogues aux Samoyèdes ou aux Ostiaks. Mais ils ont assez vite réalisé des progrès considérables, et ils ont su s'élever dans l’intervalle île quelques siècles à un degré de civilisation très supérieur, comme en témoigne le remarquable poème épique national qu’est le Kalevalu.

Ce n’est pas ici le lieu de parler longuement du Kalevala, ni de raconter comment il a été recueilli et reconstitué au xix" siècle, ni non plus de dater les différents chants quileconiposent. llsullira de remarquer que la presque totalité du poèmea étécomposée à une époque absolument païenne et que, seul, le dernier chant, la So'^ riino, annonce l’approche du christianisme et en indique la supériorité sur les anciennes croyances. Ce chant est donc incontestablement postérieur aux autres ; on doit le dater du XII" au xiv siècle, alors que l’on est en droit de faire remonter les autres jusqu'à une époque bien antérieure, du V' au viii" ou, plutôt, seulement du viK au X* siècle de notre ère.

Quelque époque, plus ou moins précise, que l’on assigne à la composition de sesdilTérentes parties, le Kalevala ne laisse qu’entrevoir la religion primitive des Finnois, celle dans laquelle le Ciel, la divinité mâle, et la Terre, la divinité femelle, étaient l’objet, de leur part, d’un culte fétichique. Ce qu’il fait beaucoup mieux connaître, c’est la religion des temps où les Finnois proprement dits, avant leur conversion à la foi chrétienne, s'étaient élevés jusqu'à un polythéisme anthropomorphique incomplet.

Il débute par une curieuse et bizarre cosmogonie qui met en pleine lumière le rôle d’une belle vierge, d’une lille de l’air, Luonnotar, la force créatrice. Lorsqu’elle quitta les hautes sphères où elle avait cessé de se complaire, « vastes régions de l’air, espaces immenses de la voûte éthérée, plaines désertes et mornes », l’eau se sépara de l’air. Plus tard, un mouvement provoqué par la douleur détermina la destruction d'œufs qu’une canne aux larges ailes avait déposés et commencé de couver sur son genou en sortant de la mer ; de là résulta la séparation du

« Ciel sublime », du n Soleil radieux », de la « lune

éclatante », des étoiles, des nuages et de la terre, o mère de tous les êtres «. Plus tard encore, Luonnotar modela la terre ; puis enCn, plusieurs siècles après que la mer l’eût rendue féconde, elle donna naissance au principal héros du Kalevala, au savant runoia ou chanteur de runot, Waïnamoïnen.

Luonnotar est donc l’agent de la création ; mais elle ne peut rien faire par elle-même. Au-dessus d’elle, en effet, comme au-dessus des autres dieux secondaires, et des runoiat, et des hommes ordinaires, existe un dieu suprême, Jumala, que le poème appelle également Ckko. Jumala, « la demeure du tonnerre », c'était avant les temps du Kalevala le nom du dieu mâle, du dieu du Ciel, dont il a été question plus haut ; c’est devenu ensuite le nom générique de toutes les divinités, encore que ce nom ait été surtout accolé à celui d’Ukko, « le vieillard ». Celui-ci

« habite au haut du Ciel et règne sur les nuages » ; 

il K supporte le monde ». Il n’agit pas toujours par lui-même, jusque dans les circonstances les plus importantes, mais rien ne se fait que de son assentiment. Il préside à I’ohutc de la création, et c’est à lui que tout le monde a recours : Luonnotar pour être délivrée de sesangoisses, Waïnamoïnen pour obtenir la venue de la pluie, <i l’eau des hauteurs du ciel, le miel des sources éthérées, sur les germes qui poussent, sur les semences qui croissent et se développent ». Ainsi donc, Juraala-Ukko permet la venue de tous les événements qui se produisent dans le monde, et c’est 1085

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lui, « le bon Juiuala », qui, de 1res huul, dirige tout. Aussi le proclainel-on « le créateur très haut, l’arbitre suiiréræ du temps », celui qui « sépara l’air de l’eau, et [qui], de l’eau, tira la terre », — « le dieu suprême, le vénérable père céleste qui parle à travers les nuages, qui fait entendre sa voix à travers les espaces de l’air », — le « inaitre soiverain de la foudre B et le « dominateur des nuages », — a le dieu suprême entre tous les dieux, le Très-Haut, le Bienheureux ».

Jumala-Ukko est la seule divinité dont le Kalevala (complété par ce recueil de poésies lyriijues ([u’est le Kanleletar) permette de bien délinir le rôle et les attributions. Au-dessous de cet arbitre souverain, dieu suprême entre tous les dieux, qui commande spécialement au Ciel et à l’Air, apparaissent dans la mythologie finnoise de nombreuses autres divinités. Celles-ci, plus ou moins importantes, personniûent les forces multiples de la Nature. C’est que, pour les Finnois comme pour les anciens Romains, des influences occultes, des volontés immatérielles, sont en quelque manière incorporées aux objets qu’elles meuvent. Ces divinités sont en lutte cunstaiite les unes contre les autres, celles-ci étant des divinités de la lumière, de bons génies, et celles-là des divinités des ténèbres, de mauvais génies. Elles sont, d’autre part, d’ordinaire associées par couples — du moins les plus importantes d’entre elles —, et ces couples sont tous issus du sein de la Nature, qui les contient et qui les occupe, mais sont susceptibles d’avoir pour enfants des divinités inférieures, lesquelles i)rocèdent d’eux de toutes les manières.

Dans ce Panthéon anthropomorphique, dont les divinités sont de vagues personnifications au développement très incomplet, il convient de placer au premier rang l'épouse de Jumala-Ukko, Akka, « la vieille ». Celle-ci dilTère de Maan-enno, « la mère delà Terre », sans autre nom déterminé, qui est un témoin des toutes premières croyances des Finnois, cxaclement comme le nom de Juniala. Puis viennent Anto ou Ahti « le roi des vagues bleues, l’ancien des laux, A la barbe de gazon », et à côté de lui, comme .Vkka auprès d’Ukko, VVellamo, « la souveraine des ondes, la vieille femme au sein enveloppé de saules » ; de même aussi, « le roi des bois, le dieu tutélaire des forêts, à la barbe grise », le géant Tajiio (ou Vuippana, l’homme au long cou) et sa femme Mielikki, « la mère de la forêt », et Pellervoinen, le dieu protecteur des champs, qui exerce un pouvoir souverain sur les arbres et sur les plantes. En l’ace de ces divinités bienfaisantes, en voici de uiauvaises : Euroni, le dieu de la mort, qui règne sur la région des morts, dans la profondeur de la terre, en compagnie de cette Tuonetar, la femme, la mère, la reine de Tuonela, que le runoiat appelle par antiphrase « la bonne hôtesse ».

.utour deces divinités supérieures, la mythologie finnoise eu place d’aulresencore, desdivinilés secondaires et vraiment inférieures, ayant chacune son rôle déterminé. CesontdesHaltias, des esprits libres, et ils foisonnent. Il en est dans les airs, comme Anniki « la fille de la nuit, la vierge du crépuscule », et Terhenetar, la déesse des brouillards et des vapeurs qui, du haut des régions étliérées, répand sur la terre des nuées qu’elle passe au tamis, et Eteiiitar la déesse des vents du sud. Il en est dans les forêts et dans les campagnes, etqui sont légion : Suvetar, une déesse des bois, et les déesses des pins, des genévriers, des sorbiers, et celle des bois et des canards, qui a pour nom Sotkotlar, etc. N’oublions pas non plus Untamo, qui préside au sommeil et aux songes, Suonetar, une des déesses de la santé, qui a pour altributions spéciales la confection et l’entretien

des veines. Celle-ci a pour adversaires la déesse des maladies, Kivutar, et la déesse des douleurs, Wammalar, deux divinités malfaisantes comme le sont d’autre part Tursas ou Turso, à la figure monstrueuse, et Welehineii. ces mauvais génies des eaux, et le lils sanglant deTuoni, aux doigts crochus, aux ongles de fer, et ces lilles de ce même Tuoni, à la taille courte et au corps rabougri, parmi lesquelles se place au premier rang une autre déesse des maladies, Kipu-Tyttô. Toutefois, c’est encore dans Hiisi, ou Lempo, le dieu du mal, ((u’il faut voir le plus redoutable de ces innombrables esprits malfaisants.

Tenons compte enfin de la foule des conqiarses, — des haltias, eux aussi, — qui servent ces divinités et qui exécutent leurs ordres, qui en procèdent ou qui les accompagnent : « les belles vierges de l’air, les lilles bien-aimées de la nature », et aussi les vierges des rivages, à la parure de roseaux, avec leurs longues boucles et leur riche chevelure » ou encore les vierges des bois vêtues de bleu, qui habitent Havulinna, le château construit en sapin… Et n’oublions pas davantage ces lutins, qui sont parfois Us collaborateurs de divinités malfaisantes.

Telle est cette curieuse mythologie linnoise, toute anthropomorphique, et dont certains dieux sont aussi humbles que ceux des ieux Latins, lien ressort nettement qu’au moyen âge les habitants de la Finlande actuelle croyaient à une nouvelle existence au delà du tombeau, et dans cette autre vie, à des punitions pour les méchants. Le Kalevala l’indique formellement : « O vous, enfants des hommes, gardezvous, tant que durera cette vie, de pervertir les innocents, de précipiter dans le crime ceux qui sont purs ; vous en seriez durement puais là- bas, dans les demeures de Tuoni. Une place est réservée aux criminels : un lit de pierres brûlantes, de rochers de feu, une couverture de couleuvres, de vers et de serpents. >

C’est dans les entrailles de la terre que se trouve cet enfer ; y a-t-il, par contre, pour les bons, un paradis dans ces horizons lointains, dans ces espaces inférieurs du ciel, vers lesquels, à la (in du Kalevala, le runoïa Wainamoïnen, dirige sa barque en s'éloignanl des rivages de la Carélic ? Le poème ne l’indicpie pas.

Il doune à entendre, par contre, que les anciens Finnois croyaient à une sorte de métempsychose. L’histoire de la jeune Aino, qui s’est involontairement noyée et qui s’est transformée en un poisson unique, en fournit une preuve très nette, comme aussi cette parole du corbeau : a Jette de nouveau ton lils dans la mer ; peut être y deviendra-t-il un beau morse ou une gigantesque baleine. »

Le Kalevala ne fournit pas non plus de renseignements sur le culte que les populations dont il raconte la vie quotidienne et dont il chante les luttes contre les Lapons rendaient à leurs divinités. Mais on a relevé chez les Finlandais certaines traces d’une véritable ophiolâtrie, qui ne semble pas avoir différé beaucoup de celle qui existait chez les Lapons ; on a constaté aussi que le serpent jouait un très grand rôle dans la magie finnoise. On a d’autre part, signalé dans le Kalevala des allusions au culte religieux dont étaient les objets la mer et les fleuves, et les poissons, etc. Par ailleurs, il est question de lieux sacrés, d’idoles, de sacrifices, et de fêtes surtout agraires ; on sait aussi que les Finlandais avaient une fêle des ancêtres, une sorte de fête des morts. Il semble enfin qu’ils eussent des nombres sacrés, en séries (5, 6, ; , 8), ou isolés : 3 surtout, mais aussi 5. et 7, et g, qui est le carre de 3.

Un point sur lequel le Kalevala est presque intarissable, c’est l’importance et la puissance des sorciers 1087

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enclianleui’s.Pour les Finlandais, l’homme n’est pas du même sang que les dieux, mais les sorciers sonl plus que de simples mortels ; c’est ce que donne à entendre sans cesse le Kalevala, dans lequel Comparetti voit, non sans apparence de raison, l'épopée des magiciens, Waïnaiiioïnen y étant le type du sorcier intellectuel, lluiarinen celui du sorcier vulj^aireet routinier et Lemminkainen celui de l’amant, un véiitable Don Juan barbare. De fait, il est des sorciers de diverses sortes ; tels, par la puissance de leurs seuls regards, communiquent aux choses une vertu magique. De même aussi, les femmes sont très versées dans les sciences occultes. Celles ci, envieuses du bonheur dont jouissent les Finlandais, leur envoient de cruelles maladies et ne cessent de vouloir les accabler de toutes sortes d'épreuves ; celle-là, après avoir péniblement recueilli les membres épars de son dis et les avoir rapprochés les uns des autres, arrive à réaliser le vrai miracle de rendre, en trois opérations successives, la vie complète à son enfant.

Mais les plus puissants de tous les sorciers sont sans contredit les runoiat. Ces compositeurs, ces chanteurs de runot, ces bardes, ces aèdes sont doués d’un pouvoir magique. Ce ne sont pas seulemenldes charmeurs, aux lèvres desquelles sont suspendus, quand ils chantent, tous les animaux delà création, et les arbres des bois, et les fleurs des champs ; ce sont aussi de redoutables magiciens. Ils savent (en [larticulier « le runoia éternel, le vieux, l’imperturbable Wainiimoinen ») se servir de paroles qui leur permettent d’accomplir les actes les plus extraordinaires ; ils commandent aux éléments, ils ébranlent des montagnes, ils fabriquent des baumes capables de rejoindre les deux parties d’un tremble abattu et complètement fendu, de combler les crevasses des rochers, de supprimer les fentes des pierres ; ils enchantent leurs adversaires, ils font surgir des troupes d’hommes et de femmes qui leur servent d’auxiliaires dans leurs entreprises ; ils descendent aux enfers et en sortent vivants, après avoir déjoué les embûches des divinités infernales. Ils sont des intermédiaires entre les dieux et les houimes, et sinon des prêtres, du moins des médecins et des sorciers tout à la fois. A celui qui les répète, lesparolesqu’ils prononcèrent doivent assurer le succès de ses entreprises : une opulente moisson s’il a récité, en ensemençant son champ, l’invocation de l’ensemencement ; une heureuse chasse si, au moment de partir, il a dit le discours du chasseur ; les ensorcellements et les autres dangers si. avant de se lancer dans une expédition, il a récté sous la poutre principale du t.it les u paroles de précaution » ; une heureuse délivrance à la femme qui dit le chant de l’accouchement, etc.

Ces indications si nombreuses et en même temps si variées, que permet de compléter encore le recueil de proverbes, d'énigmes et de chants magiques publié par L. Lônnrott, ne sont pas les seules que fournisse le Kalevala ; combien d’autres encore on peut extraire de ce curieux poème, ou plutôt de ces différents poèmes juxtaposés I.u sujet d’arbres sacrés comme le chêne, « l’arbre de Jumala », et le sorbier, d’oiseaux comme le coucou, qui est l’oracle du bonheur tandis ([lie le corbeau et la corneille présagent les malheurs par leurs croassements, le Kalevala est plein d’allusionsou de menlionsqui complètent et précisent cet aperçu d’ensemble. Il contient aussi, sur les singulières cérémonies qui accompagnent la mort de l’ours, de bien intéressantes indications. Enfin, sur ce chef-d'œuvre de la magie, cemystérieux sampo, qui a le pouvoir de créer toutes autres choses, que <le renseignements dans le Kalevala lOn en peut dégager la conclusion que voici : alors

même qu’une religion polythéiste et anthropomorphique s’est substituée chez eux au fétichisme primitif, les Finlandais ont gardé nombre de leurs anciennes croyances et coutumes religieuses ; ils Us ont accommodées à leur nouvelle religion et ont continué de les pratiquer, plus ou moins modiliées, en même temps que de récentes.

Telle était encore la situation au temps du roi de Suède Eric IX, le saint, de la maison de Stenkill, qui régna de 1 155 à i 160. C’est ce souverain, on le sait, qui, après avoir conquis la Finlande, travailla à la convertir (surtout par la force, semble-t-il) et qui soutint l’apôtre et le martyr de l'évangélisation de la contrée, saint Henri, le premier évêque d’Upsal. Dès lors, la Finlande plus ou moins christianisée obéit aux instructions du Saint-Siège jusqu’au jour où, avec la Suéde, elle se sépara de Home, de par sa conversion au luthéranisme, dans le second quart du xvi' siècle, au temps de Gustave Wasa ; mais les Finlandais conservèrent néanmoins toujours bon nombre de croyances qu’ils tenaient de leurs ancêtres, et les traces en subsistent parfois encore dans leurs superstitions.

a. Les Finnois de la Russie Orientale. — Les Finlandais ne sont pas la seule population de race finnoise qui vive sur le sol de l’Europe septentrionale ; on en trouve beaucoup d’autres encore, plus ou moins importantes et plus ou moins civilisées. Les Lapons hyperboréensdontil a été question plushaut constituent un groupe de la race finnoise, mais un groupe particulier, distinct (selon A. deQuatrefagks) des deux groupes des Finnois blonds et des Finnois bruns, et c’est encore à cette même race qu’appartiennent d’autres populations de la zone forestière, soit dans l’Est de la Russie, soit au Sud de la Finlande proprement dite : Zyrianes, Votiaks, Mordves, Tchérémisses surtout, ou encore Esthoniens, etc. Occupons-nous d’abord des populations les plus orientales, de celles qui conservent aujourd’hui encore un paganisme plus ou moins vivant, sous des apparences orthodoxes.

a) Les Zyrianes. — Au milieu des Samoyèdes, Ies 1 voyageurs signalent, dans la Russie septentrionale, ^ l’existence des Zyrianes ou Zirianes. Disséminés en petit nombre, depuis la mer Blanche jusqu'à l’Oural, au Nord du cercle polaire arctique, ces Finnois sont surtout nombreux dans les cantons qu’arrosent, plus au Sud, la haute Petchora, la haute Vitcliegda et la haute Kama. Ce sont des Finnois du type blond, qui descendent des Biarmes, dont parlentles Sagasscandinaves et des Permiens des chroniques russes, mais qui ont été vraiment scandinavisés par l’influence normande, puis qui ont été convertis à la religion orthodoxe.

Néanmoins, sur les rives des affluents delà Dvina supérieure surtout, ils ont encore conservé quelqius vestiges de leurs vieillescoulumes, même en matic ic religieuse.

Naguère, en plein moyen âge, les Zyrianes avaient des croyances se rapprochant de celles des Finlandais ; les Sagas ne parlent-elles pas d’un temple dédié à Jumala par les Biarmes (peut-être à Kolmogrod, à 47 milles de la mer Blanche, sur la Dvina, un ])eu en aval du confluent de la Pinega) ; ne parlent-elles pas aussi d’une statue de cette divinité, revêtue d’or et d’argent, qu’auraient détruite les pirates Scandinaves d’un certain Tliore, au temps de saint Olaf(xi" siècle)?

Mais, depuis la fin du xiv' siècle les Zyrianes ont cessé d’adorer le soleil, le feu, l’eau, les arbres et la

« vieille femme d’or » ; ils n’ont plus leur « bouleau

de prophétie ». Seuls, actuellement, des sacrifices d’animaux offerts devant les églises constituent les 1089

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épaves visibles « le l’ancien culte de ces populations. linnoises. Quant aux vieilles traditions religieuses, ] elles se perpétuent toujours parmi les Zyrianes. t>'esl ainsi que le Teljios Is (la pierre du nid du vent), UP3 cime ouralienne de plus de 1.600 m., aux sommets dentelés, est le séjour de l’Eole zyriane ; déIcnse aux bateliers de siffler ni de crier en passant à la base de ce massif, de crainte d’attirer le vent.

0) Les païens de la vallée moyenne de la Volga ; les Votiaks. — Sur d’autres populations (innoises de la zone forestière, la religion russe a eu moins de prise encore que sur les Zyrianes. On trouve encore, en effet, dans la vallée moyenne de la Volfe-a, non loin de Kazan, plusieurs centaines de milliers de véritables païens. Olliciellcment, ces Finnois ont été convertis et nombre d’entre eux, comme de bons orthodoxes, portent une croix au cou et assistent aux exercices du culte ; mais quel scepticisme que le leur ! a Ma foi, déclarait l’un d’entre eux à Stepben Sommier, je ne tiens pas à changer de religion. Avec leurs chants et leurs cierges, les Russes n’obtiennent pas davantage de leurs dieux que nous n’obtenons des nôtres par des sacrilices dans les bois. » Aussi, comme l’a très bien dit Charles Rabot, « même chez les convertis persistent les anciennes croyances ; dans leurs idées religieuses, les saints du paradis orthodoxe ont simplement pris place à côté des divinités de l’Olympe indigène, et en leur honneur ils font des sacrilices pareils à ceux qu’ils offraient jadis à leurs divinités. Christianisme et paganisme se trouvent ainsi intimement mêlés. »

Voilà ce que l’on peut constater entre Kama et Viatka. Les Votiaks qui vivent dans cette partie de la Russie ne sont chrétiens quede nom, et conservent assez lidèlement ces anciennes croyances animistes qui leur faisaient donner une âme à la plupart des objets tout comme aux hommes. Pour eux, d’autre part, un grand nombre d’esprits anthropomorphiqnes, les niourt, gouvernent les éléments et protègent les humains. Les uns habitent la forêt, d’autres les eaux. Ces mourt se mêlent aux hommes, participent à leurs travaux, à leurs jeux. Le plus puissant d’entre eux, l'/ii-mourt, l'/nmar, est l’esprit du ciel, qui est devenu le dieu suprême, habite les espaces éthcrés et lutte contre les mauvais esprits, les cliaitaiis. Ceux-ci sont d’introduction récente dans la mythologie votiake. Naguère, en effet, cette mythologie ne connaissait que des esprits obéissant à leurs penchants et susceptibles, exactement comme les hommes eux-mêmes, de faire tantôt le bien et tantôt le mal ; et c’est devant les chaïtans qu’ont disparu les Vorchouds, ces esprits protecteurs des familles ou des clans dont le souvenir subsiste seul, attesté par un «. mot témoin » (si l’on peut dire) de la langue votiake, désignant une idole… Dans tous les cas, s’ils semblent avoir offert naguère des sacrilices humains à leurs divinités et s’ils ont peutêtre pratiqué même l’anthropophagie, les Votiaks se contentent aujourd’hui de sacrilices d’animaux A leurs dieux, parmi lesquels on doit (comme chez tous les autres peuples delà race finnoise) classer les arbres et les bois, les sources, les rivières et les lacs. ils présentent des victimes (une chèvre ou un coq) dont ils consomment ensuitelachairdans lesagapes sacrées qui succèdent aux sacrilices eux-mêmes. En témoignage de ceux-ci, ils suspendent à des arbres, sur des poutres, etc., la peau des animaux égorgés. Ainsi — et telle est bien la conclusion qui se dégage des études de J.-N. Smirnov — les Votiaks soidisant orthodoxes sont en réalité tout autres ; sous une mince pellicule d’orthodoxie, ils sont encore livrés au véritable paganisme.

Tome 111.

t) Les Mordves. — Chez les Mordves, comme chez les Votiaks, il est actuellement question d’un mauvais esprit qui a le nom de Sajtan : mais Sajtan ne joue de rôle que dans leur cosmogonie, et ce nom n’est pas le seul trait d’importation étrangère que l’on puisse relever dans cette cosmogonie, dont voici un bref résumé.

Au commencement, il n’y avait rien que le Ciel (Skaj) et la matière, c’est-à-dire la terre et l’eau. Suileur dos, trois poissons géants portaient la terre, que recouvrait l’eau, au-dessus de laquelle Skaj nageait, ou voguait ^n barque. Un jour, Skaj créa la terre ; mais il avait auparavant, dans un moment de distraction ou de dépit, donné naissance à Sajtan, et celui-ci se mil à gâcher l'œuvre de Skaj. Il en mérita ainsi la malédiction, el dès lors commença une lutte ininterrompue entre Skaj el Sajtan. L’homme en pâlit, car Skaj ayant créé les bons esprits, Sajtan créa les mauvais.

Celte cosmogonie est complètement indépendante de la religion même des Mordves, qui ont pratiqué naguère le culte des ancêtres. Poureux, comme pour tant d’autres peuples païens, le mort (celui-ci n'était pas inhumé, mais siraplementdéposé à la surface du sol) conservait dans la vie d’outre-tombe les habitudes, les besoins, les passions même qu’il éprouvait durant sa vie terrestre. Les Mordves s’appliquaient donc à leur donner satisfaction ; ils les adoraient et aussi les redoutaient (croyance aux vampires).

Actuellement, on constate chez eux de multiples survivances de leur paganisme ancien et du culte des ancêtres. Us vénèrent des esprits protecteurs qui veillent sur la maison el sur ses dépendances, d’autres esprits qui se dissimulent sous les phénomènes de la Nature : esprits de l’atmosphère, des eaux, des forêts… Ces esprits ont tous les caractères de l’anthro|)omorphisme ; le dieu suprême du Panthéon mordve, celui du Soleil, source de toute lumière et de toute chaleur, a la figure humaine ; de même, le dieu du tonnerre. De même encore, les vir’u>a, ou esprits des forêts, sont des femmes de taille gigantesque, auxquelles les Mordves attribuent des enfants. Ces idées sont à rapprocher de celles qui sont énoncées dans le Kalevala, dont un des héros, invoquant Mielikki, laqualiliede « reine des forêts, mère des troupeaux, aux larges mains », et dont les auteurs ont donné pour enfants, à celle même Mielikki,

« Nyyrikki, noble héros au casque rouge » et « Tellervo, la vierge des bois au gracieux visage, à la

belle chevelure d’or, à la robe de lin moelleuse ».

A leurs esprits, récemment encore, les Mordves offraient des simulacres de sacrilices humains. C’est sur des collines et surtout dans des clairières, mais aussi sur les rives des lacs, des fleuves et des rivières, ou au milieu de simples bouquets d’arbres, que ces Finnois implorent leurs dieux. Ils ont parmieux des sorciers el des magiciens, ou plutôtdes sorcières el des magiciennes que l’on peut assimiler aux chamans sibériens.

d) Les Tcbérémisses. — Comme les Mordves et les Votiaks, les Tchéréraisses sont de véritables païens, qui, de l’adoration des phénomènes naturels et d’un fétichisme grossier, sont passés à l’animisme, mais n’ont guère été plus loin Leeiel quiiia, ioiiina ; cf. le Jiitnala finlandais), les pierres, les montagnes, les arbres ont d’abord été, directement, l’objet de leur culte ; puis, à toutes ces manifestations de la Nature, ils ont attribué un sujet, et c’eslà ces esprits que vont les prières el les sacrifices des Tchérémisses. Mais ces esprits sont bien plutôt des êtres immatériels ; ils ne sont guère encore anlhropomorphisés. Si, pour ces Finnois que sonlles Tcbérémisses l'éclair et le tonnerre sont des frères inséparables^

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si le vent est leur compagnon, si les dieux du froid et du givre sont des vieillards et de vieilles femmes, si encore, dans l’ensemble, les divinités sont des mères ou des !  ; rands-pères, c’est tout. Aucune représentation ligurée des esprits.

Ces esprits, ces divinités qui commandent aux forces de la nature, se divisent en deux catégories : endieux/fimos ou /umas, et en génies, ou esprits malfaisants, ou keremetes, qui différent d’un village à l’autre. Parmi eux, les dieux seraient les plus élevés, tandis que les avas ou « mères)), les kouhaï ou grands-pères, les koaliozaï ou grand’méres, les ozas ou maîtres de maison, les oiies ou souverains et les pouirchosoxi créateurs, ne viendraient qu’au second plan. Mais il ne faut pas conclure de ces titres à une hiérarchie positive entre les divinités tchérémisses ; les titres varient avec les localités et tel dieu qualilié deyuma en tel endroit ne le sera ailleurs que d’av’a… Quoi qu’il en soit, nombreuses sont les divinités l.héréraisses. On en compte environ "jo chez les Tchérémisses des montagnes et près de 140 chez les Tchérémisses des prairies. Parmi les jumas proprement dits, l’auteur qui a le mieux étudié le paganisme des populations (Innoises des bassins de la Volga et de la Kama, Jean N. Smirnov, cite les dieux du tonnerre, de l'éclair, de l’aurore, des étoiles, des vents, des plantes, des abeilles, de la maison, de la justice, etc. Mais on signale encore le grand dieu du jour brillant, le grand dieu du jour

« matériel », etc., voire même le grand dieu du tsar

et le créateur du dieu du tsar, qui sont sans doute de date récente.

Pour se rendre favorables ces différentes divinités, les jumos, auxquels on demande « l’abondance de tous biens », et les keremetes, auxquels on se borne à demander la guérison des maladies, les Tchérémisses doivent leur adresser des prières et des sacriûces ; ne dispensent-elles pas, en effet, le bien et le mal ? De là des invocations et des oraisons interminables, decertainesdesquelles les travaux de Gabriel Iakovliev et de SiumNov donnent le texte ; de là des cérémonies religieuses accomplies dans des bois sacrés, ceux-ci isolés dans les champs, ceux-là réservés au milieu des forêts, y constituant de véritables futaies de tilleuls et de sapins, ou de tilleuls et de chênes, les uns consacrés aux jumas et les autres aux keremetes. C’est surtout le vendredi qui est le jour consacré au culte ; alors s’accomplissent ces cérémonies qui se terminent toujours par des sacritices et par des repas où l’on consomme les chairs des victimes offertes aux dieux. De ces victimes, l’importance varie tout à la fois suivant la place hiérarchique de celui auquel on s’adresse et l’intérêt que le suppliant attache à la réalisation de sa requête.

il y aurait beaucoup à dire sur les repas sacrés qui suivent les sacrilices, comme aussi sur les re|)as funéraires ; de même encore sur la substitution d’images figurant les victimes, de simulacres, aux offrandes elles-mêmes. Il suffira de noter ici que les cérémonies religieuses sont de deux sortes chez les Tchérémi-ises : les unes sont privées et particulières à chaque fidèle ; d’autres au contraire sont générales et vraiment publiques. Ces dernières se célèbrent régulièrement (les fêles du printemps, de la charrue, des récoltes, etc.) ou exlraordinairement, à des intervalles indéterminés, — la fête des morts, par exemple, — ou encore en cas de calamité publique. Les travaux des Russes Iakovliev et Smibnov fournissent sur ces différentes cérémoniesdes indications détaillées auxquelles il suffit de renvoyer le lecteur.

Des vieillards, des Kartes, président à ces cérémonies et constituent les intermédiaires entre les divinités tchérémisses et les humains. Comme ces Fin nois n’ont point de clergé, ni même de prêtres, ce sont les kartes qui prononcent les prières, qui invoquent les dieux et qui leur présentent les offrandes, assistés de sacrificateurs, les oussos, lesquels sont chargés de tuer les animaux offerts aux dieux en holocauste. Ce sont donc des prêtres occasionnels, mais qui ne sont revêtus d’aucun caractère sacré, et qui n’exercent leur office que temporairement ; pour cliaque fête et pour chaque dieu, les Tchérémisses élisent un karte particulier.

Ces indications générales montrent combien le polythéisme anthropomorphique des Tchérémisses reflète chacun des aspects de leur développement social ; elles permettent aussi de constater l’absence de toute trace du culte des animaux chez ces Finnois. Elles sont donc intéressantes à plus d’un titre. Il convient toutefois de les compléter pour arriver à se faire une idée plus précise des croyances religieuses des Tchérémisses. Geivx-ci, comme les Mordves, tiennent la vie d’outre-tombe pour le prolongement de la vie terrestre ; il y a persistance des besoins, des passions et des habitudes au delà du trépas. L'âme est jugée selon ses mérites.

A en croire la cosmogonie tchérémisse, la terre aurait été au début, comme dans la cosmogonie mordve, noyée sous les eaux ; mais par la suite les deux éléments se séparèrent et des forêts de sapins poussèrentsur le sol asséché. Les premiers habitants de ces forêts furent des géants (Ôn » r), puis vinrent les hommes. Est-il bien utile de souligner combien certains de ces traits diffèrent de ceux des autres cosmogonies finnoises ? Il y a là, semble-t-il, quelque chose d’assez original.

e) Les Tchouvaches. — Comme celles des Tchérémisses, les croyances et les coutumes religieuses des Tchouvaches mériteraient un examen développé. Mais pourrait-on l’entreprendre ici sans allonger démesurémentcette étude. Mieux vautdonc renvoyer ceux qui désirent les connaître aux travaux de Jean N. SMmNov et de Charles Rabot, et noter simplement à cette place que les Tchouvaches sont des animistes qui ne sont point arrivés à un véritable anthropomorphisme. Ainsi ne diffèrenl-ils guère des autres populations finnoises, dont l’anthropomorphisme est singulièrement incomplet, dont les figures sont singulièrement vagues et pâles, jusque dans le poème du Kalevala.

N’allons pas d’autre part, non plus que chez les autres populations finnoises dont il vient d'être question, tenir les croyances et les coutumes païennes pour exclusivement en honneur dans les cantons où elles vivent. Aux environs de Kazan, celleci à quelques verstes de distance de ceux-là, Charles Rabot n’a-t-il pas rencontré une petite mosquée, une église grecque et un bois sacré où les païens venaient faire leurs sacrilices ? De tels faits en disent long sur l’enchevêtrement des religions qui continuent de subsister en Russie.

/) Les Esthoniens. — Loin dans l’Ouest des pays arrosés par la Volga et par son puissant affluent de gauche IaKama, dansunautre canton de la Russie également peuplé par des individusderace finnoise, un tel enchevêtrement de croyances très dissemblables ne se rencontre pas.L’Esthonie, que le golfe de Finlande sépare de la Suomie plus septentrionale, est bien, en effet, habitée par desFinnois, et surtout par des Finnois du type brun, mais ces Finnois sont presque tous luthériens. Seulement, de mènif qu’ils sont demeurés très attachés à leurs anciens usages et à des pratiques usitées, depuis des temps lointains, dans les actes inqiortants de la vie, les Esthoniens conservent encore nombre de souvenirs de leur religion primitive.

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Celle-ci était moins avancée que celle des Finlanlais proprumeiil dits, cai- les Esthoniens pratiquaient iinipleinent le fétichisme. Ils vénéraient les fleuves

; t les lacs, dont beaucoup portent encore, dans le

aays, la dénomination <i.’eau sucrée, de //eme ou dr lac sacré. Tel était le cas pour ce tributaire du lac Peipous qui couleà peu de distance de Dorpat, le SVidihanda ; il portait naguère le nom de Pulia jngge [fleuve sacré), et on lui aurait sacrifié, non pas seulement des animaux, mais de jeunes enfants. L)e même, le lac Eiui était tenu par les Esthoniens en iingulière vénération. — D’autre part, au début du svi" siècle encore, ces mêmes Esthoniens considéraient comme sacrées des forêts, des arbres desquelles 3’eiit été une impiété que de briser un seul rameau ; ils suspendaient à leurs branches des lambeaux l’étoffe comme le font aujourd’hui les Ostiaks sibériens aux perches de leurs sanctuaires, dans leurs t>ois sacrés. A une époque plus rapprochée, on avait îonservé l’usage de sacrifier une poule noire, à cer ; ains jours, sous quelques arbres déterminés. Enfin, îhaque maison de paysan gardait, sur un emplacement soigneusement tenu, l’antique arbre tutélaire ie la famille, chêne, frêne ou titfeul, dont on arrosait jonctuellement les racines du premier sang de tout inimal tué pour l’usage domestique.

Aujourd’hui même, les paysans esthoniens ont

; onservé quelque chose de leurs antiques croyances.

Crês superstitieux, ilsadmettent l’existencede génies luxquels ils fout des offrandes (de petits morceaux ie cire, de la laine, de menues monnaies), qu’ils déposent au pied de quelque arbre, auprès d’un ruisseau judans des grottes. Ils n’oseraient pas, dans les antiques forêts sacrées, cueillir la fraise ou la framboise.

g) Conclusion sur les religions finnoises. — Comparées à celles des Finnois de Finlande, les

; royancesdes autres populations de la famille finaoise

apparaissent donc comme de même nature, mais parvenues à des starles inférieurs d’évolution. Elles n’en présentent pas moins leur très réel intérêt. Elles reportent en eQ’et à des temps reculés ; ïUes sont plus proches de celles qu’acceptaient les Finnois primitifs quand ils quittèrent leur centre l’origine, au coeur de l’Asie, pour marcher vers l’Ouest, pour pénétrer en Europe en franchissant l’Oural et pour s’avancer, non sans laisser d’importantes colonies sur leur route, jusque sur les rivages orientaux de la mer Baltique.

C. Les populations composites du Sud-Est de la BALTiQnB. — Au Sud des peuples Qnnois établis >ur les bords orientaux de la mer Baltique, l’ethnos ; raphe et l’historien constatent la présencedepopulations eomposiles. En Courlande, en Livonie, en Prusse orientale et en Lithuanie, comme aussi plus lu Nord, en Estlionie même, il y a eu mélange de Finnois et de Lettons ou Tchoudes. Que sont exactement ces derniers ? Les frères des Esthoniens et donc des Finnois bruns, comme le veut de Quatrefages, ou des Aryo-Européens venus du Sud ?… Onoi qu’il en soit, c’estplus ou moins tard, du xin" au xv’siècle, que ces populations lettes, qui font la transition entre le domaine de la race finnoise et le domaine actuel de la race germanique, ont été converties au catholicisme. Elles l’ont été en partie par la violence, sous la contrainte des Chevaliers « de la Milice du Christ » ou « Porte-glaive » de Livonie et des Chevaliers teutoniqucs de Prusse (Borusses, Sémigalles, Samogitiens), en partie aussi (Lituaniens ) à l’instigation de Ladislas.lagellon, l’époux d’abord païen, mais bientôt catholique de la pieuse Edwige de Poiogne (1386). Ainsi partout s’est manifestée, sousdes formée différentes, la force supérieure du Christianisme.

Le pagani.sme est donc devenu un anachronisme, non seulement comme conception religieuse, mais comme sjslèuie de civilisation, et il est mort assez vite, et de manière définitive. On en a bien eu la preuve au temps de la Réforme. Alors, des différentes populations lettonnes, naguère si attachées à leurs croyances païennes (comme le prouve la mort de saint Adulbert chez les Pruczi ou Priitzi), les unes sont demeurées fidèles à la foi catholique, tandis que les autres ont embrassé au xvi" siècle la réforme de Luther. Mais certains chants populaires conservent toujours le souvenir des conversions forcées d’autrefois, comme aussi de l’ancienne religion. Dans le passé, dit l’un d’eux, u les prêtres nous étranglaient avec leurs chapelets… Le Père de la Croix ravissait nos richesses, enlevait le trésor de sa cachette, s’attaquait à l’arbre, à l’arbre sacré, à la source, à la fontaine de salut. La hache s’abattait sur le chêne de Tara, la cognée plaintive sur l’arbre de Kiro. » Les faits sont là, malheureusement, pour justifier de l’exactitude de ces souvenirs. Grâce à ces chants populaires, grâce aussi à différents textes relativement anciens du moyen âge ou môme du xvi’siècle, on peut se faire quelque idée de la religion païenne des peuples lettons.

Dès 1826, PiEnuB DE Duisnoi’RG en a donné un fort intéressant aperçu d’ensemble. « Toutes les choses créées (a-t-il écrit en parlant des habitants de la Prusse) étaient pour eux des divinités : le soleil, la lune et les étoiles, les roulements du tonnerre, les oiseaux, les quadrupèdes et le crapaud lui-même ; ils avaient aussi des forêts, des champs, des eaux sacrées, tellement qu’ils n’osaient y couper du bois, s’y livrer à l’agriculture ou y pêcher. » Entre Pierre de Duisbourg et le chant populaire cité plus haut, l’accord est complet ; la religion des anciens habitants de la Prusse était bien de l’animisme, une déification universelle.

Que de divinités baltiques dont différents auteurs du XVI’siècle ont conservé les noms 1 Certes, il ne semble pas qu’on doive les retenirtoutes, ni attacher une grande importance à la trinitédivlnede Patrollo, Palrimpo et Perkuno ; il en va autrement pour la lune, la planète Vénus, ou pour Perkunas, ce dieu du tonnerre à qui, en plein xvii* siècle encore, les paysans de la Prusse orientale offraient des sacrifices pour en obtenir la pluie. Le dieu cheval des Lettons. Usinj, est également authentique.

Ce sont là des dieux de la Nature, au-dessous desi |uels on trouve, comme chez les Finnois, une foule d’intermédiaires plus rapprochés de l’homme. Les uns sont des esprits domestiques, comme le génie de la richesse, le génie ilu foyer, et surtout ce serpent de la maison, pour qui tous les peuples lettes ont un véritable culte. Plus tard encore, et presque jusqu’à nos jours, les Lettons ne refusaient jamais de lait aux serpentsqui se glissaient chez eux, et jadis, en Lithuanie, chaque famille entretenait un ophidien à son foyer. Des lutins, des kobolds, des revenants ou (/e(V « s comptent encore parmi ces intermédiaires. De même en est-il aussi pour les génies qui président à tous les phénomènes, naturels, à toutes les circonstances de la vie, à tous les travaux champêtres. Laima, la déesse du bonheur, qui préside aux accouchements, est un exemple de ces divi^jités.

Bien entendu, chez les Lettes comme chez les Finnois, toutes les tribus païennes ne sont pas arrivées au même stade de développement. Les Lettons étaient en progrès sur les Lituaniens, dont les divinités ne semblent pasavoir acquis encore, au temps de Jagellon, leur personnification complète. Au conlraire, les génies lettons, dont le nom était accompagné du 1095

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mot mate (mère), sont sûrement des personnitications d’idées abstraites.

Partout existait la croyance à une ye future où, dans un autre monde, le défunt était servi par ses serviteurs, et faisait usage des animaux domestiques, des vêlements, des armes qu’on avait incinérés avec

lui.

En ce qui concerne le culte, les auteurs anciens parlent de grands temples remplis d’idoles précieuses. On peut avoir quelque scepticisme à cet égard. Qu'était-ce aussi que ce Homoveon A’omoiiv, ce sanctuaire dont parle Pierre de Uuisbourg ? Peut-être un bois sacré, qui avait débuté par être un dieu et qui était simplement devenu la demeure d’un autre dieu. Là vivaient parfois des ophidiens sacrés — tel le grand serpent que les Prussiens adoraient dans le temple de Patrimpo ; là aussi, sans doute, les Lituaniens devaient olfrir aux serpents ces sacrifices humains dont parlent quelques auteurs.

Ceux qui présentaient aux dieux ces sacrilices appartenaient à un clergé organisé, à la tête duquel se trouvait une sorte de grand prêtre oiunipolenl, le Krwe, dont l’autorité ne s'étendait pas seulement sur les Prussiens, mais encore sur les Lituaniens. Pierre de Duisbourg, qui fournit ce renseignement, ajoute, comme preuve du pouvoir du Kritve sur ces peuples, que « son messager, porteur de son bâton ou de quelque signe connu, était vénéré comme luimême ». Le Ivriwe avait donc des collaborateurs, des assistants, des subordonnés, les n-aidâlotes, qui se sont sans doute maintenus plus longtemps que le grand prêtre lui-même. Peut-être, d’ailleurs, les évêques calholiquesne se souciaient-ils pas assez de l'évangélisalion des iulidèles de la contrée, comme le donnent à entendre les chevaliers, dans un colloque tenu à Dantzig, en 1366. Dans tous les cas, au XVI9 siècle encore, des assemblées nocturnes se seraient tenues en Prusse, où des prêtres païens auraient sacrilié des boucs aux anciennes divinités.

D. Lks populations slaves. — Les LettesonTchoudes, qui pratiquaient naguère les religions dont nous venons de dire quelques mots sommaires, sont rattachés par diirérents authropologistes des plus autorises aux [)opulalions slaves, dont ils constitueraient une branche spéciale. Les Slaves proprement dits, aux<iuelsnous arrivons maintenant, ont peuplé pour partie les territoires de l’Europe orientale ; ils y continent aux Finnois méridionaux et s’insinuent même parfois au milieu d’eux, pénétrant (nous l’avons déjà indiqué) dans leur pays avec leurs mœurs, leurs coutumes, leur religion propres. Au Nord également, mais plus à l’Ouest, ils bordent d’autres jiopulations plus ou moins dilTérentes, celles du grouppe letton, et ils s’avancent en Allemagne jusque dans les territoires arrosés par les affluents de rOJer. Ils y sont arrives en partant d’un point central, de l’aire d’habitat de ce qui semble avoir été le noyau primitif du peuple slave, le pays entre Oder et Dniepr. De là, ce peuple a, dès les temps préhistoriques, atteint par endroits l’Elbe, la Saale, le Danube, la Desna, le Niémen et la Baltique ; puis il s’est, aux temps historiques, désagrégé en trois fractions distinctes. L’une, l’occidentHle, a produit les branches slaves des Polabes, des Pomoriens ou Poméraniens, des Polonais et des Tchéco-Slovaques ; la seconde, la méridionale, est celle des Jougoslaves ; , quant à la troisième, l’orientale, c’est la branche russe, dont il n’est pas besoin d’indiquer les dilTérentes subdivisions. C’est seulement de celle-ci, et des branches polabe, poméranienne et polonaise, que nous nous proposons d’esquisser ici très rapidement les croyances.

Qu’ils soient aujourd’hui Russes, Polonais ou

Wendes, catholiques romains, protestants ou grecs, ces Slaves ont eu naguère, probablement, un même ensemble de croyances et de superstitions païennes, avec des dilférences relativement peu considérables. Mais nous ne savons rien d’elles. D’autre part, depuis le moment où ils ont quitté leur centre de dispersion, ces mêmes Slaves ont évolué dans des sens différents, et cela même avant leur conversion au christianisme. Rien donc que de naturel à les étudier dans des paragraphes distincts, si nous les réunissons dans un seul et même chapitre, d’autant plus que nous sommes très inégalement renseignés sur ceux-ci et sur ceux-là.

I. Les Russes. — C’est des Russes que nous connaissons le mieux (ou plutôt le moins mal) l’antique religion. A cela, rien que de naturel, car ce peuple est encore bien vivant et, en dépit des réformes de Pierre le Grand et de ses successeurs, est demeuré jusqu'à ces tout derniers temps très attaché à ses vieilles traditions. Sans doute les anciennes unités de tribus se sont disloquées peu à peu pour se fondre dans les trois grands groupes difîcrents des Grands Russes, des Petits Russes et des Biélorusses ou Russes blancs ; mais des auteurs qui les ont connues ont parlé de ces populations, de leurs croyances, de leurs traditions. Puis les chants populaires, épiques ou autres, ont survécu, du moins en partie. En groupant ces difl'érents éléments d’information, on arrive à se faire une idée de l’ancienne reljgion des Russes.

En tête, il convient de placer un certain nombre de personnages dont le caractère divin est attesté par le mot Itog, dieu. Si Svarog, le dieu du Ciel, semble suspect à certains slavisants comme Louis LÉGER, il n’en va pas de même de Daghbog, le dieu du soleil, le père de la Nature, ni de Slribog, le dieu des vents, le dieu du froid, auquel on ne connaît pas d’analogue chez les autres Slaves. Ogoni, le dieu du feu, Volos, celui des troupeaux, et surtout Peroun, celui du tonnerre et de l’orage, sont aussi, presque tous, sinon absolument tous, des dieux russes des premiers temps de 1 époque historique ; la plupart sont cités par la Chanson d’Igor ou par la chronique dite de Nestor. Chantepib de la Saussaye (traduo- i tion franc, p. 6^3) note des rapports étroits au point de vue religieux, entre Slaves et Persans ; ces rapports ne sont pas les seuls à signaler, car Koupalo ou larilo, le dieu du soleil d'été, que l’on invoquait pour obtenir une bonne récolte, n’est autre qu’Ivan-Koupalo im saint Jean Baptiste.

Quoi qu’il en soit, ces dieux que l’on peut qualifier de « supérieurs » sont loin d'être les si’uls dont parlent les vieux textes ou les traditions populaires. En groupant les renseignements fournis par ces documents, on arrive à un panthéisme complet, dont la nalureetles phénomènes naturels constitueni les bases. Voici Morena, la déesse de la mort, Kochtchéi l’immortel, qui, comme Moroz, personnifie 1 implacable froid de l’hiver, et le méchant roi de la mer, qui entraîne les navigateurs dans sa demeure du tond des eaux. Puis ce sont les es[)rils à l’existence desquels, aujourd’hui encore, croient les classes populaires ; les belles roussalki, les nymphes des eaux, qui attirent les hommes dans les abîmes, le vodianoi ou génie des fleuves, ces esprits des forêts que sont le liéchii (dont les Russes croient entendre parfois le cri terrible au fond des grands bois) et le liesnik, puis ce lutin du foyer domestique qu’est le domovoï(de dont, maison) qui est souvent bienfaisant, mais qui joue parfois aussi de méchants tours. Ce sont enfin des vampires, ces revenants qui sortent des cimetières pendant la nuit pour boire le sang des vivants ; c’est cette méchante ogresse, la Baba

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Yaga, qui habite à la lisière des forets dans une cabane posée sur une patte de poule et tournant à tous les vents. Tient-on compte, par ailleurs, des héros tels que Sviatogor, ce géant dont la terre peut à ppine supporter le poids écrasant, des vainqueurs de drajîons, etc., on voit aisément combien considérable et varié tout à la fois est le panthéon russe.

Quel culte, dans les temps anciens, les lidèlos reiulaient-ils à leurs dieux ? quels sacrifices leurs offraieat-ils ? Répondre à ces questions n’est pas très aisé. Néanmoins, les textes permetlent d’allirmer l’existence d’idoles de Peroun dressées sur des éminences, au x’siècle, à Novogorod la grande et à Kiev ; on en peut conclure que des tertres, des collines boisées ou non constituaient les teiuples des divinilés russes. On sait que, dès la première moitié du x* siècle, les Russes juraient par le urs épées, par Volos et par Peroun. On sait aussi que saint Vladimir — celui (lu’AUVed Uambaud appelle le « Clovis des Russes » et qui régna de 972 à ioi.5 — on sait qu’il érigea diverses idoles sur li>s falaises sablonneuses qui dominent le Dniepr à Kiev ; au milieu de ces idoles se trouvait le dieu du tonnerre. Peroun, en bois, avec une tête d’argent et une baibe d’or, tenant une pierre à feu daus la main. Un feu de bois de chêne était constamment entretenu auprès de cette statue anlhropomorpliique, au pied de laquelle Vladimir fit égorger deux Varègues cliréliens, ce qui permet peut-être de conclure à la possibilité de sacrilices humains en l’honneur de Pérouu. On sait encore qu’en 988 Vladimir converti renversa les idoles au milieu des pleurs et de l’épouvante des Russes ; alors Peroun fut fouetté, attaché à la queue d’un cheval et jeté dans le Dniepr. « On montre encore sur le flanc des falaises kiéviennes la Dégringolade du diable et, plus loin, l’endroit où Peroun, porté par les eaux, échoua sur le rivage : là le peuple se remit à l’adorer, mais les soldats de Vladimir le rejetèrent dans les flots. » (A. Rambaud) On sait enlln que les Russes païens, non contents d’adorer les grands fleuves sur les bords desquels ils vivaient, faisaient des sacrifices aux lacs el aux fontaines. C’est certainement une survivance d’un très ancien état de choses que l’abandon, à litre d’actions de grâces, de quelques menus objets, fait aujourd’hui encore par les paysans aux rivières qu’ils ont traversées, ou sur lesquelles ils ont navigué sans encombres. Bien faible témoignage de gratitude, comparé à celui de Stenko Razine, le chef des Cosaques du Don ; au xvii » siècle, après une fructueuse expédition sur les bords de la « mère Volga », il précipita dans les eaux de ce fleuve une belle caplive persane qu’il aimait tendrement. — Enfin, dans léchant que répètent les paysannes de la Petite-Russie quand elles vont chercher des fleurs et des branches de bouleau, ne doit-on pas trouver le souvenir des olTrandes que les ancêtres de ces mêmes paysannes portaient naguère au bouleau fétiche qu’elles adoraient — des pâtés, des gâteaux, des omelettes ?

Il ne semble pas que les anciens Russes possédassent un clergé ; aucun texte n’en montre l’existence. C’était les chefs qui accomplissaient les sacrifices. Par contre, les chants populaires attestent l’influence profonde des sorciers ou des devins analogues aux charaans talars ; leurs conseils étaient fort écoutés, et le sont encore en Russie comræchez les autres peuples slaves, où le sorcier et plus encore la sorcière jouissent d’un grand prestige auprès de la masse. Si parfois le magicien est maltraité, il est généralement bien vu el hautement considéré ; on le consulte sui’l’avenir, sur les présages ; on a recours à lui pour obtenir de bonnes récolles, pour se

préserver de maux de toutes sortes.CiiRARD dr Riallu a vu en lui le prêtre populaire, lepontife d’une vieille religion inoubliée et antérieure aux divinités du polyihéisme national.

Ce sont probablement encore des vestiges de cette vieille religion que les attentions des paysans russes pour les serpents qui viennent s’établir dans leurs isbas ; on leur tient toujours du lait prêt pour boire ; les tuer serait un crime. De même doit-il en être pour les curieuses coutumes, de caractère païen, pratiquées par les mêmes paysans au printemps ou à l’automne, à l’époque des solstices. Là subsistent encore des usages tout à fait archaïques, comme on n’en rencontre plus guère, même dans les campagnes russes, dans les cérémonies cependant si traditionnelles de la naissance, du mariage et de la mort, dans les rites funéraires en particulier.

A ce dernier point de vue, l’érudit, aussi loin qu’il peut remonter dans l’élude du passé, constate la pratique de l’inhumation et de l’incinération des morts. L’ànieerreau hasard sur les arbres jusqu’au moment de l’ensevelissement ; ensuite seulement, la duslia peut entreprendre son long voyage et arriver par le chemin des âmes — parla voie lactée ou par l’arC-en-ciel — aux campagnes ou aux forêts des esprits. Pour lui permettre de faire plus fæiUment la route, on lui donne une petite échelle pour sortir du tombeau, et quelque menue monnaie pour le voyage. Telle était la conceplion des Russes qui pratiquaient l’inhumation, ceux de l’Ilmen, par exemple ; les autres incinéraient les défunts, mus par un aiilie sentiment. L’un d’eux l’indiquait au x’siècle à l’Arabe Ibn-Foszlan : « Nous les brûlons en un clin d’œil, pour qu’ils aillent plus vite en paradis. )).insi se trouve attestée la croyance à l’immortalité de l’âme ; mais la vie d’outre-tombe est une vie singulièrement matérielle, et analogue à la vie terrestre. C’est pourquoi on brûle des servantes et des serviteurs avec le mort pour lui servir de compagnons dans l’autre monde ; de même aussi (les fouilles des Kourganes l’ont prouvé) ou inhumait avec les défunts des serviteurs et des femmes esclaves, des animaux domestiques tels que des chevaux, des chiens, et aussi des armes, des ustensiles de nature dilTérente, des bijoux, des grains de froment, tout ce qui pouvait contribuer à leur bien-être dans une existence nouvelle, ne ililTérant en rien de celle qu’ils avaient menée sur la terre. Est-ce en souvenir de ces vieux usages que les paysans russes placent encore parfois, dans ou sur les tombeaux, des aliments destinés aux morts que renferment ces mêmes tombeaux ?

1. Les Polonais. ^ Comme en Russie, il existait durant les premiers siècles du moyen âge, dans les contrées qui devinrent plus tard la Pologne, de nombreuses divinités païennes ; mais il n’est guère facile de les dégager des formes de la mythologie classique dont l’historien Dlugosz les a enveloppées au milieu duxv" siècle. Retenons du moins que les PolonaisadoraientYesza(^ Jupiter), Liada(= : Mars), Dzydzilelya (^= Vénus), Nyja (=^ Pluton), Dzewani (^ Diane) et Marzyana ( : = Cérès) ; ils avaient en outre un dieu de la température nommé Pagoda et un dieu de la vie appelé Zy wie. Ces divinités polonaises avaient, à en croire le même auteur, des prêtres, des temples bâtis de main d’homme el des bois sacrés, enfin des représentations figurées, des idoles que détruisit Mieczyslav, un des descendants de Piast. On leur ofl’rait des sacrifices, et même des sacrifices humains. A des époques fixes de l’année, on les fêtait dans de grandes cérémonies où des troupes d’hommes et de femmes hurlaient éperdunient des chants barbares. 1099

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En dehors de ce souvenir, presque aucune trace de tout un curieux passé religieux ne subsiste plus actuellement. Il n’en va pas tout à fait de même des croyances populaires, sur lesquelles les prédicateurs latins du xv’siècle fournissent de précieux renseignements, montrant dans les Polonais des adorateurs des lleuves, qui tiraient des présages d’après les remous des eaux. Certaines de ces croyances persistent encore et témoignent, par exemple, d’une très vieille opliiolâtrie ; les paysans de certaines parties de la Pologne n’oCfrentils pas, en effet, avec grand soin, des œufs et du lait à une sorte de serpent noir qui pénètre souvent dans leurs habitations ? Ils seraient désolés qu’on lui fit le moindre mal et leurs enfants, qui n’en ont aucune peui-, le caressent et boivent dans le même vase.

Il n’est pas sans intérêt d’ajouter que les Polonais étaient polygames avant leur conversion au catholicisme, et que les historiens parlent de la célébralion d’une cérémonie païenne de la tonsure pour l’enfant arrivé à un certain âge.

3, Les Slaves de l’Ouest. — Après les Russes et les Polonais, venons-en aux Slaves de l’Ouest, à ceux qui sont établis en ])leineœur de la Germanie (puisqu’ils s’avancent jusque sur la Saale et sur l’Elbe) et dans les iles baltiques riveraines de la côte allemande (Hiigen, WoUin). Sorabes, Wilzes et Obolrites sont entrés dès le ix’siècle enconllitavec les Francs, mais c’est par des auteurs très postérieurs que nous possédons des renseignements sur leur religion ; néanmoins ces renseignements sont sérieux, aussi est-on beaucoup plus au courant de la religion des Slaves de l’Ouest que de celle des Polonais. Voici l’idée générale qui se dégage des textes.

Sur les bords de l’Elbe et dans les provinces baltiques, exactement comme chez les Finnois, les forces de la Nature sont divinisées, et aussi certaines abstractions de l’esprit ; mais on a eu tort de représenter les forces utiles et les forces nuisibles comme recevant également les hommages des humains, car il n’y avait pas là de dualisme analogue à celui du Parsisme, et il existait chez les Slaves de l’Ouest un dieu noir, Zcerneboh ou Tchernubog, mais pas de dieu blanc. Des pierres, des sources, des arbres, des forêts y étaient des temples, sinon même des dieux, et y étaient tenus pour sacrés ; Helmoi.d signale la pratique du culte des fontaines chez les Slaves ipii habitent les bords de la Baltique et la vallée de l’Elbe ; Dietmak dk Mkrsbbourg parle de son côté d’une source Gloinazi comme de l’oracle des tribus slaves d’alentour : selon que cette source alimente abondamment ou non l’étang dans lequel elle se déverse, c’est signe d’heureux événements ou de calamités. — Ces faits ne sont pas les seuls dignes d’attention : certains fétiches sont, comme les sources et les arbres, tenus pour sacrés. Mais les Slaves de l’Onest n’en sont pas demeurés là ; ils en sont déjà venus, au témoignage des auteurs du moyen âge, à posséder de véritables idoles anthropomorphiques, et à leur ériger des sanctuaires bâtis de main d’homme. Ecarle-t-on, après Bruckner, le dieu Radegast du panthéon wilze (et on peut se demaniler si cette proscription est bien légitime), du moins subsiste-t-il encore d’autres dieux dont nous connaissons des idoles, et Svantovil, et Sloda, et le dieu à trois têtes, Triglaf, vénéré à Brannibor (Brandeboui-g), dont l’idole a été longtemps conservée dans son temple transformé en une église dédiée à la Vierge Marie, et d’autres encore.

Svantovil est le plus important de tous. C’est le <iieu de la sainte lumière, dont l’idole polycéphale, parée d’ornements magniliques, recevait dans le

temple vénéré d’Orekunda ou d’Arkona, dans l’île de Iliigen, les hommages des ûdèles. Dans la main droite de la statue, une corne à boire ; auprès d’elle une selle et une bride de prodigieuses dimensions. Il Un cheval était consacré à la divinité et rendait des orales ; Svantovil en personne le montait quelquefois la nuit, et le matin on voyait à sa place, couvert d’écume et de boue, le noble coursier fatigué par la chevauchée divine. » (E, Lavissb) On sait que le roi de Danemark Valdemar le Grand conquit Riigen en io68 ; il s’empara d’.rkona, détruisit le temple et la statue de Svantovil et enleva son riche trésor. Axel ou Absalon, l’archevêque dcLund, acheva cette œuvre en réduisant les autres forteresses des Wilzes, brûlant temples et images, et Triglaf et Uugevit, le dieu à sept visages sous un même crâne, avec sept glaives en main, et d’autres encore, imposant partout, avec le baptême, une apparente conversion.

Ainsi disparurent historiquement, officiellement, les dieux païens des Slaves occidentaux, ou tout au moins des Wilzes.

Avant cet elTondrement, ils étaient adorés dans des temples érigés au milieu de bois sacrés, où les ûdèles venaient faire leurs dévolions, prier et déposer des offrandes. On connaît l’existence de quelques-uns de ces temples. Outre celui d’Arkona, WoUgast, la A iUe des Circipaniens sur les rives de la Peene, Rethra ou liedara possédaient des sanctuaires fameux.. Brannibor s’élevait, sur une colline haute de GG m., un temple de pierres, que le Roi-Sergent, Frédéric-Guillaume 1<"’, a fait démolir au xviii » siècle seulement. Chaque temple avait son domaine, plus ou moins étendu, et ses revenus régulièrement perdus sur la fortune des fidèles, leur commerce, leur bulin. Il avait également ses prêtres, que l’on comblait d’honneurs, qui siégeaient parmi les nobles dans les assemblées et qui, montés à cheval, participaient aux batailles. Ces prêtres présidaient aux cérémonies sacrées, aux sacrifices, à ces sacrifices humains dans lesquels (à en croire Adelgatt de Magubbourg en I io8) les Slaves païens immolaient des chrétiens à Pripegala, au « glorieux » qui était peut-être le soleil ; ils interrogeaient le sort ou le cheval sacré qui rendait des oracles. Ils étaient au-dessus des sinqiles serviteurs occupés aux menus détails du culte, mais ils avaient eux-mêmes un chef, le grand prêtre d’Arkona, devant lequel s’agenouillaient les rois comme devant le révélateur de la volonté divine.

Ces prêtres fortement hiérarchisés, qui offraient parfois, nous venons de le dire, des sacrifices humains à leurs dieux guerriers armés de casques et de cuirasses (en io66, au début du grand soulèvement des Slaves contre les Allemands, des moines furent ainsi sacrifiés par les Wilzes), ces prêtres ont joué nn grand rôle dans la résistance nationale ; ils ont entretenu de tout leur pouvoir les vieilles croyances parmi les peuples dont ils avaient la confiance. Mais ils n’ont i)as pu faire l’impossible ; peu à peu, les Slaves ont disparu, anéantis par les vainqueurs ou fondus avec eux. Le clergé catholique fit une guerre très active à tout ce qui, dans les coutumes et dans les mœurs, pouvait rappeler la religion proscrite, si bien que rien ou presque rien ne subsiste plus actuellement des religions slaves les plus développées. Plus d’anciennes idoles ; aucun souvenir de cette fête de Gerovit, le « dieu du printemps rayonnant », que célébraient les habitants de Havelberg quand, en mai 1127, Olton de Baraberg arriva dans cette ville pour lévangéliser. Comment s’étonner de cette disparition complète des vieilles coutumes religieuses, alors que la langue a totalement 1101

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cessé d'être parlée presque partout depuis un siècle et demi au moins, alors que la messe a été célébrée en langue slave pour la dernière fois, dans la lande de Liincljours, en l’année i^Si ? C’est seulement cbez les Wendes de Lusace — ces Serbes ou Sorabes qui conservent si tidèlement l’usage de leur langue et leurs vieilles coutumes — c’est seulement cbez eux que l’on arrive peut-être à relever quelques traces des anciennes croyances. Encore n’csl-elle nullement caractéristique, l’idée de ces Wendes que les serpents peuvent rendre service, les aider à devenir rapidement riches et ne demandent, pour ce faire, que de légères ollrandes. Le culte féticUique des serpents n’est nullement spécial aux Slaves, et fut également en honneur chez les anciens Germains. La croyance aux vampires n’a rien de plus particulier.

.joutons, pour terminer, que, comme leurs congénères, les Slaves occidentaux croyaient en une vie future. Au témoignage de saint Bonh-ace, chez les Wendes voisins des Germains, les femmes refusaient de survivre à leurs maris, et ces « sulties » se brûlaient elles-mêmes ou se laissaient égorger sur leur bûcher.

^ E. Lks peuples germ.vno-scandinaves. — Nous voici maintenant, dans cette longue revue des religions des peuples de l’Europe septentrionale, arrivés aux plus occidentaux : habitants de l’antique Germanie à l’Ouest de l’Elbe, depuis les contins des cantons occupés par les Wendes et les Wilzes, jusqu’avix ultimes rivages continentaux de la mer du Nord et jusqu’aux plaines insulaires de la GrandeBretagne, habitants des deux péninsules Scandinaves de la grande péninsule suédo-norvégienne comme de la petite péninsule danoise, hal)ilants de l’Islande et peut-être mème(si les Varégues sont Araiment des Scandinaves) dominateurs d’une grande partie de la Russie, voilà tout l’ensemble des peuples dont les religions sont dites germaniques.

I. Observations générales. — Ici les documents sont moins rares et plus complets ; les matériaux d'études ne manquent pas. Mais l'étude n’est pas moins délicate qu’ailleurs ; peut-être même l’esl-elle davantage encore. Voici pourquoi.

Ni dans les Niebeliingen, ni dans les chants Scandinaves, nous n’avons une œuvre totalement originale. Formés au xiio ou au xiii' siècles de divers chants abrégés, allongés, complétés ou modifiés suivant les exigences du système d’arrangement, les chants des Nielietungen ont perdu leur aspect primitif et une sérieuse partie de leur valeur documentaire sous la main du collecteur et de l’ordonnateur ; ils produisent l’illusion de les avoir conservés, mais cependant ils ne peuvent être tenus, dans l'état où ils nous sont parvenus, pour des chants populaires proprement dits. Voilà pour les Niebeliingen ; et que penser des Eddas Scandinaves, de l’Edda poétique comme de l’Edda en prose ? que penser des Sagas islandaises et des chants des scaldes, sinon que leur étude exige autant et peut-être plus de prudence encore, et plus de méthode. En réalité, les bases absolument sures font défaut, car les textes historiques, tous de civilisation chrétienne sinon de civilisation latine, déforment ou faussent inconsciemment bien des faits.

Puis voici une autre dilliculté. Comme les populations linnoises et les populations slaves, Germains et Scandinaves couvrent un terrain considérable, dans les nombreux cantons desquels ils se sont différemment adaptés, dans les nombreux cantons desquels ils ont aussi, au cours des siècles historiques, différemment évolué. De là l’impossibilité de leur attribuer une seule et même religion, et dans l’espace, et dans le temps. Ces peuples ont vécu trop

loin les uns des autres, ils se sont trouvés dans des conditions de vie trop différentes pour qu’ils aient pu la conserver partout la même…, s’ils l’ont jamais eue telle.

Enfin est-il bien légitime de confondre dans une même élude et sous une seule rubrique les Germains et les Scandinaves ? Leur religion, leur mythologie sont elles unes ? Et ne doit on pas morftrer en quoi consistent les différences, comme aussi quelles sont les ressemblances ?

Pour tous ces motifs, nous n’hésiterions pas i séparer les Germains des Scandinaves, si d’autres considérations ne devaient pas, elles aussi, entrer en ligne de compte. Germains et Scandinaves, tous ces grands blonds dolichocéphales, groupés autour des rivages continentaux de la mer du Nord et ayant essaimé ailleurs, sont vraiment des frères de race ; ils ont manifestement des langues, des coutumes, des croyances aussi qui leur sont communes. Dès lors, est-ce surtout aux différences qu’il convient de s’attacher ? Et ne vaut-il pas mieux étudier simultanément des religions dont les unes ont certainement agi sur les autres ? Aux religions germaniques et Scandinaves s’appliquent admirablement, en effet, les célèbres vers d’Ovide :

Faciès non omnibus una, A’ec diversa lamen, qualem decet esse sororum.

Voilà pourquoi nous ne les séparerons pas ici les unes des autres, mais nous nous elToreerons néanmoins de préciser le plus possible ce qui appartient à chacune d’elles. Sur un fond commun, des religions plus ou moins différentes se sont constituées dans certaines parties de l’Allemagne, en Suède, en Norvège et en Islande. Il convient donc de ne pas attribuer à toutes les populations germano-Scandinaves, indistinctement, ce qui a été simplement — autant qu’on peut le déterminer — de telle ou telle d’entre elles.

2. Les croyances religieuses des Germains d’après César et Tacite. — Que le dieu du ciel Zio-Tiwaz provienne de ce que Chantepie de la Saussaye appelle « l’héritage ancestral des IndoGermains », qu’il ait été à l’origine le dieu principal des Germains, ce sont là des idées très intéressantes, et même très acceptables, mais qu’aucun texte historique ne Vient formellement corroborer. Nous nous refusons, pour notre part, à trouver dans le chap. xxxix du Be moribus Germanorum de Tacitk une conûrmation delà seconde de ces idées : Tacite ne dit nullement, en effet, que les Semnons adorent un dieu suprême, et qui régit tous les autres ; il se borne à indiquer que, dans cette tribu, « c’est la divinité qui règne ; tout lui est soumis et obéissant (Ihi regnalor omnium deus ; cetera suhjccta alque parentia). Voilà précisément ce pourquoi les Semnons ne pénètrent que garrottés (vinculo ligatus) à^ns le bois sacré qui sert de temple à leur divinité (ainsi attestent-ils leur propre faiblesse et la puissance du dieu) ; voilà pourquoi, s’ils viennent à tomber, ils ne se relèvent pas, mais sortent du bois en roulant sur le sol. Ne demandons pas aux auteurs anciens ce qu’ils n’ont pas voulu nous donner, et tenons-nous uniquement sur le terrain des faits certains. Dans de telles conditions, voici ce que l’on peut dire.

César et Tacite ont fourni sur les Germains de leur lemps des renseignements trop peu précis, et surtout des renseignements trop localisés pour qu’on en puisse conclure à une religion des Germains leurs contemporains. César attribue aux Germains trois dieux de la Nature : Sol, Vulcanus, /.una, mais il ne dit rien de plus, car il ne connaît pas assez les Germains pour être très explicite, et, d’autre part, nous n’avons le droit de tenir conqite de son témoignage 1103

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que pour les Germains occidenlaiix. Au contraire, lorsque Tacite parle de l’ensemble des tribus de la contrée, nous ne pouvons pas récuser en doute ce qu’il dit ; ne Iraite-t-il pas, dans son De Moribus Germanorum, de l’ensemble de la contrée avant de parler de chaque tribu en particulier ? Or Tacite ne parle qu’une fois de divinités communes à tous ces Barbares — Mercure, Mars, Hercule — et encore ne semble-t-il pas indiquer que tous les Germains adorent Mercure quand il dit, au début du chap. ix de son ouvrage : Detirum maxime Mercurinm colunt. Ailleuis, il ne parle que de divinités particulières à des tribus déterminées : Mars est adoré chez les Hermundures, et Mercure chez les Cattes, Isis chez une partie des Suèves, les Alcis (dans lesquels les Romains voientleséquivalents de Castor et de Pollux) chez les Nahanarvales, et Nerthus, c’est-à-dire la Terre Mère, chez sept tribus suèves des secretiora Germaniae, du fond de la Germanie, comme aussi parmi les Jesfaorum gentes. Certains de ces dieux sont romanisés ; un autre est appelé d’un nom où l’on peut retrouver facilement un véritable nom germanique (Nerthus, Erda, Hertha, ne sont-ils pas un seul et même mot ?) ; mais, pour les Alcis, il faut renoncer à trouver l’équivalent germanique de ceux que Tacite dit être- inteiprelatione romana. Castor et Pollux. Avouons donc notre ignorance, et renonçons à reconstituer le Panthéon complet des Germains de l’époque de Tacite. Tenons-nous-en exclusivement aux données positives fournies par les auteurs romains, et, pour nous faire une idée générale de la religion des Germains au i" siècle de l’ère chrétienne, tlisons avec Fostrl de Coulanoes que cette religion

« était celle des âges primitifs de leur race ». Les

Germains « adoraient les dieux qu’avaient autrefois adorés les plus vieilles populations de la Grèce et de l’Italie : le soleil qui éclaire, la terre qui nourrit, le glaive qui tue ». (/.’irii’asion germanique, éd. C. Jullian, p. 283.) Aller plus loin serait sans aucun doute imprudent, et l’on ne saurait sans danger prétendre tirer autre chose qu’une mention intéressante de l’inscription dédiée Marti Thingso par ces soldats germains qui, loin de leur pays natal, veillaient auprès du Mur d’Hadrien à la défense de l’Empire romain dans le Nord de l’Angleterre (à Housesteads) durant les temps de la domination impériale dans 1 ile de Bretagne.

3. Croyances religieuses des Germains au début du moyen âge. — Ce sont les mêmes idées générales que nous retrouvons quelques siècles plus tard, au temps des grandes invasions barbares, parmi les peuples germaniques qui, de tous les côtés, se précipitent sur l’Empire romain et franchissent, soit le limes, soit les fleuves frontières. Seulement, nous sommes cette fois beaucoup mieux, ou plutôt beaucoup moins mal renseignés que pour le premier siècle après J.-C. ; les auteurs qui écrivent en langue classique ne sont-ils pas très nombreux, et souvent très prolixes, encore que trop brefs à notre gré ? et ne disposons -nous pas, d’autre part, d’un certain nombre de textes précieux d’origine germanique, de poèmes en particulier, où il est question de la mythologie, sinon des croyances religieuses, des peuples partis de la plaine allemande à la conquête de l’Empire romain ? Il devient possible, dans de telles conditions, de tracer de la mythologie germanique, avec quelque précision, un tableau d’ensemble, mais non pas de constituer un Panthéon des Germains en général.

C’est surtout à la légende héroïque des Anglo-Saxons qu’il faut recourir pour obtenir ce résultat. En effet la domination romaine avait déjà disparu de l’île de Bretagne quand les Barbares y arrivèrent et

quand ils refoulèrent les populations indigènes des Bretons chrétiens sans se mélanger à elles. Malheureusement, là encore, notre curiosité est plutôt excitée que satisfaite ; Chantepie de la Saussaye a raison de parler du « monde de légendes et de mythes que le poème de Beowulf, joint aux légendes danoises et au folklore du Holstein, nous fait connaître ou nous laisse deviner ». En réduisant à leur plus simple expression les données que contient toute cette littérature, nous arrivons aux résultats suivants.

Après qu’eut pâli la figure de Zio-Tiwaz, du dieu du Ciel, d’autres divinités apparurent, qui le supplantèrent, et qui l’avaient certainement fait dès l’époque de Tacite. De ces nou^eaux venus, le plus important de beaucoup est Donar, le grand dieu du tonnerre, la divinité de l’orage proprement dit, qui a fini par prendre la place de Zio-Tiwaz. C’est un ami des dieux et des hommes, toujours en lutte contre les géants malfaisants ; armé de son lourd marteau de fer, il ne cesse de jouer un rôle actif et le plus souvent bienfaisant. A côté de Donar, à qui est dédié le cinquième jour de la semaine (Donnerstag, le jeudi), voici une autre divinité de premier plan. Wodan (Wuotan), u le soufflant ». Mais, encorequ’il occupe la place d’honneur dans ces tables généalogiques contre lesquelles Daniel de Winchester conseille à saint Boniface de ne pas s’élever directement et dans les noms propres anglo-saxons, Wodan n’est nullement, au début du moins, un dieu populaire, et il faut attendre des temps relativement assez rapprochés de nous pour que, suivant le mot de Paul Diache, Wodan devienne un dieu pour tous les Germains (IJ’orfnM srtHe, quem adjecta litera Guodan dixerunt, … ah unii’ersis Germaniæ gentibus ut deiis adoraitir). C’est lui que Tacite désigne (dit-on toujours) sous le nom de Mercure, comme il désigne Mars sous le nom de Donar ; ses allril utions sont multiples, voire même contradictoires, puisqu’il est tout à la fois le dieu du vent, de la moisson, et aussi de la fécondité, et celui de la bataille et de la mort.

Ces grands dieux sont loin d’être les seuls qui se soient formés par la personnilieation distincte de certains aspects de l’être et de l’activité du dieu du ciel ; mais ce sont les plus importants, comme le prouve la formule d’abjuration prononcée en 8a6 à Ingellieim par Harald Klak, prince du SIesvig et du Jutland, en présence de Louis le Pieux. ICIak déclare y oublier Thunær. end U’oden, end alliim tliem itnholdum tlie hira genolas sind, « Donar et Wodan et tous les malins esprits leurs confédérés ». On peut nommer plusieurs de ces <i malins esprits », et des dieux, et aussi des déesses. Dans celles-ci, on a voulu voir souvent, par analogie avec ce qui se passait pour les dieux mâles, des personnitications plus restreintes de la Terre Mère, de cette Nerthus, id est Terra Mater, dont parle Tacite comme intervenant dans les affaires humaines et parcourant les nations. On constate effectivement que Frijja, « l’épouse », joue un rôle bienfaisant, visitant les cabanes des humains et bénissant le travail domestique ; mais elle est souvent et même surtout une déesse de l’air ou du ciel, qui passe dans la tempête avec Wodan, son époux. Le sixième jour de la semaine, le J’reitag, notre Vendredi, lui est encore consacré, tandis que le mercredi a cessé d’être consacré à Wodan en Allemagne (Milttioch), mais est deroeuré le jour de ce dieu en Angleterre (Wednesdnr). Que dire maintenant de ces divinités féminines dont parle Tacite : risis de certains Suèves, et la Tamfana des Marses ? Que dire encore de cette Nehalennia, vénérée sur les bords du Rhin inférieur, que mentionnent certaines inscriptions ? Que dire de Perschta, de Holda, des 1105

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déesses citées à côté de Frijja dans la deuxième formule magique de Mcrsebourg ? De toutes ces divinités, celles-ci de nom latin, celles-là de nom germanique, nous ne savons que l’existence. Klles n’ont aucune individualité, non plus que ce Fursele que les Frisons adoraient comme le garant du droit.

Il en va tout autrement des divinités inférieures. Tandis que, d’ordinaire, les dieux suiira-terrestres deiiieurentd’une remarquable imprécision, les autres, ceux qui senties plus rapprochés des humains, ceux qui sont vaimenl mêlés à leur vie, agissent au contraire avec une activité étonnante et jouent un rôle hors de toute proportion avec leur absence de noms, de traits individuels et de vcrilal)le personnalité. Ces êtres surhumains, innombrables et presque toujours anonjmes, qui personnifient encore les forces de la nature, sont souvent secourables et bienfaisants ; mais ils sont loin de l'être toujours. Parmi les elfes et les nains, que de catégories dilTérenles ! On sait combien perverses et pertides sont le plus souvent les ondines, et régulièrement les nixes, les trolls, les trudes, les gnomes ; à côté de ces esprits malfaisants existent de « bons enfants », des « gens paisibles », ces elles domestiques que sont les kobolds et les lutins, ou encore les minuscules forgerons des entrailles des montagnes, très malicieux parfois, mais aimables et gracieux. Nombre de ces petits personnages survivent encore actuellement dans l’imagination populaire, dans le Harz en particulier, ce pays de mines plein de vieilles traditions plus ou moins altérées, mais toujours intéressantes à étudier et à critiquer ; souvent aussi, dans les histoires populaires, des serpents jouent le rôle de bons génies… Ainsi donc, auxx' siècle, les descendants des anciens Germains conservent dans leur folklore quelque chose de cette religion de la nature que pratiquaient leurs ancêtres quinze siècles auparavant. 4. Les croyances religieuses des Scandinaves.

— Cette même religion, c’est celle des ancieusScandinaves, autrement dit des habitants des plaines suédoises, des Normands de la Norvège et des insulaires islandais. Mais elle a pris peu à peu parmi ces peuples une ampleur tout autre que chez les Germains, et vraiment extraordinaire. 'Telle a été la conséquence d’une longue évolution dont le point de départ remonterait jusqu’aux temps préhistoriques

— c’est-à-dire jusqu’aux iv' et v' siècles de notre ère

— si la pierre runique de Sanda (tle de Gottland) représente bien la trinité eddaïque, et si les interprétations proposées pour les scènes mythiques gravées Sïir des cornes à boire, etc., sont vraiment exactes. Dans tous les cas, on arrive à discerner dans les chants Scandinaves des parties très différentes : cellesci sont naturalistes et celles-là étiologiques, d’autres allégoriques, d’autres encore évhémériques, etc. ; d’autres enfin sont un amalgame remarquablement habile d'éléments très disparates. On discerne très bien, d’autre part, au cours des âges, une sorte d'évolution de certaines divinités et (si l’on peut s’exprimer ainsi) de certaines localités célestes d’un poème ou d’un cycle Scandinave à un autre. Thor, par exemple, le vieil ase terrestre national norrois, devient le fils d’Odin — undieu d’importation, nous le verrons tout à l’heure — et de^Freia, dont le culte est exclusif à l’Islande ; le o veilleur des dieux » dont il est question dans les anciens poèmes germaniques est transformé par l’imagination poétique des scaldes norvégiens-islandais en Heimdallr, « celui qui brille au-dessus du monde '. Les scaldes se plaisent à énuméreret à décrire les belles et nombreuses demeures del’Asgard ou séjour des dieux, et font du Valliall, le primitif empire des morts, le paradis des guerriers d’Odin. Sur le fond des raythologies ger maniques, les mythologies Scandinaves se sont donc greffées et développées, tout au moins en partie. Ainsi, peu à peu, s’est constitué un panthéon Scandinave très intéressant, parfois très proche du panthéon germanique, mais beaucoup plus complet et plus cohérent, si on se place pour le dénombrer au temps de la composition de l’Edda en prose (xiii"^ siècle de notre ère), encore que, comme les dieux germaniques, les divinités en soient le plus souvent particulières à des régions déterminées du monde Scandinave.

Thor, le Donar des Germains, le grand dieu du tonnerre, est vraiment la figure centrale du panthéon Scandinave. C’est un héros nettement anthropomorphisé de très bonne heure, dès le temps où fut sculptée la pierre runique de Sanda, dans l'île de Gottland, et la poésie eddaïque a su lui donner des traits vraiment typiques. Thor est jeune, il est beau, il est fort ; monté sur un char que traînent deux boucs, ce brave guerrier va partout où sa présence est nécessaire, armé de son marteau de fer, ganté (ajoutent certains textes) d'énormes gantelets de fer et ceint d’une ceint<ire magique qui centuple ses forces. C’est toujours l’adversaire acharné des géants, qu’il va combattre jusque dans leur pays sauvage et montagneux, et contre lesquels son marteau de fer lui est une arme puissante. Quand il est en colère, sa barbe rousse frémit et ses j’eux étincellent Les poètes septentrionaux se sont plu à chanter les exploits de Thor le fort, l’irrésistible ; ils en ont raconté les luttes contre les mauvais géants : ils ont fait ressortir le caractère bienfaisant et civilisateur de son action. Il est le bienfaiteur du peuple, celui qui favorise l’agriculture, qui veillesur la fidélité et sur la vérité, le gardien des serments. Pour les Norvégiens et les Islandais, il est le dieu par excellence et sans épithète.

On est loin de se faire de Freyr, le dieu principal de la Suède comme Thor est celui de la Norvège et de l’Islande, une idéeaussinette. C’est « le Seigneur » — tel est le sens du mot Freyr — une divinité de la lumière, une transposition de Zio-Tiwaz dans l’opinion de nombre de spécialistes. Freyr est également un dieu de la fécondité, aux attributs et aux emblèmes phalliques ; mais son caractère personnel est absolument effacé, et il faut le voir ligui-er avec son oie sur la pierre runique de Sanda, avec Thor et avec Odin, pour comprendre son importance et pour le mettre à la place qui lui est due.

On n’hésite nullement, au contraire, à assigner à Odin (le Wodan des Germains) une place considérable. On tendrait même parfois, si l’on n’y prenait garde, à tenir Odin pour plus important que Thor. Celui-ci est cependant, sur la pierre de Sanda, le dieu central, encadré d’Odin avec sa pique et de Freyr avec son oie. C’est donc à tort que les poètes ont, tardivement, prétendu faire d’Odin le dieu du ciel, le père de tous les hommes et le directeur de la course du monde ; Odin n’est rien de tout cela.

C’est un dieu d’importation étrangère, comme l’attestent les légendes septentrionales qui en font le dieu des Saxons, venu de la Germanie à travers la mer. Il aurait apporté avec lui (est-ce une allusion à la civilisation gallo-romaine ?) la sagesse et l’art d'écrire. Rien donc que de naturel à voir en lui le sage par excellence et un grand magicien. Tel est Odin pour les poètes, d’après lesquels il est donc un dieu aristocratique et lettré, si l’on peut dire, contrastant par conséquent avec Thor, le dieu populaire et redresseur de torts. Mais Odin est autre chose encore : il a gardé les traits primitifs du Wodan germanique, et est demeuré le dieu du vent, qui, comme tel, sème la fécondité et aussi la mort. 1107

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suivant les cas, qui voyage beaucoup, qui prend les formes les plus diverses. Le transformer ensuite, lui <jui venait du Sud-Ouest, le pays des vents chauds et féconds, de la civilisation et de la science, en un être prévoyant et sage, en un sorcier, en un éternel voyageur, changeant fréquemment d’aspect, en un savant connaissant les runes, en un dieu des soldats et un seigneur des batailles, ce n'était qu’un jeu pour des poètes.

Tlior, Freyr et Odin, les dieux du tonnerre, de la lumière et du vent, voilà donc la trilogie essentielle des peuples Scandinaves. Mais combien d’autres divinités se groupent autour d’elle ! Un des plus intéressants est Balder, lequel n’est sans doute qu’un dédoublement de Freyr. Gomme lui, c’est le « Seigneur » ; comme lui, c’est un dieu de la lumière, et son nom signifie le « brillant », selon le sentiment de plusieurs Dans tous les cas, Balder, le fils d’Odin et de Frigg (dont nous parlerons tout à l’heure), Balder, dont le niytlie figure déjà sur une des plus anciennes pierres runiques de l’Angleterre, la croix de Rutbwell, est une figure douce et passive ; il est aimédelous les autres dieux, sauldesméebanlsquile jalousent et qui Unissent par le tuer. N’insistons pas ici sur tant d’autres divinités dont parlent les poètes ; signalons comme une divinité encore de même nature mais beaucoup plus effacée que lialder, Heimdallr,

« celui qui brille au-dessus du monde », le dieu resplendissant de la lumière, qui ne cesse, chaque jour, 

de lutter inlassablement contre Loki. Heimdallr, le portier de l’Asgard, assis au bout de l’arc-en-ciel qui forme un pont depuis la terre jusqu’aux cieiix, est un produit de l’imagination poétique des scaldes norvégiens-islandais, l)ien(|Ue, chez les anciens Germains, il ait déjà été tenu pour le veilleur des dieux.

Loki, l’adversaire de Heimdallr et l’assassin de Balder, est beaucoup mieux caractérisé que ses ennemis, et on peut se rendre quelque compte de son évolution, sinon lasuivre complètement. C’est « celui qui termine », le « fermeur », le dieu du feu qui consume tout. U débute par être simplement subtil et rusé, puis il devient peu à peu le Démon, l’esprit malin par excellence, le Diable envieux et fourbe qui se fait redouter de tous et qui frappe mortellement Balder avec la seule arme capable de le tuer, avec une lu’anche de gui. Loki, au total, met donc fin à tout, au bien et au mal. On a voulu voir en lui la personnilicalion de la nuit ténébreuse et du noir hiver, la contre-partie de la lumière éclatante et du brillant été par conséquent. Explication très séduisante, mais sans doute un peu trop facile, delà haine de Loki contre Balder et du meurtre de ce dernier, qui met en deuil la nature entière.

A côté des dieux, la mythologie Scandinave place des déesses, exactement comme la mythologie germanique ; mais combien pâles sont-elles, et ijuc leur personnalité est eiïacée ! Même Frigg, la femme d’Odin comme Frijjæst celle de Wodan, est à peu près quelconque. Cette déesse de l’air ou du ciel, qui est u l'épouse », n’a guère de rôle que par son mari, dont elle partage la puissance et qu’elle accompagne lidèlement ; c’est une divinité complémentaire d’Odin, si l’on peut dire, qui a dû être créée assez tardivement par les Scaldes au détriment de Freyr et avec les traits des autres déesses. On peut trouver une conlirmation de cette manière de voir dans le fait que le culte de Frijja était exclusivement islandais. Quoi qu’il en soit, les autres déesses Scandinaves sont encore plus incolores que Frijja, et même absolument efTacées ; elles ne sont guère que des comparses dont les noms ne disent rien : Rinda, Gerda, Menglod… Seule, Hall, la déesse de la mort, la souveraine du royaume souterrain, tire de son rôle

même des traits distinclifs que n’a pas sa mère Angrboda, la messagère de la peur, la femme du mauvais Loki.

N’allons pas plus loin, et ne cherchons pas, à la suite des auteurs de certains fragments de l’Edda en prose, un système de douze grands dieux dans la mythologie Scandinave, exncLement comme dans la mythologie classique. Mieux vaut retenir, non pas que les Scandinaves montrent leurs divinités en mésintelligence les unes avec les autres (ce trait ne leur est pas particulier), mais que les récits de leurs poètes laissent transpercer quelque chose d’une superposition de dieux nouveaux à des dieux plus anciens. Odin (nous l’avons déjà indiqué) est un dieu venu d’au delà des flots, et donc importé dans la péninsule Scandinave. Avec lui sont arrivés les Ases, qui combattent sous sa direction les dieux Vanes, lesquels les voient d’un mauvais œil. H serait très intéressant de parvenir à localiser ces divinités, à déterminer d’où elles vinrent ; mais c’est là travail bien délicat et très hasardeux. On a voulu, parfois, voir dans les Vanes, comme aussi dans Nordr, qui est apparenté à Freyr, des dieux germaniques introduits en Suède à une époque antérieure à celle ov’l les Ases arrivent en Norvège ; avouons qu’il n’y a guère là qu’une aventureuse hypothèse. Onsemble être sur un terrain plus stable quand on tient les Valkyries, ces vierges des batailles, pour des répliques Scandinaves des Idisi germaines, que le Danois Hagnar Lodbrog, à la fin du chant célèbre qui lui est attribué, dit venir le i)rendre pour le conduire dans leur palais. On peut plus facilement trouver un prototype (dans le Holstein) à ces divinités Scandinaves qu’aux Nomes, les exécutrices des arrêts du destin.

Au lieu de leur en chercher, remarquons que les mythologies Scandinaves possèdent des héros qui sont parfois de très grande importance et ne semblent nullement des dieux abaissés au rang d’hommes. Héros de l’orage (Ingrio), de la tempête (Orendel, Hagen, Wate, qui semble rappeler Wodan), des nuages (Hilda) ; Siegfried est aussi un héros, un héros lumineux, dont l’Iiistoire est connue de tous, et sur lequel il n’est pas besoin d’insister. Essayons, d’autre part, de nous faire i]uelque idée de cette mythologie inférieure qui, en Scandinavie comme en Germanie, a pris un développement si remarquable. Ici encore, on constate l’existence d’un véritable monde d'êtres plus ou moins merveilleux. Ce sont des géants doués d’une force extraordinaire, brutaux et sauvages, prompts à se mettre en colère, mais souvent loyaux, voire même sages et bons enfants : ils sont dépeints comme d’irréconciliables ennemis de l’agriculture, mais comme d’habiles bàlisseui -, se disputant fréquemment avec les Ases. Thor ne se lasse pas de les combattre ; souvent, par contre, Odin va leur demander conseil. — Les nains, qui contrastent par leur taille avec les géants. Sont encore plus adroits qu’eux ; ils forgent le redoutable marteau de Thor, ce marteau qui, comme le boomerang des Australiens, revient de lui-même dans la maindecelui quil’a lancé ; ilsconstruisent également le vaisseau de Frejr et font d’autres ouvrages admirables. Les elfes, les ondines dont parlent les croyances populaires beaucoup plus que les chants poétiques, achèvent de donner à cette mythologie inférieure une étroite ressemblance avec celle des Germains.

Ainsi (et c’est la conclusion qui se dégage, croyonsnous, de cet exposé très succinct) Germains et Scandinaves ont travaillé sur un fond commun de croyances. Non pas, bien entendu, sur un fond ahsoliiment commun, car on trouve parfois autre chose 1109

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en Scandinavie qu’en Germanie, Mais, dans l’ensemble, les croyances ont été les mêmes. Au cours des siècles, Germains etScandinaves ont développé, enrichi ce fond de toutes les manières, comme les y poussaient leur nature, le milieu dans lequel ils vivaient et leurs tendances particulières, et ils sont arrivés ainsi à donnera leurs divinités quelques diirérences de rôle et de personnalité.

5. Le culte. — De même, autant qu’on peut s’en rendre compte, la manière d’honorer les dieux n’a pas été, dans la plupart des cas, très dilTérenle en Germanie et en Scandinavie.

C’est un témoignage négatif, mais formel, que le De Monl/us Gerinanorum fournit sur l’absence de représentation de leurs divinités par les Germains contemporains de Tacite : « Ils ne croient pas que la majesté des dieux permette de leur attribuer aucun des traits des mortels ; neque in ullam huinnni orix speciem assimilnre, e.i mapiitudinc cælestiiiiii urbitrantur. » Et l’historien latin ajoute, ce qui est très digne d’attention : « ils apidiquent le nom de dieux à ce que les seuls yeux de la foi leur font voir ; denrum nominilias appellaiU secretiim illiid quod sola reverentia vident ». On trouve une confirmation de ces très remarquables paroles dans le passage où Tacite parle du culte rendu par sept tribus germaniques kNerthus, id est Terra Matfr,

Dans un bois sacré d’une île de l’Océan se trouve (raconte-t-il) un char voilé dédié à la déesse ; seul le prêtre a le droit d’y porter la main. Quand il sait que la déesse y réside, il y attelle deux génisses et suit dans un profond recueillement. Ce sont alors des jours de joie, ce sont des fêtes pour les localités que la déesse daigne visiter, où elle daigne s’arrêter ; la paix règne dans le pays jusqu'à ee que le prêtre | ramène à son bois sacré la déesse fatiguée des hommages des mortels, et y lave dans un lac solitaire le char et le voile et (prenez-en ce que vous voudrez) la déesse elle-même. Nulle part, dans ce curieux récit, Tacite ne parle d’une représentation figurée, d’une statue de la Terre Mère ; il ne le pourrait d’ailleurs pas sans se mellre en contradiction avec luimême. Ainsi donc, comme le dit Fusiki, dk Coulano.ES, les idoles des Germains « étaient des objets informes comme celles des plus anciens Grecs ».

Quelques.siècles plus tard, ilest dillicile d’affirmer que les divinités des Germains soient anthropomorphisées. La lettre dans laquelle le pape saint GrkGoiKE parle au patriarclie d’Alexandrie Euloge, des ( idoles de bois et de pierres » des Angles, semble bien ne rien prouver à cet égard, et les nombreux passages de Bède relatifs aux idoles sont trop vagues pour qu’on en puisse tirer des inductions précises. Un peu plus tard encore, au temps de Charlemagne, si l’Irrainsauldes Saxons est bien une idole sculptée (rien que de naturel dans ce fait, puisqu’il s’agit d’un homme divinisé, Arminius. le vainqueur de Varus), il n’en est pas de même pour Fricco, le dieu qui dispense la paix et le plaisir aux mortels ; an témoignage d’Adam de lîrênie. Tin priape colossal le représentait. Quant au ^^'udan à l'œil unique, au chapeau à larges bords ramené sur le visage, c’est une fiction de poètes de basse époque.

Ce qui fait question pour les Germains ne le fait nullement pour les Scandinaves. De très bonne heure, ceux-ci onlanthropomorphisé leurs divinités ; la pierre runique de Sanda en fait foi, et combien d’autres documents archéologiques avec ellel Les poèmes, de leur côté, — ils sont, il est vrai, Irien postérieurs, — décrivent les dieux sous des traits humains et leur donnent des costumes humains ; ils leur attribuent également toutes les habitudes et toutes les passions humaines. On pourrait écrire un

curieux travail sur l'évolution de la conception humaine d’Odin par les poètes Scandinaves, sur l’addition successive de traits nouveaux à la conception jirimili ve jusqu’au jour où le dieu Scandinave a atteint, chez les Islandais, sa forme dernière, avec tous ses attributs et ses deux corbeaux Hugin (l’Esprit) et Munnin (la Mémoire) perchés chacun sur une de ses épaules.

Pas plus qu’ils n’ont eu des représentations anthropoiLiorphisécsde leurs dieux, les Germains n’ont eu, si l’on s’en rapporte à Tacite, de temples à proprement parler ; des bois sacrés leur en tenaient lieu. « La majesté des dieux, dit formellement le grand auteur latin, ne permet pas, à leur avis, qu’on les enferme dans des murailles ; ils leur consacrent des bois, des forêts..W’c cohihcre parielihus deos… c.r magniludine cælcsliiun avliitrantur. I.iicos ac neniora consecrant. » Et, eiTectivement, il parle d’une forêt qui existe chez les Semnoiis et qui est n consacrée par les augures de leurs pères et par une antique terreur, silvam au^iiriis putruni elprisca fovmidine sacram ». Ici encore, par conséquent, disons avec Fustel de Goulanges que les Germains « n’avaient pas plus de temples que les Italiens n’en avaient au temps d’Kvandre ».

En a-t-il été de même quelques siècles plus lard, à l'époque des invasions et ultérieurement ? Les Germains ont-ils eu alors de véritables temples ? ou se sont-ils simplement contentés, alors encore, de bouquets d’arbres ou de clairières au milieu de bois sacrés ? Le fait que saint Honiface bâtissait des chapelles, au VIII » siècle, avec le bois des grands arbres fétiches n’est pas pour infirmer cette opinion. Mais le vénérable Bi>db parle formellement de l’existence de temples chez les Germains del’ile de Bretagne, exactement comme le fait le pai>e saint Grégoire dans ses lettres ; il distingue même les temples et les enceintes sacrées. Existait-il donc un temple, si modeste fût-il, à Godmnndliam, le (c clos des dieux », près d’York, au temps d’Edwin, le roi de Northumbrie ? Bède raconte également que, de son temps, il y avait encore en Eslanglie un temple où l’autel du Christ faisait pendant aux divinités germaines.

On peut, semble-t-il, trouver l’explication de ce fait dans l’existence de temples romains dans l’ilede Bretagne au temps des invasions anglo-saxonnes. Avant sa conversion, le roi de Kent Ethelbert ne sacrifiait-il pas à ses dieux à Cantorbéry, dans un ancien édifice romain ? El une découverte tout récemment faite à Cantorbéry même ne vienlclle pas de vérifier l’exactitude de ce témoignage des textes ? Ainsi l’existence de temples chez les Germains de Bretagne ne prouve nullement l’existence de temples dans les cantons du continent vierges de l’innuence latine.

Dans tous les cas, les Scandinaves ont eu, quant à eux, de véritables temples où ils ont particulièrement honoré certains de leurs dieux. Tels les sanctuaires, à Seeland et à Upsala, de cette Rethra dont le dieu Radigost. Radigast, était peut-être l'équivalent chez les. Slaves occidentaux.

Voilà donc, autant qu’on peut les dégagerde l’examen des textes, quelques dissemblances, ou quelques divergences, entre Germains et Scandinaves. En vient-on maintenant au culte proprement dit, ces divergences disparaissent. Partout on invoque les dieux, on les prie, on leur sacrifie ; partout, à côté d’un culte privé, individuel, il existe un culte public, rendu par un clan, par une tribu. On offre alors aux dieux des mets, des boissons, des céréales, des fruits, des animaux, parfois même des victimes humaines. Tacite parle du sacrifice humain solennellement offert chaque année par les Semnons 1111

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dans leur bois sacré, an début de leurs rites barbares, barbari ritus horrenda / ; rimo ; -<//’ff.llnous révèle aussi l’existence de fêtes périodiques en l’honneur de Nertlius, quand il parle du culte rendu à cette déesse par It-s tribus confédérées des bords de la mer du Nord. N’est-ce pas une fête de même nature que l’on célébrait encore à Upsala, en Suède, en l’honneur de Freyr, aux enviions de l’an looo ? Là, le cycle périodique était plus grand encore ; c’est tous les neuf ans que revenaient ces fêtes, où coulait le sang de nombreuses victimes. Plus tard, le pape saint Grégoire parle des grands sacritices de bœufs que les Angles font au démon.

Prières et sacritices sont présentés aux dieux de manière dllférente suivant les cas. Bien entendu, chaque individu agit pour lui-même, individuellenxent, au temps et au lieu où les puissances surnaturelles se manifestent à lui ou quand il désire obtenir leur bienveillance ; ainsi agissent ceux qui, lors de la célébration de leurs noces, offrent des sacrifices à Fricco, ce dieu phallique dont parle Adam de Brème. A plus forte raison, des rois, des Jarls, se comportent-ils de même ; ils sacrilient aux dieux au nom de leur peuple. Toutefois, l’intermédiaire régulier, le plus autorisé, entre les dieux et les hommes, est le prêtre ; comme tel, il offre les sacritices publics, il consulte ces oracles que sont, à en croire Tacite, les hennissements des chevaux, le chant et le vol des oiseaux, et aussi (selon Slrabon) les chaudières des sacrilices, etc. En même temps, il a soin des représentations des dieux, quelles qu’elles soient, et il fait parfois disparaître les auxiliaires esclaves qui l’assistent dans cette besogne. Grâce à ces fonctions i-eligieuses, le prélre se fait très facilement écouter de tous. On en voit en Germanie jouissant dès le temps de Tacite d’une Sérieuse influence politique et d’un véritable pouvoir judiciaire ; n’ont-ils pas le droit de punir i’eUit deo imperanti ? s font la police des assemblées populaires qu’ils président ; ils peuvent enchaîner et frapper de mort ; ils peuvent prononcer une sorte d’excommunication contre ceux à qui ils interdisent d’assister aux cérémonies religieuses. Quelquefois, ils sont astreints à des rites singuliers ; tel ce prêtre des Nahanarvales qui, dans un bois très anciennement consacré, porte des habits de femme dans les cérémonies du culte des Alcis.

Dans les premiers siècles du moyen âge, les mêmes traits persistent, avec des variantes locales. Chez les Anglo-Saxons, par exemple, ou plutôtchez les Saxons de la Norlhumbrie, l’histoire de Coiti montre qu’un prêtre ne peut pas loucher it’armeset ne doit enfourcher qu’une jument, puisque, pour avoir ceint une épée, pris une lance et monté un étalon, les assistants s’attendent à voir ce prêtre foudroyé. En Islande, lesprêtres sont à la fois deschefs et des juges.

A côté de ces prêtres, qui ne semblent d’ailleurs constituer nulle part une caste sacerdotale fermée, on trouve parfois trace de devineresses ; telle cette Bructère, Velleda ; telles encore.urinia, Gauva et nombre d’autres.

De ces devineresses, dont les Germains n’ont garde de mépriser les avis ni de négliger les réponses, à qui ils attribuent quelque chose de saint et d’inspiré (s « nc/ ! <m aliquid et providum, dit Tacite), de ces devineresses aux sorcières il n’y a pas très loin. Chacun sait, sans qu’il soit besoin d’insister longuement, le rôle joué par celles-ci dans une foule de circonstances, et pendant combien de siècles les Allemands ont cru en leur pouvoir surnaturel. Rien à cela que de très normal chez un peuple qui a pour les auspices et pour la divination une crédulité sans

égale. Nous possédons deux formules magiques que le célèbre historien Georges Waitza trouvées à Mersebourg en iSttt, dans un manuscrit du x= siècle, et qui attestent la persistance de pratiques de sorcellerie à cette époque, comme les procès de sorcellerie la démontrent fort longtemps après. De leur côté, les populations germaniques de la Bretagne redoutent fort les sortilèges ; on sait, par exemple, combien le roi de Kent Etiielbert craignait les enchantements d’Augustin et de ses compagnons ; aussi leurdonnat-il audience en plein air parce que là, pensait-il, il n’avait rien à en redouter. Les Eddas, de leur côté, contiennent de nombreuses formules de sorcellerie ; elles représentent les dieux islandais comme étant eux-mêmes de grands sorciers. Que dire enfin des runes, de leurs nombreuses vertus. « Que vous êtes puissantes, ô runes I o’dit un vieux chant tout imprégné de christianisme, puisqu’il montre en terminant un guerrier délivré par une chrétienne des sortilèges dans lesquels l’ont enchaîné des chansons magiques.

Il serait facile de pousser beaucoup plus loin l’étude des croyances populaires, de montrer, par exemple, comment (à en croire Jacob Grimm) l’eau puisée à certains jours et dans certaines circonstances jouit, au témoignage des paysans allemands, de vertus magiques ou curatives. Déjà, nombre de peuples germaniques pensaient de même à l’époque des invasions. Les Œstyens possédaient de véritables fétiches, au témoignage de Tacite, des images de sangliers qui leur servaient de sauvegarde dans les combats (/rf pro arniisoiuniumque tutela, securum deæ [ = : Matris detim] cuUorem etiam inter hostes præstal). Ainsi se trouve confirmée par un exemple topiqvie l’assertion du même historien que les Germains tirent des bois sacrés, pour les emmener a ec eux au combat, des fétiches et des enseignes ( « //’ !  ; ies et si^na quæiiam detracia lacis in proelium ferunl). Chez les Anglo-Saxons, il est possible de relever de curieuses pratiques superstitieuses d’une autre sorte. L’auteur du Pénitentiel dit de saint TuÉoDOKE impose sept ans de pénitence à la femme qui fait monter sa fille sur le toit ou qui la fait entrer dans un four pour obtenir la guérison de la fièvre ; cinq ans, d’autre part, à qui fera brfiler des grains à l’endroit où quelqu’un est mort. Deux cents ans plus tard, les mêmes fautes sont encore prévues et punies par le Pénitentiel de saint Egbert ; on fait des vœux aux arbres, on (lousse des cris pendant les éclipses pour écarter les maux qui menacent, on pratique des malélices, on porte des amulettes. En Norvège, à la fin du xviii" siècle encore, les paysans de certains districts gardaient précieusement des pierres rondes qu’ils lavaient soigneusement tous les jeudis soir, qu’ils oignaient de beurre devant le feu, qu’ils mettaient à la place d’honneur sur de la paille fraîche et qu’ils plongeaient dans de la bière à certains moments de l’année, convaincus que ces pierres porteraient bonheur à la maison et à ses habitants.

Partout, par conséquent, ce sont, dans les paj-s germaniques et Scandinaves, les mêmes usages religieux et les mêmes idées supertitieuses, se manifestant souvent sous des formes à peu près identiques.

6. Croyance dans la vie future. — Partout i aussi on relève la croyance à une autre vie après la’mort. Déjà Tacite la constate de manière implicite quand il dit que les Germains brûlent avee le défunt ses armes et quelquefois son cheval ; mais combien cette croyance se manifeste-t-elle mieux par la suite I Avec le défunt, on brûle ses armes et ses bijoux, des animauxdomestiques et des serviteurs ; la femme ne se sépare de son mari ni dans les

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Niebeluugen (Brunhild et Sigfried) ni dans les Eddas (Nana ellSalder). Kien d’étunnanl à ce iju’il en soit ainsi, puisque le mort ne dispose dans l’autre monde que de ce qu’il a emporte avec lui de celui-ci. Aujourd’hui encore, en Allemagne, cette croyance se manifeste de manière naïve : dans la Ijiére du défunt, les Souabes mettent des sal)ots, et les paysans du Voigtland et de l’Erzgebirge desgaloches en caoutchouc et un parapluie.

La Valholl, la demeure de Hel, la déesse de la mort,e » l primitivement l’endroit où séjournent les défunts. Chez les Scandinaves, la ValhuU germanique se transforme : tandis que la mort, ou Héla, gouverne dans les régions inférieures neuf mondes ditférenls, la Walhalla est une demeure céleste spécialement réservée aux guerriers. Dans ce palais des Ases, viennent se grouper autour d’Odin les héros tombés dans les batailles, amenés jusqu’à la « salle d’honneur » par les Valkyries, qui les y servent.

Ce sont là des faits siguilicalifs, des preuves manifestes de la croyance des anciens peuples germanoscandinaves à une vie d’outre-torabe ; voici d’autres faits, plus significatifs encore : la croyance populaire aux spectres, aux revenants, qui sont le plus souvent hostiles aux hommes elsoiit des esprits d’oppression (Mare, Alp, 2’rude, etc.), et la croyance aux vampires. Tenons compte également de l’armée d’esprits qui passe en hurlant lorsque la lempête fait rage ; tenons compte de ces « douze nuits « — de Noël à l’Epiphanie — où les esprits sont lâchés à travers le monde, durant le temps de l’année où les jours sont le plus courts, et des nuits de la Walpurgis (imai), de la Saint-Jean (ili juin) et de la Saint-Martin (n novembre). Ne négligeons pas non plus la croyance au « Chasseur-sauvage » (</er ll’itJe Jà^er) et tant d’autres qui survivront encore longtemps dans la superstition populaire comme autant de souvenirs du temps où, alors que toute la nature était divinisée, personne ne mettait en doute une existence plus ou moins matérielle des défunts audelà du tombeau.

7. Idées cosmogoniques des Germano-Scandinavea. . — Nous en aurions fini avec l’étude des religions germaniques et Scandinaves s’il ne restait à dire quelques mots des i<lées cosmogoniques de ceux qui professaient ces religions.

C’est dans la Vulii.iiia, la prophétie de Vala (la Voj’ante), un très important, mais non pas très ancien morceau de l’Ediia poétique, qu’il faut aller chercher les idées des Scandinaves en ces matières. Ce poème, qui n’est pas antérieur au x" siècle et qui est peut-être postérieur, résume et systématise des notions éparses dans les chants qui l’ont précédé ; il traite de l’origine des choses, de la mort de Balder el de la (in du monde. Bien qu’il contienne, tout au moins dans son tableau de la destruction universelle, des traits indubitablement chrétiens, c’est là que sont le mieux exposées les croyances des Scandinaves (et peut-être même des Germaniques ; cf. les Niehelu/i^eii) sur ces sujets. Voici comment ces croyances peuvent se résumer.

Au début des temps, le monde actuel n’existait pas, et rien ne permettait de présumer qu’il diit naître un jour. C’était l’abîme, l’abîme sans fond, sans herbe, sans semence, et deux régions distinctes : au Nord, le ténébreux Niflheim, au Sud le brûlant Muspellsheim, séparés par un grand goull’re, le Ginnungagap. Là aboutissaient les douze lleuves qui coulaient, à travers les ténèbres du Nillheim, du mur de Hveigelmer ; là une eau empoisonnée se changeait en glace et en frimas. Là aussi arrivaient des étincelles parties de la région du feu, du Muspellsheira, et ces élinceUes faisaient fondre la glæe elles frimas formés

dans le Ginnungagap par les eaux venues du Nillheim,

Or les gouttes ainsi liquéfiées furent viviliées ; elles formèrent un géant, Ymer, qui donna naissance à une liguée de géants. Délies aussi provint peu après une vache, Audhumla, des pis de laquelle coulèrent quatre fleuves de lait qui nourrirent le géant Ymer…l’our se nourrir elle-même, Audhumla léchait des pierres couvertes de givre et de sel.

Or voici qu’en trois jours, des pierres ainsi léchées par Audhumla, naquit un homme, Buri, dont le (ils, Borr, épousa une géante et engendra lui-même Odin, Viliet Vei. Ceux-ci tuèrent Ymer, et les flots de -iang coulanl de ses blessures en noyèrent tous ses descendants, sauf un. Traînant ensuite le cadavre du géant, Odin, Vili et Véi le placèrent en plein abîme du Ginnungagap, entre Nillheim et Muspellsheim, et créèrent le monde actuel, et la teri’e, et la nier, cl le tirmamenl. La chair d’Ymer devint la terre ; ses os formèrent les montagnes, ses dents et des fragments d’os brisés les cailloux et les pierres, ses cheveux les arbres et lair. Le crâne du géant, placé au-dessus de la terre, forma le lirmament, que durent soutenir quatre nains postés aux quatre coins du ciel, et de la cervelle de ce même géant, jetée dans l’air, les lils delîorr tirent les nuées [lésantes. (Juant à la mer qui, de ses eaux, entoure la terre ronde, elle a été constituée par le sang jailli des blessures d’Ymer. Enlin, des sourcils du géant, ses meurtriers firent une sorte de rempart, Midgard, le séjour du milieu. Pour compléler leur œuvre, Odin, Vili et Véi utilisèrent des étincelles volées hors du Muspellsheim et les transformèrent en étoiles qu’ils placèrent dans le ciel et dont ils fixèrent la place et réglèrent la marche, comme celles du soleil et de la lune. Ainsi fut éclairé le monde.

Mais cela ne suP.isait pas encore. Déjà les Dis de Bôrr avaient placé un nain sous chacun des quatre coins du Ciel ; ils en établirent d’autres sous la terre et dans les rochers, en dotant d’un esprit et de formes humaines les vers qui s’étaient formés dans les chairs corrompues d’Ymer. Entin, de deux troncs d’arbres (un frêne et un aulne) rencontrés au cours d’une promenade sur les bords de la mer, ils créèrent le premier cou|ile humain, Asker et Embla… C’est d’eux que descendent tous les hommes qui habitent dans l’enceinte de Midgard.

Est-il besoin de montrer combien, dans ce récit de la création, se trouvent de traces de la littérature classique, de l’influence chrétienne ou encore de l’imagination des lettrés et des poètes islandais ? Est-il besoin d’y souligner le rôle du personnage importé en Scandinavie qu’est Odin ? On y relève cependant, sans aucun doute, des restes de croyances primitives. A déterminer ces vestiges avec le plus d’exactitude possible, plusieurs savants se sont essayés, durant les dernières années du xix" siècle, avec un réel succès, mais sans avoir encore beaucoup avani’é la tâche.

Plus apparentes encore sont les induences chrétiennes dans le récit de la Qn du monde que contient la Voluspa.

A l’époque marquée, les puissances ténébreuses, comprimées pendant tout un temps, recouvreront leur pouvoir et reprendront leur lutte contre les dieux. Tandis que le chien des enfers brise ses chaînes, que le loup Fenns fait de même, que le serpent qui entoure Midgard de ses anneaux dresse contre le ciel une tête menaçante, le père des deux derniers de ces monslres, Loki, arrive du Nord avec une troupe de géants, les descendants de l’unique survivant de la race d’Y’mer ; en même temps, le Seigneur du royaume du Feu, du Muspellsheim (Sui-tur est son 1115

OCCULTISME

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nom) marche avec son lils contre Odin et les siens. Vn combat terrible s’enyaiie ; mais Surtui’lance contre les dieux un feu destructeur, et la destinée fatale s’accomplit. Le monde disparaît dans les flammes ; dieux et hommes, tout est anéanti… Tout, sauf un seul couple humain, duquel naîtront des hommes qui, sur une nouvelle terre produisant d’elle-même ses fruits, vivront dans un bonheur constant sous des dieux bons et pacifiques.

Goncluaion. — Nous voici enfin parvenusauterme de cette trop longue et en même temps trop brève esquis’ie, dont nous n’avons à dissimuler ni les imperfections, ni les insullisances. Beaucoup des unes et des autres tiennent incontestablement au rédacteur même de cet article ; celles-là pourrontètre rectitlées. U ne saurait malheureusement en être autautde certaines autres, qui tiennent à notre ignorance, je veux dire à l’insullisance de notre documentation ou à l’incompétence des observateurs. Naguère, à propos du délicat problème des origines delà propriété foncière, FusTEL DE GouLANGEs faisait remarquer u qu’il n’est rien de plus dillicile et de plus rare ipi’une

observation bien faite… U y a… des nuances qu’un voyageur pressé n’a pas pu voir… L’étude d’un régime social est chose dillicile, et on la rencontre rarement, dans les récits d’un vi^yageur » (Questions historiques, p. C)i). Les mêmes phrases s’appliquent parfaitement à l’étude des religions de l’Europe seplenlrionale ; historiens du moyen âge et voyageurs des siècles passés en ont parlé de manière toujours très superlicielle et souvent aussi très inexacte. C’est à peine si, depuis quelques décades, l’histoire des religions est traitée — et encore pas toujours — comme une véritable science, et non comme une machine de guerre. Dès lors, combien de problèmes considérables qu’il n’est plus possible de résoudre aujourd’hui, ou qui attendent encore leur solution 1 Gomme celles des peuples de toutes les autres parties de notre planète, les religions des peuples septentrionaux de l’Euroi)e ont leurs mystères ; de patientes et minutieuses études ultérieures feront avancer notre connaissance sur certains points ; elles ne dissiperont jamais toutes les ténèbres.

Henri Fkoidevacx.