Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Jésus (Conclusion : le témoignage du Saint Esprit)

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 2 – de « Fin justifie les moyens » à « Loi divine »p. 763-775).

Conclusion

LE TÉMOIGNAGE DU SAINT ESPRIT

424. — S’il ne peut être ici développé dans son ampleur (il y faudrait plus tl au volume) le dernier témoignage auquel Jésus fit appel ne saurait être néglige sans injustice. Nous tenons en effet de saint Jean qu’à mainte reprise le Seigneur prophétisa une effusion spirituelle prochaine et durable, par laquelle ses disciples seraient rendus capables de ses enseignements, et lui-même glorifié. C’est ce qu’on peut appeler le témoignage du Saint Esprit.

((, 1e TOUS ai dit ces choses tandis que je demeurais avec vous ; mais le Paraclet, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, c’est lui qui vous apprendra tout et vous rappellera tout ce que je vous ai dit. i) Jo.,.iv, 25-JO.

(( Quand sera venu le Paraclet que je vous enverrai île la part du Père, 1 Esprit de vérité qui procède du Père, celui-là rendra témoignage de moi. 1) Jo., iv, ’26.

« Quand il sera venu, lui, l’Esprit de vérité, il vous introduira

dans loutr la vérité. Car il ne parlera pas de lui-même, mais il vous dira tout ce qu’il aura entendu et il vous annoncera les choses à venir. Il me glorifiera, car il prendra du mien et vous l’annoncera. » Jo., xvi, 13-1.1.

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Ces promesses explicites ont dans les Synoptiques leur éclio discret. Que les disciples jierséeiUés pour le Christ ne se mettent pas en peine de préparer leur défense : le Saint Esprit — vraiment avocat, conseiller, Paraclet — leur suggérera sur l’iieiire ce qu’il faudra dire : Mt., x, 19-20, Lc, xii, 11-12. Qu’ils ne s’inquiètent pas non plus de la mission redoutable qui leur incombe : Jésus leur enverra le « Promis » du Père, le Saint Esprit : Lc, xxiv, ^g.

425. — En quai consista d’abord l’effusion spirituelle qui donna avi ressuscité des témoins invincibies et persuasifs, les 4-cles des apôtres et tous les livres du christianisme ancien nous l’ont dit. A partir de la première Pentecôte, des puissances d’action extraordinaires, des « charismes « furent conférés aux ajiotreset aux disciples qui les entouraient. Le don de parler des langues non apprises, de guérir les malades, d’interpréter les Ecritures, de voir dans les cœurs ; l’esprit de prophétie, la science infuse figurent parmi les charismes principaux. Si large en fut l’elTusion dans les églises primitives que nous voyons saint Paul obligé d’en proscrire les contre façons, d’en régler l’exercice et d’en rétablir la hiérarchie, mise en péril par un retour offensif de l’esprit « animal », trop avide d’éclat humain (I Cur., xir, xiir, xiv). Des traces non équivoques de ces puissances merveilleuses subsistent jusque dans les écrits de saint Irénée et de Terlullien, voire d’Ofigène, pour reparaître ensuite, de loin en loin, dans la vie de certains saints ou fondateurs d’églises.

Le Témoignage ordin^iire inspiré

426. — Il est permis toutefois ou plutôt il est indispensable de chercher, ailleurs encore que dans cei dons sensii)les extraordinaires, [p témoignage du Saint Esprit. Son rôle d’illuminaleur et d’interprèle, prophétisé par Jésus, est avant tout d’expliquer aux fidèles et de gloritier, devant un monde indifférent ou hostile, la personne et la mission du Seigneur.

Œuvre immense, à la considérer seulement dans la génération apostolique, dont la silualion et l’importance sont privilégiées. Vouloir étudier cette œuvre dans la suite du christianisme équivaudrait à récrire, de ce point de vue, une des parties les plus considérables de l’histoire religieuse de l’humanité’. Nous réduisanticià une esquisse, nous ne retiendrons de cette histoire que deux traits essentiels.

Les témoins suscités par l’Esprit Saint, dans la première génération ou depuis, ont, en s’efforçant de poursuivre son œuvre, aimé leur Maître d’un amour <le préférence et d’excellence, de l’amour qu’on doit a nieu. — Mais cette vie affective intense ne s’est pas développée en eux au hasard de leurs attraits, aux dépens de l’unité doctrinale visible, ou sans rapports avec elle. Tous ces héros de l’amitié divine ont eu le sens profond de l’orthodoj ie, gardienne du Christ, et le sens ecctésiaslique, condition de l’orthodoxie. Amour de Jésus par-dessus tout, mais défendu et peipétué daus un corps hiérarchique autorisé, ce sont là les faces compléuientaires ou, pour mienx dire, l’âme et le corps de leur témoignage.

La continuité de ce témoignage n’est pas accidentelle : elle procède d’un dessein providentiel manifeste, allant, au cours de la génération apostolique.

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chapit

. Il y a. pour ce travail, des pierres d’attnnte dans les ipitres de Chrislus et de Où en ett l’Histoire des Religions, coiiceinaiit la reli^^ion chrétienne ; dans le volume ufféient de la h’utiur der Gc^eni^-arl, éd. Paul Hin « k-BEK ( ; , [jartie I, dit « ion’1, t/iV christlichc HeJi^ion, Berlin, 190(i, et dans les mémoires insérés à la fin du Dictinnary of Christ and tin- Unspels, roi. II, Edinburgli, 1906,

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à exprimer ce que fut Jésus et, durant les suivantes, à garder en l’exploitant le trésor une fois conquis.

Le résultat de cette action divine n’est jîas moins admirable : par elle la religion chrétienne a été constituée en religion parfaite, tout ensemble stable et vivante, hiérarchisée et personnelle, une et capable de développement. Là se sont équilibrées, par un miracle moral, les deux grandes forces religieuses apparemment antagonistes : l’autorité et la liberté intérieure. Favorisez uniquement celle-ciet vous allez à la licence individualiste, à l’éniiettement, à l’anarchie. Augmentez celle-là sans contre-poids et c’est, à bref délai, l’extinction de la tlamme spirituelle, le formalisme, le nivellement, la mort. Dans les disciples du Christ s’est réalisée, sous la motiou de l’Esprit divin, l’équilibre assurant à la fois la fécondité de leur vie intérieure et sa perpétuité. Ils ont été des hommes de tradition, d’autorité, respectueux de la hiérarchie, passionnés pour l’unité. Mais en même temps ils ont donné, au prix de tout, une magnifique expansion à leur amour : ils ont défendu jalousement contre les tj’rannies charnelles, contre les retours et les reprises de l’égoïsme, la liberté de leur héroïque effort. Ils ne se sont soumis que pour s’affranchir, renonces que pour se conquérir. Ils ont été par l’humiliation du sens propre à la plénitude de l’inspiration divine.

Quelques exemples aiderontà comprendre cesaffirmalions, sinon à les justifier entièrement. Il n’y faut voir que des échantillons, des spécimens, une ébauche, valant par le sentiment présent des traits innombrables et convergents qu’on y pourrait ajouter.

I. — LB TÉMOIGN.^GK DES PREMIERS DISCIPLES’487. — Paul de Tarse n’appartenait pas au cercle des disciples. C’est une question de savoir s’il vit jamais le Sauveur et la réponse négative est de beaii’coup la plus probable. Dans tous les cas, Jésus n’exerça pas sur lui cette influence personnelle, cette sorte de magnétisme qui crée, autour de certains maîtres, un groupe d’amis passionnés.

Ajoutons que nul homme n’eut, plus que Paul, le sentiment de l’incommunicable dignité de Dieu. Nous avons rappelé plus haut qu’à cette époque la transcendance divine était devenue, pour les Israélites fidèles, le dogme fondamental. La jalousie de lahvé régnait sans partage et la vénération de sa haute majesté allait jusqu’à une sorte de scrupule, dont le texte même de nos évangiles et, à plus forte raison, les écrits judaisants du temps, gardent l’empreinte. C’est ainsi qu’on employait pour désigner le Seigneur, des termes équivalents : la Gloire, le Béni, la Puissance, censés plus respectueux. On n’osait plus écrire ni prononcer son nom. 1 Israélite et fils d’Israélites, pharisien, observateur sans reproche

  • » d’une Loi dont le joug était, pour une bonne

volonté ordinaire, importable, Paul partageait, avant sa conversion, ces sentiments. Il n’eut pas du reste à les abandonner, et novis en avons pour garants ses Epîtres, où des doxologies solennelles 3 accompagnent, à la façon d’une ombre sacrée, la désignation de Dieu,

428. — Enfin Paul fut un « spirituel », au sens le plus fort du mot, un élève docile de l’Esprit de Dieu. Son intelligence des mystères du Christ, abstraction faite d’un fonds reçupartradition apostolique, il professe le devoir à des révélations, et non à l’enseignement des hommes. Le livre des Actes, tout comme les

1., T. Lebreton, Origines, 1. III, ch. Il à vi ; P. Batif-FOL. L’Eglise naissante et le Catholicisme^, Paris, r.113, 2. I Cor.. XI, 2-2 ; l’hil., iii, 5-G. 3, Rom., XVI, 2.5 sqq ; I Tim., 1, 1", etc. r.17

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propres leltres de l’apôtre, nous le montre sous l’inUuenue conscienle ( « j’estime que j’ai, moi aussi, l’esprit de Dieu », I Cur., vii, lo) et cuiislante de l’Esprit. G estpar inspiration divineriu’il est dclégué à l’apostolat (.Ift., XIII, -1 sqq.), et les dt’lails même de sa mission n'échappent pas à cette dircetion : le Saint Esprit ne lui permet pas de prèolier en Asie Mineure, ne le laisse pas aller, lonfoiméinenl à son désir, en Bitlirnie ; il faut qu’il passe en Grèce, où les Macédoniens l’attendent. Tout cela nous est raconté par un de ses compagnons, témoin oculaire des faits : .Ict., XVI, 6 s([q..u rebours, l’Ksprit excite Paul à prendre la parole, au moment de son passage à , lhènes -.Acl., xvii, 16. Quand il s’agit plus tard de monter à Jérusalem, c’est plus qu’une inspiration, c’est une mise en demeure, c’est une sorte de contrainte : Act., XIX, 21 ; xx, 22.

489. — Ces circonstances assurent une valeur particulière au témoignage que l’Esprit rendit à Jésus dans l'âme de Paul, après que la vision du Christ ressuscité eut marqué dans sa vie un tournant, un point critique, un de cesinoments que William James compare au lil d’une lame aiguë, séparant tout le passé d’un homme de tout son avenir. A l’image, disons à la caricature tracée jusque-là dans l’esprit du pharisien zélote : Jésus violateur do la Loi, novateur, magicien peut-être, justement condamné par le Sanliédrin et exécuté par l’autorité romaine, se substitua une autre image. La personne de Jésus, unie étroitement, associée à celle du Père céleste dans des formules qui les égalent, devient pour Paul le centre et le pivot du monde spirituel. Il faudrait résumer ici les Epitres. Pour Paul,

le Ciwist possède tous les attributs divins : il est éternel, puisqu’il est le premier-né de toute créature et qu’il a le pouvoir de tirer l'être du néant ; il est immense, puisqu’il remplît tout de sa plénitude ; il est infini, puisque

! ( plcrômc de la divinité habite en lui nu qu’il est. pour

mieux dire, le plérôme de la divinité ; tout ce qui est la propriété spéciale de Dieu lui appartient en propre : le tribunal de Dieu est le tribunal du Christ. l’Evangile de Dieu est l’Evangile du Christ, l’i-iglise de Dieu est l’Eglise du Christ, le royaume de Dieu est le royaume du Christ, l’Espiit de Dieu est rEs])rit du Christ '.

430. — D’un mot, pour Paul, Jésus est le Seigneur. Ce qu’il faut entendre par là, nous l’apprenons des lettres de l’apôtre. Qu’on ne songe pas à l’hommage ilistant d’un serviteur correct, au culte lointain d’un lidèle intermittent : Jésus est devenu pour son disciple l’atmosphère, l’ambiance, le milieu spirituel où il respire, vit et se meut. « Dans le Christ Jésus » ; aimer, agir, prier, pàtir « dans le Christ Jésus » ! ("est une expression habituelle, un refrain : on n’a ])as relevé dans les Epitres moins de 161^ exemples de cette formule ou de ses équivalents -. Il faut, pour en pénétrer le sens plein, se rappeler la grande parole appliquée à Dieu par l’apôtre, dans son discours aux.Vlliéniens : « En lui nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes », Act., xvir, 28.

431. — Cette vie « dans le Christ Jésus », ce sentiment profond de participer, par Jésus et en lui, à une vie meilleure, supérieure, divine, c’est déjà pour Paul une réalité : « j’ai été crucifié avec le Christ ; ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » ; (iaL, II. 1920. Réalité encore imparfaite ici-bas : elle n’empêche ni la souffrance, ni la trihulation, ni la possibilité de pécher, ni les langueurs de l’exil :

1. Ferdinand Prat, La Thi’olo^ic de mini Paul. ii, Paris, 1912. p. 188. (.le supjirinie les textes allégués.)

2.. Dkissm.Xîi, Die neutestnmenttiehe Formel in Christo Jesu, Marburg. ISflS, p. 1. Voir aussi Ferd. Prat. I.a Thé"logic de saint Paul, I, p. '(34 sqq.

II Cor., V, 6-8. Mais ce n’est là qu’une affaire de temps ; la vie mortelle, troublée, menacée, la vie

« en chair », est déjà éidairée et rassérénée par la

foi, aube de la gloire : « Je vis encore actuellement en chair — mais c’est une vie de foi : foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et qui s’est livré pmir moi v. Gal., II, ao. Dès à présent Paul appartient à son ami divin : pour lui, il a tout méprisé. Privilèges de race et d'éducation, science de la Loi, justice jdiarisaïque, il a traité ces grandes choses comme un fumier, pour gagner le Christ, Pltit., m. 4-8. Désormais il ne veut plus rien savoir que Jésus, ce Jésus crucilié dont, esclave volontaire, il porte les marques. Et dans un élan sublime il délie la mort et la vie, les puissances angéli([ucs et les démons, le ciel et la terre, de le détacherde son Maître. Ces passages, qu’on s’excuse presque de rappeler, et cent autres d’une force, d’une authenticité pareillement incontestables, traduisent en mots immortels le témoignage rendu par l’Esprit, dans ce cœur d’homme, à Jésus.

Et l’heure ne vint pas où ce grand contemplatif, familier des visions diWnes, jugea qu’il lui fallait enfin voler directement à Dieu et quitter la maîtrise du crucifié pour trouver le Père sans intermédiaire. Jusqu’au bout Paul estima privé de Dieu (ife ;) quiconque vivait par sa faute séparé du Christ (x", "'^

438. — Or cet ami passionné de Jésus, ce maître spirituel éminent fut, dans la même mesure et pour les mêmes raisons, un homme d’autorité, un champion de l’Eglise visible. Du même accent dont il célèbre l’union au Christ, il revendique l’indispensable médiation du corps ecclésiastique. Mieux : ce ne sont pas là pour Paul deux réalités juxtaposées ou subordonnées, mais une seule. Du noble édifice mystiquequi s'élève, « temple saint dans le Seigneur », Jésus est le fondement et la pierre d’angle : chaque fidèle, miniature et pierre du grand temple unique, y occupe la place que lui assigne le Saint Esprit. Là Dieu se rend présent, d’une présence de prédilection : Ephes., II, 20-22.

Ailleurs, Paul enseigne que l’Eglise est un corps vivant, organique, le corps même du Christ, le corps dont le Christ est le chef. Les membres de ce corps sont divers et multiples, comme les fonctions qu’ils ont à remplir ; mais leur unité de coordination, de sympathie et de vie, est étroite : chacun travaillepour tous les autres et, à son tour, reçoit de tous les autres ; si l’un souffre ou prospère, tous les autres participent à sa peine ou à sa joie. Le même Esprit les inspire, la même eau (du baptême) les purifie, le même pain (de l’eucharistie) les nourrit. Séparé du tronc, un membre peut-il se flatter de vivre ? Alors, mais alors seulement, on pourrait se targuer, hors de l’Eglise, de participer à la rédemption du Christ : I Cor., XII, 4-31.

Une troisième image. plus touchante encore, achève de mettre en lumière la doctrine de l’Apôtre. Il applique à l’Eglise les allégories des anciens prophètes où Dieu se disait l’Epoux d’Israël (Ezech., xvi, 60 ; Osée, II, 16 ; Isaïe [hebr.] i.iv, 5-6) Dans un sens plus relevé et plus rigoureux, l’Eglise est l’Epouse du Christ Jésus : sauvée par lui, soumise à lui — non servilement, mais par tendresse — aimée de lui jusqu'à la mort, nourrie et chérie, os de ses os, chair de sa chair, une seule chose avec lui ! Elle est purifiée et sanctifiée, pour être finalement la gloire de son Epoux, sans tare et sans tache, sainte et immaculée. Quel grand mystère ! L’union la plus intime

1. Voir J. Lebreton, Les Origines du Do^me de la Trinité, p. 297 sqq.

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entre hommes, l’union conjugale, n’en fournit qu’une analogie lointaine, et trouve dans l’union du Christ et de son Eglise son inaccessible modèle : Eplies., v, 21-33.

(Ju’on juge par là de ce que Paul aurait pensé d’un clirélien prétendant rester tel en dehors, à côté, aux alentours de l’Eglise ! Cet liomme est une pierre rejetée par le divin Architecte ; un membre détaché du corps et promis à une prompte corruption ; un (ils de l’étrangère, que l’unique Epouse ne connaît pas.

433. — A cette interprétation duCliristpar l’Esprit, quelque chose devait-il s’ajouter ? On aurait pu en douter. Tandis qu’en union étroite avec les apolres de la première heure elles Eglises de Palestine, Paul dégageait ainsi les caractères de, transcendance et de

« philanthropie », la profondeur et le charme, la

bénignité et l’immense dignité de son Maître, des hommes, mus également par l’Esprit, recueillaient en elFet de la bouche des témoins survivants l’Evangile de Jésus. Us l’ordonnaient en récits suivis. Quoi qu’il en soit des détails de rédaction et « d’édition >, tians lesquels il ne convient pas d’entrer ici, nos évangiles synoptiques fournissaient, longtemps avant la lin du premier siècle, de la doctrine et de la vie extérieure du Sauveur, une image consistante, historiquement certaine, où la foi trouvait sa justilication et son aliment.

Ces deux monuments authentiques, les Epitres de Paul et l’œuvre synoptique(en y comprenant » le second Discours « de saint Luc), nous permettent d’apprécier ce qu’était le Christ pour sespremiers lidèles ; beaucoup plus qu un Maître et plus qu’un prophète : le Seigneur qu’on prie et qu’on adore. La résurrection avait été pour eux une lumière : l’efTusion ultérieure de l’Esprit leur permit d’interpréter dans cette lumière, sans crainte de mirage ou d’erreur, les actes et les paroles de Jésus. Les arceaux de la croyance chrétienne montaient ainsi, par la simple mise en place des matériaux que 1 Eglise possédait dès le début.

434. — Paul prononce déjà les mots décisifs : antérieurement à sa venue en chair, Jésus est « dans la forme divine ». L’humanité est pour lui une forme servile ; en la revêtant, il se dépouilla, autant que faire se peut, des honneurs auxquels il avait droit et qui l’égalaient à Dieu : Pliil., ii, 5-i i’. Une autrefois, au lieu de résumer en quelques traits le drame prodigieux delà rédem|)tion, l’apùtre insiste sur la primauté de Jésus. Primauté en tout ordre et par rapport à tout le reste : monde céleste et terrestre, angélique et humain, de nature et de grâce,

… Inmge du Dieu invisible, premier-né avant tonte créalure ; cnr en lui tout a élé crée dans les cieux et sut- la terre, les choses visibles et les invisibles, trônes, duiuiuations, |irincipaut<s, puissances — tout a été créé par lui et pouf lui. Et il existe avant tout et tout subsiste en lui ; et lui-même est la tête du corps, de l’Kglise ; il est le principe, le premier-në d’enti-e les moi-ts, afin d’avoir la primauté en tout, parce qu’il a plu à toute la Plénitude d’habiter en lui, et par lui de tout se récnncilier, pacifiant par le sanp de sa croix, par lai, ce qui est sur la teri-e et ce qui est dans les cieu^. Col., i, 13-20 2.

Allant plus loin, mais seulement dans la formule, Paul proclame son Maître « élevé au-dessus de tout, Oieii béni à jamais y ; lioni., ix, 5.

Par ce mot (dont l’authenticité substantielle ne

1. Sur le texte, Ferdinand 1*rt, ta Théologie da saint Paul, I, p, ^.’îfî-’lSI ; et H-.Si : miMA( : Hi : R, Cliristus in seiner Prtie riatenz und Kfnosc nach Pliil.^ il, "i- ?, ! , Rome, 1ÎM4.

2. Bref commentaire dans J. I.kbki ton, Orii^ines, p.."iOO sqq.

3. Alfr. Durand. Keviie lUblK/iie, r.Kl3 p. 550 sqq. ; F. Prat, l.a théolùgie de saint l’aul. H, p. ISl scpj.

dépend nullement de la ponctuation d’un texte, puisqu’il résume et reprend ce que l’apôtre enseigne sûrement ailleurs), la clef de voûte était posée, et de main d’ouvrier. Jésus est Dieu.

435. — Pour rappeler et maintenir, (et des le début, il en fut besoin) qu’il était homme aussi, les Synoptiques étaient là. Déjà les deux éléments, le divin et l’humain, s’accusent nettement, nous l’avons vu, dans les déclarations du Maître qu’ils nous rapportent. Toutes les données sont là, mais, chose admirable 1 la foi postérieure qui les interpréta explicitement n’a pas réagi sur les formules primitives pour en majorer les termes, ou en forcer les oppositions. Mises par écrit en un temps où la théologie paulinienne et apostolique avait poussé jusqu’au terme la logique de ses démarches, les paroles du Sauveur gardent en nos évangiles leur caractère de suggestion et de mystère, marque indélébile de leur authenticité. Elles existent cependant, et non seulement se prêtent à l’ultime revendication chrétienne, mais, pour qui sait comprendre, l’impliquent.

436. — Elles impliquent également, nonobstant une discrétion qui n’est pas moins notable, les prérogatives souveraines de l’Eglise. Ne rappelons ici ([iie pour mémoire les textes où les droits n de lier et de délier », d’instruire et de gouverner, et d’un mot la délégation universelle et perpétuelle des pouvoirs du Christ, sont promis ou conférés aux apôtres. Pour assurer l’exercice de cette tâche surhumaine conliée d’abord à Pierre, d’une manière éniinenle et inaniissible, puis à tout le collège apostolique, une assistance spéciale et constante du Maître est promise’.

437. — Quelque chosecependantrestaità dire. Les deux faces de l’histoire du Christ : l’évangile de la chair, raconté dans un certain détail par les Synoptiques, et Véi’aiigile de l’esprit, qui replaçait Jésus dans la perspective de l’éternité, suggéré ou, dans certains de ses traits, formulé par eux, puis développé par saint Paul, étaient toutes deux reconnues. Elles constituaient le bien commun des disciples. Ces deux perspectives restaient cependant distinctes et, aux yeux de plusieurs, plutôt juxtaposées que fondues. Qu’elles fussent, non seulement compatibles, mais unies en fait dans la personne de Jésus, on n’en doutait pas. Un malaise pouvait subsister pourtant, qui s’aggravait lorsqu’aux allirmations de la foi succédaient les réflexions provoquées par les objections des adversaires. L’étude des premières déviations iloctrinales nous montre qu’en réalité l’attachement exclusif à l’un des deux cléments unis dans le Christ tendait à faire prévaloir successivement des vues incomplètes, ou positivement erronées Sous des formes moins élaborées, l’opposition, dont on a fait naguère tant de bruit, entre « le Christ de l’histoire » et un prétendu « Christ de la foi », se faisait jour, dès lors, çà et là. On « divisait » le Christ. C’est à cette heure que Jean, disciple du Seigneur, n le dernier de tous, constatant que les faits corporels avaient été relatés par les autres évangélistes, à la requête instante des autres disciples et.ivec l’inspiration de l’Esprit, composa l’évangile spiritueP. » On ne saurait priser trop haut ce don de l’Esprit inspirateur.

1. Voii- ci-flcssus ch. iii, 3, B, n. 250 sqq.

2. Paroles Ho Cr.r.MKNT d’A lëxandrie, rapportant lui môme, dans ses Il tffiotyposvt^ liv. VI, une tradition des anciens. Le fragment a été conservé par Kusèbe, U. E., VI, XIV, 5-7, et réédité par (). Stænlïn, à la suite des œuvres de Clément, III, Leip/ig, M>09, p. l’J ?. 1521

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(i Ce qui est ici révélateur, dit cxcclleiiimciit J. Lehre-TON’, ce r.’est pas une parole isolée — on en peut recueillir ailleurs d’aussi hautes — c’est l’union ou plutrtt la conipénétration intime de la doctrine et « le In vie du Christ. Des deux groupes de cl ocu nient » qu’on distingue jusque-là… les nus ont surtout décrit la vie humaine cle Jésus, les autres, le mystère de sa préexistence et de sa gloire. Ici tons les ti-aits se fondent dans l’unité d’une même figure ; elle hrille d’une clai té plus qu’humaine, et pour- la llu-eonnaitre il faut la voiler, comme firent les bourreaux de la l’a^si-’ii ; et cependant on sent bien qu’elle est humaine et iv.mle, et que ce n’est pas la spéculaticm théologique qui l’a formée, mais l’inipression laissée par un homme eomme nous sur un cœur d’homme. »

438. — L’incomparable service rendu [>ar l’évangile de Jean, du point de vue qui nous occupe, c’est il’avoir renforce, dans l’image du Christ, deux traits capitaux. L’autorité du témoignage rendu par le vieux discii)le ferma, ijuand il le fallait, les deux voies d’erreur où plusieurs commentaient de s’engager. Assurément, Jean n’a pas, le premier ni le seul, prévenu les lidèles contre les dangers des spéculations gnostitiues ou rappelé l’unité du Christ. Mais il a dit plus haut que ceux qui étaient venus avant lui, et de telle fa(, ’on que nul homme de bonne foi ne put en ignorer, que Jésus était, pendant sa vie mortelle et dès les jours de sa chair, pleinement conscient de sa dignité surhumaine et divine. Il a dit que, distinct du Père, ayant tout reçu de lui, sujet et dépendant en tant qu’homme, il ne laissait pas d’être, par voie de participation plénière, égal au Père et un avec lui. Il est dans le Père et le Père est en lui : qui le voit, voit le Père. De ces données, l’élaboration théologique restait à faire, et ce fut la tâche des grands docteurs et des Conciles. Mais ce progrès, très réel, dans la clarté des notions et la netteté des formules, ne fut pas une nouveauté : la religion de tous les chrétiens anticipait ces décisions ou, plus souvent, les supposait. Pas une seule des conséquences certaines, touchant l’adoration du Maître, sa distinction d’avec le Père, son égalité avec lui, l’ellicace et le caractère de sa rédemption, quinc ffit à l’avance justilice par le quatrième évangile. Sous l’iulluence de l’Esprit. Jean se rendit compte et, par la simple allirmation de ce qu’il avait vu de ses yeux, oui de ses oreilles, touché de ses mains en Jésus de Nazareth, persuada aux autres que cet homme d’un temps et d’un pays, cet homme de chair et d’os était, par i<lenlitc, le Fils élernel du Dieu vivant. Jean identifia à jamais le Christ de l’histoire avec le Christ de la foi.

439. — Mais pourquoi insister sur une antithèse stérile ? Jean a une autre leçon à nous donner, et cette leçon est d’autant plus nécessaire à recueillir qu’elle n’est pas nettement formulée, comme chez les Synoptiques, en quelques passages, ou exposée au long comme chez saint Paul. Conformément au caractère du quatrième évangile, cette leçon ressort de tout l’ouvrage, à la façon d’un rayonnement, d’une photosphère chaude et lumineuse. Aussi l’impression d’ensemble laissée i)ar une lecture attentive de l’évangile est-elle plus forte que celle qui pourra naitre des quelques traits relevés ici.

La notion de l’Eglise, de l’Eglise universelle et catholique en droit et en puissance, mais aussi discriminative, exclusive de toute opinion particulière non traditionnelle, jalouse de son unité, et par cela même réduite en fait au troupeau choisi de ceux qui acceptent intégralement sa doctrine et ses autorités, combattue des autres et en opposition aigui’avec eux — cette notion allleiire partout dans noire évangile. Elle est constamment supposée, clairement

1. Les Origine) du dogme de lu Trinilr, p. 375.

suggérée par les épisodes qui permettaient de lui faire une place plus large’. Toute l’histoire, éternelle et temporelle, de Jésus, est ramenée en fait, par Jean, à l’histoire de la vocation, de l’adhésion au Maître et de la formation, (lar celui-ci, du groupe privilégié qui est le germe, le raccourci et, pourrait on dire, le piinctum saliens de la grande Eglise. C’est à la lin du livre, dans cette prière sacerdotale qui couronne l’admirable Discours, où se résume tout l’évangile et où son application à l’avenir est faite, que s’exprime laconception ci-dessus esquissée. Maison peut dire que depuis l’appel des premiers disciples tout y tendait. Dans cette perspective, le développement antérieur s’illumine, ainsi que l’intention profonde de l’évangéliste : il a voulu décrire et il a décrit en elTet <c l’histoire de la fondation de l’Eglise — la formation du groupe élu auquel le Christ s’est révélé et auquel il a imparti son don de vie-. »

440. — Ici comme ailleurs, à qui sait voir, le grand mystique de l’évangile spirituel se manifeste homme de tradition, défenseur de l’autorité, homme d’Eglise. La Lumière, la Vérité, la’Vie, le Pain du ciel, l’Eau dans laquelle on renaît à une vie nouvelle et enlln le don qui résume les autres, l’Esprit de vérité, le Promis du Père, le Consolateur et l’Avocat qui expliquera, glorifiera, maintiendra l’œuvre du’Verbe, tout cela appartiendra aux seuls disciples fidèles, au petit cercle d’intimes derrière lesquels Jésus, à la dernière heure, voyait et bénissait o ceux qui croiront par eux », « ceux qui garderont sa parole », les agneaux et les brebis de l’unique bercail, les sarments animés par la sève de l’unique Vigne, les élus appelés par le Père, les <i siens » ; — à l’Eglise. Cette équivalence ne pouvait faire doute pour ceux qui lisaient, vers la lin du premier siècle, les divines paroles, consignées par Jean. Et dans ces paroles, quelle prédication d’unité, quelle leçon pour les sectaires de tout genre, quelle interpénétration miraculeuse des deux éléments religieux fondamentaux : le conservateur et l’inspirateur, l’autoritaire et le mystique, l’appel intérieur de l’Esprit et la communion visible de tous dans une même vérité, sous un seul Maître I

« Je ne prie pas seulement pour ceux-ci, mais encore

pour’ceux qui croir-onl en moi sur leur parole, afin (pie tous soient un comme vous, Père, en moi et moi en ous — afin rpr’ils soient, eux aussi, en nous — afin fque lo monde croie que vous m’avez envoyé. Et moi, la gloire que vous m’avez donnée, je la leur ai donnée, aiin qu’ils soient un, comme nous, nous sommes un ; moi en eux et vous en moi, irfin qu’ils soient consommés en unité — afin que le monde sache que vous m’avez envoyé et que vous les avez aimés comme vous m’avez aimé…

« PiTe juste, le monde ne vous a pas connu, mais moi je

vous ai connu, et eux aussi ont connu que vous m’avez envoyé. Et je leur ai fait connaître votre nom et je le leur ferai connaître [par l’Esprit sainl], afin que l’amour dont vous m’avez aimé soit en eux, et moi aussi en eux. H Jo.. XTii, 20-ii ;.

441. — « Et moi en eux ! » C’est qu’en elfet pour Jean, comme pour Paul et pour les Synoptiques,

1..insi l’épisode des Samaritains iv, 35-43 ; du Bon Pasteur, x, f-[l ; des Grecs introduits près de Jésus par Philippe et André, xii, 20 sqq., etc.

2. J’eniprunle ces paroles au pins pénétrant des commentateurs libéraux du quati’ième évangile en ces d(’rniei s lemijs, M. K. 1’", Scott, T/te Fourtlt Gospel : i’s purpo^e and Iheology, Edinburgli, l’.IOG, p. 109. Tout le chapilie iv, EccUsictstical airiis, est le développement d© cette formule. Il va sans dir-e que, même dans ce chapitre, les opinions de l’auteur ne sont pas à accepter sans contrôle.

3. Sur le texte, voir A. Durand. Je Dtscnurs de la Cène, dans Reclicrehei de science religieuse, 1911, p. 539 sqq. 1523

JESUS CHRIST

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Jésus n’est pas seulement un maître au passé et un personnage d’histoire : il fit. La présence du Christ parmi les siens, dans les siens, est un des dogmes principaux du christianisme, un de ceux dont l’eflicacité est le plus manifeste. Dans tous les pampres, qui couvrent le monde, circule la sève de la Vigne véritable. Par l’eucharistie, par la grâce, mais encore par une sorte de conversation amicale fondée sur la foi, entretenue par la prière et l’union intérieure, et dont le sentiment mystique de présence n’est que l’état fort et extraordinairement savoureux, Jésus reste au milieu de ses disciples, « tous les jours, jusqu’à la consouuuatlon des siècles ». Il a sans doute ses lieutenants, ses représentants, ses images. De divers points de vue, les délenteurs du pouvoir apostolique, successeurs de Pierre et des apôtres, les pauvres, les purs, les enfants font revivre parmi leurs frères l’autorité, l’humiliation, la charité du Seigneur. Mais si celui-ci est ainsi rappelé, il n’est jamais suppléé, ni supplanté. L’amour de préférence qu’il revendiquait pendant sa vie, Jésus persiste à le réclamer, et il l’obtient. A le bien considérer, ce trait est divin.

442. — D’autres hommes et d’autres maîtres se sont fait aimer, et leur génie continue de conquérir :

Du moment qu’on l’écoute, on lui devient ami.

Toutefois cet ascendant a ses limites et cette amitié n’est guère qu’une admiration rétrospective, nuancée d’un peu de tendresse. Elle ne peut balancer des présences moins liantes, mais réelles et proches. Malheur à ceux qui ne sont plus ! La religion du souvenir est un culte qui a peu de lidcles, et combien intermittents ! Mais Jésus n’est pas un absent. Jésus balance victorieusement les plus dures passions, les plus fortes attirances, la haine et l’amour, dans des milliers, dans des millions de cœurs d’hommes. Ces cœurs ne sont pas les moins chauds, ni les moins purs : tout au contraire, les amis du Christ forment une élite. Ils ne sont pas des chimériques et des rêveurs : les plus nobles vertus les distinguent, et les plus rares. Ils se donnent, ils s’oublient, ils fondent, et ils persévèrent.

443. — Cette activité est désintéressée et réglée : elle n’est pas livrée aux ambitions égoïstes ou au hasard des circonstances. Il ne s’agit pas de se faire un nom, d’augmenter d’une unité le nombre des sectes, de construire un temple « fait de main d’homme n et glorieux pour son ouvrier. C’est dans le respect de l’unité, dans la soumission aux autorités légitimes — incarnées pourtant en des hommes, et parfois bien humains — dans la communion visible, maintenue au prix des plus coûteux sacritices, que les apôtres travaillent et luttent. En eux o l’Esprit et l’Epouse » (Apuc, , xxii, 17) — le Maître intérieur et le magistère assisté — trouvent des disciples fidèles ; parce que, en celui-ci comme en celui-là, c’est l’écho authentique de leur unique Maître qu’ils discernent et auquel ils répondent.

L’Esprit qui est en eux rend ainsi, de génération en génération, témoignage au Nazaréen. Et ce témoignage, diversifié à la mesure des aspirations et des goûts de chaque âge, reste concordant et un. Ce n’est pas un idéal malléable, amorphe, dans lequel l’huuianité projetterait son rêve, sans autre continuité que celle même de notre race. L’idéal incarné dans Jésus est réel, actif, créateur : c’est lui qui fait les hommes à son image et oriente chaque génération, d’autant plus ellicacement qu’elle s’y prèle mieux, dans la même voie, j>ar les mêmes étapes, sous la même autorité, vers le même but. Les disciples du Christ se reconnaissent entre eux, de peuple à peuple, et de siècle à siècle : les mêmes accents de

louange et d’amour naissent spontanément sur leurs lèvres, les mêmes attraits impérieux les conûgurent au même idéal : les témoins récents retrouvent, dans les geôles chinoises ou coréennes, les réjionses des anciens martyrs.

II. — Quelques témoins postérieurs de jéscs

444. — Si l’on veut, à titre de simple rappel, nommer quel()ues unsde ces témoins de Jésus, on trouve, sur les conQns du temps apostolicjue, le « froment du Christ ii, ainsi qu’il s’appela lui-même, froment vivant qui « désirait d’être moulu par la dent des bètes pour devenir un pain immaculé » : Ignace, évêque d’Antioche, martyrisé sousTrajan, vers 107. Lesexpressions qu’on vient de lire marquent une âme passionnée, et les sept épîtres authentiques, écrites au cours du voyage suprême, sont toutes de ce style et pleines de Jésus :

Un seul médecin, cliairet esprit, engendré et non engendré, dans la chair Dieu [Téritable], dans la mort vie véritable, né de Marie et né de Dieu, d’abord passible, puis impassible : Jésus Christ Notre Soigneur’.

Magnifique présentation, où une ardente foi tient lieu d’éloquence.

Jésus ? — Il est « l’inséparable principe de notre vie >i, « la vie véritable, hors de laquelle il ne faut rien aimer » ; il est la connaissance de Dieu », il est n notre Dieu » et « notre commune espérance ». Ses paroles sont nos règles et notre lumière ; son silence même nous enseigne-. Mais il faut citer un peu plus au long la célèbre effusion de la lettre aux Romains :

Quand serai-je en face des bètes qui m’attendent ! … si elles se font prier, je les provoquerai. Pardonni-z-niol, je sois, moi, ce qui m’iui|>or-te. C’est à présent que je commence d’être un disciple [véritable]. Loin, lonle créature visible ou invisible qui m’empêcherait de posséder le Clirist ! Feu et croix, corps à corps avec les bètes, plaies, écartèlemenl, dislocation des os, mutilation des membres broiement du corps entier — viennent sur moi les pires tourments du diable, pourvu que seulement je possède Jésus Christ 1

Kien ne me servirait de posséder le moiule entier ou les royaumes du siècle présent. Plutôt mourir pour leChrist Jésus que de régner sur tout le monde. Celui que je cherche, c’est celui qui est mort poumons ; celui que je veux, celui qui est ressuscité à cau-e de nous. Ma délivrance est là… Laissez-moi imiter la passion de mon Dieu.. S’il m’nrrivoit, présent, de vous supplier [de nie sauvei"], ne m’écoulez pas ; écoutez plutôt ce que je vous dis ici : c’est en [pleine] vie que je vous écris, désireux de mourir, iles passions terrestres ont été crucifiées : le feu des désirs malérielsn’est plus en moi : une eau vive au-dedans de moi parle et me dit : « Viens vers le Père. »

445. — Ce témoin irréprochable, cet ardent ami du Christ fut en même temps un théologien, on pourrait dire le premier théologien, de l’Eglise catholique. C’est dans ses lettres que l’épithète de catholique est unie, pour la première fois, au nom d’Eglise (.4d .Smyiii., n. viii) : « Partout où paraît l’évêque, là soit la couuuunauté | locale), comme partout où est le (njrist Jésus, là est l’Eglise catholique. » Qu’on ne croie pas à un mot lancé en passant, à un éclair dans la nuil : la doctrine ecclésiologique est, dans ces courtes missives de circonstance, si développée et si complète qu’elle a été pour des critiques prévenus une pierre d’achoppement. Renan ne pouvait y

I, Kphes., VII, éd. A, Leloxo, Paris, 1910, p, 12.

"2, Toutes ces expressions sont tirées de la même épître. Le dernier mot, si fr-appaut, « qui comprend vraiment la parole de Jésus, celui-là peut entendre son silence même », se tr’Hivc nu ii, 15.’.^..itl. Rom.^ ii, v-vir ; ed. A, Leiong, p]). fiO, 62, (>.’►.

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croire et rejetait, pour cette raison, raullienlicité de six épîtres sur sept’. Toutes, en elTet, sonl pleines cl, pour ainsi dire, saUirées par la notion de l’IiyUse, une, sainte, callioliquc, aposlolique ; de l’Eglise qu’Ijjnace considère, selon une heureuse formule,

« comme le système même du salut ihms tous le ;  ; 

temps, sans excepter le passé de 1 histoire d’Israël- » ; de l’Eglise hiérarchique enlin. L’évêque, pour Ignace, incarne son église (Aj Jipiit’S., i ; Ail Trait., i) tout comme la grande Eglise calholique est l’incarnalion continuée du Fils de Dieu (AJ.Smrni., i ; etc.). Ne croirail-on pas lire un des j)lus enlliousiastes champions de l’unité de l’Eglise en notre temps, un Adam MoKHLKH ou un Louis-Edouard Piu ?

Contre les schismaliques et les fauteurs d’opinions hérétiques, le vieil évoque n’a pas assez d’anallièmes, et toute image lui est bonne qui inspire l’horreur de ces ennemis de l’unité ecclésiastique : « chiens enragés, fauves à face humaine, loups ravisseurs, empoisonneurs, tombeaux, ivraie diabolique, rameaux parasites chargés de fruits de mort^… »

446. — Traversons àregret l’ère des martyrs (quelle moisson nous pourrions recueillir chez le seul saint Iiui.sÉB de Lyon !) pour interroger, au début du V’siècle, le grand cœur d’Augustin de Thagasle.

Le lils de Monique nous a dit lui-même pourquoi, durant les neuf années d’égarement au cours desquelles, ses études achevées, il resta empêtré dans les doctrines captieuses des manichéens, son esprit ne put trouver le repos en aucune philosophie profane.

« Le nom de mon Sauveur, Aotre Fils [mon

Dieu], c’est par le lait de ma mère que mon cœur tendre en avait été imprégné jusqu’au fond. Là où manquait ce nom, nonobstant toute littérature, toute beauté, toute vraisemblance, je n’étais pas pleinement ravi *. »

Aussi, quand après des années de lutte et cette mémorable conversion, Augustin s’est lentement d<’gagé des brumes de l’intelligence, arraché, tout saignant et meurtri, aux liens de la chair, Jésus devient « le point d’orientation de son àme^ ». II est à la fois, en tant qu’homme, l’unique voie pour aller au Père, en tant que Dieu, le terme et la patrie des âmes. Il est le Verbe divin, et c’est ce qui retient surtout la pensée théologique du docteur ; mais le Clirist humilié dans l’Incarnation, le Christ exemple et professeur d’humilité, est l’objet de sa prédilection marquée*. Aux pieds du Maître doux et humble, la superbe humaine, autrement invincible, cède, se dégonfle et meurt. Platoniciens, néo-platoniciens, mauvais maîtres ! « A tous manqua rexemi)le de l’humilité divine. » Voulez-vous la force d’accomplir ce qui se jirésente à vous comme bon et meilleur ? Cherchez-vous la force d’égaler votre conduite à votre idéal ? — Vous chercherez en vain, loin du Christ humilié. Augustin en lit l’expérience : « J’étais en quête de la force nécessaire et je ne trouvais pas.. Car je ne tenais pas encore entre mes bras mon Seigneur Jésus, humble I disciple d’un| humble |Maître| ;

1. Les Evangiles, >. xix sqq., 488 sqq. Aucun savant de quelque autor Ité ne met plus en doute cette authenticité, d’-puis les travaux surtout de J. B. Lightfoot elde Th. Zaus.

5. H. DE GesOflLLAc, CEî^lisr chrelîenrir au temps de S. lifiiæe d’.intioe/ie. Paris, IVOT, p. 100.

: <. Vi’ir A. Lklong, lib. taud., p. xli-.ilii.

4. Confess., III, iv, 8.

5. K. PoKTAi.ii’ : , Dictionnaire de Titéologie rat/toli’/ite, s. V..4uiustiii, I, col. 2361.

Cl. Otto ScuKKL. die Anschauun^ Auifiiatins ùber Christi Person u"d li’cr/t, Tilbingen, 1901, p’347 sqq. On trouvera là les textes que je cite ou i-ésume.

non cnim tenebam duminum meum Jesiim, liumilis buiuilem’. »

447. — C’est au livre de la sainte Virginité qu’il faut chercher |)robablemenl les plus touchantes ell’usions d’Augustin. Il y anticipe ce que les plus suaves amis du Christ ont dit ensuite de meilleur. iS’e trouve-t-on pasconcentréesences quelques mots, comme en une goutte d’essence pure, tous les parfums, toute la dévotion, toutes les dévotions des âges futurs, celles du crucilix, du chemin de la croix, celle du Sacré Cœur ?

Contemplez les blessures du Christ pendu en croix, le sang[qu*il ver^^o] en monrant, le prix donlil vous rucliète… I ! a la tête inclinée pour vous donner un haisi^i-, le cœur ouvert pour cberir, les brasétcnilus pour vous embrasser, tout le corps exfiosé conime prix de votre rachat. Songez à la grandeur de ces mystères ; pesez-les dans la bidance de votre cœur et que soit tout eutier gravé dans votre cœur celui qui tout entier fut pour nous cloué sur la croix.

Comment ne pas citer encore cette parole qui prend, sur les lèvres d Augustin, une émouvante et mélancolique beauté, lorsqu’il souhaite à de plus heureux que lui la seule nuance d’intimité avec son Maître que sa vie passée lui interdît :

Cet Agneau ^dit-il en couimentant le texte célohre de l’Apocalypse — cet Agneau marche dans un chemin virginal. Comment pourraient le suivre là ceux qui ont perdu un don qui ne se peut retrouver ? Vous, suivez-le, à la bonne heure, vierges du Christ… Stiivez-le, en gardant avec persévérance ce que vous avez voué dans l’ardeur de vos âmes… Toute la multitude des fidèles, qui ne peut [en cela] suivre l’.Agncau, vous verra : elle vous verra et ne nous enviei-a pas ; et, en se réjouissant avec vous, elle ti-ouveræn vous ce qu’elle ne possède pas en elle-même’-.

448. — Mais on se ferait une idée bien fausse de la tendre piété augustinicnne si on se la représentait

« libérée » du dogme, ou « affranchie » des règles

ecclésiastiques. Non seulement les expansions de cette grande âme ne se sonl jamais senties gênées par les devoirs de la confession orthodoxe ou de la soumission hiérarchique, mais ces devoirs sont pour lui. d’abord, l’instrument de sa libération intérieure et l’objet de sa perpétuelle action de grâces.

Comment en eùt-il été autrement ? C’est à l’Eglise catholique qu’Augustin se reconnaît redevable de l’Evangile et, par lui, de Jésus : « Ipsi evangelio calholicis prædicanlibus credidi » 3. Soit, dira-t-on, mais une fois dans la place, Augustin interpréta et goiita les Ecritures en suivant son sens propre ! — Ce serait avouer ne rien connaître aux œuvres de l’adversaire implacable des Donalistes, de l’auteur du De Vnitate Ecclesiae, du De Moribns Ecclesiue calholicae. Nos adversaires protestants sont les premiers à donner au Docteur africain le beau litre, entendu ici dans son sens littéral et plein, de Docteur de l’Eglise’.Toutes nos convictions catholiques trouvent chez lui des formules d’une énergie et d’une concision incomparables. « Je crois que Notre Seigneur et l’Eglise, c’est tout un », disait Jeanne d’Arc à ses

1. Confess., ’Vil, XVIII, 2’i.

2. De Saneta Virginitale, P. L.. XLII, Col. 412.

3. Contra EpistuL Fundamen/i, v, (i. P. L., XMI, col. 176. C’est par cette parole qu il faut coniiuencer pour pénétrer le vrai sens du mot célèbre : « Exangelio non crederem nisi me catliolicæ Ecclesiæ commoveret anctorilas ii, si souvent mal comprise. Voir la belle étude de L. de Mon-DADOK, Hible et Eglise dans l’apologétique de saint.Augustin, dans les Recherches de Science religieuse, de 1911, en particulier, p. 217 s(]q.

4. Voir par exemple ce que dit Ad. Harnack, Lchrbuch der Dogmengeschichle’, 111, Tiibingen. 1910, p. 77 sqq. ; 143 sqq. 1527

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juges : ce disant, elle retrouvait les mots d’Augustin : a Christi et Ecclesiæ unam personam… » ; [Dans la prédication ecclésiastique] « prædicat ergo Ctiristus Christum, prædicat Corpus Caput suuni »

« … tolus Christus Caput et corpus est '. » — L’Eglise, 

c’est le Christ, mais présent, visible, motif permanent de croire à la divine mission du Christ invisible : « Me attendite, vobis dicit Ecclesia, me attendite i|uam videtis, eliamsi videre nolitis. Qui temporibus illis in iudæa terra lideles fuerunt, ex virgine nativitatem mirabilem ac passionem, resurrectionem, ascensionem Clirisli, oninia divina dicta eius et facta præsentes præsentia didicerunt. Hæc vos non vidiàtis ; propterea credere recusatis. Ergo liæc aspicite, in hæc intendite, liæc quæ cernilis, cogitate, quæ voljis non præterita narrantur, nec fulura prænuntiantur, sed præsentia demonstrantur'-. » Qu’ont dit de plus le Cardinal Dkchamps etlesPèresdu Conciledu Vatican ? — Hors de l’Eglise, pas de salull Augustin fait écho, en soulignant discrètement le côté volontaire, coupaljle, de l'étal ainsi réprouvé 3. — C’est le Christ qui a renouvelé le monde : « Per Christum factus est alter nuindus. » Mais cet immense changement s’opère entièrement par l’Eglise catholique : le bien qui se trouve ailleurs vient d’elle en réalité, et lui appartient '… — Le iilii Petrus ilii Ecclesia a déjà sa réplique dans la lettre où Augustin nous montre Pierre, ciii totius Ecclesiae /iguram gereiiti Dominus ait : super hanc petram, etc.'.

449. — A peine d’une génération plus jeune qu’Augustin, mais dans un cadre combien dilTérent, l’apotre de l’Irlande, saint Patrice, résumait à l’usage de ses rudes convertis, en langue celtique et sous une forme qui la gravait dans ces mémoires incultes, toute sa prédication. Transcrivons avec respect ces exclamations, qui ont, pour une large part, fait de cette terre lointaine « l'île des Saints « :

Le Christ avec moi, le Christ devant mol.

Le Christ derrière moi. le Christ au dedans dn moi.

Le Christ au-dessous de moi, le Christ au-dessus de moi.

Le Christ à ma droite, le Christ à ma gauche,

Le Christ dans la forteresse.

Le Christ sur le siège du char,

Le Christ sur la poupe du navire. Le Christ dans !e ccpur de tout homme qui pense à moi. Le Christ dans la bouche de tout homme qui parle de moi, Le Christ dans tout tpil qui me voit, Le Christ dans toute oreille qui m’entend ^ !

450. — Passant par dessus les siècles, nous rencontrons au moyen âge les amis de Jésus les plus tendres peut-être dont l’histoire ait gardé mémoire. Dans cette foule de saints qui sollicitent notre attention, omettant des témoins aussi divers et importants que les grandes moniales bénédictines, Hugues et Uicuvnn DE Saint- Victor, S. Thomas et S. BonavkxTURB, sainte Catherine db Sienne et son groupe, Jeanne d’Arc et sainte CoLBirE, distinguons seule 1. De docirina citristtnna IH, xxxi ; Sermo, cccLlv 1 ; De Unitale Ecclesiae, 7. Les premiers te.tes ont été rapprochés par L. de.Mondadon, loc. taud., p..')(19.

2. De fide rerum quæ non videntur, iv, ' ; P /,., XL, col. 176.

3. « Foris ab Ecclesia coostitutus etseparatusa corn pagine unilatis et vinculo caritatis aeterno supplicio pnnieris, etiamsi pro Christi nomine vivus incenderis ». l’pisl. CLxxiii, 6 ; P. t., XXXIII, col. 755, 756. Sur le sens de cet adage dognuiti<pie. voir J.-V. Bainvei-, Le Dogme : Hors de l’Eglise pas de falut, Paris, 1913.

'l. De bapiisnio, 1, Xlll.

5. Episl. LUI. i ; P. /.., X..lll, col. 196.

Ij. Je traduis sur une traduction anglaise littérale. Voir Heai.v, The Life and n’ritin^s of SI Patrick, Dublin, 1905 ; G. DorriN, les Livres de S. Patrice, Paris, 1909.

ment, en raison du caractère de leur piété, saint Ber ?' nard et s. François d’Assise.

Ce qu’il y a de plus notable (je n’ose dire de plus nouveau) dans leur amour du Christ, c’est la part faite à la contemplation des mystères de la vie du Sauveur. Se rendre présents ces mystères et se les rendre présents par la méditation du texte évangélique, l’emploi des figures et symboles du Vieux Testament, les commémoraisons de la sainte liturgie, les restitutions telles quellesoù l’imagination cherche moins l’exactitude ou la couleur locale qu’un cadre qui la fixe et un aliment, tout cela est assurément aussi vieux que le christianisme, mais c’est au moyen âge que ces actes se sont intensiliés, ordonnés, organisés en méthode.

48I. — Après l’avoir pratiquée pour son compte, Bernard en parle ainsi dans ses fameux Semions sur le Cantique des cantiques, sources très pures de vie spirituelle et mystique. Familier du langage biblique, le saint compare ses méditations sur les souffrances de son Maître à un bouquet de myrrhe. Ce bouquet.

Je le composai de toutes les ameitumes et de toutes les angoisses de mon Seigneur, d’abord de ses souffrances d’enfant, puis des labeurs et des fatigues qu’il endura dans ses courses et ses prédications, de ses veilles dans la prière, de ses tentations dans le désert, de ses larmes de compassion, … des injures, des crachats, des soufflets, des sarcasmes, des moqueries, des clous… Et parmi ces menues tiges de myrrhe odorante, je n’oubliai pas déplacer la myrrhe dont il fut abreuvé sur la croix, ni* celle dont il a été oint pour sa sépulture. Tant que je vivrai, je savourerai le souvenir dont leur parfum m’a imprégné… C’est en ces mystères que résident la perfection de la justice et la plénitude de la science… C’est pour cela que je les ai souvent A la bouche, vous le savez, toujours dans le cteur. Dieu le sait — et très fréquemment au bout de ma plume, nul ne l’ignore '

L’efficacité de cette pratique, Bernard l’explique en un autre sermon, le vingtième : quiconque aime le Christ,

Quand il prie, l’image sacrée de IHomme Dieu est devant lui : il le voit naître, grandir, enseigner, mourir, ressusciter et monter au ciel, et toutes ces images allument nécessairement dans son cœur l’amour de la vertu, et apaisent les désirs mauvais.

Bernard parle ailleurs de « la grande et suave blessure d’amour : grande et suai’e i’ulnus ainoris » : on voit si l’Esprit saint avait navré son cœur de cette blessure pour Jésus de Nazareth.

452. — Faut-il rappeler que ce grand mystique fut un prodigieux homme d’action et que, « synthèse de son siècle », « il personnifie tout le système politique et religieux d’une époque… dominée par le pouvoir moral de l’Eglise ^ » ? L’historien libéral auquel j’emprunte ces mots, après un tableau des contrastes qui font de la figure de saint Bernard le plus étonnant des hommes du moyen âge, ajoute : « Qui dit contrastes, ne dit pas incohérence. Une logique secrète, en saint Bernard, concilie tout et les contradictions ne sont qu’apparentes ; logique fondée d’abord sur la foi, une foi absolue qui n’admet aucun tempérament ; puis sur l’idée que Hevnnrd se faisait de l’intérêt supérieur de l’Eglise. C’est là le critérium suprême, le principe auquel il subordonne tous ses actes, auquel il sacrifie, sans pitié, ses propres inclinations, ses affections les plus chères, les intérêts

1. Serm. xLiii, in Cantic., 4. J’emprunte la traduction de ces textes à Si. E. Vac.vndard, Vie de saint Bernard, vol. I, Paris, 1895. p 479 sqq.

2. Achille LvcHAiRE, dans V Histoire de l’ianec d’E. Lnvisse, tome II, vol. il, Paris. 1901, p. "ififi. 1529

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particuliers de ses amis… et jusqu'à la cohésion intrrieure de sa pensée et de sa conduite… Tout s’efface à ses yeii.v defatil le hien général de l’Eglise '. »

453- — CVest également de la vie humaine et terrestre du Christ que jjarlit François d’Assise. Bien différent du grand moine de Clairvaux, il ne fut ni savant, ni théologien, ni même prêtre. Sa courte existence ne lui permit pas d’accomplir personnellement les œuvres immenses d’apostolat qui ont illustré la vie d’un Vincent Ferrier ou d’un Kranvois Xavier, llumlilement soumis aux enseignements, aux rites, aux autorités (le l’Eglise, il n’auihitionna jamais le titre de réformateur ; et cependant les âmes religieuses, unanimement, ont reconnu et saluent en lui un héros incomparalile de l’Esprit. Or c’est par la contemplation du Sauveur et l’elTort persévérant d’une imitation qui put paraître aux superficiels littérale à l’excès, que François s'éleva si haut. Il finit ])ar être à ce point pénétré de l’esprit, de l’amour, des enseignements, des goûts, soutfrances et prédilections de son Maître qu’il apparut aux hommes de sa génération et n’a pas cessé de nous apparaître (c’est le secret de son incomparable ascendant) comme un autre Jésus. Un disciple plus zélé que sage, Bartliélcmj- de Pise, a souligné jusqu'à l’outrance légendaire les conformités de la vie de François avec celle du Christ. Exagérations inutiles : ce n’est guère dans les traits matériels que cette conformité éclate ; elle est ailleurs, etiilus profonde. Doux et humble de cœur, pauvre et joyeux comme les oiseaux du ciel, simple comme un enfant, tressaillant de joie dans l’humiliation et la souffrance, vivant commentaire des liuit Héatitudes, le Povercllo d’Assise pouvait dire qu’il ne vivait plus : le Christ vivait en lui. Les stigmates furentplutôt, en cet f>rdre, effet que cause ; ils consommèrent dans la chair du saint une configuration déjà accomplie en esprit.

454- — Quelles prières, quelle a vive (lamnie d’amour » jaillit de l'àine et des lèvres de François, tous ceux-là le savent qui ont lu quelque Vie moderne de ce grand ami du Christ. Consciemment, continûment, il voulut vivre comme son Maître, avec son Maître, de son Maître. Sa Règle, telle qu’il la conçut, n’est que l’Evangile en action : elle était composée presque exclusivement de versets empruntés à saint Matthieu. Et quand le nombre croissant des Frères, les nécessités d’apostolat, les misères humaines eurent imposé une série d’additions et de précisions, ce sont encore les expressions inspirées qui dominent. Jusque dans l’effusion sublime qui termine la Hegula prima, un œil attentif discerne, sous les images et les appels tendrement passionnés, la lettre évangélique affleurant partout, comme le roc dans une prairie de montagne.

Qui es-tu, mon cher Seigneur et Dieu, et qui suis-je le plus humble des vers 'le terre entre tes serviteurs ?

Mon Seitrneur bien-nimé, combien je voudrai* t’nimer ! Mon Seigneur et mon Dion, je te donne mon cd-ur et mon corps — mais.-ivec quelle joie je voudrais faire davantage, par amour pouf toi, si je savais comment !

Ainsi, jamais François ne sépare le F’ils du Père : au point culminant de sa carrière, sur le mont Alvernia, c’est encore Jésus et Jésus crucifié qui l’introduit dans le « Secret du Roi » et la grande joie divine. Jusqu’au bout cet illustre serviteur de Dieu resta l’adorateur extasié du Maître de Nazareth'-.

1. Id., fbiil, , p. 267. Je souligne.

2. Voiries Kies par L. Le.Ionxieb ou Joli. Joprgf.nsen ; L. RoUHE, Figures Franciscaines, Paris, 19K ! , p. 70-107. Les œuvres authentiques de S. François discernées et traduites par le P. Uh*i.d d’Ai.icxcon, Les Opuscules de S. François d’Assise, Paris, 1905.

455. — Mais ce Maître, François ne va pas le chercher par sa route à lui, guidé par son seul amour, hors des sacrements, doctrines et traditions ecclésiastiques. Il sait qu’on ne trouve Jésus que là, et que « nul n’aura Dieu pour Père, s’il n’a l’Eglise pour mère ' ». A mainte rejirise il proteste donc de sa soumission pleine et parfaite à l’autorité ; il impose cette soumission à ses disciples ; il exalte la nécessité de l’intermédiaire autorisé, consacré, du prêtre catholique, en des termes où l’allusion aux abus du temps met une note vraiment héroïque :

La règle et la vie <lea Frères mineurs est celle-ci, ù savoir d’observer le saint Evangile de Noti-e Seigneur Jésus Christ… Frère François pi-omet obéissain-e et révérenco au Seigneur pa()e llonorius et à ses successeurs canoniquement élus et à l’Eglise lomaine '-. Que nul des Frères ne prêche contre la forme et les règles de la sainte Eglise romaine… Que tous les Frères soient catholiques et qu’ils vivent et pai-lent en catholiques. Si l’un pèclie contre la foi… catholique.. et ne s’amende pas, qu’on le chasse absolument de notre l’r.'iternilé '.

Le Seigneur m’a donné à moi. frère François, la grâcede commencer ainsi à l’aire pénitence… Le Seigneur me donna et me ilonne encore une si grande foi aux prêtres qui vivent selon la forme de la sainte Eglise romaine, à. cause de leur caractère, que, s’ils me persécutaient, c’est ïi eux-mêmes que je veux recourir. Et si j’avais autant de sagesse que Salomon, et si je trouvais des pauvre : prêtres de ce siècle, je ne veux pas pi-écher contre leur volonté dans les paroisses où ils demeurent. Et eux et tous les autres, je veux les craindre, les aimer et les honorer comme nos seigneurs ; ei je ne veux pas considérer en eux le péché, car je discerne en eux le FUs de Dieu ei ils sont mes se’gneurs '.

456. — Dans les temps qui suivirent, Un du moyen âge. Renaissance, Réformation catholique, l’amour des chrétiens pour leur Dieu reçut sa norme et ses formules, et l’expérience religieuse ses expressionsprincipales, d’ouvrages plus élaborés. Le plus lii, le plus iiilluent et de beaucoup le plus touchant est le traité « du Mépris du monde », mieux appelé VlmiIdiion de Jésus-Christ. Œuvre probable du moine rhénan Thomas de Kempen, à peu près contemporain de Jeanne d’Arc, cet admirable livre cherche dans la vie. les vertus, l’esprit de Jésus, une règle de vie intérieure, une essence de perfection. Il y réussit. Visant avant tout les moines, ses confrères, le vieil auteur atteint par surcroît tout ce qui porte uil cœur d’homme. Dans une latinité affranchie du moule classique, encombrée de termes populaires, , suivant un plan très lâche où se succèdent, en gros, les trois étapes de la vie spirituelle : purification, réforme de l'âme, transformation et union (le quatrième livre est tout entier eucharistique), le petit traité contient, avec les plus hautes leçons d’ascétisme et les analyses les plus déliées, des effusions brûlantes. Est-il rien de plus beau que l'éloge de l’amour au livre III" ? Mais, qu’on y prenne garde, c’est l’amour de Jésus qui l’a inspiré, ce « noble amour de Jésus qui pousse au grand et excite sans relâche au désir du parfait ».

Rien de plus doux <|uc l’amour, et lien de pins fort. Kien de plus haut, de |dus large, de plus délicieux, de plus plein ni de meilleur au ciel ou sur terre… — Celui qui aime vole, court, est en liesse ; il est libre et ne connaît pas d’entraves. Il donne le tout pour le tout… Il ignore souvent la mesure, passe les limites, n’estime rien impossible.

1. S. Cyprien, de Unitate Fcctesiae, Pi., IV, col. -lOi.

2. liègle des Frères mineurs, texte de 1223, n" 1 ; Ubai Dij’Alen< : o.n, loc. laud., p. 81.

3. liègle des Frères mineurs, texte de 1210-I22I, n. 17,. 19 ; Id., ' Ibid., p. 63, 66.

4. Testament de saint François ; Id., Ibid.. p. O^i, 95. 1531

JESUS CHKIST

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Ah ! mon Seigneur bien-aimé. chanter le cantique d’amourj vous suivre en haut ! Défaillir en tous louant dans la jubilation de ma tendresse. Vous aimer plus que moi, — ne m’aimer qu’en vous… Liv. III, ch. v, n. 4-G.

457. — Plus didactiques, plus rélléchis, les livres qui ont orienté et formé la piété moderne n’offrent pas d’autre doctrine que celles de l’Imitation : doctrine mise en drame’et réduite en leçons précises dans les Exercices de Saint Ignacb de Loyola (milieu du xvi" siècle) ; doctrine desserrée et rendue plus assimilable, sans détriment de sa force native, dans Y Introduction à la Vie décote de S. François de Sales (vers 1600). Ce sont là les codes de la vie chrétienne depuis trois siècles : tout le reste en sort, s’en sert, s’en inspire, les commente ou, tout au plus, les complète. Or, ici et là, sous des formes dilférentes commandées par leur but particulier, ces méthodes pour aller à Dieu font au Christ Jésus la première place : s’alTectionner à sa personne et se former sur ses exemples est l’alpha et l’ome^n de leur enseignement.

458. — Aux sièclessuivants, nousne trouvonsplus de livres aussi influents, bien que certains, comme les opuscules de piété de saint Alphonse de Liglori, aient atteint peut-être autant d’àmes. Mais ces opuscules ne sont que des reprises, très dévotes et très humaines, du même cantique. On pourrait tout résumer dans la grande parole de Jésus : « Philippe, qui m’a vii, a vu le Père », /o., xiv, g.

459. — Rien de bien nouveau en cela, hormis la méthode et l’accent. Ce qui estnouveau, c’est l’insistance avec laquelle, à ladillérenco de l’auteur der/m(7(i//o « , les nouveaux maîtres (et leurs disciples ou émules) appuient sur l’indispensable nécessité de la soumission à l’Eglise. Au xv= siècle, en dépit des incertitudes et des scandales du Grand Schisme, la chose allait encore sans dire. Jlais l’individualisme pessimiste et passionné du premier réformateur est intervenu. Rejetant tout intermédiaire personnel autorisé entre Dieu et l’âme, ne gardant que deux sacrements, expliqués à sa mode, et la lettre de l’Ecriture, pliable à toutes les fantaisies du sens propre, Ldther a prétendu se faire un christianisme hors de l’Eglise catholique, apostolique et romaine. Depuis, il est vrai, épouvantés par une audace que le novateur lui-même ne percevait pas entièrement, ses disciples et rivaux, au mépris de toute logique, rédigèrent à nouveau des formulaires, se cherchèrent des ancêtres, se constituèrent en « Eglises » séparées. Il fallut plus de deux siècles pour que le principe luthérien |)orlàt tous ses fruits, dans le protestantisme libéral, simple (I collection des formes religieuses de la libre pensée ».

Mais le mal, plus caché, existait dès le début, le mal et l’erreur qui veulent qu’on puisse rester lidi le à l’Epoux en reniant l’Epouse, et chrétien non catholique. Aussi les amis de Jésus, Ignace db Loyola, François de Sales, bien plus tard Ammionsr dk LiGuoRi, mettent au premier plan de leurs conseils l’union à l’Eglise, le sens de la hiérarchie et le souci de l’orthodoxie traditionnelle. Les E.rercices spirituels s’achèvent sur des « Règles pour conformer exactement son sentiment avec celui de notre Mère, la sainte Eglise hiérarchique ». François de Sales et Alphonse deLiguori ne sont pas moins nets. Autant

1. Ceci explique la déception et les erreurs d’interprétation de ceux qui lisent les Exercices et prétendent ensuite en juger. Kn dehors des Rè^lei, que tout connaisseur en psychologie ne peut manquer d’admirer, ces gens ne connaissent l’ceuvre de saint Ignace que ]i » v le dehors, le drame que |jar le M livret » indiquant la suite des scènes et les attitudes principales.

et plus que leurs œuvres écrites, les familles religieuses qui se réclament de leur esprit — et il faut en dire autant des grands Ordres anciens, réformés ou rajeunis : Lénédictins, Fi’anciscains, Dominicains, etc. — témoignent de cette ardente sollicitude.

460. — Finissons sur deux témoins empruntés au xvu’siècle français. Je les choisis à dessein dans deux écoles aussi opposées que possible, et dont la première est aux coulins extrêmes de l’orthodoxie, et souvent au delà.

Ici un homme, un penseur, un savant. Biaise Pascal fut-il. sur la lin de sa courte vie, détaché des opinions particulières et des erreurs du Jansénisme, qu’il avait si àprement défendues et servies ? Des découvertes et travaux récents ont rendu la chose probable, sans l’imposer’. Toujours est-il que le philosophe et l’homme religieux que fut Pascal dut son large ascendant à la religion personnelle de Jésus. En même temps que le plus haut sommet, peut-être, des lettres françaises, les pages consacrées par l’auteur des Pensées à son Maître comptent parmi les plus touchants témoignages qu’on ait rendus au Christ :

La connaissance de Dieu sans celle de sa misère fait l’orgueil. La connaissance de sa misère sans celle de IMeu fait le desespoir. La connaissance de Jésus Christ fait)e milieu, parce que nous y trouvons et Dieu et notre misère.

ious ne connaissons Dieu que par Jésus Christ. Sans ce Médiateur est ôtée toute communication avec Dieu ; par Jésus Christ nous connaissons Dieu.

Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ, mais nous ne nous connaissons nous-mêmes que par Jésus Christ. Nous ne connaissons la vie, la mort que par Jésus Christ. Hors de Jésus Christ, nous ne savons que c’est ni que notre vie, ni que notre mort, ni que Dieu, ni que nous-mêmes’-.

" Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé.

H Je pensais à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi.

t( Laisse-toi conduire à mes règles, vois comme j’ai bien

nduit la Vierge et les saints qui m ont laissé agir en

con

eux

« Le Père aime tout ce que je fais, 
« Je te suis présent par ma parole dans l’Ecriture, par

mon esprit dans l’Eglise et dans les inspirations, par ma puissance dans les prêtres, par ma prière dans les tidèles.

« Les médecins ne te guériront pas, car lu mouri-as à la

fin. Mais c’est moi qui guéris et rends le corps immortel.

« Je te suis plus ami que tel et tel, car j’ai fait pour toi

plus qu’eux, et ils ne soulVriraienl pas ce que j’ai souffert de toi et ne mourraient pas pour toi dans le temps de tes infidélités et cruautés.

t( Si tu connaissais tes péchés, tu perdrais co’ur.

— « Je le perdrai donc, Seigneur, car je crois leur malice sur votre assurance.^

— « Non. car moi. par qui tu l’apprends, t’en veux guérir, et ce que je te dis est un signe que je te veux guérir. A mesure que tu les expieras, tu les connaîtras, et il te sera dit : Vois les péchés qui te sont remis.

— « Seigneur, je vous donne tout 3. »

461. — Vers lemêmetemps, une humble religieuse sans lettres et « toute abîmée en son néant ", marchant dans une voie oi’i elle avait eu des précurseurs, mais singulièrement illuminée de Dieu, résumait l’oeuvre du Christ dans son amour, honoré sous le parlant symbole de son ctfur. La piété des foules, le

1. Voir par exemple Er, Jovy, Pascal inédit, Vitry-le-François. 1908-lillO ; Y. de la Brièke, dans les Etudes du ô décem’oi-e VJl 1.

2. l’cnsces. Ed. L. Brunschvicg major, II, Paris, 1904, n. 527, 547, 548.

3. Ibid., n. 553.

1533

JESUS CHRIST

1534

suffrage des saints, l’autorité de l’Eglise ont confirmé, en la recevant, une dévotion si touchante.

462. — Depuis cette époque, le témoignage rendu par l’Esprit de Dieu dans les ànies n’a pas cessé de se faire entendre. Si l’on cliercliail des voix illustres par lesquelles il s’est exprimé, on n’aurait que l’embarras du clioix, entre les plus pures et les plus disertes. entre celle duCcnii d’.j<set celle de Frédéric OZ.A.NAM, celle de Lacohoaihe, et celle de John Henry Newmas. Mais citer serait iniini.

Comme autrefois, autant que jamais, Jésus est aimé. On vit pour lui, on meurt pour lui. Sa vie et sa passion, son nom et son évangile, sa croix et son cœur sont l’objet de l’attention passionnée, de l’imitation généreuse, souvent héroïque, de milliers et de millions d’hommes. Beaucoup, parmi ces hommes, ne l’ont jamais perdu ; d’autres l’ont reconquis : tous sonti dignes de lui), car ils l’aiment « plus que leur père et leur mère, leurs frères et leurs sœurs, leurs fils et leurs liUes ».

463. — Tout cela est proche de nous et ne requiert pas d’être appuyé par des textes : l’expérience (|Uolidienne y suHit. Ce qui n’est pas moins visible, c’est le développement de l’amour pour l’Eglise et le rôle qu’on lui attribue. Plus que jamais, dans l’anarchie d’opinion engendrée par le pullulement des philosophies du fieri et l’application hâtive des méthodes scientiliques, on sent le besoin d’une autorité certaine et d’une tradition réelle. L’individualisme protestant a porté toute ses fruits. L’exposé fait ci-dessus du problème du Christ et des solutions qu’on lui donne hors de l’Eglise, suffit à montrer ce que la théologie libérale laisse subsisterde certitudes, touchant la personne, la doctrine, la mission de Jésus. A peine plus que le rationalisme le plus corrosif ! Parmi les conllits d’opinions et la poussière des dissections critiques, le fonds même du christianisme tend à se volatiliser ou s’obnubile de telle sorte que le, croyant reste le cœur et les mains vides : « Ils ont pris mon Seigneur et je ne sais où ils l’ont mis I »

L’Eglise seule, forte de l’autorité d’un enseignement assisté et d’une expérience religieuse de vingt siècles, garde le dépôt sacré sans décourager les recherches. Elle ne craint rien de celles-ci ; elle n’a rien perdu de celui-là. On ne trouve vraiment le Chriiit qu’en elle, et le mot pathétique d’Augustin se vérifie clia([ue jour : c’est par la prédication catholique qu’on entre en héritage de l’Evangile et, par lui, de Jésus de Nazareth : ipsi evangelio catholicis prædicantibus credidi.

464. — En tout temps donc, en tout lieu, partout où l’Esprit a soufflé sur les âmes, sur les meilleures, les plus pures, les plus désintéressées, les plus avides de jjerfection ou de sacrifice, loin d’opposer Jésus à son Père, loin de voir dans le titre de Fils unique de Dieu une usurpation ; dans le culte rendu au Christ incarné un obstacle ou une diversion au culte dû à Dieu ; dans son amour de prédilection et d’adoration une déviation de ce qui doit être réservé au Seigneur seul, l’Esprit saint a témoigné en faveur de Jésus de Nazareth.

Il a révélé en lui la vérité qui, dans l’ordre religieux et moral, délivre. Vérité à ce point centrale que partout où elle subit une éclipse, c’est la notion même de la Divinité qui s’alTaiblit, s’obscurcit ou se morcelle.

Dans l’exemple laissé par Jésus, l’Esprit a indiqué la voie, hors de laquelle ni l’audace du chercheur ne trouve d’issue vers les cimes du bien parfait, ni la marche solide et régulière du soldat une route droite vers le but. A-t-on essayé de changer cette

direction, on a rétrogradé vers les bas-fonds, Aers les terres maudites des discordes fratricides, vers le désert de l’égoïsme ou les hauteurs irrespirables de l’orgueil individualiste et stérile.

L’Esprit enfin a fait trouver, dans la dilection nourrie par la lecture de son Evangile, par la contemplation de ses mystères, par l’etlicace de sa présence sacramentelle, par- l’exemple et l’action de ses serviteurs, la vie. La vie, dont a besoin celui qui ne veut pas vivre seulement de pain ; la vie de pensée et d’amour qui donne à la destinée un prix infini ; la vie qui se communique d’àme à âme, comme un flambeau sacre prête sa flamme à d’autres flambeaux.

465. — Mais(etcette constatation, moinsaperçue, n’est pas moins frappante pour le penseur) l’Esprit Sciint, en fomentant dans ces cœurs d’hommes ces convictions et ces sentiments, n’a pas émancipé ceux qu’il éclairait : il les a rendus libres sans les faire indépendants. Illeura inspiré Tamoiu- des liens fraternels qui unissent tous les amis de Jésus en une immense famille ; l’estime d’une autorité qui n’exige la soumission que pour assurer la conservation et la transmission certaine des biens éternels acquis par le Christ. Nul ne peut plus dissimuler, par contre, la faillite, sur le terrain chrétien, des fauteurs d’individualisme et de leurs disciples.

CONCLI’SION

466. — Pour résumer cet article, nous rappellerons que dansun temps et un paysqui nous sont bien connus, fils d’un peuple dont nous pouvons retracer avec assurance les idées et préoccupations principales, parut, il y a près de deux millénaires, un homme, né de Marie et (comme on le croyait) d’un charpentier de Nazareth, Joseph. Reprenant les traces d’un prophète très influent, dont le témoignage fut le plus éclatant de ceux qu’il recueillit alors, Jésus de Nazareth commença de prêcher vers sa trentième année. Sans revendiquer d’abord explicitement et devant tous les prérogatives de l’envoyé divin, du Messie attendu en Israël, le nouveau prophète s’imposa pourtant dès le début par l’autorité de sa parole et la puissance surhumaine de ses œuvres. Puis, quand il eut purifié la conception du Royaume de Dieu des vues intéressées qui avaient prévalu en Israël, quand il eut mis dans leur jour les conditions de religion sincère et de sainteté morale indispensables pour y entrer. Jésus encouragea plus explicitement ses disciples dans la foi qu’ils avaient conçue en lui. Il noiu-rit cette foi par des déclarations, des actes, des revendications qui, tout en comblant les attentes messianiques, les dépassaient : le Il Fils de l’homme » s’affirma, en un sens unique et incommunicable. Fils de Dieu. Sur la fin de sa brève carrière, interrogé puliliquement, au nom du Seigneur, par le grand prêtre de sa nation, Jésus soutint son dire et y mit sa vie.

Rien en lui d’ailleurs qui trahisse une exaltation malsaine ou une ambition égoïste. Jusque dans le sublime il reste maître de sa parole, simple, parfaitement équilibré. Sa limpidité d’àme est sans exemple, son innocence ou, pour mieux dire, sa sainteté s’impose aux plus prévenus. Ses actes et ses paroles se soutiennent et se répondent : une vertu divine émane de lui, une sagesse divine est sur ses lèvres. Il guérit, il console, il révèle : nul homme n’a parlé comme cet homme, mais nul aussi n’a vécu comme lui. H donne des signes de sa mission : non les prestiges qu’on escomptait, mais des miracles dignes de son Père et dignes de lui, persuasifs et non accablants. II prophétise, et la réalisation de ce qu’il a 1535

JESUS CHRIST

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prédit est, pour une large part, sous nos yeux. De tout cela on ne peut douter qu’après avoir mutilé, selon les exigences d’une philosophie prévenue et courte, des documents qu’une analyse attentive et des attestations certaines nous montrent comme très dignes de foi.

467. — IVlourant, Jésus fait appel à son Père, et n’en est pas abandonné. Il ressuscite, se montre vivant à beaucoup de ses disciples, dans des circonstances qui échappent sûrement à toute illusion sans exclure tout mystère. Pierre, Jean, Jacques, Paul et leurs frères d’apostolat n’hésitent pas à proclamer vivant et prince delà vie, seigneur et Dieu, un hommeavec lequel la plupart ont vécu, un homme mort sur une croix. Leur foi est contagieuse et l’Esprit saint la confirme en bien des manières, mais d’abord en inspirant pour Jésus, aux meilleurs, aux plus religieux des hommes, la même flamme d’amour et d’adoration.

Cette grande nuée de témoins, venue des quatre vents, contient des esprits de toute sorte : des savants et des simples, des rudes et des ralTinés. Tous confessent que Jésus leur a révélé le Père ; tous voient en lui leur Sauveur et leur Dieu.

Ceux qui estiment qu’en effet notre destinée n’est pas livrée à des forces de hasard ou à des puissances d’illusion, mais guidée au bien par une Force spirituelle et bienfaisante — ceux qui croient en une Providence divine — peuvent ainsi constater que le témoignage de l’Esprit confirme et achève le témoignage de l’histoire et celui de la sagesse. Toutes ces belles lumières convergent sur la face de Jésus de Nazareth.

438. — Après cela, il reste à chacun de s’interroger. Tout au plus redirons-nous en Unissant, à ceux qui n’auraient pas encore le bien de croire en Jésus, les paroles du Maître : « Que celui qui a des yeux », mais des yeux dessillés, purs d’orgueil et de concupiscence, (( voie. Que celui qui a des oreilles n ouvertes aux inspirations d’en-haut, « entende. Et bienheureux qui ne trouvera pas en moi une pierre de scandale ! » — Les autres répéteront, avec une conviction peut-cire mieux éclairée, le mot décisif qui répond dans toute la mesure d’un retour humain, à l’incompréhensible amour du Père et du Fils : « Mon Seigneur et mon Dieu I »

niULlOQUAPHIK r.KNlinALB

469. — On peut distinguer, en dehors des monographies sur la mission de Jésus, citées après le chajiitre II (Supra, n. 217-221), deux séries d’ouvrages : les (1 mémoires » ou articles d’ensemble consacrés à Jésus Christ, et les Vies proprement diles.

Tous les grands Dictionnaires de sciences religieuses, en particulier scripturaires, contiennent <les mémoires du premier genre. On peut signaler, parmi les travaux r.ATHOLinUKs, dans le Wic//f’n-Hrt /re c/e /rt /i(7 ; /e, ed. F. Vigouroux, III, Paris, igoS, col. 1422-1517, Jésus Christ, par II. Lesrtre ; dans le Kirclienlet il.on-, éd. Kaulen. YI, Kribourgen H.. 1881), p. I /12/4- 1 156a. Je.sHS, par Paul Schanz ; dans le Kirchliches IlunJle.rikon, éd. Buchberger, II, Munich, 1907, col. 57-61, Jésus, par W. Koch ; dans l’he cathnlic Encyclopedia, éd. G. G. Herberniann, etc., VIII, New York, igio, p. S^^-SSS. Jésus Christ, par A. J. Maas.

Angucan.s : Le principal article est celui de V. Sanday, dans le Diclwnary <if the llMe, éd. J. Haslings, II, Edinburgli, 1899, Jésus Christ,

p. 603-653 ; et les deux volumes du Diciionary of the Christ and Gospels, éd. J.IIastings, Edinburgh, 1908, où chaque aspect du sujet est traité à part.

Protestants co.nservateuhs : Dans la Kealencyklopædie fur prol. Théologie’-^, éd. A. Hauck, IX, Leipzig, 1901, p. 1-4 3, Jésus Christ us, iarO.Zoeckler ; et XXlIl(Ergænzungsband I) Leipzig, 1913, p. 67 V 68/i, Jésus Christus, par Ilans Yindish.

Protestants libéraux et rationalistes : Dans V Encyclopédie des sciences religieuses, éd. E. Lichtenberger, Paris, 1880, Jésus Christ, par Auguste Sabatier ; dans’Encyclopedia Biblica, ed. T. K. Cheyne, II, London, 1901, col. 2435-2^54, Jésus, par A. B. Bruce [moins radical que l’ensemble de la collection] ; Die Religion in Geschichte und Gegenwarl, éd. F. N. Schiele etc., III, Tiibingen, 1913, Jésus Christus, col. 343-433, par W. HeitmiiUer et O. Baumgarten.

470. — Pour les IVes proprement dites (le premier ouvrage à porter ce titre semble avoir été la dévote Vila Christi, de Ludolphe le Chartreux, éditée en 1474 à Strasbourg. Noter aussi une Histoire du Christ, écrite en langue persane, pour le souverain Mogol Akbar, vers 1600, par le jésuite Jérôme Xavier, petit cousin du saint. L’ouvrage, rapporté des Indes par un marchand, fut traduit en latin et publié à Leyde en lOSg, par le protestant L. de Dieu, dont les gloses tirent mettre le livre à l’index en 1661. L’original contient, à côté des récits évangéliques, force traits empruntés aux apocryphes) — on peut mentionner, d’auteurs Catiioliijues :

En France : L’Histoire de la Vie de J, C, par le P. de Ligny, S. J., Paris, 1830 ; les Vies de .V. S. J. C, inspirées par le désir de répomlre à la Vie de Jésus, de Renan : les principales sont celles de Louis Ycuillot, Paris, 1864 (surtout dévote) ; de Henri ^Yallon, Paris, 1 865 et Pau vert, Paris, 18O7 : toutes deux ont du mérite ; de Mgr Dupanloup. Paris, 1870 (simple résumé des évangiles). — A partir de 1880, les ^’ies se multiplient. Les deux premières parues, celles de l’abbé Constant Fouard. la Vie de -Y. S. /. C, 2 vol. Paris, 1880. et de l’abbé, plus tard Mgr. E. Le Camus, f.a Vie de N. S. I. C, 3 vol.. Paris, 1883, sont restées jus(]u’ici les plus remarquables. Elles ont été sqinvent rééditées, traduites, la première en anglais, la seconde en allemand, en anglais, en italien, en espagnol. Fouard est plus net, plus judicieux, plus sobre ; Le Camus plus riche et plus suggestif. Ce sont là des ouvrages solides, fondés sur une étude personnelle des textes.

On peut citer encore, à divers titres, les Vies dues : au P. Didon, Jésus Christ, Paris, 1891 (éloquente et contenant d’heureux traits), à IL Lesêtre, .V. S. J. C. dans son saint Et’iingile, Paris, 1892 (sans appareil d’érudition, mais faite par un érudit ) ; Frettc, Paris, 1892 ; Th. Pègues, Jésus Christ dans l’Efuii^ile, Paris, 1898 ; G. Bertlie, Jésus Christ. Paris, 1908 (éloquente vulgarisation). Les « Leçons d’écriture sainte » de Ilip. Leroy, Jésus Christ, Paris, 1890-1914. forment un commentaire homilétique, fondé sur une réelle érudition, de la vie du Sauveur.

La lutte confie le modernisme a donné lieu plutôt à des monographies sur la mission, la divinité ou quelques aspects de la carrière de Jésus qu’à des Vies proprement dites. On a cité, au cours de cef article, les principales parmi ces monographies,

dues à M. Lcpin, E. Mangenot, E. Jacquier, L.-Cl. Fillion, A. Durand, etc.

Très importants sont les travaux scientifiques écrits sans intention polémique directe, tels que Les Origines du dogme de la Trinité, do.1. Lehrclon ; La Théologie de saint Paul, fle Ferdinand Prat ; Le Messianisme chez les Juifs et L’Evangile selon saint Marc, du P. M.-J. Lagrange, etc.

lions DE FnANCE : J. N. Sepp, Das Leben Christi, Ratisbonne, iS/|3, traduite en plusieurs langues et souvent rééditée ; P. Scliegg, J’iechs B’iclicr des ieli’yns Jesu, Freiburg i. lî., 1873 ; J. Grinim (et 3. Zalin) Das Leben / « sh 2, Ratisbonne, 18901899 (énorniecompilation en sept volumes) ; M.Mescliler, Das Leben uns. Ilerrn J. C., Fribourg e. ! >.. 1902 (dévote) ; P. Dauscb, Das Leben Jcsu, Miinstcr, 1911.

Plus importantes à notre but sont les parties concernant Jésus Christ dans les ouvrages apologétiques de Paul Sclianz, Apologie des Christentums’vol. III, Fribourg e. H., 1908 ; de G. Esser et J. Mausbacli, Heligion, Christentuni, Kirche, II, Kempten, 1912 ; de Schuster et Holzammer, llandbuch der biblischen Geschichte [éd. J. Scliæfer ], II, Freiburg i. B., 1910.

Il favit rappeler aussi les monographies diversement considérables citées plus haut, en particulier celles de Fr. Tillmann, Hil. Felder. Anton Seitz, K. Braig, Léopold Fonck, Max Meinertz, H. Scliuniaclier, etc.

En langue anglaise, H. Coleridge, The Life of our Life. London, 1869 sqq. (compilation considérable, surtout dévote) ; A. J. Maas, The Life of Christ, Saint-Louis, 1891. — Importants articles de John Rickaby, dans le Montli, oct. 1893 à mai .89/, .

En langue italienne, A. Capecelatro, La Vita di Gesù Crislo, Rome, 1868 (souvent rééditée) ; Vilo Fornari, Délia vita di Gesù Cristo, Roma, 1901 ; Bellino, Gesù Crislo, Turin, igii ; Fiori, Jl Cristo délia Sloriae délie Scritlure, Rome, 1905.

En langue espagnole, outre les ouvrages apologétiques de Lino Murillo, Jesucristo y la Iglesia liomana, Madrid, 1899 ; 5. Juan, Barcelone, 1908 : R.Vilarino, T’iV/n de.V..S". Jesu Cns^o.Bilbao.igia ; Florentine Ogara, La Divinidad de iWS.Jesucrislo, Madrid, igi i.

Parmi les ouvrages Anglicans, très nombreux, le plus utile semble être, avec et après les Outlines of the Life of Christ’-, de W. Sanday, Edinburgh, 1909, le livre touffu, mais riche. d’Alfred Ederslieim, The Life and Times of Jésus the Messiah, London, 1883 (très souvent réédité). F. V. Farrar, Life of Christ, London, 187^, très lu également, est beaucoup plus libéral et moins solidement értidit.

Les travaux de détail sont innombrables ; les principaux ont clé cités plus haut n’ai 4 Protestants coNSBnvATEcns : les Fies les plus connues sont celles de Will. Beyschlag, Leben Jesu, Halle, 1885elde Bernhard Weiss.fliis Leben Jesu, Stuttgart et Berlin, 1882, toutes deux rééditées et traduitesen diverses langues. Lapins récente est celle de t*. W. Schmidt, en 2 parties : Die Geschichte Jcsu erzæhlf, Tahingen, 1899 ; Die G. J. erlæulerl, Tiibingen, igo.’i.

On peut rapprocher de ces Vies, Jésus Christ, sa vie et son temps, de Ed. Stapfer, Paris, 3 vol. 18941898.

Le dernier essai fait chez les PaoTBSTANTS libk-R. vfx semble être, en Allemagne, celui de Oskar

Tome II

HolUmcinn, Leben Jesu, Tiibingen, 190 1. Depuis, renonçant à écrire une fie complète, les critiques libéraux se bornent à des exposcs plus ou moins fragmentaires. Les principaux ont été cités dans la Bibliographie qui termine le ch. II du présent article : supra, n. ai y-221.

Léonce de Ghand.maison.