Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Humilité

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 2 – de « Fin justifie les moyens » à « Loi divine »p. 266-270).

HUMILITÉ. — L’humilité chrétienne n’a pas été connue des philosophes et ne peut être appréciée des incroyants ; nous verrons pourquoi en disant ce qu’elle est. Aussi n’est-ce point pour eux que nous écrivons cet article apologétique, mais pour les croyants qui, sans oser condamner l’humilité, trouvent qu’on accorde à cette vertu passive une place trop prépondérante dans l’enseignement de la morale chrétienne. A les entendre, on risque, en prêchant trop l’humilité et ses désirs d’effacement, de former des chrétiens inaptes aux luttes de la vie moderne. Il faut avant tout donner aux fidèles, avec la conscience de leur dignité, un souci plus ardent de défendre leurs droits et de mettre leurs énergies en valeur, tant à leur profit personnel qu’au bénéfice des’sociétés temporelles et de la société spirituelle dont ils sont membres.

En réponse à cette critique moderne de l’humilité, nous verrons comment l’humilité bien entendue, telle que l’Eglise et l’Ecriture la recommandent, telle que la théologie la conçoit, favorise j)lus qu’elle ne comprime le développement normal de notre activité et

répond aux exigences delà vie contemporaine. Voici les divers paragraphes que cette réponse comporte :
I. Doctrine actuelle de l’Eglise.
II. L’humilité dans l’Ancien Testament.
III. L’humilité dans le Nouveau Testament. —
IV. Concept théologique de l’humilité.
V. L’humilité et la magnanimité.
VI. L’humilité et la vie moderne.

I. Doctrine actuelle de l’Eglise.

Nous en empruntons la formule à la Bulle donnée par Léon XIII pour la canonisation de saint Benoit Labre, 15 décembre 1 881 : « Il faut donner la première place aux vertus par lesquelles nous sommes directement conduits à Dieu, comme l’explique le divin Thomas (lia Ilæ q. 161, art. 5, ad 4""). mais pour que ces vertus (théologales) puissent entrer dans les esprits des mortels, y rester et y croître avec leur fruit de salut éternel, il faut, pour ainsi dire, d’ouvrir des portes par où elles puissent pénétrer, y poser des fondements sur lesquels elles puissent tenir. Or les Saintes Lettres, aussi bien que l’enseignement unanime des Pères, nous apprennent que cette porte, ce fondement des vertus principales, c’est l’humilité, dont saint Augustin dit à bon droit(Se ; mon lxix, P. L., t. XXXVIII, col. 440’Penses-tu construire un grand édifice de sublimité, pense d’abord au fondement de l’humilité. »

Voici maintenant en quels termes le même Pontife, après avoir si nettement aflirmé l’excellence de l’humilité, l’a défendue contre les insinuations des fauteurs de l américanisme : « Ils partagent comme en deux genres, en vertus passives et en vertus actives, toutes les vertus chrétiennes et ils ajoutent que les premières convenaient mieux aux siècles écoulés, tandis que les secondes sont plus en rapport avec le temps présent. Que penser de cette division des vertus ? La réponse est obvie : de vertu qui soit véritablement /) « ss, ie. il n’en est pas et n’en peut être. Le mot vertu, dit saint Thomas (I » Ila « , q. 55, art. i), désigne une certaine perfection de la faculté (d’agir) ; mais la fin de la faculté, c’est l’acte, et l’acte de vertu n est jamais autre chose qu’un bon usage du libre arbitre, aidé assurément de la grâce de Dieu, si l’acte de vertu est surnaturel.

"Quant à dire que, parmi les vertus chrétiennes, il en est qui sont accommodées à certains temps et d’autres à d’autres temps, celui-là seul y consentira qui ne se souviendra plus des paroles de l’Apôtre : Ceux qui ont été l’objet de su prescience, il les a aussi prédestinés à devenir conformes à l’image de sonFils (Rom., vni.ag). Le Christ est maître et modèle de toute sainteté ; c’est à cette règle que doivent être nécessairement adaptés tous ceux qui ambitionnent de prendre place parmi les bienheureux. Or le Christ ne change pas au cours des âges, il est toujours le même, hier, aujourd’hui et pour les siecles (Hebr, xiii, 8). C’est donc aux hommes de tous les temps que s’adresse cette leçon : Venez à mon école, car je suis doux et humble de coeur (Matth., xi, 29). Il n’est aucun temps où le Christ ne se montre à nous fait obéis- 1 sant jusqu’à la mort (Philip., ii, 8), et c’est pour tous les siècles que vaut la parole de l’Apôtre : Ceux qui sont du Christ ont crucifié leur chair avec ses vices et ses concupiscences (Cal., v, 24).

" Plût à Dieu qu’il y eût davantage de fidèles à cultiver ces vertus comme les hommes les plus saints du temps passé, qui, par leur humilité d’esprit, leur obéissance et leur abstinence, furent puissants en œuvre et en parole, pour le plus grand profit, non seulement de la religion, mais dubien juiblic et de la société civile. » (Encyclique Testem benevolenliæ nostrae, 22 janvier 1899.) Cet enseignement n’est que l’écho fidèle des leçons delà Sainte Ecriture. 521

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II. li’hamilité dans l’Ancien Testament- — L’humilité est si nécessaire à tout ilévelopiieiuent de vie surnaturelle que Dieu n’a pas attendu la révélation du Nouveau Testament pour la prêclier aux bommcs :

Dans la mesure où tues grand, humilie-toi loi-même Et devant le Seigneur tu trouveras grâce. Car grande est la puissance du Seigneur, Et c’est par les humbles qu’elle est glorifiée.

Ainsi parle le fils de Sirach, Eccii., ni, 20. 21, et ce n’était point là doctrine nouvelle ; il y avait longtemps qu’elle était consignée dans les vieux Proverbes :

Dieu résiste aux superbes,

Mais il donne grâce aux humbles, iii, 3’i (texte des LXX).

L’orgueil abaisse l’homme.

Mais aux humbles d’esprit, le Seigneur fait un appui de gloire (xxix, 28).

Avant l’écrasement, l orgueil.

Et avant la ruine, l’exaltation de l’esprit.

JUieux vaut être humble d’esprit avec les affligés.

Que partager les dépouilles avec les orgueilleux XVI, 18 et 19).

Non seulement Dieu enseigne l’ininiilité aux Juifs, mais on pourrait dire qu’il la leur impose. L’homme à qui tout réussit est fortement tenté de se confier en lui-même et de s’enfermer dans une orgueilleuse suflisance, rien ne dispose comme le malheur à l’huniilité et au recoui’s à Dieu. Cette leçon du malheur n’a pas été ménagée aux justes de l’Ancien Testament ; et, pour qu’ils en prolitent, les psalraistes et les prophètes n’ont cessé de répéter que c’était à la douceur patiente deshumblesdans l’altliction qu’était promis le salut de Dieu. Bien plus, c’était un pauvre et un humble de eœur qui devait apporter ce salut. La prophétie isaïenne du Serviteur de Jahvé, xlii-Lii, et l’oracle de Zæharie, ix, 9 annonçaient assez clairement l’humble caractère du Messie, pour qu’à la prédication des apôtres, le croyant juif put reconnaître son Sauveur en Jésus fils de Dieu incarné et crucifié, et comprendre la mystérieuseparole du psalmisle : Ton humilité. Seigneur, m’a grandi (xvii, 36, (texte hébreu), cf. II Samuel, ils., 36).

III. L’humilité dans le Nouveau Testament.

— L’Incarnation est vraiment l’humilité de Dieu, venant nous chercher dans la bassesse de notre orgueil pour nous élever jusqu’à lui. Ce n’est pas que la nature divine ait été en rien abaissée ; mais la personne du Verbe, en s’unissant une nature humaine dont elle a fait siens tous les actes, nous adonné, dans la vie de Jésus, une si éclatante leçon d’humilité qu’il nous est désormais impossible de la méconnaître. Ecoutons saint Paul la rappeler à ses Philippiens, II, 2 à 11 : Mettez donc le comble à ma joie en sorte que vous ayez un même sentiment, le même amour, une même âme, une seule et même pensée, pas d’esprit de dispute, point de vaine gloire, mais une humilité dans laquelle vous vous donnez les uns aux autres une estime de préférence, personne ne cherchant ses propres intérêts, mais chacun ayant souci de l’intérêt d’autrui. Ayez ainsi en vous-mêmes les sentiments du Christ Jésus. Subsistant en la forme de Dieu, il n’a pas pensé que le rang d’égal à Dieu fut un bien à garder jalousement : mais il s est lui-même dépouillé j en prenant une forme d’esclave, en devenant semi blable aux hommes ; et, grâce à l’apparence extérieure, ayant été pris pour un homme ordinaire, il s’est humilié lui-même, s’étant fait obéissant jusqu’à la mort et à la mort de la croix. C’est pourquoi Dieu

la exalté et l’a gratifié du nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’aunom de Jésus, tout genou fléchisse an ciel, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue confesse que Seigneur est Jésus-Christ, à la gloire de Dieu le Père.

Xousreviendronsplusloin sur l’acte caractéristique de l’humilité du Christ, telle qu’elle nous est dépeinte en ces paroles de saint Paul ; il nous faut auparavant signaler encore les pressantes recommandations que Jésus a jointes au grand exemple qu’il nous a donné. S’il n’a point dit : « Apprenez de moi ([ue je suis doux et humble de cœur » mais : Venez à mon école, car je suis doux ethumhle de cœur (Mattli., XI, 29), on aurait tort d’en conclure que saint Augustin, en appuyant de son commentaire une traduction fautive du Discite a me quia mitis suni, s’est mépris sur l’importance que le Maître attachait à l’humilité. Non seulement Jésus se présente à ses disciples comme un maître doux et humble, mais il exige qu’on l’imite sous peine d’exclusion du royaume des cieux. On n’entre dans ce royaume qu’en se faisant tout petit {Matth., XVIII, I, sq.). C’est aux petits qu’est faite la révélation chrétienne refusée à la sagesse orgueilleuse (Matth., XI, 25). C’est folie pour des disciples du Christ de disputer au sujet de leur dignité ; celui-là est le plus grand qui se fait le plus petit et le serviteur de tous (.Uorc, ix, 32, 34), car celui quis’eialte sera humilié et celui qui s’humilie sera exalté (Luc, XIV, il) parle Dieu qui a toujours exalté les humbles (l.uc, I, 52). et vis-à-vis duquel nous ne sommes tous que des serviteurs inutiles (Luc, xvii, 10). Surtout, pas de mépris pour nos frères pécheurs : ce mépris a sulli pour rendre odieuse au Seigneur l’action de grâces du pharisien (Luc, xviii, g, sq.) ; pas d’arrogante fierté chez ceux qui ont des charges dans l’Eglise, ces charges sont des services, une participation à l’humble dévouement de Jésus, qui n’est point venu pour être servi mais pour servir (Marc.x, 41, sq.). C’est pour donner à cette leçon le caractère s.icré d’un testament que Jésus, la veille de sa mort, a lavé les pieds de ses disciples et leur a dit : Je vous ai donné l’exemple, pour que vous fassiez comme je vous ai fait â vous-mêmes (Jean, xiii, 15). Nous ne devons pas être surpris, après cela, que saint Pierre (1 Ep., V, 5 sq.) et saint Jacques (iv, 6, 10) aient rappelé, aussi bien que saint Paul et les évangélistes, la nécessité de l’humilité.

Commentant cet enseignement du Christ et de ses apôtres, les anciens Pères ont tous insisté sur le rôle capital de l’humilité dans la vie chrétienne. Puisqu’on ne le conteste pas, nous ne les citerons point longuement et nous signalerons simplement, dans la bibliographie, les développements les plus intéres sants que les Pères aient écrits sur l’humilité. C’est à ces développements et en particulier à ceux de saint Augustin, docteur de la grâce et de l’humilité, que saint Thomas a emprunté la doctrine que nous allons essayer d’exposer.

IV. Le concept théologique de l’humilité. — L’humilité est l’amour de l’abaissement du moi séparé devant Dieu et tout ce qui est de Dieu. L’orgueil est l’amour de l’exaltation de ce même moi, sans souci du respect dû â Dieu et à tout ce qui est de Dieu.

Mais qu’est-ce que le moi séparé ? Le moi séparé n’est pas chose identique au moi complet, principe créé et terme d’attribution des passions et actions dont la succession constitue la vie de l’individu, un élément de la vie mondiale. Dès que nous prenons conscience de notre individualité morale et de l’autonomie relative qui nous fait libres, maîtres d’un certain nombre des actes qui orientent notre devenir.

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non seulement nous nous sentons distincls du monde et de Dieu, ce qui est absolue vérité, mais, dans la prédominance originelle de cette conscience du moi, antérieure dans la succession de nos connaissances à celle que nous prenons de Dieu, nous sommes fortement inclinés à nous considérer et à nous aimer comme séparés et indépendants de Dieu. Celte idée est beaucoup plus fausse que vraie, et l’inclination instinctive qui s’y rattache est la racine mauvaise de l’orgueil, le poison qui vicie dès le premier instant l’amour légitime et bienfaisant que nous devons avoir pour nous-mêmes.

Nous avons dit que l’idée d’un moi séparé n’était pas complètement fausse, simple fiction. C’est qu’en effet il y a, dans notre essence de créature, un élément liiiiitatif qui reste l’ineffaçable cachet, l’aljsolue propriété de tout ce qui est créé, la source et le principe de tout ce que nous avons de défauts et par conséquent de péchés. Le non-être ne vient pas de l’être. Le mal moral qui, en tant que mal, est exclusivement privation de connaissance et d’amour dans l’être capable de connaître et d’aimer, a pour principe premier cette limite de la créature se dérobant à l’influx vivifiant de la cause première. Notre néant n’est pas de Dieu ; nos vices et nos péchés ne sont pas de Dieu. C’est comme cause dé/ectiie de ces péchés, que notre moi s’affirme moi séparé de Dieu. Cette propriété de l’impuissance et du mal moral est la seule que nous puissions revendiquer en toute indépendance ; elle est le constitutif du moi séparé : elle est en tout homme id quod suiim est, comme dit saint Thomas, II » II »’, q. 161, art. 3.

L’orgueilleux ne veut pas en convenir. A son moi séparé il attribue ce qui n’appartient qxi’au moi vivant en Dieu et de Dieu. Si embarrassé qu’il soit de répondre à la question de saint Paul : quid liahes quod non accepisli ? il se traite et veut être traité comme cause première et par conséquent finale de toute son activité, même de ce qui lui reste d’activité surnaturelle. Non seulement il n’a pas toujours la pensée actuelle qu’il tient tout son bien de Dieu, ce qui n’est pas obligatoire, mais il dit : C’est moi. avec un accent et un sentiment de complaisance qui taisent, excluent implicitement ou même lui font nier explicitement sa condition dépendante de cause créée.

C’est moi qui suis le principe indépendant de ma pensée, à moi seul de lui donner des lois ; je ne crois que ce que je comprends ; le monde-objet n’a de vérité qu’en fonction du moi-sujet ; pas de vérité supérieure m’imposant une révélation qui humilie ma raison. Cette raison personnelle, l’orgueilleux l’aime plus que la vérité, car il préfère l’originalité singulière de ses conceptions à la vérité d’une pensée commune, et s’il lui arrive de découvrir la moindre parcelle de vérité nouvelle, il est plus heureux de l’avoir découverte que de la posséder. Comme il dit : « ma pensée », il dit avec le même accent : « ma santé, ma naissance, mon habit, ma richesse, mes vertus, mon action », et n’est content que dans la mesure où on le salue comme principe premier de ce qu’il a et de ce qu’il n’a pas, de ce qu’il fait et de ce qu’il ne fait pas.

Il est fin dernière, et souveraine bonté, comme il est principe. Les autres bontés ne sont rien à côté de la sienne. Sa satisfaction personnelle, voilà la loi suprême du monde qu’il rêve. Le monde où il vit est bon dans la mesure où il en est satisfait ; les hommes sont lions dans la mesure où ils le servent. Le bien, c’est ce qui lui plail ; le mal, c’est tout ce qui s’oppose à ses incdinations. Si l’obstacle est la loi de Dieu, il n’en a cure et s’alTrancliit de ses préceptes ; si ce sont les volontés des hommes, il faut qu’il les réduise oti les brise. S’il doit pour cela daller, tromper, trahir, il llatle, trompe et trahit ; s’il doit broyer et tuer les

petits, il broie et tue sans pitié. Le succès, son succès, le succès de son moi justifie tout : vive le surhomme.’Mais s’il est vaincu dans la bitte, prisonnier de son impuissance, écrasé par la force orgueilleuse et brutale des autres, il ronge son frein en maudissant et en vouant au monde une haine qui va jusqu’à souhaiter son anéantissement : « Périsse le monde puisqu’il ne me sert pas, plutôt le néant qu’un monde où je n’ai qu’une place diminuée. »

Tous ces excès sonl la conséquence logique de cette racine d’orgueil, latente en tout cœur humain, qu’esti l’amour instinctif du moi séparé : mais la lutte entre ! les instincts bons et mauvais, qui se disputent notre’cœur, empêche que la logique du mal ou celle du bien gouverne intégralement notre vie. Le pharisien rend grâces à Dieu du bien qu’il en a reçu, et en cela il fait acte d’humilité ; mais en même temps il méprise tout ce qui n’est pas lui, se servant du bien reçu de Dieu pour s’exalter au-dessus des autres, sans souci des dons que Dieu leur a faits ou peut leur faire à eux aussi, et c’est là insulter Dieu dans ses créatures. Il y a dans la vie de chacun de nous d’analogTies contradictions. Nous ne pouvons même que difficilement éviter toute plaie d’orgueil. Il nous est facile de repousser la folie de l’orgueil explicitement avoué et bien consenti, et c’est ce qui ajoute à la gravité de cette folie ; mais, avant de s’épanouir ainsi, l’orgueil s’infiltre secrètement dans nombre de nos sentiments et de nos pensées ; il est dans tous nos péchés, et, si nous n’y prenons garde, il gâtera toutes nos bonnes actions et finira peut-être par en transformer quelqiies-unes en actes mauvais. C’est ce péril, si instamment dénoncé par Nûtre-Seigneur, que le croyant s’efforce de combattre par l’humilité.

L’humble, lui aussi, dit : c’est moi : mais il le dit avec la conscience du besoin qu’a le moi complet de rester sous la dépendance de Dieu, avec le sentiment de défiance et de haine qu’on doit au moi séparé, au moi néant et principe de tous les défauts et péchés du moi complet, aimable et aimé dans une individualité qui vit de son union et de sa soumission au Dieu dont elle est distincte.

C’est moi qui me trompe, et ne peux que me tromper dans la mesure où je m’isole de Dieu, car de moi-même je suis téni’bres, c’est vous. Seigneur, qui clcs la lumière, l’unique lumière qui illumine tout homme i’enant en ce monde, car ma raison n’est lumineuse, même dans l’ordre naturel, qu’autant qu’elle participe à l’activité de la vérité qui l’a créée et la soutient. Dès lors, pourquoi craindrais-je la révélation de vos mystères ? La foi, en me confiant plus complètement à vous, est sûreté pour ma pauvre intelligence, sûreté d’autant plus aimée qu’elle me fait sentir plus vivement l’impuissance de ma petite pensée et la souveraine plénitude de la vérité substantielle que vous êtes. Ce sentiment m’est très utile et très doux ; très utile, car la défiance qu’il m’inspire me garde des écarts d’une pensée qui, sans cela, aimerait à s’isoler ; très doux, car il me rappelle que les joies de la connaissance en ce monde ne sont rien en com|iaraison de celles que me réserve, au ciel, la vision de l’infinie vérité. Si donc il m’arrive d’être contredit, j’en serai plus content qie peiné ; toujours prêt à reviser mes jugements, à les suspendre en cas de doute ; heureux d’avoir à reconnaître mon erreur et d’incliner ma pensée devant la véiité que d’autres m’aurontmanifestéc ; modeste, si mon avis triomphe ; soucieux de ne pas estomper l’éclat de la vérité, de ne pas en gêner le rayonnement en la couvrant de l’ombre disgracieuse de ma personnalité ; aimant le vrai plus que moi-même, car le vrai, c’est vous, ô mon Dieu.

C’est moi qui pèche et ne peux que pécher dans la 525

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nicsuie où je suis le principe de mon activité. Bien loin que je sois la cause première de mes bonnes actions, je ne suis pas même l’instrument parfaitement docile qui transmet, sans le déformer, le mouvement reçu de la cause supérieure. A supposer encore <|ue je n’aie jamais péclié mortcUeniint, que de grâces stérilisées, que de virtualités naturelles ou surnaturelles arrêtées dans leur éclosion par les muitiples néglijfences d’une liberté toujours inclinée à refuser l’elfort que vous lui demandez et que par vous elle peut donner I Que de maladresses, de scandales mêlés au bien que vous faites par moi pour m’en donner la jouissance et le mérite, et que vous pourriez faire bien mieux sans moil Vraiment, Seigneur, nous ne faisons que gâcher votre besogne : Seryi inutiles sumii’i.

A considérer ainsi le moi séparé, principe de nos ignorances et de nos péchés, l’homme humble sent vivement le besoin de combattre l’instinct corrupteur qui nous porte à nous isoler dans ce moi, à l’aflirmer et à le grandir au mépris des droits de Dieu. De là cet amour de l’abaissement du moi qui est l’essence même de la vertu d’humilité, huiiiililiis importai qtiaiiiilani laudabilem dejeclioiiem ad ima. Il » Il" « , q. 161, art. : , ad a"’".

Non seulement l’humble rend volontiers hommage aux supériorités hiérarchiques, intellectuelles ou morales qu’il rencontre autourde lui, mais si saint ou si grand personnage qu’il soit, il se met toujours de cœur et, foutes les fois qu’il le peut, de fait aux pieds de tous ses frères, même des péelieurs, parce qu’il aime à inelinerson moi néant et principe de péché devant les parcelles de bien divin et les virtualités surnaturelles que la vie la plus criminelle ne peut totalement arracher do l’àme humaine. Si le Maître innocent a pu baiser les pieds de ses disciples, comment le disciple, qui se sentcoupable dans la mesure où il apiirécie mieux les grâces dont sa négligence abuse, n’aurait-il pas plaisir à répéter l’acte du Maître aimé et adoré, rendant ainsi à ses frères l’hommage <pie S. Paul demande pour tous, et oljservant à la lettre le conseil que la règle de saint Augustin donne au prélat : Timoré coram Deo prælatus suhstratiis sit pedihus yestris.

Non seulement l’humble accepte volontiers la situation inférieure que lui crée, dans la société, la limitation de ses talents etde ses ressources, mais, en toute occurrence, il est doux, r.pa.ù ; , à la façon de Jésus, joyeux d’être méconnu, oublié, injurié, victime de l’ignorance ou delà malveillance des hommes, de ce que d’autres appelleraient l’injustice du sort, de ce qu’il appelle, lui, l’aimable volonté de Dieu. Il sait que rien n’arrive, pas même le péché, sans la permission du Père qui est au ciel et gouverne tout pour le bien des élus. Dès lors, pourquoi n’accepterait-il pas avec joie l’jnsuceès qui le protège contre l’orgueil, lui donne meilleure conscience de son néant, et l’oblige à faire un acte de conûanee plus liliale dans la divine Providence qui n’a besoin du succès d’aucun homme ? C’est dans l’acceptation de la mort, dans l’échec apparemment définitif de tout elTort personnel, que s’aflirment surtout la divine beauté et la mystérieuse puissance de l’Immilité. Ecoutons Jésus sur la croix : « En vos mains. Seigneur, je remets mon l’ime..Vvec les énergies incomparables dont cette àme est pleine, j’aurais pu merveilleusement travailler pour votre service. Vous n’avez besoin ni de mes travaux, ni de mes triomphes. Vous voulez avant tout le plus bel acte d’amour dont l’humanité soit capable. Vous le voulez pour la perfection et le bonheur de qui vous le donne, pour le renouvellement de la beauté du monde souillé par l’égoïsrae.Quevotre volonté soit faite et non la mienne, votre volonté sur le monde et

sur moi. Je m’en remets à vous du succès de la cause pour la(piellejemeurset quicst plus vôtre que mienne. Sur l’eiraiement de mon humanité au tombeau, vous saurez donner au triomphe de la vérité un éclat plus divin ; c’est dans cette conliance que je meurs content, content d’achever en mourant ainsi le don que je vous ai fait de ma vie entière. Consummatumest. » Nous savons quelle gloire a été la conséquence de cette humilité du divin Crucitié. Une glorilication analogue est réservée à tous ceux qui l’imitent. Mais, nous objecte t-on, ces humbles sont voués à la défaite qu’ils acceptent d’avance, ce sont des pusillanimes qui savent surtout se résigner et mourir, nous avons aujourd’hui besoin de magnanimes qui préfèrent lutter et vaincre. Que vaut cette objection’?

V. L’humilité et la magnanimité. — Bien loin d’être contraire à la magnanimité, l’humilité en est une condition. Sans l’humilité on peut avoir, il est vrai, unemagnanimité purementhumaine, assezbelle déjà pour que nous l’admirions. Sojons cependant discrets dans la louange ; un jour viendra, s’il n’est déjà venu, où nous verrons que la magnanimité du mondain a ses tout petits côtés, comme la vertu naturelle imparfaite de qui n’a point la grâce. Justifions cette allirmation en disant ce qu’est la magnanimité, dans quelle mesure elle peut exister sans l’humilité et comment l’humilité, qui favorise son développement, lui donne seule son achèvement.

La magnanimité est la vertu qui gouverne notre désir instinctif de la gloire, de telle sorte qu’il favorise et ne trouble point la rectitude du jugement que nous avons à porter sur les grandes choses que nous pouvons faire et la confianceavec laquelle nous devons les entreprendre et sans laquelle nous sommes condamnés à l’inertie ou à l’insuccès. La magnanimité présuppose une vertu moins éclatante, que saint Thomas dit in/iomée, innominaia, mais qui porte dans notre français actuel le nom de modestie (ce n’est plus la modestia latine) et qui remplit vis-à-vis des actions courantes de la vie ordinaire le rôle de la magnanimité dans les grandes décision s. Les vertus de magnanimité et de modestie sont faussées ou supprimées par la pusillanimité, la présomption, la vaine gloire et l’ambition.

Le pusillanime, trop déliant des ressources dont il dispose, se décourage en face de la difficulté et n’ose rien entreprendre qui sorte de sa routine ordinaire. Pourquoi ? c’est, ou bien parce qu’il ne compte que sur lui et non sur le secours des circonstances et de la grâce, ou bien parce qu’il a trop peur d’une humiliation et d’un échec. Dans l’un et l’autre cas, l’orgueil est à la racine de la pusillanimité.

Le présomptueux, tout plein d’une estime exagérée de ses capacités, ose beaucoup plus que ne le lui permettent les moyens d’action dont il dispose. C’est encore de l’orgueil que vient cette présomption ruineuse de la magnanimité.

Le vaniteux est si épris d’honneur humain qu’il ne regarde plus à la qualité de l’encens qu’on lui sert ; la vanité, avec les petitesses d’esprit et de cœur qu’elle oppose à la magnanimité, est, elle aussi, fille de l’orgueil.

L’ambitieux aime les actions d’éclat et les grandes entreprises ; s’il a le jugement assez ferme pour garder l’exacte appréciation de ses ressources, il est capable d’une certaine magnanimité ; mais cette magnanimité reste bien imparfaite, car si cette forme d’orgueil qu’est l’ambition nous rend capables de grandes choses, elle nous les fait toujours faire petitement et parfois bassement. L’ambitieux fait petitement ses grandes actions, parce qu’il les fait pour lui, sans véritable amour du bien et des hommes, il les fait 527

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parfois bassement, parce qu’il ne recule devant aucun moyen pour arriver au but égoïste de son ambition. Est-il beaucoup de magnanimités mondaines qui n’aient à soulTrirde l’un ou l’autre de ces vices ? L’humilité prévient ou guérit ces mêmes vices, dans la mesure où elle s’empare du cœur chrétien. Bien plus, elle ouvre ce cœur à l’effusion des dons divins, præbet Iwminem subdiium et semper patuUim adsuscipienlîum influxum difinæ gratiæ (q. 161, art. 5, ad. 2"™). Sous l’influence de la grâce, le chrétien prend déplus en plus conscience du néant et de l’indignité de son moi séparé de Dieu, mais aussi de la grandeur et de la puissance de son moi uni à Dieu. Il conçoit d’abord cet espoir magnanime, folie pour le mondain, de faire par la grâce divine la conquête de Dieu luimcme. Il comprend ensuite qu’il lui faut, pour cela, utiliser tous les talents naturels et surnaturels qu’il a reçus du Créateur, et sa grande crainte est de les laisser paresseusement dormir. Si donc les circonstances, au milieu desquelles Dieu l’a placé, lui offrent l’occasion et le moyen d’être, de quelque façon que ce soit, une force directrice de l’armée du bien, il accepte généreusement cette situation, non point pour la gloire qu’il en recueillera, mais pour les services qu’il y rendra et sans souci des peines et des insuccès auxquels il s’expose. Il mène alors la bataille avec l’inébranlable constance que ceux-là seuls peuvent avoir, qui savent que, personnellement, vaincus ou vainqueurs, ils auront toujours part au triomphe assuré de leur cause, s’ils ont bravement combattu. Pour lutter avec magnanimité, il faut ne point craindre d’être battu et de mourir, et n’avoir qu’une peur, celle d’être lâche. De là vient qu’il n’est point de lutteurs aussi doucement opiniâtres que les humbles, parce qu’il n’en est pas d’aussi désintéressés et d’aussi sûrs du seul triom|)he qu’ils ambitionnent, le triomphe linal de la cause de Dieu. La vie des saints nous en offre d’incomparables et nombreux exemples, et le monde moderne a grand besoin de cette leçon.

VI. L’humilité et la vie moderne. — Il n’y a plus de caractères et il r a trop de déclassés. Telle est la grande plainte de tous ceux qui portent quelque jugement d’ensemble sur la moralité des sociétés modernes. Il n’y a plus de caractères, c’est-à-dire plus d’hommes assez dévoués à leur idéal pour lui rester fidèles à tout prix ; plus de convictions politiques capables de résister aux séductions <hi pouvoir, plus de loj’auté commerciale à l’abri des tentations qu’offrent les combinaisons louches à gros bénéfices, plus de désintéressement dans l’exercice des fonctions publiques, plus de générosité dans raccei)tation des charges que crée la vie de famille. Il y a trop de déclassés : trop de déclassés déçus, trop de malheureux qui, en poursuivant une situation supérieure à leurs aptitudes, se sont rendus incapables d’occuper celle qui leur convenait, et embarrassent la société de leurs personnalités aigries et inutilisables ; trop de déclassés pourvus, arrivés par <rinavouables intrigues à des charges où leur inca|)acité est nuisible au bien public et qu’ils ont enlevées à ceux qui pouvaient et devaient les exercer. La modestie suffirait à guérir cette plaie sociale des déclassés. Mais la modestie est si intimement liée à l’humilité qu’en pratifpie on confond souvent l’une et l’autre vertu. La confusion n’a pas grand inconvénient parce que. sans l’humilité, la modestie est rare et généralement inefficace..Sans l’humilité, en tout cas, on n’a point de caractères, au sens intégral du mot. L’orgueilleux peut avoir des actes, des élans de désintéressement, il ne saurailavoir habituellement le désintéressement héroïque qui fait l’homme de caractère, celui qui est toujours prêt à tout sacrifier à ses convictions. Avec

le meilleur des orgueils mondains et par l’orgueil, on peut avoir l’habileté politique, le génie militaire, le progrès des lettres, des sciences, de l’industrie, de l’agriculture, toutes choses qui favorisent le développement de la civilisation matérielle. Mais s’il n’y a pas dans cette société riche et matériellement prospère, dans ses classes dirigeantes et la masse de ses petites gens, un nombre suffisant de coeurs vraiment humbles, dévoués aux besognes non rémunérées, petites ou grandes, à la lutte ingrate et obscure contre les progrès de la corruption, ce sera, à bref délai, la décadence et la dissolution. Cette société périra de sa prospérité même, comme tant de civilisations antiques. Aujourd hui autant qu’autrefois, le bien public a besoin des services de l’humilité.

Bibliographie. — Somme théologique de saint Thomas, II’II", qq. lag à 133, de ntagnaniinitate, præsumptione, ambitiune, inani gloria et pusillanimitate ; q. 161, rfe humilitale : q. 162, de supcrt/ia. On lira avec avantage, dans l’édition léonine, les commentaires de Cajetan sur ces questions, en particulier ceux de la q. 129, art. 3, n" 2 à 5, de la q. 131, art. 1, n° 4, et de la q. 161, art. 1, n°’3 et 4.

Lectures choisies des Pères. — Saint Clément de Rome, I"ép. aux Corinthiens, ch.xiiiàxix, P. G., I. col. 235 à 2.^8. Saint Basile, Homélie xxi, sur l’humilité, P. G., XXXI, col. 525-540. Saint Grégoire de N’ysse, I" sermon des Béatitudes, P. G., XLIV, col. 1199-1207. Saint Jean Chrysoslome, Septième homélie sur Vépître aux Philippiens, P. G., LXII, col. 22^-238 ; Homélie choisie sur l’humilité, P. G., LXIII, col. 613-622. Saint Jean Cliuiaque. Echelle du Paradis, vingt-cinquième degré, P. G., LXXXVIII, col. 987-101 1.

Saint Augustin. Sermon cccLi, de l’utilité de faire pénitence, P. L., XXXIX, col. 1535-1540 ; Traité de la virginité, ch. xxxi-lvi, P. L., XL. col. 412-428. Saint Benoit, /fc^/e, ch. viii, de l’humilité, P. L., LXIV, col. 571-676. Saint Grégoire le Grand, l humilité et l’orgueil dans les prédicateurs..Morales, L. XXIII, ch. i-xii, P. /.., LXXVI, col. 262-264 ; comment la connaissance de nous-mêmes augmente l’humilité, Morales, L. II, ch. lii, P. L., LXXV, col. 596. Saint.-Vnselme..Méditations sur te Miserere P. L., CLVIII, col. 821-854. Saint Bernard, Traité des degrés de l’humilité et de l’orgueil, P. L., CLWU, fol. 94>-972 Parmi beaucoup d’ouvrages modernes qui ont de bonnes pages, quoique souvent un peu confuses, sur l’humilité, nous croyons pouvoir recommander spécialement le petit volume suivant. Formation à l’humilité, in-32, 870 pages. 5’édition. Librairie Saint-Paul. Paris, 1904.

Et. HlGLl NY, O. p.