Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Frères du Seigneur

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 2 – de « Fin justifie les moyens » à « Loi divine »p. 72-80).

FRÈRES DU SEIGNEUR.

I. Les faits.
1. Le Nouveau Testament.
2. Flavius Joséphe et Hégésippe.

II. Les explications. —
1. Hégésippe.
2. Tertullien Clément d’Alexandrie, Origine et SN. Hilaire.
3. Helvidius et S. Jérôme.
4. Le traité
De perpetua virginitate Mariæ adversus Helvidium : a) L’opinion d’Helvidius a contre elle la tradition antérieure. b) Les sortes de l’Evangile. c) Ce que veut dire l’expression « Frères du Seigneur ». d) Raisons positives de croire à la perpétuelle virginité de Marie.
5. Témoignages des Pères du ive s. et définitions de l’Eglise,
6. Le caractère de la parenté entre Jésus et ses frères : a) S. Epiphane. b) S. Jérôme. c) Précisions ultérieures. d) Les opinions actuelles.

II. Critique et conclusion. —
1. Le sens qu’il ne faut pas donner à l’expression « Frères du Seigneur ».
2. Le sens qu’on peut lui donner.

La question des « Frères du Seigneur » ne comporte plus de solution nouvelle, un a déjà écrit sur le sujet tout ce qui pouvait être dit. Il ne reste qu’à préciser dans quelle mesure ces explications cadrent avec les textes. Et ici, la tache n’est pas aisée ; par le nombre et le caractère de ses données, le problème reste un des plus complexes du Nouveau Testament. Cette complexité même est cause que, dans la préférence accordée à telle solution, il est facile de prendre le change ou de le donner. En ne tenant compte que d’une partie des éléments du débat, en perdant de vue la langue, les mœurs et les croyances du milieu où nos évangiles ont été rédigés, on lèvera sans peine La difficulté créée par l’expression de « Frères du Seigneur » : il suffit de dire que Jésus n’a pas été le fils unique de sa mère ; mais cette solution sommaire, séduisante par sa simplicité, n’est en définitive qu’un leurre. On ne tarde pas à s’apercevoir qu’à la place d’une difficulté, réelle sans doute, mais pas insurmontable, on en a soulevé plusieurs autres, dont l’ensemble fait sur l’esprit une impression autrement décisive.

I. Les faits.

1. Les quatre évangélistes, l’auteur des Actes et saint Paul parlent des « Frères du Seigneur ». D’après saint Matthieu et saint Marc, ils s’appellent Jacques, Joseph, Siméon et Jude. La même on fait mention des sœurs de Jésus, qui habitent Nazareth. Matth., xii, 46 : xii, 55 ; Marc, iii, 31 ; vi, 3 ; Luc, viii, 20 ; Jean, ii, 12 ; vii, 5 ; Act., i, 14 ; I Cor., ix, 5.

Les trois premiers évangélistes comptent, au nombre des femmes pieuses qui suivent le Christ et se tiennent au pied de la croix, Marie mère de Jacques, que saint Matthieu et saint Luc disent, plus expressément encore, être la mère de Jacques le Mineur et de Joseph. Matth., xxvii, 56 : Marc, xv, 40 ; Luc, xxi, 10. D’autre part. saint Jean écrit de cette même Marie qu’elle était la sœur de la mère de Jésus ; puis il ajoute, pour la caractériser davantage, ἡ τοῦ Κλωπᾶ « celle de Clopas » xix, 25.

Les Frères d’un Seigneur ne croyaient pas en lui pendant sa vie publique : bien qu’après la Résurrection, on les voie figurer au nombre de ses disciples. Cf. Jean, vii, 5 ; Marc, iii, 21, vi, 43 ; — Act., i, 14 ; I Cor., ix, 5. Et pourtant, quand les évangélistes énumèrent les Apôtres, ils groupent invariablement trois noms qui, à tort ou à raison, ont fait penser aux Frères du Seigneur : ce sont Jacques d’Alphée, Jude de Jacques et Siméon le Cananéen ou Zélote. Dans saint Matthieu et saint Marc, on lit, à la place de Jude, Lebbée ou Thaddée. Matth., x, 3, 4 ; Marc, iii, 18 ; Luc., vi, 15, 16 ; Act., i, 13.

2. À ces données des textes canoniques, il faut joindre ce qui se lit dans Flavius Josèphe, Ant. jud.. XX, ix, i ; et dans Hégésippe, cf. Eusèbe, II. E., II, xxiii ; IV, xxii ; III, xx, xxxii.

Le premier rapporte que, vers l’an 62, « fut mis à mort Jacques, le frère de Jésus, qui est appelé Christ ». Eusèbe, qui connait le passage de Josèphe, en appelle, pour ce méme fait, à deux autres documents : les Ziccognitiones clementinæ et l’histoire d’Hégeésippe. On voit, par les details de leur récit, que ces derniers témoins ne dépendent pas uniquement de l’historien juif.

Vers l’an 160, Hésésippe recueilli sur place les traditions palestiniennes au sujet des Frères du Seigneur. Il est vraisemblable qu’il aura conversé avec leurs descendants. Jules Africain affirme en avoir encore rencontré cinquante ans plus tard. Cf. Eusèbe, H.E., I, vii. Or, voici à quoi se ramènent les renseignements fournis par Hégésippe.

Jacques, le frère du Seigneur, surnommé le Juste, prit avec les Apôtres, le gouvernement de l’Église de Jérusalem II, xxiii). « Après que Jacques le Juste eut été martyrisé pour la même cause que le Seigneur ; à son tour, le fils de son oncle paternel, Siméon, le fils de Clopas, fut constitué évêque (de Jérusalem) ; à l’unanimité on lui donna la préférence, à cause qu’il était un autre cousin du Seigneur » IV, xxii). Ce même Siméon fut crucifié sous Trajan (98-117), âgé de cent vingt ans. De son grand âge, Eusèbe conclut qu’il avait bien pu voir et entendre le Seigneur : d’autant plus, ajoute-t-il, qu’il est question, dans l’Evangile, d’une Marie (femme) de Cléophas (= Clopas), de laquelle Siméon est né. A cette même époque, survivaient d’autres parents du Seigneur, notamment les petits-fils de Jude « dit le frère du Seigneur selon la chair » III, xxxii ; cf. xi et xx). Déjà, sous le règne de Domitien (81-96), on les avait trainés devant le tribunal impérial, comme étant descendants de David et parents du Christ ; mais l’empereur avait donné l’ordre de les relâcher, estimant que ces paysans ne faisaient courir aucun danger à son autorité sur la Judée III, xx).

Aux textes de Josèphe et d’Hégésippe, des auteurs joignaient volontiers un fragment présumé de Papias de Hiérapolis. On reconnait assez généralement aujourd’hui que le document n’est pas authentique. Cf. dans Migne, P. G., V, 1261-1262.


II. Les explications.

1. L’appellation de « Frères du Seigneur » devait être, à l’origine, comprise de tous. Il n’y a pas trace de divergence ni surtout de discussion à ce sujet, jusque vers la fin du second siècle.

La première explication du terme se rencontre dans Hégésippe, qui du reste n’a pas la prétention de résoudre une difficulté, mais seulement de dire ce que tout le monde savait. Siméon fut choisi pour succéder à Jacques sur le siège de Jérusalem, parce qu’il avait l’avantage d’être un autre cousin du Seigneur. Or, Jacques est couramment appelé par Hégésippe le frère du Seigneur. C’est donc que, sous sa plume, les deux expressions sont équivalentes. Du reste il nous apprend que Siméon est cousin de Jésus par son père Clopas.

Par la teneur des textes, comme aussi par la manière dont Eusèbe les utilise, il est manifeste que Jacques et Siméon restent, aux yeux du chroniqueur palestinien, identiques à ceux des mêmes noms qui sont énumérés dans l’Evangile parmi les Frères du Seigneur. A-t-il pensé que ces deux personnages étaient entre eux frères plutôt que cousins ? Les rares fragments d’Hégésippe qui nous sont parvenus ne permettent pas de faire à la question une réponse catégorique. Il est certain qu’il ne donne jamais à Siméon le titre de « frère de Jacques ».

Le même auteur écrit encore de Jude : « Celui qui était dit le frère du Seigneur selon la chair. » Si Jude avait été le frère de Jésus au sens strict du mot, pourquoi faire observer qu’on l’appelait son frère ? La chose allait de soi. Dira-t-on qu’entre tous les Frères du Seigneur Jude était le plus en vue, et qu’à ce titre on lui donnait par antonomase le nom de ἀδελφὸς τοῦ κυρίου ? L’hypothèse n’est pas recevable. On sait que « le frère du Seigneur » par excellence était Jacques, le premier évêque de Jérusalem ; tellement que Jude lui-même se contente de prendre, en tête de sa lettre, la qualification de « frère de Jacques ». Quant au déterminatif κατὰ σάρκα selon la chair, il garde ici un sens suffisant, même s’il n’a d’autre but que de bien marquer que Jude n’était pas le frère de Jésus seulement selon l’esprit, à la façon des Apôtres et des Disciples. À cette époque primitive, l’appellation de « frère du Seigneur » est peut-être moins un titre d’honneur qu’un moyen commode de distinguer les nombreux homonymes qui comptent parmi les personnages considérables de l’Église de Jérusalem. S’il fallait en croire certains auteurs, il n’y aurait pas eu moins de quatre Jacques, peut-être cinq.

L’Evangile de Jacques, ix, xv, xviii, et l’Evangile de Pierre (cf. Orig., In Matth., xiii, 55, t. X, xvii), œuvres apocryphes dont les éléments fondamentaux remontent à la fin du second siècle, voient dans les Frères du Seigneur des enfants que saint Joseph aurait eus d’un premier mariage, avant que de devenir l’époux de Marie. Au lieu de cousins paternels, comme dans Hégésippe nous avons ici des demi-frères. (Sur la compilation définitive du Protévangile de Jacques, on peut voir les éditions récentes de E. Amann, 1910 ; et de Ch. Michel, 1911.)

2. Au seuil du troisième siècle, on rencontre Tertullien. A-t-il tenu que les Frères du Seigneur étaient nés de Marie, mère de Jésus ? Helvidius et saint Jérôme, Contra Helv., xvii, l’ont cru, tandis que des critiques modernes, par exemple J.-B. Ligthfoot, font difficulté d’accorder ce point.

Dans Les passages où le grand polémiste touche incidemment au sujet, c’est pour s’en prendre au docétisme des Marcionites, qui abusaient des paroles du Christ rapportées dans l’Evangile : « Qui est ma mère et quels sont mes frères ? » De virg. vel., vi ; Adv. Marc, IV, xix ; De carne Christi, vii, xxiii ; De Monog., viii. Cf. A. d’Alès, La théol. de Tertullien, 1905, p. 196. Pour établir la vérité de la nature humaine dans Jésus-Christ, Tertullien insiste sur la maternité de Marie. Jésus est homme aussi réellement que nous : il a une mère qui l’a engendré de sa chair, la Loi lui donne un père dans la personne de saint Joseph, un père putatif (car Tertullien croit à la conception virginale du Christ) ; enfin l’Evangile nous parle de ses frères. Il est vrai que la Vierge a conçu Jésus alors qu’elle n’était encore que « fiancée », — c’est le sentiment de Tertullien, — mais la Loi assimile la fiancée à l’épouse. Et puis, Marie devait, après avoir enfanté le Verbe de Dieu, devenir réellement la « femme » de Joseph, semel nuptura post partum. Alors, la Vierge mère a porté le joux de l’homme, virum passam. Les considérations de Lightfoot pour atténuer la portée réaliste des expressions de Tertullien ne sont pas sans valeur, mais elles tiennent difficilement devant le fait qu’au milieu du IIIe siècle, Origène, lui aussi, en un passage que nous allons citer, semble bien avoir représenté Tertullien comme un adversaire de la perpétuelle virginité de Marie.

On dirait que Clément d’Alexandrie (+ 215) a voulu combiner le sentiment d’Hégésippe avec celui des Evangiles apocryphes. Dans un passage des Hypotyposes, cité par Eusèbe (H. E., II, i), il semble identifier Jacques le frère du Seigneur avec l’apôtre du même nom, fils d’Alphée. D’autre part, dans un fragment qui provient vraisemblablement de la version latine que Cassiodore avait fait exécuter, il voit dans Jude, l’auteur de l’épître catholique, tout à la fois le frère de Jacques et un des fils de Joseph, P. G., IX, 731 ; cf. Cassiodore, De Instit. div. lit., viii. Il peut se faire que la contradiction ne soit ici qu’apparente. Les frères de Jésus sont appelés les fils de Joseph. A quel titre ? Il n’est ni impossible, ni invraisemblable qu’aux yeux de Clément d’Alexandrie ils aient été seulement ses neveux, des enfants dont Clopas son frère, ou Alphée son beau-frère, lui auront, en mourant, laissé la tutelle. Ce n’est là qu’une supposition, mais peut-être a-t-on le devoir d’y recourir, avant que d’admettre une incohérence dans le témoignage d’un homme qui se trouvait assez bien placé pour être renseigné sur la tradition historique du second siècle concernant les Frères du Seigneur, Origène (+ 254) sait que quelqu’un dont il ignore, ou plutôt dont il préfère taire le nom, a été assez insensé pour dire que Marie, après la naissance de Jésus, avait eu de Joseph d’autres enfants ; et qu’à cause de cela le Christ l’aurait publiquement désavouée pour sa mère (Marc, iii, 33-34). C’est une hérésie, ajoute-t-il, qui ne tient pas devant le texte des Ecritures. — Homil. vii in Luc., P. G., XIII, 1818 ; cf. C. Cels., I, 47, ''P. G.', XII. 748 ; in Matth, xii, 55, P.G., XIII, 876 ; in Joan., t. I, 6 ; II, 12, dans la Catena Corderii, p. 75. — Quel est le personnage visé ici par l’exégète alexandrin ? Naturellement on pense à Tertullien. Des devanciers d’Origène, dont les ouvrages nous sont connus, lui seul fait difficulté ; et il est à remarquer que Helvidius et saint Jérôme n’ont pas connu, pour cette même époque, d’autre adversaire de la perpétuelle virginité de Marie. À cela s’ajoute que Tertullien écrit en effet, à deux reprises, que Jésus désavoua publiquement sa mère et ses frères à cause de leur incrédulité.

Du reste. Origène se montre nettement favorable à l’explication qu’il lisait dans les apocryphes de Jacques et de Pierre : les Frères du Seigneur sont des enfants de saint Joseph.

Saint Hilaire (vers 355), Comm. in Matth., i, 3-4. P.L., IX, 921-922, connait pareillement « des hommes irréligieux et pervers, bien éloignés de la doctrine spirituelle, qui prennent occasion de ce qui est écrit des Frères du Seigneur pour penser et parler de Marie d’une façon inconvenante et répréhensible. Les personnages en question ne sont pas nés de Marie, ils sont plutôt des enfants que Joseph avait eus d’un précédent mariage ».

3. C’est vers la fin du quatrième siècle que s’engagea la grande controverse sur la perpétuelle virginité de Marie. Elle se rattachait à un mouvement assez général qui emportait alors la chrétienté vers le monachisme. La virginité fut, comme de juste, glorifiée au-dessus du mariage ; on aimait à rappeler que Jésus et Marie avaient été les premiers à lever dans le monde l’étendard des vierges. Cf.Origène.In Matth. P. G., XIII, 877 : Dans ce concert d’éloges, y eut-il une note excessive ? C’est possible. Saint Jérôme lui-même ne garda pas toujours la mesure. Ses ennemis le lui ont reproché bruyamment, et ses amis out été contraints de convenir que dans son plaidoyer en faveur de la virginité contre Jovinien, il y a des écarts de langage ; à leur sens, il rabaissait plus que de juste l’état de mariage, 'Epist. Hieron. ad Pammach., xlviii, 2 ; ad Domn., 1, 2 ; P.L., XXII 494, 514.

Quoi qu’il en ait été, une réaction se produisit. C’est au nom de l’Ecriture que les adversaires du monachisme prétendirent cette fois exalter le mariage. Ne nous y représentait-on pas Marie elle-même comme une honnête mère de famille ? Après la naissance virginale de son premier-né, elle avait eu de Joseph d’autres enfants, ceux que l’Evangile appelle « les Frères du Seigneur ».

Le point de départ de cette campagne semble avoir été Laodicée de Syrie. Saint Epiphnane, Adv. Hæres., lxxvii, i, dit que, de son temps, on prétait ce sentiment à Apollinaire (+ 390) ; tout au moins, avait-il été mis en avant par quelques-uns de ses disciples. De là, il aura passé en Arabie, chez les Antidicomarianites, qui, non contents de s’opposer aux excès des Collyridiens, tombèrent dans une erreur opposée. Pendant qu’Epiphane les refusait, leurs idées se faisaient jour à Rome. En 380, Helvidius, homme obscur et sans talent, y publiait un libelle, dans lequel il niait ouvertement la perpétuelle virginité de Marie. Le livre fit scandale, et on pria saint Jérôme, alors à Rome, de le réfuter. C’est ce qu’il entreprit, vers 383, dans son traité De perpetua virginitate Mariae, adversus Helvidium, P. L., XXIII, 183-206 ; cf. Gruetzmachen, Hieronymus, I, p. 269.

Le coup ne fut pas décisif. Quelques années plus tard, un moine romain du nom de Jovinien reprit la thèse d’Helvidius. (W. Haller à réuni dans un volume des Texte und Untersuchungen., nouvelle série, II. tous les textes concernant Jovinien.) Dès que saint Jérôme l’apprit, il envoya de Bethléem, vers 392, une nouvelle réfutation, dans laquelle il se bornait à venger la virginité en général des attaques dont elle était l’objet ; estimant qu’en ce qui concerne la virginité de Marie, il avait épuisé la question dans son précédent traite.

On a reproché à saint Jérôme d’avoir, dans cette polémique, « révélé tous les trésors d’ironie et d’invective amère, dont son âme était remplie, de répondre à son adversaire par des plaisanteries de mauvais goût ». Ce jugement, sévère jusqu’à l’injustice, oublie quelles étaient les mœurs littéraires d’alors ; il ne tient aucun compte à l’auteur de l’excuse qu’il présente lui-même à la fin de son écrit contre Helvidius. « Nous avons fait de la rhétorique, nous avons badiné un peu, à la manière des bateleurs. C’est toi, Helvidius, qui nous y as force ; toi qui, au grand jour de l’Evangile, prétends qu’une seule et même gloire attend ses vierges et les personnes mariées » (22).

Comme Jovinien s’était fait des partisans dans le nord de l’Italie, saint Ambroise écrivit, lui aussi, une réfutation de ses erreurs. Cf. De inst. virg.. cap. v-xv P.L., XVI, 313-328. Du reste, on ne tarda pas à les condamner, à Milan, dans un synode d’évêques. Le pape saint Sirice ratifia aussitôt la sentence, il excommunia nommément Jovinien, et huit de ses adhérents (390). L’année suivante, le concile de Capoue en fit autant pour Bonose, évêque de Sardique en Illyrie, qui s’était compromis dans la même erreur. P. L.. XVI, 1123, 1125, 1172 ; Denz., Enchir., 10, (1781).

4. Le traité de saint Jérôme contre Helvidius est resté le répertoire de la question concernant la virginité perpétuelle de Marie. L’auteur reprend les arguments d’Origène et de saint Epiphane, mais il y ajoute beaucoup du sien. On avait pensé ébranler la croyance des fidèles avec trois ou quatre textes de l’Evangile. L’exégète qu’est Jérôme n’a pas de peine à réduire l’adversaire au silence, au nom de l’Evangile lui-même, l’œuvre vaut la peine d’être étudiée de près. Sa seule analyse fera voir qu’on y a bien peu ajoute depuis.

a) Le sentiment d’Helvidius est une nouveauté, une impiété, un démenti audacieux donné à la foi du monde entier (1-4, 17-19, 22). « Ne pourrais-je pas soulever contre toi toute la foule des anciens écrivains : lynace, Polycarpe, Irénée, Justin le Martyr, et tant d’autres hommes apostoliques et savants, qui ont écrit des volumes remplis de sagesse contre ceux qui étaient de ton sentiment : Ebion, Théodote de Byzance et Valentin. Si tu les avais jamais lus, tu en saurais plus long » (17). On a reproché à saint Jérôme d’en appeler à tort aux écrivains du second siècle. Il est vrai que la controverse dans laquelle les apologistes d’alors furent engagés portait directement sur la naissance virginale du Christ ; mais les raisons qu’ils ont fait valoir ont en réalité une portée plus étendue. C’est ainsi qu’ils appellent couramment Marie la Vierge. Cette appellation sans correctif s’entendrait mal d’une mère de famille, fût-elle la plus honnête des femmes.

De bonne heure, la foi en la perpétuelle virginité de la mère de Dieu s’était expressément formulée dans l’épithéte de ἀειπάρθενος seniper virgo. Ce terme figurait déjà dans le Symbole des Apôtres, tel qu’on le proposait en Orient, à ceux qui demandaient le baptême. Denz.10, 13.

De tous les auteurs ecclésiastiques des quatre premiers siècles, Helvidius n’en pouvait citer que deux en faveur de son sentiment : Tertullien et Victorin de Pettau († vers 303). Saint Jérôme lui abandonne Tertullien comme un hérétique, dont l’autorité ne vaut pas plus sur ce point que sur beaucoup d’autres. Quant à Victorin, « il a parlé, comme les évangélistes, des frères du Seigneur, et non pas des enfants de Marie » (17). En revanche, l’apologiste de la perpétuelle virginité de Marie aurait pu se réclamer du témoignage formel d’Origène et de saint Epiphane. Le premier avait déjà traité d’hérétiques ceux qui, de son temps, ne professaient pas, sur ce point, le sentiment commun des fidèles ; l’autre parle de témérité, de blasphème, de démence jusque là inouïe, de nouveauté intolérable. Saint Ambroise ne tardera pas à taxer de sacrilège l’entreprise de Bonose pour accréditer les idées d’Helvidius.

b) Mais c’est sur le terrain des textes de l’Evangile que Jérôme déploie, contre son adversaire, toutes les richesses de son érudition et la finesse de son goût.

Il est écrit dans saint Matthieu (i, 18) : Cum esset desponsata mater ejus Maria Joseph, priusquam convenirent, intenta est in utero habens de Spiritu sancto. Qu’est-ce à dire ? demandait Helvidius. Marie n’est pas simplement confiée à la garde de Joseph, elle est bel et bien son épouse ; et l’évangéliste n’eût pas dit priusquam comenirent, si l’union n’avait pas été consommée dans la suite. En parlant de quelqu’un qui ne doit pas souper, on ne dira jamais que tel événement s’est passé avant son souper. — Du reste, le même évangéliste s’exprime plus clairement encore quelques versets plus bas, quand il ajoute : Et non cognoscebat eam, donec peperit filium suum (i, 25). Ce qui se trouve renforcé par saint Luc, quand il écrit (ii, 7) : Et peperit filium suum primogenitum. De pareils textes, disait Helvidius, lèvent toute ambiguïté, non seulement à cause de l’acception définie du terme cognoscebat, qui s’entend ici de l’acte conjugal ; mais aussi parce qu’il ne saurait être question de « premier-né » que dans une famille qui compte au moins deux enfants.

Saint Jérôme commence par remontrer à Helvidius qu’il vient d’entasser autant de sophismes que de mots, à moins qu’il ne préfère avouer avoir tout confondu. La personne « recommandée » n’est pas « fiancée », la fiancée n’est pas « épouse » (bien que l’Ecriture lui donne le nom d’uxor) : voilà qui est incontestable ; mais il n’est pas moins certain que l’épouse ne devient pas telle uniquement par la consommation du mariage (4). Et saint Ambroise ajoutera qu’un contrat, en bonne et due forme, suffit à faire d’un couple mari et femme. A la difficulté tirée des paroles mêmes de S. Matthieu, i, 18, 25 (d’après la leçon qu’il lisait) : priusquam convenirent, donec peperit, saint Jérôme répond en citant plus d’un endroit des Ecritures où priusquam et donec ne supposent pas la réalisation ultérieure de la chose qu’on dit n’être pas encore arrivée à un moment donne. I Cor., xv, 26 ; Ps., cxxii, 2 ; Gen., xxxv, 4 (d’après les LXX) ; Deut., xxxiv, 6. Puis, il en appelle, pour préciser le sens de ces locutions, au langage courant ; et c’est ici que le polémiste s’est permis une application que des critiques délicats ont trouvée de mauvais goût. « Si je disais : Helvidius fut surpris par la mort avant de faire pénitence, s’ensuivrait-il qu’il ait fait pénitence après le trépas ? » (4.) Ce n’était là qu’une boutade, à l’adresse d’un adversaire qui s’était lui-même servi d’exemples guère plus concluants. Car enfin, dire de quelqu’un qu’on le prévint que son souper était empoisonné avant qu’il se mît à table, ce n’est pas affirmer pour autant que, ce soir-là, il ait soupé. Les exemples tirés de l’Ecriture étaient meilleurs, notamment celui du Deutéronome, xxxiv, 6 : Personne ne connut le tombeau de Moïse jusqu’au jour présent. Cependant, qui oserait conclure de ce texte que le tombeau de Moïse a été trouvé par la suite ; ou même que, dans la pensée de l’écrivain, on dût le trouver jamais, malgré les recherches des Juifs ?

On a dit que les exemples choisis pour neutraliser l’impression fâcheuse produite par le texte de saint Matthieu, 1, 25, n’étaient pas tout à fait ad rem. Il est exact que dans les passages ou les circonstances mêmes indiquent assez que le cas ne comporte pas de changement ultérieur, donec n’implique aucune idée de changement. Mais il en va autrement quand les circonstances invitent au contraire à attendre un changement, passé le terme marqué par donec. Si dans le second livre des Rois, vi, 23, on lisait que « Michol, la fille de Saül, n’eut pas d’enfant jusqu’à ce qu’elle eût quitté David pour devenir la femme de Phaltiel » (au lieu de usque in dieni morlis suae, comme le texte porte en réalité) le lecteur en conclurait, assez naturellement, qu’après avoir quitté David, Michol est devenue mère, parce que la maternité est tout à la fois le but et la conséquence naturelle du mariage.

« Même sous cette forme, écrit M. C. Harris, l’objection ne porte pas victorieusement. L’évangéliste n’a pas ici l’intention, même implicite, de comparer ce que furent les relations matrimoniales de Joseph et de Marie, avant la naissance de Jésus, avec ce qu’elles furent après, comme c’est le cas de l’exemple allégué. Il entend seulement affirmer de la façon la plus forte que Joseph n’a été pour rien dans la conception de Jésus. Le commentaire laconique de Bengel se trouve donc être pleinement justifié : Donec, non sequitur : ergo post. La mention subséquente des frères de Jésus ne change en rien les conditions, parce qu’il était bien connu, au moment où les évangélistes écrivaient, quels étaient ces frères ; une méprise n’était pas possible. » 'Dict. of the Bible (Hastings). I, 235.

Du reste, saint Jérôme accorde à Helvidius que le terme cognoscebat se doit entendre ici de l’acte conjugal ; il lui reproche même de s’attardera exclure des sens auxquels personne n’avait jamais songé. L’évangile appelle Jésus le premier-né de Marie. Seulement, observe saint Jérôme, si tout fils unique est un premier-né, tout premier-né n’est pas un fils unique, bien qu’il puisse l’être. Pour être qualifié de premier-né, il suffit d’être sorti le premier du sein maternel, sans qu’il soit besoin d’avoir des cadets. Aussi bien, la loi de Moïse concernant le premier-né (Exod., xxxiv, 19, 20) trouvait son application dès que la mère avait donné le jour à un fils, qu’il dût être fils unique, ou bien suivi de plusieurs autres. Ne dit-on pas couramment qu’une mère est morte, en mettant au monde son premier-né ? (g, 10.)

Helvidius demandait pourquoi Joseph et Marie s’étaient fiancés, s’ils n’avaient pas l’intention d’en venir à la consommation du mariage. — C’est, répond saint Jérôme, que l’honneur de Jésus et de sa mère exigeait que celle-ci fût tenue pour l’épouse légitime de Joseph. Le voile de la loi devait cacher le mystère de Dieu jusqu’au jour où il pût être croyable ; alors seulement il sera révélé. C’est encore que la Vierge-Mère avait besoin d’un protecteur, et l’Enfant d’un nourricier.

c) En dépit de ces explications, il reste que le texte du Nouveau Testament parle, à plusieurs reprises, des Frères du Seigneur ; et c’est sur ce fait qu’Helvidius insistait davantage.

La verve de saint Jérôme avait ici beau jeu. Si son adversaire était moins ignorant des choses de la Bible, il saurait qu’on y appelle frères, non seulement ceux qui sont nés d’un même père et d’une même mère ; mais aussi de simples parents, surtout des neveux et des cousins. Il lui apprendra donc que cette appellation se justifie par quatre titres différents : la nature, la nationalité, la parenté et l’affection (12-17, 14) IL est certain que dans l’Ancien Testament, le mot aḥ que les LXX traduisent par ἀδελφός, ne convient pas seulement aux frères proprement dits, ni aux demi-frères, Gen., xxxvii, 16 ; on le donne encore aux neveux, Gen. xii, 8, xiv, 14 ; aux cousins germains, 1 Par, SX, 21 : aux cousins plus éloignés ; Levit., x, 4 ; aux parents en général, IV Reg. x, 13, et même à de simples congénères, Gen., xix, 6. Renan, à qui on ne peut pas reprocher d’ignorer l’hébreu, en a donc imposé à son lecteur, quand il écrit : « L’assertion que le mot aḥ (frère) aurait en hébreu un sens plus large qu’en français est tout à fait fausse. La signification du mot aḥ est identiquement la même que celle du mot « frère ». Les emplois métaphoriques ou abusifs, ou erronés, ne prouvent rien contre le sens propre, » Vie de Jésus, 13° édit., p. 25. Depuis quand, en français, donne-t-on couramment le nom de « frères » à des neveux et à des cousins ? C’est pourtant ce qui a lieu dans les textes bibliques. Cette extension de aḥ ne tenait pas à une métaphore, mais à la portée que le mot avait reçue de l’usage. Personne ne confondait les « Frères du Seigneur » avec les Apôtres, bien que Jésus en personne ait donné à ceux-ci le nom de « frères ». Saint Augustin avait raison d’écrire a ce propos : Quomodo loquitur (Scriptura) sic intelligenda est. Habet linguan suam : quicumque hane linguam neseit, turbatur et dicit : Unde fratres Domino ? Nam enim Maria iterum peperit ? Absit… !  » In Joan., tract. x. cap. 2

On aurait pu objecter à saint Jérôme que ce sens étendu de l’araméen aḥ n’est pas soutenu en grec par le mot ἀδελφός ; mais il aurait répondu, avec raison, que les évangélistes ont rendu littéralement le terme araméen, en lui laissant toutes les acceptions qu’il avait couramment dans la langue parlée par les contemporains de Jésus. C’est ce que les Septante avaient déjà fait.

Au surplus, pourquoi les évangélistes n’auraient-ils pas donné le nom de « frères » à des parents de Jésus, qui n’étaient point les enfants de sa mère : eux qui appellent saint Joseph son « père », dans la page même où ils viennent de dire qu’il ne fut pour rien dans sa conception ?

d) D’où il suit que les « Frères du Seigneur » peuvent trés bien n’avoir pas êté ses « utérins », mais seulement des parents plus ou moins rapprochés. Reste à savoir si nous avons des raisons positives d’affirmer qu’ils n’étaient pas en effet des enfants de Marie.

Les anciens, notamment saint Jérôme, ont ramené à quatre chefs principaux les motifs sur lesquels se fonde la croyance traditionnelle en la perpétuelle virginité de la sainte Vierge.

1° Cette virginité est implicitement affirmée dans le récit de l’Annonciation. Marie demande à l’ange : Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d’homme ? Ce qui ne veut pas dire simplement : Jusqu’ici je n’ai point connu d’homme, car cette circonstance ne s’opposait pas suffisamment, toute seule, à ce que Marie devint Mère : d’autant plus qu’elle était déjà fiancée, et que ses fiançailles mêmes lui permettaient l’espoir de la maternité. La seule explication qui rende pleinement compte de cette parole, consiste à dire que Marie avait fait le propos de garder la virginité, même dans le mariage, si jamais les circonstances l’engageaient dans cet état. C’est le sentiment de la plupart des anciens, qui ont interprété le récit de l’Annonciation d’après saint Luc. Ils ont été suivis par les Scolastiques, comme aussi par les exégètes catholiques modernes, auxquels se rallient nombre de protestants.

2° Ensuite, si Marie avait eu d’autres enfants pourquoi le Christ mourant aurait-il confié sa mère à un étranger, « au disciple qu’il aimait » ? Cette considération, que Lightfoot croit décisive contre l’opinion d’Helvidius, M. Henzog l’envisage bien légèrement, quand il écrit : « L’évangile de saint Jean leur (aux anciens) fournit un texte précieux. On y lisait que, du haut de la croix, le Sauveur avait dit au disciple bien-aimé, en lui montrant Marie : Voilà votre mère ! et qu’il avait ajouté, en montrant le disciple à sa mère : Voilà votre fils ! On creusa ces paroles et on trouva un sens mystérieux caché sous leur écorce, » (Rev. d’hist. et de littér. relig.. 1907, p. 326.) Mais non, on n’eut ici qu’à se tenir à la lettre. Le sens mystérieux et bien profondément caché sous l’écorce serait celui que propose M. Loisy, quand il prétend que la mère de Jésus n’est, dans cette scène du quatrième évangile, que le personnage allégorique d’Israël convent, la communauté judéo-chrétienne ; tandis que le disciple serait le type du croyant parfait, du chrétien johannique, de l’église helléno-chrétienne (Le Quatrième Evangile, p. 879).

Je ne prétends pas que le legs fait par Jésus de sa mère à un disciple soit, à lui seul, une preuve péremptoire que Marie n’avait pas d’autre fils ; mais c’est une circonstance, dont on doit tenir compte pour la solution du problème des Frères du Seigneur.

3° Pourquoi les contemporains de Jésus, ses propres concitoyens de Nazareth, auraient-ils mis tant d’emphase à l’appeler le fils de Marie, s’il n’était pas fils unique ? Si les Frères du Seigneur sont des enfants de sa mère, au même titre que lui, comment se fait-il que nulle part, dans les Evangiles, Marie ne soit appelée leur mère ? (15.)

Il est vrai que le nom de la mère du Sauveur se trouve deux fois associé à celui de ses frères (Mat. xii, 47 ; Jean, i, 12), mais la chose se comprend sans peine. Après la mort de saint Joseph, surtout pendant la vie publique de Jésus, Marie aura vraisemblablement habité sous le même toit que ses plus proches parents ; peut-être même que cette vie en commun date de plus loin. Ç'a été le sentiment de plusieurs d’entre les anciens, que les Frères du Seigneur avaient été introduits dans le foyer de Marie, à raison de leur parenté avec son époux, quel que soit du reste le degré de cette parenté.

Comment expliquer, en dehors du fait de la perpétuelle virginité de Marie, qu’on lui ait donné invariablement le nom de Vierge ? Cette appellation remonte, avons-nous dit, à la plus haute antiquité chrétienne. Si Marie a eu sept enfants, dont un au moins évêque de Jérusalem (sans parler de plusieurs autres, qui ont marqué au premier rang dans cette même église), est-il croyable qu’on ait perdu si vite de vue un fait aussi notoire, pour ne plus voir en elle que la mère virginale de Jésus ?

Renan a si bien senti la difficulté de la position qu’il avait prise tout d’abord, dans la Vie de Jésus (13° édit. p. 25-27), qu’il s’est décidé, dix ans plus tard, à l’abandonner. « Jésus, écrit-il, eut de vrais frères, de vraies sœurs. Seulement il est possible que ces frères et ces sœurs ne fussent que des demi-frères, des demi-sœurs. Ces frères et ces sœurs étaient-ils aussi fils ou filles de Marie ? Cela n’est pas probable. Les frères, en effet, paraissaient avoir été beaucoup plus âgés que Jésus. Or, Jésus fut, à ce qu’il paraît, le premier-né de sa mère. Jésus, d’ailleurs, fut dans sa jeunesse désigné à Nazareth par le nom de « fils de Marie ». Nous avons, à cet égard, le témoignage du plus historique des Evangiles. Cela suppose qu’il fut longtemps connu comme fils unique de veuve. De pareilles appellations, en effet, ne s’établissent que quand le père n’est plus et que la veuve n’a pas d’autre fils. Citons l’exemple du célèbre peintre Piero della Francesca. Enfin le mythe de la virginité de Marie, sans exclure absolument l’idée que Marie ait eu ensuite d’autres enfants de Joseph, ou se soit remariée, se combine mieux avec l’hypothèse où elle n’aurait eu qu’un fils. » Les Evangiles, 1857. p. 542.

C’est qu’en effet, s’il fallait rendre compte des textes par l’interprétation mythique, je préférerais encore « le mythe de la virginité de Marie » au mythe de la Vierge mère de sept enfants, et peut-être mariée deux fois !

4o  Enfin, il semble bien que les personnages qui, dans l’Evangile, portent le nom de « Frères du Seigneur » sont plus âgés que Jésus. On les voit jaloux de sa popularité, ils le critiquent et lui donnent des avis ; un jour même, ils tentent de mettre la main sur lui, sous prétexte qu’il est hors de son bon sens ses. Marc, iii, 21, vi, 4 ; Jean, vii, 3). Cette attitude ne se comprend guère de la part de frères puinés, surtout étant données les mœurs de l’antique Orient. Mais, si les Frères du Seigneur sont fils de Marie, ils ne peuvent pas être plus âgés que Jésus, puisque, d’après saint Matthieu et saint Luc, Marie était encore vierge, quand elle le conçut. Jésus fut le premier-né de sa mère. Si saint Jérôme n’a pas fortirié son argumentation en disant que Marie avait, nonobstant son mariage, promis à Dieu une perpétuelle virginité, c’est que cette position prise par tant d’anciens (S. Ambr., S. Aug., S. Grég. Nys., Théophyl., S. Bèbe, S.Anselme) et par tous les théologiens catholiques depuis S. Thomas, n’était pas nécessaire dans la polémique avec Helvidius. Seule la question de fait se posait : si, oui ou non, Marie avait eu d’autres enfants que Jésus.

5. Saint Jérôme fut appuyé par tout ce que le monde chrétien comptait alors de docte et d’illustre. En Orient : saint Chrysostome, saint Epiphaxe, saint Cyrille d’Alexandrie, Théodoret, Théophylacte. En Occident : saint Ambroise, saint Augustin, l'Ambrosiaster et Pélage lui-même. (Voir les références dans A. Durand, L’Enfance de J.-C. 1908, p. 254-255.) On a objecté un texte de S. Basile, savoir l’homélie In sanctam Christ générationem. P. G., XXXI, 1468. J.B. Lightfoot, Epistle to the Galat., p 284, estime que la perpétuelle virginité de Marie n’y est pas présentée comme un point nécessaire à l’intégrité de la foi. Mais, il ne faut pas perdre de vue que l’authenticité de cette homélie est contestée : D. Garnier ne la croit pas de S. Basile, Bardenhewer pense qu’elle a été interpolée. En tout cas, l’auteur de cet écrit y proteste expressément de sa foi en la virginité de Marie, quand il ajoute « que tous ceux qui aiment le Christ ne supporteraient pas un autre langage ».

Au reste, les définitions expresses des papes et des conciles ne tardèrent pas à proclamer, avec autorité, que l’adversaire d’Helvidius avait défendu la foi traditionnelle. Le pape saint Sirice, dans son rescrit à Anysius (391), déclare que Bonose a été justement repris, ce que ses juges ont eu raison de repousser avec horreur son sentiment. Au VIIe siècle (649), le concile tenu au Latran par Martin Ier condamne quiconque ne confesse pas que « la toujours vierge et immaculée Marie… n’a pas engendré le Verbe de Dieu, sans atteinte pour sa virginité, laquelle à persévéré intacte après son enfantement ». Dans les temps modernes (1555), Paul IV a solennellement affirmé, à l’encontre des Sociniens, que la virginité de Marie ante partum, in partu, post partum fait partie du dogme catholique (Denz. 10 91, 256, 493).

6. Les apologistes orthodoxes ne se sont pas contentes d’affirmer, au nom de la tradition et des textes, que Les Frères du Seigneur n’étaient pas nés de Marie ; ils ont encore essayé de préciser positivement le degré de parenté, qui les rattachait à la personne de Jésus. Comme on pouvait s’y attendre, ils ne sont pas tombés d’accord sur ce dernier point.

a) Saint Epiphane, Adv. Hær., lxxxviii, 7, et avec lui saint Grégoire de Nysse, In Christi resur. orat. ii, et saint Cyrille d’Alexandrie, In Joan., vi. 5, se tiennent à l’opinion propagée par les évangiles apocryphes : les Frères du Seigneur étaient des enfants que saint Joseph avait eus d’un mariage antérieur, Origène, et, à sa suite, saint Hilaire s’étaient déjà ralliés à ce sentiment, mais sans grande conviction (voir ci-dessus, col. 134-135). Il est possible que Clément d’Alexandrie, Eusèbe et l’Ambroisiaster lui aient été favorables, mais ce n’est pas sûr. Ils disent, à la vérité, que certains personnages sont, dans l’Evangile, appelés Frères du Seigneur, parce qu’ils étaient, ou mieux parce qu’on les appelait fils de Joseph ; c’est l’expression même employée par Eusèbe, 4. H.E., ii, 1, à propos de Jacques, le premier évêque de Jérusalem. Quoi qu’en dise Lightfoot, la construction de la phrase, comme aussi la teneur du contexte, donnent à penser qu’aux yeux d’Eusèbe, Jésus et Jacques étaient frères parce que l’un et l’autre étaient appelés fils de Joseph, reste à savoir à quel titre ils étaient fils de Joseph. N’est-il pas plus vraisemblable qu’Eusèbe dépende, sur ce point, d’Hégésippe, qu’il a tant utilisé ? Or, nous avons déjà dit que celui-ci voit dans les Frères du Seigneur des cousins paternels de Jésus.

Il est ditficile de supposer que saint Jérôme ait ignoré le véritable état de la tradition. Il a si peu conscience d’avoir rompu, dans la polémique contre Helvidius, avec un sentiment ferme et généralement reçu, que quinze ans plus tard, il écrira encore : « Certains conjecturent que les Frères du Seigneur sont « les enfants que Joseph aurait eus d’une autre femme, suivant en cela les rêves des apocryphes. » Comment. in Matth., xii. 49-50 (écrit en 398). Pour lui, il s’en tient à ce qu’il a déjà écrit dans son livre Adversus Helvidium. Les Frères du Seigneur sont des cousins, nés de cette Marie, que l’Evangile appelle mère de Jacques le petit et de Joseph ; elle était femme d’Alphée et tante maternelle de Jésus, en tant que sœur de la sainte Vierge. Saint Jean l’appelle encore Marie de Clopas (qui devient Cléophas chez les Latins), parce qu’elle était fille ou simplement parente de celui-ci. Mais ce dernier point reste, aux yeux de saint Jérôme, secondaire et sans grande importance ; il n’entend pas contester là-dessus. Ce qu’il interdit à Helvidius, au nom des textes, c’est de confondre cette Marie avec la mère de Jésus, et de méconnaitre la virginité de saint Joseph. « Tu dis que Marie n’est pas restée vierge ; et moi je prétends davantage, à savoir que Joseph lui-même fut vierge, à cause de Marie, afin que celui qui devait être vierge par excellence naquit d’un mariage de vierges. » (13, 14, 19.)

Ce sentiment, saint Jérôme ne le fonde pas sur l’autorité de ceux qui l’ont précédé, mais sur des raisons de haute convenance ; qui sont d’autant mieux recevables, que les textes de l’Evangile, non seulement n’y contredisent pas, mais encore se comprennent mieux dans cette hypothèse. C’est uniquement de la virginité de saint Joseph, ce non du sentiment qui fait des Frères du Seigneur des cousins de Jésus, que doit s’entendre le jugement porté par Baronius : « Hujus (opinionis) fortissimus stipulator seu potius auctor Hieronymus.  »

Saint Chrysostome, In Matth. hom., v, 3. et saint Augustin, Quæst. XVII in Matth., iii, 2, s’étaient tout d’abord montrés favorables à l’opinion de saint Epiphane ; mais ils ne tardèrent pas à se ranger à celle de saint Jérôme. Cf. Aug., ln Joan. tract, x, Cap. 2 ; tract. xxxviii, 3 ; Chrys., In epist. ad Gal., i fin. Dans son commentaire sur l’épître aux Galates, i, 19, Saint Augustin joint les deux opinions. Suivirent bientôt après, chez Les Grecs : Théodoret, In epist. ad Gal., x, in fin, et Théophylacte. In Matth, xiii, 55 ; in Galat., i, 19 ; quant aux Latins, ils ne font mention de l’hypothèse d’un premier mariage de saint Joseph que pour la déclarer inacceptable.

b) L’opinion de saint Jérôme ne tarda pas à s’enrichir d’explications complémentaires. A l’identité de Jacques le frère du Seigneur avec l’apôtre Jacques, fils d’Alphée, on en ajouta une autre : Alphée lui-même était confondu avec Clopas. Dès lors, l’appellation « Marie, celle de Clopas » serait à traduire par « Marie, femme d’Alphée ». Ἀλφαῖος et Κλωπᾶς ne devaient être que deux transcriptions grecques d’un seul et même nom hébreu חלפּי. Cette hypothèse jouira longtemps d’un grand succès. De nos jours, le nombre de ceux qui la contestent va croissant. Cf. 'Dict. de la Bible (Vigouroux). I, 419.

On a poussé plus avant dans la voie des identifications. Dans le collège apostolique, à côté de Jacques, prit place un autre frère du Seigneur : Jude, l’auteur de l’épître, devint l’apôtre Thaddée ou Lebbée. Bien plus, des auteurs se sont demandé si Simon, ou Siméon, le second évêque de Jérusalem, est distinct de l’autre Simon dit le Cananéen ou Zélote, que saint Jérôme appelle trinomius. Ces identifications figurent plus ou moins dans toutes les liturgies occidentales, y compris la liturgie romaine ; mais elles sont inconnues des orientaux. Le concile de Trente lui-même identifie, en passant, Jacques l’auteur de l’épître catholique avec le frère du Seigneur. Denz. 10, 908 (586). De la sorte, Joseph serait le seul des Frères du Seigneur qui n’aurait pas eu l’honneur de compter parmi les Douze.

c) Il s’en faut pourtant que ce sentiment soit reçu de tous. Sur le point de savoir s’il y a eu des apôtres parmi les Frères de Jésus, deux écoles sont en présence. Le P. Corluy (dans les Etudes religieuses, 1898. t. I, p. 145) a fidèlement exposé et discuté les arguments qu’on a fait valoir de parler d’autre. Ces deux écoles, écrit-il, « nous les appellerons : l’une, l’école patristique, l’autre, l’école exégétique. La première, appuyée surtout sur l’autorité des Pères, dénie absolument aux cousins de Jésus la qualité d’apôtres ; la seconde croit trouver dans les textes de l’Ecriture des éléments suffisants pour pouvoir affirmer, malgré le sentiment contraire de plusieurs saints Pères, que deux, ou peut-être trois des « frères » de Jésus firent partie du collège apostolique. Chacune des deux écoles compte dans son sein des savants distingués. La première est surtout représentée par les Bollandistes Henschenius, Stiltinck, et Van Hecke ; dans la seconde se réunissent au célèbre critique Le Nain de Tillemont, les interprètes les plus autorisés : Patrizi, Tolet, Lucas de Bruges, Maldonat, Beelen, Liagre, Adalbert Maier, Drach, Windischmann, Hengstenberg, etc. »

Au contraire, la virginité de saint Joseph, soutenue par saint Jérôme, n’a pas tardé à devenir un sentiment commun dans l’Eglise latine : tellement que saint Pierre Damien (P. L., CXLV, 384) pouvait écrire, au xi° siècle. « qu’il était l’expression de la foi de l’Eglise ». Saint Thomas, Comment. in epist.ad Gal., cap. 1, lect. v, rejette positivement comme « fausse » l’exégèse qui fait des Frères du Seigneur des enfants de saint Joseph.

Le P. Petau, De Incarn., XIV, iii, 13, se montre moins catégorique ; à ses yeux, la virginité de saint Joseph est seulement une doctrine plus vraisemblable. Après la confirmation de deux siècles donnée par la piété des fidèles à cette pieuse croyance, le sentiment du docte théologien paraît timide à l’excès, et, tranchons le mot, insuffisant. Aussi bien, le P. Corluy, l. c., p. 16, va plus loin, quand il écrit : « Le sens catholique s’est définitivement prononcé pour l’idée du grand interprète (saint Jérome). Il serait désormais téméraire de révoquer en doute la perpétuelle virginité de l’époux de Marie. »

III. Critique et conclusion.

1. Au sujet des textes qui concernent les Frères du Seigneur, il y a une tradition dogmatique d’un caractère négatif ; elle porte sur le sens qu’il ne faut pas leur donner. L’exégèse qui fait de ces personnages les frères de Jésus, nés de la même mère, est incompatible avec le dogme de la perpétuelle virginité de Marie, Aussi bien, c’est au nom de la foi traditionnelle qu’on s’est invariablement opposé aux Antidicomarianites, à Helvidius, à Bonose et à Jovinien,

D’autre part, le sentiment d’Helvidius n’a pas un point d’appui suffisant dans les textes, ni dans la tradition purement historique. Certes, elle supprime la difficulté soulevée par l’expression de « frères du Seigneur » ; mais, en revanche, elle introduit dans les textes des invraisemblances, des incohérences qu’une exégèse correcte ne réussit pas à surmonter. Ce sont précisément ces circonstances du récit des Evangiles que saint Jérôme a fait valoir en faveur du sentiment opposé et que les exégètes venus après lui ont trouvées persuasives.

Quant à la tradition des trois premiers siècles, elle élait si peu dans le sens d’Helvidius que celui-ci n’avait osé se réclamer que de Tertullien et de Victorin de Pettau. Nous avons dit que saint Jérôme lui contesta ce dernier. Bien plus, la foi en la perpétuelle virginité de Marie s’affirme implicitement dans le nom de Vierge que les apologistes du second siècle donnent, par antonomase, à Marie ; et elle ne tarde pas à devenir explicite dans l’appellation de ἀειπάρθενος qui se rencontre dans les anciens formulaires de foi.

On a vite dit que le sentiment religieux, en se développant et en s’exaltant, d’après une loi fatale, a dépassé le sens primitif des textes ; on ajoute que, à la longue, la conscience chrétienne est devenue insensible à la protestation de l’histoire. C’est là une affirmation injustifiée. Qu’on se l’avoue ou non, elle s’appuie, du moins en partie, au préjugé d’un évolutionnisme religieux radical. Aux yeux de la plupart des tenants modernes de l’exégèse d’Helvidius, toute croyance au surnaturel doit avoir son point de départ dans un fait naturel, que la foi a transfiguré par voie de sublimation allégorique ou mythique.

Et puis, de quel droit affirme-t-on que la conscience des premières générations chrétiennes n’avait, vis-à-vis des faits primordiaux, ni intelligence, ni probité ? L’étude de la littérature d’alors, en commençant par les épîtres de saint Paul, donne un démenti éclatant à cette manière de voir. Le respect des limites posées par les données primitives de la doctrine chrétienne se laisse toucher au doigt dans la lutte longue et pénible que l’orthodoxie eut à soutenir contre les Gnostiques docètes. Quelque attrayant que fut pour les âmes un Christ fait au ciel et tombé sur terre, à la manière d’une manne, l’Eglise est restée invinciblement attachée au Jésus des Evangiles, dont la vie est tellement solidaire des faiblesses de notre nature que nu

145

FRÈRES DU

SEIGNEUR

la sagesse humaines’en trouve confondue et scandalisée. Avec cette disposition, laconsoiente chrétienne a dû avoir des raisons pressantes pour professer la naissance virginale du Christ et la perpétuelle virginité de sa mére, étant donné surtout que certains passages des Evangiles semblaient dire le contraire.

On à prétendu que « le dogme de la conception virginale du Christ appelait, comme son complément natnrel et nécessaire, la virginité perpétuelle de Marie, et celle-ci suivait celle-là de si près qu’elle ne semblait pas pouvoir en être séparée ». G. l’Erzoc, Rev. d’Hist. et de Litter. relig., 1907, p.320 ; cl. p. 327. Voilà une manière très libre d’écrire l’Listoire des doctrines chrétiennes. Avec cette methode, on peut, certes, fournir une explication quelconque du symbole actuel ; mais, on peut aussi, ethien davantage, faire voir que ce symbole devrait, à ce compte, être différent de ce qu’il est en effet.

Les anciens, notamment saint Epiphane et saint Jérome, ont, il est vrai, comparé lesein de la Vierge au tombeau neuf, dans lequel fut déposé le corps de Jésus ; ils ont insisté sur la souveraine convenance qu’il y avait à ce que la porte, qui avait livré passage au divin Roi, restàt fermée pour tout autre. Mais, ils ne se font pas illusion sur la portée de ces considérations. qui rendent le dogme plus croyable, sans être capables, à elles seules, de le fonder.

On insinue que la croyance en la perpétuelle virginité de Marie aura commencé au second ou au troisième siècle, de la même façon qu’au quatrième siècle la virginité de saint Joseph. qui devait être le gain doctrinal de la polémique de saint Jérôme contre Helvidins. Au terrain déjà acquis sera venue s’ajouter une conquête nouvelle. Nous acceptons l’exemple, car il est bien choisi pour faire saisir la différence profonde, infranchissable entre un dome et une pieuse eroyance.

Quand se produisirent les dénégations de la perpetuelle virginité de Marie, ce ne fut qu’une voix dans la chrétienté, en Orient comme en Occident, pour protester, au nom de la foi traditionnelle. Les novateurs furent traités d’insensés, de pervers ce d’impics. Origrène les avait déjà appelés hérétiques. On s’attacha avant tout à aflirmer le dogme, l’explication des textes faisant difficulté restait an second plan. À plusieurs reprises, l’Eglise est venue, par ses débnitions sanctionner cette protestation de la conscience chrélienne. Au contraire, quand saint Jérome parle de la virginité de saint Joseph, il n’a arde de se réclamer de la tradition : il sait, et il l’avoue, que des anciens (pas des moindres), ont pensé diffèremment à ce sujet. C’est au nom des textes, c’est pour donner satisfaction à la piété des fideles, qu’il oppose son exégèse à l’atlirmation audacieuse de ceux qui ont fait de saint Joseph le père, selon la chair, des frères du Seigneur. Le sentiment de saint Jérôme est devenu commun dans l’Eglise, et on a bien pu dire, qu’eu égard à l’action directrice de FEsprit-Saint sur la piété des fidèles et le culte chrétien, il y aurait témérité à le révoquer en doute, ce standale à parler contre ; mais pas un théologien n’a prétendu que ce l’üt là un dogme de foi, ni même une doctrine débnissable. Le judicieux Tillemont le faisait déjà observer, en y insistant. Cf. Mémoires pour servir à l’hist. ecclés., 1693, t. I. p. 505.

Le culte croissant pour la virginité, dont le monachisme est, au quatrième siècle, l’expression publique et sociale. a-t-il excreé une influence appréciable sur les doctrines eoncernant le mariage de Marie et de Joseph ? Il est incontestable que les sympathies ou les antipathies pour le monachisme ont activé la po- Jlémique à ce sujet. Des deux côtés, on a cherché dans l’Ecriture des textes pour exalter ou pour


146

déprimer Fétat de virginité, Ceux-ci avaient intérêt à faire de Marie le type de l’épouse chrétienne, ne se distinguant de l’honnète mère de famille que par l’honneur de la maternité divine ; ceux-là étaient heureux et fiers de pouvoir mettre sous le patronage de la « Toujours Vierge » la pratique de la virginité, qu’ils estimaient être l’idéal de la vie chrétienne, Que sous l’empire de ces préoccupations en sens inverses, des excès se soient produits, même du côté des orthodoxes ; que l’ont ait donné à certains textes une portée qu’ils n’avaient pas, nous en convenons. Mais il est clair, — et notre étude à voulu en fournir la preuve, — que ces influences ne suffisent absolument pas à expliquer, du point de vue strictement historique, l’origine du dogme de la perpétuelle virginité de Marie ; ni la violence qu’à un moment donné, l’exégèse chrétienne aurait dû faire subir au sens primitif des textes de l’Evangile.

Du reste, qu’est-il besoin d’attendre jusqu’au ive siècle pour signaler la réaction possible de la pratique sur la doctrine ? Le Christ en personne, et saint Paul après lui, ont proclamé, des la premiére heure, la prééminence de la virginité sur le mariage ; et l’on sait assez que l’Eglise n’a jamais manqué d’une élite, hommes et femmes, qui ont tenu à conformer leur vie à cet idéal évangélique, Si le dogme de la perpétuelle virginité de Marie est le produit spontané de cette estime pour la continence, comment se fait-il que Tertullien, dont l’encratisme excessif est bien connu, ait été Fancètre d’Helvidius ? Et encore, pourquoi l’ascétisme de saint Epiphane, qui était pour le moins aussi marqué que celui de saint Jérôme. ne lui a-t-il pas suggéré l’idée de la virginité de saint Josepl\ ?. Et tant d’autres questions qui. sur ce terrain, restent sans réponse salisfaisante. Mieux vaut donc se tenir aux flails et aux textes que de subordonner sa pensée à une théorie préconçue.

2. Quel est le degré de parenté qui a valu à Jacques, Joseph, Simon et Jude d’être appelés les « Frères du Seigneur » ? Il n’existe à ce sujet aucune donnte dogmatique proprement dite ; la tradition historique elle-même n’est ni uniforme, ni constante. Le sentiment de saint Jérôme, qui en fait des cousins de Jésus, a depuis longtemps supplanté l’opinion de saint Epiphane : mais ce succès ne suffit pas à le rendre de tous points certain. Son exégèse à, du reste, subi, au cours des âges, plus d’une modification.

Au lieu de cousins maternels, on parle plus volontiers aujourd’hui de cousins paternels. Et même, les parents de Jésus sont assez couramment divisés en deux groupes. Le texte des évangiles semble autoriser cette distribution. En certains passages, On se contente d’énummérer, au nombre de quatre, les Frères du Seigneur ; mais ailleurs quand leur mère est nommée, on n’en compte plus que deux : Jacques et Joseph. Matth. xxvir, 56. N’y a-t-il pas là un indice significatif qu’ils n’étaient pas tous parents de Jésus au même titre ?

Aussi bien, des auteurs, qui deviennent chaque jour plus nombreux, tiennent que Joseph (époux de la sainte Vieryc) avait un frère : Clopas, et une sœur : Marie, femme d’Alphée. Dans cette hypothèse, Mspco ñ 705 Kiur& est à traduire Warie sœur de Clopas, et Moss à T0 Tes Marie, mère de Jacques. On voit que ce sentiment n’admet pas l’identification de Clopas avec Alphée. De Clopas seraient nés Samson et Jude, tandis que de Marie seraient nés Jacques et Joseph. C’est la combinaison suggerée par le témoignage d’Hégésippe, celle aussi qui donne plus facilement salisfaction aux textes du Nouveau Testament. On peut en voir la justification détaillée dans le P. Caruers, L’évangile selon K. Jean, p. 153.

Les identifications ultérieures sont encore plus 147

GALILEE

148

incertaines. Jacques et JuJe, frères du Sei^’neiir, sont-ils à confondre avec les apôtres saint Jacques le Mineur et saint Jude ? La question reste ouverte. Il faut même convenir ciue la réponse allirmative eadre assez mal avec les textes de l’Evangile, qui représentent les frères du Seigneur comme incrédules à sa mission. Jean, vii, 15 ; Marc, iii, 21. On répond, il est vrai, à cette difliculté, en disant que les cangclistes n’ont entendu parler que d’une incrédulité relative ; ou encore, que ces frères incrédules sont à chercher en dcliors du groupe des quatre, nommés dans l’Evangile. Ces raisons ne sont pas alisurdes, reste à savoir si on a le droit de les tenir pour recevables, étant donnée la teneur des textes. ( ; f. Laïtky, dans /oHr/irt/ of theological Sludies, Ocl. igo8, ]i. 112.

L’hyi)othèse de l’identité ne s’accorde guère mieux avec le livre des.ctes (i, 14). dans lequel les frères du Seigneur font un groupe, distinct de celui des apôtres. Quant au texte de l’épltre aux Galates (i, 19)

y.jpio-j, tout le monde convient qu’il comporte un sens acceptable dans les deux opinions. Les mots décisifs £1 u-f, ne signilient pas nécessairement qu’en outre de Pierre, saint Paul a vu encore quelqu’un des apôtres ; cette particule peut aussi bien avoir un sens exclusif : Je ne vis aucun autre apôtre, absolument personne d’entre les apôtres, je vis seulement Jacques le frère du Seigneur.

Il est à craindre que certains apologistes se rangent trop facilement à l’hypothèse de l’idcntilication par le désir d’y trouver une solution radicale à la duriculté soulevée i)ar les Frères du Seigneur. Si Jacques, fils de Marie, « celle de Clopas », est à identilicr avec l’apôtre Jacques, lils d’Alphée, il devient évident qu’il n’est pas né de Marie, mère de Jésus. D’autre i)art, il est visible que des écriains incro}ants se prononcent contre l’identification avec des préoccupations contraires. Mais ce sont là des considéra tions tendancieuses à écarter du débat. La virginité perpétuelle de Marie et le caractère précis du lien de parenté qui unissait Jésus à ceux que l’Evangile appelle ses « frères » sont et doivent rester deux questions distinctes.

BmLior.RArniE. — 1° Auteurs callivliques. 3. Corluy, J.es Frères du Seigneur dans les « Etudes », 18^8, I, p. 5, 145 ; résumé dans le Commentaire de S. Jean (latin), p. i^g, du même auteur. R. Cornely, Introd. spec. in libres I’. T., III, p. SgS. F. Vigouroux, Les Frères du Seigneur dans « Les Livres saints et la critique rationaliste », IV, p. 897. Sclicgg. Jacohiis der liruder des Herrn, 1883. Th. Calmes, l’éi’angile selon S. Jean, p. 1^5. A. Camerlynck, Comment. in epist. catholicas, 5" édit., p. 21. Neubert, Marie dans l’église anténicéenne, 1908, p. 190.

2" Auteurs non catholiques. E. Renan, les Frères du Seigneur dans « Les Evangiles », p. 587. Th. Zahn, Brader und Vettern Jesu dans Forsihungen

: ur Gesch..V. T. Kanons, l. 2, igoo. J.B. Liglitfoot, 

dans son Comment, sur ré|)itre aux Galates, Tlie Ilretliren oftlie Lord (1900), p. 25-2. A. Edersheira, The Life and Times of Jésus tlie Messiah, I, p. 201, 364. J- B. Mayor, The liretliren of the L.ord dans Dict. of the Bible (Hastings), I, p. 820 ; cf. du même auteur Epistle of S. James, 1892, et deiix articles dans The Exposilor. 1908, p. 16, 163. Herzog-Hauck, ICncykl. fiir protest. Théologie, sous les mots Maria et Jacobus. C. Harris, The Brethren of the Lnrd dans Dict. of the Gospel and Christ, 1, 282. G. Herzog, /- « virginité de.Varie après l’enfantement dans llevue d Hist. et de Liltèr. religieuses, juiUel-aoùt 1907. A l’exception de Renan, Liglitfoot et Harris qui sont favorables à l’oijinion de S. Epiphane, bien qu’à des degrés divers, tous ces auteurs admettent l’explication d’Helvidius.

Alfred Durand, S. J.

G