Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Expèrience religieuse

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 931-941).

EXPÉRIENCE RELIGIEUSE. — En réservant les questions connexes (voir Foi, Immanence, Mysticisme, Pragmatisme), on voudrait seulement, dans l’étude suivante, distinguer la multiplicité des systèmes qui se réclament de l’expérience religieuse et, dans ces erreurs où la part de vérité est grande, l’exagération particulièrement pernicieuse, aider à reconnaître les limites de l’une et de l’autre.

I. Notion. — II. Thèses hétérodoxes. — III. Censures de l’Eglise. — IV. Illégitimité de l’appel à l’expérience comme critère exclusif ou principal. — V. Bôle important comme facteur subordonné. — VI. Analogies des expériences entre religions. — VII. Bibliographie.

I. Notion. —

Le mot expérience n’est pas à prendre ici au sens d’expérimentation scientifique, mais de donné expérimental, y.) Au sens large, il exprime tout fait d’ordre religieux que nous pouvons observer dans notre vie intime : secours providentiels, réponses à nos prières, visions, révélations… Cette qualiûcation des faits, impliquant toute une dogmatique, présuppose, la solution de questions en litige ; pareil emploi du mot est donc à éviter en apologétique. , 5).4 » sens strict, est expérience religieuse toute impression éprouvée dans les actes ou états que l’on nomme religieux : sensation de dépendance, de délivrance, illumination, sentiment de joie ou de tristesse, considérés dans leur aspect alî’ectif, indépendamment de toute interprétation spéculative.

L’expérience religieuse étant invoquée en réaction contre l’autorité extérieure et contre des tendances qualifiées de formalistes et d’intellectualistes, on a chance de mieux comprendre ce que le terme signifie en portant l’attention sur ce qu’il indique d’individuel, d émotionnel, de passif.

II. Thèses hétérodoxes. — Les théories hétérodoxes qui préconisent l’expérience religieuse ont un double fondement, l’un théologique, la chute originelle, l’autre philosophique, l’impuissance de la raison, tous deux en étroit rapport.

a) Leur source est en effet à chercher dans la conception protestante du péché d’Adam. Cette faute ajanl corronq^u notre nature, dit Luther, la raison est aussi incapable d’atteindre à la connaissance de Dieu, que la volonté impuissante à pratiquer le bien : connaissance du vrai et justification sont donc en nous l’œuvre immédiate de Dieu. Par une action intime, il révèle à chaque individu ce qu’il faut croire et il opère en chacun l’acte justifiant, c’est-à-dire la certitude sentie d’être sauvé par le Christ, cf. Denifle, Luther und Luthertum, in-8, Mayence, 2’éd., 1906, t. I, p. 630 sq., 728 sq., 786 sq., 748 sq., 756 sq.

L’élan donné par la Réforme a eu pour résultat de développer les théories philosophiques qui humiliaient la raison — dans la mesure où elles la convainquaient d’impuissance, elles confirmaient le dogme central du protestantisme, cf. Ciioss..t, dans Vacant, Dict. de théol. cath., art. Dieu, col. 766 sq.

— et de favoriser le subjectivisme et le sentimentalisme. Les théoriciens de l’expérience religieuse les plus en vue font eux-mêmes remonter à Luther les principes qu’ils professent, voir plus bas, col. 853, b.

b) Dès l’apparition du Jansénisme, on a dénoncé l’atlinité de ses thèses avec les dogmes protestants et signalé même des dépendances marquées, cf. Deciia.mps, De hæresi Janseniana, in-fol., Paris, 1728, spécialement, disp. I, c. 11, iii, iv ; disp. II, c. iv… 1847

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1848

La même thèse de la corruption foncière, après la chute originelle, et de l’impuissance radicale du libre arbitre, amenait à professer que tout est péché dans l’homme, à moins que la grâce — c’était pour le jansénisme la charité entraînant la volonté par une délectation nécessitante, delectatio victrix — ne lui fasse opérer le bien.

L’influence de ces idées sur Pascal oblige à distinguer avec soin, dans ses opinions, ce qui est ou psychologie pénétrante ou contamination regrettable, cf. Pensées, éd. des Grands Ecriv., t. L p. clxxvi ; t. ii, p. i’^5, 201 et notes ; t. III, p. /J, note 2 ; cf. Chossat, loc. cit., art. Dieu, col. 803 sq. La i-aison y est souvent déprimée outre mesure, la religion parfois trop identifiée avec l’émotion du cœur’.

c) Les Discoin-s de Schlkier mâcher, « publiés en 1799, ouvrent avec la dernière année du siècle, écrit un auteur protestant, une nouvelle ère pour la chrétienté ». E. Stroehlin, dans Licutenberger, Encycl. des se. relig., 1881, t. XI, p. 506. Atout le moins, marquent-ils ime modification considérable dans la dogmatique réformée. Jusque là, elle avait surtout invoqué l’expérience intime comme la raison individuelle de la foi ; à partir de cette époque, elle la regarde de plus en plus comme le fait religieux fondamental, d’où l’on déduira l’objet de la foi.

Les théories de Schleiermacuer ont été développées par l’école d’Erlangen (Hofmann, Franck surtout, Daxer…). L’école de Ritschl (Herrmann, Reischle, Hæring…), tout en invoquant l’histoire, aboutit à un fidéisme analogue. Cf. M. Goguel, IV. Herrmaun et le problème relig. actuel, in-8°, Paris, 1905, p. 189 sq. Ces vues ont été vulgarisées en France par A. Sabatier. « La piété n’est rien, dit-il, reprenant le mot de Pascal, si ce n’est Dieu sensible au cœur. » Esquisse d’une p/iilos. de la religion, 7’éd., in-8 « , Paris, 1908, 1. III, c. 11, p. 269. « Le phénomène religieux… a trois moments… : la révélation intérieure de Dieu, laquelle produit la piété subjective de l’homme, laquelle à son tour engendre les formes religieuses historiques », p. 268. Les interprétations de ces révélations en formules humaines diversifient les Credo et les religions. Plus parfaites dans le Christianisme, elles doivent cependant, parce que tout évolue, être sans cesse tenues à jour. Cf. Les relig. d’autorité et la relig. de l’Esprit, 2’éd., in-S », Paris, 1904, p. 528 sq., 561 sq. C’est la théorie dite symbolo-fidéisme. Cf. Ménégoz, Publications diverses sur le fidéisme, Paris, 1900.

d) Au même courant de pensée se rattache le modernisme, cf. LoisY, Autour d’un petit livre, in-12, Paris, igoS, p. 196 sq. ; L’Evangile et l’Eglise, in-12, Paris, p. 66 sq., 174 sq. ; et G. Tyrrell, Bights and limits of theology, dans la Quarterly Beview, 1906, p. 406 ; Through Scylla and Charvbdis, in-12, Londres, ’907, p. 208, 306 sq., etc., bien qu’il se défende du sentimentalisme de Schleiermacher, Lex credendi, in-12, Londres, 1906, p. i, c. iv, p. 15 sq., p. 261 sq. et s’en sépare en fait par ses efforts — ineliicaces — pour maintenir aux formules dogmatiques quelque valeur intellectuelle et à l’Eglise quelque autorité doctrinale, cf. Théologisme, dans la Bévue pratique d’apo 1. Sans doute, la religion intéresse au plus haut point le cœur. Ce n’est ni un cérémonial de politesse tout extérieure — une étiquette ; ni un ensemble de pratiques pour s’assurer la protection divine — une recette ; ni une adhésion platonique à la vérité connue — une sagesse ; c’est surlout un rapport d’aiïection filiale de l’homme à Dieu — une amitié.

Mais de cette amitié, comme de toute autre, la sincérité et l’intensité se mesurent, non à la sensibilité, affaire de tempérament, mais à la délicatesse du cœur, affaire de libre générosité.

logétique, 1907, t. IV, p. 499-527 ; cf. Programma dei modernisti, in-8°, Rome, 1908, p. 97 sq.

e) La « philosophie nouvelle » avec M. Bergson rejoint des conclusions assez semblables, en partant de principes tout différents. La réalité, à ses yeux, est un mouvcment infiniment riche. Plus on y participe passivement, dans la conscience simultanée des impressions musculaires, du sentiment, du vouloir et du connaître, plus riche est l’intuition qu’on en obtient, car moins on la morcelle et moins on la déforme, sous prétexte de la comprendre. L’expérience de l’action est donc seule révélatrice ; nos idées abstraites ne sont bonnes que comme recettes pratiques ou formules schématiques d’actes à produire. Ce panthéisme idéalo-pragmatiste, M. E. Le Roy a tenté de l’adapter à l’orthodoxie catholique. Les dogmes ne seraient non plus que les formules privilégiées, propres à nous disposer à expérimenter Dieu dans l’action religieuse.Z^o « me et critique, ^’éd., in-12, Paris, 1907.

/) Au pragmatisme qui précède, W. James a pris ses critiques de Tintellectualisme, A pluralistic universe, in-S", Londres, 1909, lect. v, p. 214, vi, p. 226 sq., à la mind-cure^ son inspiration religieuse, au positivisme son agnosticisme et sa méthode strictement expérimentale. Etudiant toutes les manifestations religieuses en tant que phénomènes psychologiques, il en montre les caractéristiques communes, les juge légitimes (au nom de son critère de la Aaleur), parce qu’utiles à l’humanité. Ces attitudes pratiques partout semblables et ces émotions individuelles, analogues malgré leurs divergences, seraient l’essentiel de la religion. Libre à chacun de les expliquer par les hypothèses ou « surcroyances » qu’il lui plaît. L’expérience religieuse, 2" éd., in-8% Paris, 1908, p. 405 sq^(i" éd. angl. p. 485 sq.). Les préférences de W. James vont — car il n’est dilTicile en fait de logique que pour les systèmes intellectualistes — vers une sorte de panthéisme, mais pluralistique et finitiste, A pluralistic universe, p. 310sq. et passim.

Pour ce pliilosophe, nombre de phénomènes de l’expérience religieuse, conversions, motions subites, impressions de secours, s’expliqueraient par les ébranlements du subconscient. Par le seuil 2 delà conscience, le divin entrerait en relation avec nous et certaines crises religieuses s’expliqueraient par l’irruption dans la pleine conscience d’impressions indistinctes, accumulées plus ou moins longtemps dans ses régions obscures. L’exp. relig., p. 196 sq. (angl. 280 sq.), 898 sq. (angl. 477 sq.).

g) M. H. Bois adopte cette thèse capitale, La valeur de l’exp. relig., in-12, Paris, 1908, c. v, p. 114 sq., pendant qu’il essaye, avec une critique d’ailleurs pénétrante, de prouver, par les caractères de ces phénomènes, qu’on est endroit d’admettre au delà d’eux, comme au delà de l’expérience sensible, un noumène qui serait Dieu, c. i, p. 12 sq.

Conclusion. — Au terme de cette brève esquisse, le lecteur entrevoit les caractéristiques de ces thèses.

Pour bien saisir leur individualité, il conviendra de noter les philosophies cjui les supportent.

MM. W. James et H. Bors, par leurs A’ues sur les

1. La rnind cure et la Christian science sont une sorte de thérapeutique, très en vogue en Amérique. Elles s’essaient à relever le tempiérament par suggestion de vues d’ordinaire panthéistiques, ])lus ou moins mêlées de christianisme, cf. W.James, Expér. relig., p. 80 sq. (angl. p. 94 sq.).

2. « Dans la psychologie moderne, on appelle seuil le minimum d’excitation nécessaire pour produire une sensation. » W. James, £’.J7>. relig., p. 111 (angl. 134) ; d’où la conception de conscience subliminale, p. 196 sq. (angl. 230 sq.). 1849

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crises de conversion et les impulsions de l’Espi-it, sont très proches des conceptions protestantes primitives, mais Luther était un scolastique (nominaliste), W. James est positiviste, M. H. Bois kantiste (néo-idéaliste).

Sans donner le même rôle à ces saisies et à ces contraintes de la grâce, Schleiermacher, Sabatier, LoiSY, vont à un panthéisme, dont Tyrrell et les modernistes, en exagérant l’immanence divine, se défendent parfois fort mal.

Un panthéisme idéaliste imprègne aussi les spéculations de la « philosophie nouvelle «.

Par contre, il est aisé de comprendi’e à quel point diffèrent de ces théories : k) l’appel à l’expérience des siècles chrétiens, à la tradition vivante du Chi-istianisme, à la conscience obscure de l’Eglise, d’où affleurent, au cours des âges, dans sa conscience claire, les notions dogmatiques qu’elle définit, voir art. Dogme, col. 1154, 1169, et art. Tradition ; /3) l’appel aux faits internes, pour remonter à Dieu, leur cause, voir art. Dieu, col. 1069 ; ou aux expériences individuelles, soit pour amener le sujet à observer en lui l’action de Dieu et le disposer à croire, voir art. Immanence (méthode), soit pour étudier le développement normal de la vie de foi, voir col. 1857, 1858.

Rien de cela, à moins d’exagération regrettable, n’est atteint par les censures que nous allons rapporter.

III. Censures de l’Eglise. — A. — L’Eglise s’est opposée, dès le principe, aux thèses ûdéistes et pseudo-mystiques appuyées sur l’expérience religieuse, en condamnant les premières assertions de Luther sur la foi justifiante, soit par Léon X, proposit. 10-16, cf. Denzingkr, 10^ éd., n. ^So sq. (634 sq.), soit par le Concile de Trente, cf. PallaviciNi, Hist. du Conc. de Trente, in-/j", Montrouge, 1844, t. II, 1. VIII, c.iv sq. ; surtout c. ix sq., p.244sq. ; Theiner, Acta genuina, t. I, p. 216, 335, 358, 362 sq.

Le Concile proscrit deux principes également graves : a) la conception de la foi justifiante comme d’une certitude absolue que nos fautes nous sont remises ; , 3) la nécessité et la possibilité d’une telle certitude. Sess. vi, c. 9, 12, 13 ; can. 12-17 ; cf. Denzinger, n. 802 sq. (684 sq.), 822 sq. (704 sq.). De plus, il maintient la nécessité des œuvres, soit du repentir avant le pardon, soit de la pratique des commandements après ; Sess. vi, c. 6, 11, 16, can. g, 18 sq. ; Denzinger, n. 798 (680), 804, 809, 81g (701), 828 sq. (710 sq.). En rejetant cette prise de conscience, cette impression personnelle du salut, caractéristiques de la conversion et de la vie protestantes, cf. Moehler, La Symbolique, trad. F. Lâchât, 2’cdit., in-S", Paris, 1 852-53, §20, t. I, p. 235 sq., en déniant cette scission, aussi essentielle à la Réforme primitive, entre la religiosité et la moralité’, op. cit., S 25, p. 284 sq., il mettait un abîme entre la mentalité catholique et la mentalité protestante.

B. — Les querelles du quiétisme, cf. J. Pasquier, Revue du Clergé français, 1909, t. LIX, p. 267 sq., amenèrent la condamnation d’erreurs apparentées. MoLiNos faisait trop grande la passivité de la nature, exagérant l’action de Dieu dans les âmes, jusqu’à les

1. Le protestantisme a généralemont abandonne cette doctrine. Toutefois, [)ar le principe du lil)re examen, il a séparé lu foi au Christ de l’obéissance ù l’Eglise, Comme iJ. croit des dogmes j)0sitifs ce qu’il juge croyable, chacun accepte des préceptes ce « lu’il juge obligatoire. Au tei’ine de cette évolution, le point de vue de la morale est tout déplacé : elle vise uniquement à une mise en valeur de l’individu, dans un sens social et humanitaire.

rendre irresponsables des plus graves abus ; Denzinger, n. 1221 sq. (1088 sq.).

C. — Les progrès de fîdéisme allemand, après Schleiermacher et Ritschl, invitaient le Concile du Vatican à préciser la doctrine catholique. Il le fit en proclamant la possibilité pour la raison d’arriver à connaître Dieu avec certitude, Sess. iii, c. 2 et can. 1, Denzinger, n. 1785 (1634), 1806(1 653) ; en proscrivant la conception delà foi, comme d’un assentiment basé siu- l’expérience seule, et en maintenant, avec l’illumination intime du Saint-Esprit, le rôle des motifs objectifs et des critères externes, Sess. iii, c. 3 et can. 3, Denzinger, 1789 sq. (1638 sq.), 1812 (1609) ; voir 1^ schéma prosynodal, c. 7, Collect. Lacens., Acta, t. VII, p, 510 et les notes, p. 527 sq.

D. — Dernier aboutissement de ranti-intellectualisme, du sentimentalisme et de l’individualisme déA’eloppés par la Réforme, le modernisme a provoqué les déclarations plus détaillées de l’Encyclique Pascendi^. Nous citons :

a) Critère de l’exp. relig. — Si vous demandez sur quoi, en fin de compte, cette certitude [de l’existence de Dieu] repose, les modernistes répondent : « Sur l’expérience individuelle. » Ils se séparent ainsi des rationalistes, mais pour verser dans la doctrine des protestants et des pseudomystiques. Voici, au surplus, comme ils expliquent la chose. Si l’on pénètre le sentiment religieux, on y découvrira facilement une certaine intuition du cœur, grâce à laquelle, et sans nui intermédiaire, l’homme atteint la réalité même de Dieu : d’où une certitude de son existence, qui passe très fort toute certitude scientifique. Denzinger, n. 2081.

b) Possibilité de l’expérimentation. — C’est là une véritable expérience et supérieure à toutes les expériences rationnelles. Beaucoup, sans doute, la méconnaissent et la nient ; tels les rationalistes ; mais c’est tout simplement qu’ils refusent de se placer dans les conditions morales qu’elle requiert, ibid.

L’Encyclique signale ensuite le lien de cette doctrine avec le symbolo-fidéisme (chacun exprimant ses expériences personnelles par les formules ou symboles cpi’il préfère) avec l’indifférentisme religieux (les religions n’étant séparées que par leurs rites et par leurs dogmes, non par les expériences intimes de leurs fidèles) et avec l’athéisme, ibid., n. 2082. Elle ajoute, en indiquant les éléments d’une réfutation :

c) Présupposé agnostique. — Toute issue fermée vers Dieu du côté de l’intelligence, ils se font forts d’en ouvrir une autre du côté du sentiment et de l’action, n. 2106.

d) Psychologie fautive. — Tentative vaine. Car qu’est-ce, après tout, que le sentiment, sinon une réaction de l’âme à l’action de l’intelligence ou des sens ? ibid.

e) Danger moral. — Otez l’intelligence : l’homme, déjà si enclin à suivre les sens, en deviendra l’esclave, ibid.

f) Insuffisance logique. — Vaine tentative à un autre point de vue. Toutes ces fantaisies sur le sentiment religieux n’aboliront pas le sens commun. Or, ce que dit le sens commun, c’est que l’émotion et tout ce qui captive rame, loin de favoriser la découverte de la vérité, l’entrave. Nous parlons bien entendu de la vérité en soi : quant à cette autre vérité purement subjective… elle ne sert de rien à l’iiomme, à qui il importe surtout de savoir si, hors do lui, il existe un Dieu, entre les mains de qui il tombera un jour. — Pour donner quebjue a.-^sielle au sentiment, les niodernisles recourent à l’expérience. Mais l’expérience, qu’y ajoute-t-elle.’Absolument rien, sinon une certaine intensité qui entraîne une conviction proportionnée de la réalité de l’objet. Or, ces deux choses ne font pas que le sentiment ne soit sentiment ; ils ne lui ùtent pas son caractère qui est de décevoir, si l’intelligence ne le guide ; au contraire, ce caractère ils le confirment et

1. Traduction des Questions actuelles. 1907, t. XCIIl, p, 2Il sq., 2.Î3 sq. Nous introduisons, pour la commodité du lecteur, subdivisions a) b) c) et sous-litres. 1851

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l’aggravent, car plus le sentiment est intense et plus il est sentiment, ibid.

g] Expérience faite. — En matière de sentiment religieux et d’expérience religieuse, vous n’ignorez pas.., quelle prudence est nécessaire… V’ous le savez de votre usage des âmes, de celles surtout où le sentiment domine… de la lecture des ouvrages ascétiques…, n. 2107.

//} Contradiction. — Si ces expériences ont tant de valeur à leurs yeux, pourquoi ne reconnaissent-ils pas la même à celle que des milliers et des milliers de catholiques déclarent avoir sur leur compte â eux et qui les convainc qu’ils font fausse route… ? ibid.

i) Centre de Verreur. — La ti’ès grande majorité des hommes tient fermement et tiendra toujours que le sentiment et l’expérience seuls, sans être éclairés et guidés par la raison, ne conduisent pas à Dieu, ibid.

j) Conséquences alliées. — Que reste-t-il donc, sinon l’anéantissement de toute religion et l’athéisme.’… ibid., cf. 2082.

k) Evolution historique. — Le premier pas fut fait par le jirolestantisme, le second est fait 2)ar le modernisme, le prochain précipitera dans l’athéisme, n. 2109.

Les mots importants, que nous avons soulignés, donnent à entendre, que l’Eglise rejette toute thèse présentant l’expérience religieuse comme un moyen de connaissance religieuse e.rclusif ou prédominant, sans proscrire celles qui l’invoqueraient comme un facteur de connaissance important mais subordonné. L’explication de ces deux positions fera l’objet des paragraphes suivants :

IV. L’expérience religieuse ne peut être regardée comme critère exclusif ou principal. — Distinguons en deux classes les théories hétérodoxes et signalons les raisons principales qui les condamnent.

1° Protestantisme, Symbolo-fidéisme et modernisme, Pragmatisme de W. James.

A. Présupposés philosophiques inacceptables. — L’origine de ces thèses est en effet l’agnosticisme. Encore ne se contente-t-on pas de dire que l’intelligence ne peut pas connaître Dieu avec certitude ; au lieu de rester sur cette réserve, plusieurs de ces systèmes tendent vers le panthéisme et vers l’évolutionnisme, qui impliquent une affirmation précise sur l’être divin. Voiries articles Agnosticisme, Criticisme, Evolution, Panthéisme.

Une seule objection spéciale à cette étude, nous arrêtera ici.

On observe que « l’émotion interne » est « le premier nœud vital et organique, le principe d’où il faut partir pour suivre le dé^eloppement de la vie religieuse entière ». Sabatier, Esquisse, 1. III, c. ii, p. 268 ; que le sentiment est seul essentiel, la formule spéculative qui l’interprète une « surcroyance » dérivée et secondaire, W. James, Exp. relig., p. 420 sq. (angl. 504 sq.) ; que la religion étant affaire intime et individuelle, son critère doit être intérieur. Programma dei modernisti, p. 99.

Psychologiquement ces assertions sont inexactes ; logiquement elles sont injustifiées.

Prenons le cas tout semblable de l’amour humain. Un fils aime son père à proportion qu’il le connaît, comme bon, dès qu’il comprend ses bienfaits, comme prudent et vertueux, dès qu’il est capable d’apprécier ses actes. Les formules abstraites, paternité, bonté, prudence sont postérieures, mais la connaissance concrète de ces choses est antérieure à l’affection et en fournit la mesure : ce n’est pas l’affection qui est primitive, c’est la représentation de l’objet comme aimable.

Sans doute, puisque aimer est affaire personnelle, aucun amour n’est possible, avaîit que le cœur de chacun n’ait r » qu’il doit aimer, mais, à moins d’assi miler l’homme à l’animal, nul ne peut nier que l’intelligence ne doive régler l’amour, et qu’il n’y ait des affections légitimes et illégitimes, justiciables d’une logique non individuelle, mais uni-erselle.

Tout de même, point de devoir religieux, point de piété, pour chacun, avant que chacun n’ait compris cette obligation comme personnelle ; cela ne prouve pas que son seul fondement puisse être l’instinct avcugle ou une appréciation sentimentale sans contrôle.

Les conséquences d’un pareil principe suffiraient à ouvrir les yeux :

B. Conséquences de fait : a) d’ordre pratique. — Ces résultats lamentables, multiplication des schismes, excès de toute nature excusés par la double thèse de l’inspiration individuelle et de l’inutilité des œuvres, dès les premiers temps de la Réforme, provoquaient les regrets et les dégoûts des réformateurs. D0ELLINGER n’a fait que rassembler leurs témoignages, écrasants, La Réforme, 3 in-80, Paris, 1849-00.

De nos jours enfin, bien que les réveils’aboutissent plutôt à un relèvement de la moralité, on ne peut s’empêcher de leur reprocher ce qu’un journal anglais, lors du dernier, nommait « une débauche d’émotionalisme 2)j, cf. H. Bois, Le réveil au Pays de Galles, in-8°, Toulouse, s. d. (1906), p. b-o sq. Ils développent les cas de folie dans une proportion impressionnante, ibid, p. 5^5 sq.

W. James, qui convient de l’influence lâcheuse que peuvent avoir ses thèses pluralistiques^ sur le développement de la superstition, Aplural. universe, p. 315, découvre, qu’il le veuille ou non, les dangers plus graves de sa théorie du subconscient. Elle équivaut à une divinisation des émotions et des impulsions irraisonnées, sans espoir de remède. « Le crojant, dit-il, se sent en continuité… avec un moi plus grand d’où découlent en lui des expériences de salut. Ceux qui éprouvent ces expériences assez distinctes et assez fréquentes pour vivre à leur lumière, demeurent inébranlables aux critiques, de quelque côté qu’elles puissent surgir… fût-ce la voix de la logique du sens commun. Ils ont eu leur vision… » Ibid., p. 807 ; cf. E.rp. relig., p. 428 (angl. 508). M. H. Bois écrit de son côté : « L’irrésistibilité de ma croyance est le critère que j’ai de sa vérité. » Valeur de l’e.rp. relig., c. IV, p. 97. Quelles fantaisies et quels désordres ne peuvent invoquer pareilles visions et pareille irrésistibilité !

Ces auteurs pensent se justifier par deux observations : l’une que les excès ne peuvent prescrire contre l’usage, l’autre que les fruits utiles compensent largement les abus. — Ce n’est pas encore le commencement d’une excuse.

En effet, ces crises émotionnelles, avec leurs consé 1. Un reviral ou réveil est un renouveau de ferveur qui se produit dans quelque i-égion prolestante. On prêche, on prie dans un haut degré d’excitation, pour arriver à se sentir converti ou pour obtenir aux autres cette touche prétendue de la grâce.

2. Ces mouvements violents et désordonnés de « la grâce » ne sont pas sans occasionner dans les temples des dégâts matériels aj)préciables. Loughor, par exemple, patrie du leader Evan Roberts, ils s’élèvent à 1.500 fr. et le pasteur mécontent démissionne, op. cit., p. 572, note.

« Evan Roberts ne veut pas que celui qui se lève pour

prier [en public] sache ce qu’il va dire ; s’il le sait, ce n’est plus de la prière, car la prière est l’effusion des aspirations du cœur », p. 237. Le reste à l’avenant.

3. Dieu est fini et le monde est peuplé de moi surhumains qui nous enveloppent.

4. T/iey rcrnain quite unmoved bi/ criticistn, from n’hatever quarter it mai/ corne, be it académie or scientific, or be it merely t/ie vuice of logical commun sensé. They hâve had iheir vision… 1853

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juences, ne sont pas tant des déviations accidentelles, que des suites naturelles des principes posés. Le sentiment, en tant que tel, - n’a point de règle, et protestants ni pragmatistes ne peuvent lui en imposer sans contradiction. Règle spéculative ? — Comment le dogme, dérivé du sentiment, peut-il prétendre à le régir ? — Règle pratique ? — Mais il n’y en a pas d’autre, pour l’individu, que l’impulsion individuelle de TEsprit. — Critique des résultats ? — Mais il est trop tard de rai)pliquer, quand le mal est fait ; et, si cette règle qui permet de juger de la valeur des résultats est au-dessus du sentiment, d’où tire-t-elle cette autorité universelle et absolue ?Supposé même qu’elle existe, comment prouver que toute poussée du sentiment qui aboutit à des actes bons vient du bon esprit ? Une impression purement nerveuse peut produire les mêmes effets. Souvent donc nul moyen de distinguer entre névropathie et théopathie.

Quant à la seconde oljservation, nul ne niera qu’un minimum de religiosité, si frelaté qu’il puisse être, ne puisse déjà soulever la nature humaine au-dessus des idéals vulgaires et, en ce sens, lui être utile. L’important est de savoir si le système qui prête à de tels abus peut être tenu pour justifié, en présence d’un autre qui les supprime, autant que faire se peut, en rétablissant le primat de la conscience claire sur le subconscient et de l’effort délibéré sur l’impulsion nerveuse ou sentimentale. La question est de décider si, pour des êtres raisonnables et dans les actes les plus graves, on peut prendre comme règle d’action une faculté et des impressions légitimement suspectes dans tout le reste de la vie.

Ces remarques valent, à proportion, contre le modernisme. La théorie, ni ses conséquences, ne sont chez lui au même stade d’évolution, mais le principe étant le même, l’aboutissement ne peut manquer d’être identique, avec le temps, soit dans l’ordre moral, soit dans l’ordre doctinnal, qu’il nous reste à examiner.

i) ordre spéculatif. — « Prencz-y garde, écrit A. Sabatier ; introduire ce critère de l’évidence religieuse et morale dans la théorie scolastique, c’est y déposer une cartouche explosive, qui la fait aussitôt voler en éclats. Si l’évidence force l’esprit à se rendre, là où elle se produit, elle le laisse libre et même rebelle, où elle ne se produit pas. Toute l’œuvre doctrinale que l’orthodoxie représente est à reviser et à refaire. » Esquisse, 1. I, c. ii, p. 49- « Le chrétien a, dans sa piété même, un principe de critique, auquel aucun dogme, et celui de l’autorité de l’Eglise ou de la Bible moins que tout autre, ne se peuvent jamais soustraire. « L. 111, c. v, p. 280 sq. Les réformateurs, ajoute-t-il, n’avaient pas prévu ces conséquences de leurs principes ; elles n’en étaient pas moins fatales.

— Toute addition affaiblirait ces témoignages.

Je transcris encore : « De Rome à Luther, puis à Calvin, dit W. James, du calvinisme à la religion de Weslcy, du méthodisme enfin jusqu’au « libéralisme » pur, qu’il soit ou non du type de la mind-cure, dans toutes ces formes diverses et successives du Christianisme, auxquelles il faudrait joindre les mystiques du moyen âge, les quiétistes, les piétistes, les quakers, nous pouvons marquer les progrès incessants vers l’idée d’un secours spirituel immédiat, dont l’individu désemparé fait l’expérience, et fjui ne dépend ni d’un appareil doctrinal ni de rites propitiatoires. » Exp. relig., p. l’jrj (angl. 211)’. Analysant la foi de Luther, p. 208 sq. (angl. 2^6 sq.), il y

1. Dans le style plus expressif de W. J. ; « in no essen(lal nced of doctrinal apparatiis ur propitiatory macliinery.n .c lecteur voitque de choses disjiarulcs sont nivelées dans Li mémo plirase.

découvre un double élément, l’un intellectuel, la croyance que Christ a accompli l’œuvre rédemptrice, l’autre — fur more vital… not intellectual but immédiate and intuitive — la certitude que tel que je suis, je suis sauvé aujourd’hui et pour toujours. Au terme de cette évolution, et nous y sommes, on remarque que cette certitude suljjective n’est pas liée du tout à cet élément intellectuel, et peut naître en nous par de tout autres voies. Cf. Leiba, dans AV. James, p. 209 (angl. 246). M. ScHMiEUEL déclare de son côté que a son avoir religieux le plus intime ne souffrirait aucun dommage, s’il devait se persuader aujourd’hui que Jésus n’a point existé », Die Person Jesu, Leipzig, igo6, 1 ». 29, dans J. hTS.TiB.KTo^, L’Encyclique et la théologie moderniste, p. 65. C’est la thèse majeure de W. James : l’essentiel est le sentiment et l’attitude pratique, le reste « surcroyance » libre. Que reste-t-il du dogme ?

— Chose accessoire et secondaire !

— On dirait de même que l’essentiel de l’amour, c’est, dans les états faibles, un certain chatouillement du cœur, dans les états forts, une exaltation mêlée de spasmes. De savoir si l’on considère ce qui provoque ces phénomènes comme quelque chose ou quelqu’un, qui nous soit père ou frère, égal ou supérieui"…, idée adventice, ad libitum : l’important est d’aimer beaucoup.

Un principe qui mène à ces conséquences, lentement mais sùi-ement, mérite d’être examiné de plus près. On verra mieux son insuffisance et comment il favorise la volatilisation de tous les dogmes.

C. Insuffisance de droit. — a) En raison des données que l’expérience devrait fournir. — Qui se refuse à confondre amour humain et amour animal exigera, avant d’aimer, de savoir si l’objet est aimable, dans quelle mesure et à quel titre, même s’il sent, aux tendances incoercibles de sa nature, qu’elle est sociable et faite pour aimer. Ainsi qui veut agir en homme voudra, avant de céder aux tendances religieuses qu’il éprouve, se rendre compte de ce qui les justifie et examiner de quelle manière il est raisonnable de les satisfaire. « Un plus grand d’où nous vient le secours », un dieu-fini, un dieu-nature, dont nous serions partie, ne sont pas des êtres qui puissent fonder une morale et une religion. La raison déclare qu’un Absolu distinct du monde peut seul engendrer une obligation absolue. Comme le sentiment ne peut dire si le divin vers lequel il se croit attiré, ou par lequel il se croit impressionné, est immanent ou transcendant, contingent ou nécessaire, partie du monde ou son Juge suprême, en se refusant à prendre l’émotion religieuse comme fondement exclusif ou principal de la foi, l’Eglise ne défend pas seulement ses dogmes, mais encore les droits de la raison et la dignité de l’homme.

b) En raison de la manière dont l’expérience nous renseigne. — De fait, en quoi consistent ces phénomènes de l’expérience religieuse, non dans les cas de miracles, mais dans l’ordre ordinaire, le seul en question ici, puisqu’il s’agit du critère commun de la connaissance religieuse ! Consolations ou désolations intérieures, qui semblent un abandon ou une rédemption, une récompense ou un châtiment ; atonie ou énergie sentie, qui paraît un secours providentiel ; en un sens plus large, connexions d’cvénenumts qu’o « peut prendre pour une réponse ù la prière. Qu’il est diflicile d’exprimer quelque chose avec si peu de signes !

Encore, d’autres que Dieu s’en servent-ils avec lui ! Le même sentiment de joie accompagne d’illumination et de réconfort i)cul être j)roduit soit par Dieu, soit par l’acceplation volontaire d’une hypothèse 1855

EXPERIE>XE RELIGIEUSE

1856

philosophique ou mystique plus consolante, moins erronée sans être vraie (spiritualisme au lieu de matérialisme, théisme au lieu de panthéisme ou agnosticisme, etc.), ou par l’illusion d’une passion satisfaite, voire par une simple détente nerveuse après une crise morale violente.

Supposons que l’impression vienne de Dieu. Sans critique rationnelle, rien ne garantira l’interprétation qu’on en donne. Le motif en est obvie : « Le fait est que le sentiment mystique d’expansion, d’union et d’émancipation n’a pas de contenvi intellectuel spécilique qui lui soit propre, no spécifie intellectual content ivhateier of its o^vn. Il est susceptible de former des alliances matrimoniales avec le matériel fourni par les philosophies et les théologies les plus diverses, the inost di^’erse, à seule condition qu’elles puissent trouver dans leiu- cadre quelque place pour sa particulière modalité émotionnelle. » Cf. Exp. relig., p. 360 (angl. 425). Ce droit — que théoriquement l’on n’a pas — de lier le sentiment à une théorie plus qu’à une autre, en pratique, on le prend ; et l’on fait un choix facile à prévoir. Comme tout sentiment de bien-être tend à sa conservation, il est regardé instincti^-einent, presque irrésistiblement comme une approbation, ou du moins un signe de la valeur des conditions mentales et physiques qui l’ont provoqué. Chacun l’interprète donc en faveur des idées ou affections qui lui sont chères’. Si l’on considère que certains idéals, comme la charité et la piété du Christ, exercent inévitablement une telle séduction qu’on ne peut guère ne pas les chérir en quelque mesure, on s’expliqviera sans peine l’illusion de tous ceux qui se réclament de Lui et Lui prêtent, en même temps, tout ce qui leur plaît. L’illusion dure, tant qu’on ne s’est pas rendu compte de la valeur critique de ces expériences — C’est la phase protestante et moderniste. — Le jour où l’on découvre que le sentiment « n’a pas de contenu intellectuel qui lui soit propre », le scepticisme s’impose.’— Sous un nom ou sous un autre, c’est l’athéisme-.

Qu’on veuille bien encore le remarquer. Il y aurait erreur à prêter au modernisme, aujourd’hui, tous les excès que nous venons de signaler. Ce qui importe, c’est l’identité de principe entre lui et le protestantisme, et par conséquent, en dépit d’illusions sentimentales et des protestations émues qu’elles expliquent, l’identité fatale des résultats.

2° Idéalo-pragmatisme (Bergson, ^yILBOls, Le

1. Le fait est si connu, que, même dans les révélations authentiques ou dans les cas de consolation vraiment divine, lEglise dislingue entre le premier temps, qui est de Dieu, et le second, où peuvent s’insinuer les erreurs humaines, par illusion inconsciente. Cf. Bona, Traité du discernement des esprits^ in-12, Tournay, 1840, c. iv, p. 56 sq. ; c. v, p. 62 sq

2. Le cas de W. James semble faire exception. Qu’on y regarde mieux. Les attributs métaphysiques de Dieu, ens a se, necessarium, uniun, infinité perfcctum. intelligens. .. n’ont pas de sens. It means less than nothing, in its pompons robe of adjectives. Ce que Dieu est en soi, peu importe. Ces termes ne prennent une signification que dans et par les ressources d’action que nous y trouvons.

« Dieu est dans son ciell Tout va bien pour" le monde ! 

— Voilà le vrai cœur de votre théologie et pour cela vous n’avez pas besoin de définitions intellectualistes. » Pragmalism, p. 121, 122. C’est dire, comme le dit tout son système, que le grand intérêt de la religion et tout ce qu’elle a de vérité, c’est d’être une chanson utile à l’humanité. Que signifient les mots de cette cantilène ? Ont-ils même un sens ? — Question secondaire, surcroyance ! L’essentiel est de charmer la vie en chantant quelque chose, « dans une attitude sérieuse et solennelle ».

Converti de la mind-cure, W. James n’a pas dépassé le niveau d’une philanthropie diluée de mysticisme.

Roy). — La plupart des observations qui précèdent sont au contraire sans force contre des thèses qui s’inspirent de principes tout différents. Du point de vue dogmatique, à coup sûr, leur opposition avec l’orthodoxie n’estque trop visible, imprégnées qu’elles sont d’idéalisme, d’agnosticisme, de panthéisme ; du point de vue philosopliique, impossible de les réfuter sans discuter leur critique de la connaissance, cf. Agnosticisme, et leur position idéaliste, cf. Idéalisme, Pragmatisme.

On se bornera ici à quelques observations. S’il y a distinction entre l’être fini et Dieu, — et quoi qu’en ait dit M. Le Roy, Ballet, de litt. ecclés., Toulouse, 1906, p. ii, note, c’est toute forme de panthéisme que le Concile du Vatican a entendu proscrire, Sess. iii, c. 4 et can. 3, 4 ; Acta, t. VII, p. 99, 100, 10 1, 106, 109, II 4, iiô, 1 l’j ; Denzinger, n. l’jSa (1631). 1803 (1650), 1804 (1601) — ce n’est pas la saisie immédiate de Dieu que l’action nous donne, c’est la perception de son opération en nous. Mais alors, il cesse d’être vrai que cette « intuition » directe, dans l’action, soit plus riche de vérité sur Dieu que la connaissance i-éflexe et spéculative.

Ces philosophes s’appuient sur ce fait que la pensée abstraite déforme, en considérant la réalité par fragments, alors que tout se tient dans la nature, et par fragments immobiles, alors que tout est mouvement. Ne donnent-ils pas comme idéal de la connaissance la passivité pure sous le débordement des impressions sensibles, « cette disposition d’esprit paresseuse et abandonnée, où il semble que notre conscience se dissolve sous la molle pensée de la vie universelle », Le Roy, i ?ei’. de métaph. et de morale, 1899, p. 384. Eiî rigueur, il faudra donc conclure que la conscience individuelle, en tant qu’elle « morcelle » et <.( découpe i) dans l’unité de l’univers ce qui représente notre moi, déforme aussi le réel. L’idéal de la connaissance et de l’expérience religieuse, ce serait donc la dissolution de la conscience personnelle dans le flux général des choses !

Quel dogme de la foi a jamais contraint la raison à accepter pareille invraisemblance et à cette espèce de suicide de se condamner, pour mieux connaître, à ne plus raisonner du tout !

La théorie est-elle même si cohérente ? Nos auteurs admettent déjà, dans les formules abstraites, une certaine valeur de représentation. Elles valent, disent-ils, comme « recette d’action ». Mais point de recette, à moins de « savoir de quoi il s’agit » et de le savoir de manière assez exacte pour se conduire sans erreur ni méprise. A y bien regarder, cette valeur de la formule, comme recette, lui vient de ce qu’elle résume en une appréhension claire ce que l’action donnera successivement et de manière si obscure, qu’il faudra souvent plusieurs expériences, pour réaliser mieux de quoi il s’agit et quelle attitude d’action est préférable. Cf. art. Dogme, col. Il 42.

Un « moment de pensée » peut donc représenter le réel avec une intensité plus grande qu’un « moment d action ». Par ailleiu’s, rien n’empêche la raison, après avoir analysé pour mieux connaître, de refaire la synthèse de toutes ces A’ues partielles et de corriger par là la déformation relative qu’elle a fait subir à la réalité. Dès lors, une notion déduite de l’expérience, ou exprimée en fonction de nos expériences, peut nous apporter, sur le monde ou sur l’être divin, des lumières ({ue les impressions vagues de l’agir ne nous procureraient pas avec pareille netteté ou même ne nous fourniraient jamais.

En conséquence, reconnaissons que les formules dogmatiques nous sont données non pour la spéculation pure, mais pour orienter l’action i-eligieuse, cf. Dogme, col. Il 43, que la vie de foi est de la plus 185 :

EXPERIENCE RELIGIEUSE

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haute importance pour faire comprendre les formules de la fui, ibid., col. 1 143, 1 166 sq. ; mais ne souffrons pas qu’on nie ou que Ion déprécie outre mesure leur valeur et leur rôle indispensable de représentation.

V. Rôle important de l’expérience comme facteur subordonné. — En fait, parce que toute idée pénètre en nous par les sens, parce que les choses sensibles nous affectent, d’ordinaire, plus que les concepts purs, parce que l’aspect bonté nous séduit plus que i"aspect vérité, le sentiment a chez tous un rôle considérable. Ruineuse, si elle outrepasse ses attributions, l’expérience religieuse a, de ce chef, sous le contrôle de la raison et de l’autorité, une importance indéniable.

A. Dans ses rapports aiec la croyance. — a) En effet, ce sont les expériences commencées qui préparent à comprendre et à accepter les idées. Celle de couleur est incompréhensible à un aveugle, celle de chasteté à un impudique, celle de félicité spirituelle à qui n’a jamais ressenti l’insuflisance des biens présents. De même, certaines expériences au moins confuses, certain goût sensible du vrai, du beau et du bien, sont nécessaires, avant qu’on arrive à concevoir Dieu, dans la conscience claire, autrement que comme un mot sans goût. Cf. art. Dogme, col. 1136.

De là, — c’est un lieu commun de la patristique et de la scolastique, — l’influence si grande des mœiu’s sur les croyances. « La source de tous les maux, écrit Bossuet, c’est que [les plaisirs défendus] nous éloignent de Dieu, pom* lequel si notre cœur ne nous dit pas que nous sommes faits, il n’y a point de paroles qui puissent guérir notre aveuglement. » Serm. sur l’enfant prodigue, éd. Lebarq, t. V, p. 68. Tout change, si le cœur se transforme. « Les mœurs seules me feraient recevoir la foi. Je crois en tout à celui qui m’a sibien enseigné à vivre. La foi me prouve les mœurs ; les mœurs me prouvent la foi. Les vérités de la foi et la doctrine des mœurs sont choses tellement connexes… qu’il n’y a pas mojen de les séparer. » Serm. sur la divinité de J.-C, éd. Lebarq, t. IV, p. 58 1, reproduit, t. V, p. 697.

S. Grégoire de Nazianze l’a dit en une formule plus énergique : « Le fondement de la spéculation, c’est l’action, r/ : « ?( ; -/c/.p è-t’oK^u ôcw/sta^. » Orat. xx, c. 12, P. G., t. XXXV, col. 1080.

b) De plus, comme d’ordinaire la bonne volonté humaine reste en retard sur l’intelligence de ses devoirs, on conçoit que l’action divine dans les âmes ait à multiplier les attraits, à accentuer les consolations elles remords, plus qu’à augmenter la lumière. Les émotions religieuses, de leur nature et pour ce nouveau motif, seront donc plus fréquentes et plus impressionnantes que les conceptions religieuses.

c) Entin, Dieu se donne à mesure qu’on se donne. Il est donc naturel que la pratique de la religion, non servile et extérieure, mais « en esprit et en vérité », amène une plénitutle de satisfaction intérieure. L’intelligence pénétrant mieux la convenance et l’harmonie des dogmes, la volonté trouvant les vrais biens, la sensibilité goûtant des joies vraies, le fidèle voit, comme au concret, la vérité de la religion dans l’évidence sentie de la Aie normale qu’elle procure, cf. art. Dogme, col. 1 167 sq.

Le seul bon sens avertit qu’il en doit être ainsi.

Invoquant de plus des raisons dognuiticiucs, les Pères et les Scolasticiucs ont insisté sur l’accroissement de lumière et de saveur qu’apportent l’union à Dieu, par l’état de grâce (voir leurs commentaires de /.s., VII, 9 ; Joa., XIV, 21 : I Cor., vi, 17, etc.) et les dons du Saint-Esprit, spécialement le don de sagesse, que beaucoup entendent (srty>ie/j<jrt=sapo/) d’une connais sance comme expérimentale des choses de la foi, per quandam unionem ad ipsas. S. Thomas, Sum. theol., II, II, q. 9, a. 2, 1™. Il en résulte, dans le fidèle, une conviction à la fois plus facile et plus profonde : cognitio experimentalis de divina suavitate amplificat cognitionem speculativam de divina veritate ; sécréta enim Dei amicis et familiaribus consueverunt revelari, S. BoxAVENTURE, Jn IV Sent., 1. III, dist. 34, a. 2, q. 2, 2™, éd. Quai-acchi, t. III, p.’^48 ; dist. 35, q. i, p. 77^. tA 778.

d) Par ailleurs, comme l’intelligence des vérités suprasensibles peut difficilement progresser, et consiste, du moins chez le commun, dans une vue moins superficielle à la fois et moins abstraite, non dans un apport nouveau de vérités, tandis que l’épuration de la volonté, la consolation divine qu’elle appelle, la conviction qui en résulte, peuvent croître en quelque sorte sans limite, l’idée restant à l’état faible, le sentiment peu à peu i)asse à l’état fort, jusqu’à donner à croire, si l’on n’y prend garde, qu’il est le tout de la piété. Cf. G. Michelet, Dieu et l’agnosticisme contemporain, p. 322 sq.

e) Mais, si l’on cesse de vivre comme l’on croit, il y a grand danger — les dogmes ne paraissant plus que des idées sèches ou des mots creux — que l’on ne cesse de croire ce qu’on ne connaît plus d’expérience. Si la volonté, à ce moment, se règle, non sur le peu de lumière que l’intelligence lui envoie et sur les devoirs que le magistère ecclésiastique lui rappelle, mais sur les attraits qu’elle ressent, on en vient à passer à la religion qui les satisfait : « nous verrons… une aussi grande variété dans la doctrine que nous en voyons dans les mœurs, et autant de sortes de foi, qu’il y a d’inclinations différentes ». Bossuet, Serm. sur la divin, de J.-C, éd. Lebarq, t. IV, p. 58 1 sq. ; t. V, p. 597 sq. Singulier aperçu sur l’Histoire des variations.’— Au dernier terme, on abandonne toute religion.

De là le rôle de l’expérience :

B. Dans ses rapports avec l’apologétique ou la prédication. — a) D’accord avec leurs principes, le protestantisme et le modernisme doivent dire que la prédication chrétienne n’est pas enseignement d’autorité, mais témoignage. Le prédicateur raconte ses expériences personnelles et cherche à les éveiller chez les autres.

Le Catholicisme admet sans peine la haute importance de l’expérience que procure la Aie de foi : d’elle procède le ton de conAÙction et l’émotion communicative. En ce sens, c’est parce que la tradition n’a pas été une doctrine seulement, mais aussi une piété et un amour, qu’elle s’est transmise d’âme à âme jusqu’à nous.

b) Il reconnaît, suivant la doctrine de S. Augustin et de toute la scolastique’, qu’on ne met pas plus la conviction toute faite dans une âme, qu’on ne met la santé toute faite dans un corps malade ; que le rôle de tout docteur n’est donc que d’amener le disciple, par l’analogie de ses expériences passées, à concevoir et à aimer ce ([u’il ne connaît pas encore, à conquérir non sa a érité — comme disent certains i)ar un

1. Non qu"il reçoive, comme des systèmes prouvés, la théorie aiigustinieiiiie du Maître intrrieur et de l’illumination, cf. PoRTALiK, dans Vacant, Dict.de ihéol. cath., art. Augustin, col. 2334, 2°, cf. 2337 : et les l’iches scolies, S. BoNAVENTtKR, Opéra, éd. Quaracchi, l. I, p. 70 ; t. V, p. 17 S(i. ; j). 315" n. 5 sq., mais il admet, ce qui importe ici, l’action intime de Dieu dans les âmes, pour les amener à une conquête personnelle de la vérité.

Les passages indiqués permettront d’étudier combien à tort ontologistes ou modernistes revendiquent le patronage de S. Augustin.

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abus de mots — mais la yérité pour lui et en lui. Le maître, dit S. Thomas, « movet discipulum par suant doctrinam ad hoc quod ipse per virtutem sui intellectus formel intelligibiles conceptiones ». Sum. theoL, I, q. ii’^, a I. Mais S. Augustin ou les Seolastiques ont-ils jamais cru que l’action intime du « Verbe qui éclaire tout homme » et cette nécessité d’une conviction personnelle rendissent inutile l’appel à la raison, voire aux syllogismes !

L Eglise maintient aussi la nécessité des preuves, parce que seules elles permettent de contrôler ou l’illuminisme ou la supercherie du prédicateur, parce que seules elles peuA’ent établir ces vérités que nous avons montrées indispensables à la religion, col. 1854 et elle exige que le prêtre parle avec autorité, parce que les mystères proprement dits ne peuvent se prouver que par l’autorité de Dieu.

c) Défendant qu’on prenne l’expérience intime comme une perception immédiate du divin, elle n’a point d’objection à ce qu’on l’invoque, soit, sous les réserves expliquées ailleurs, pour amener à reconnaître l’existence de Dieu, ou pour disposer à accepter les mystères de la foi, — nous laissons toutes ces questions aux articles Apologétique, col. 280, Immanence, — soit, après la foi reçue, pour y étudier les motions de la grâce et l’action du démon. — On connaît les règles de S. Ignace a pour le discernement des esprits ». Voir spécialement Mgr Chollet dans Vacant, Dict. de Théol. cath., art. Discernement des esprits.

Inviter les fldèles à « descendre en eux-mêmes », c’est seconder les appels divins, constants mais inécoutés, et montrer ce qu’ils ont de plus persuasif, à savoir leur caractère d’invitation immédiate et personnelle.

d) Quant à conseiller de faire l’épreuve de la vie chrétienne, cela ne se peut sans discrétion.

Rien de plus licite, évidemment, que d’inciter à l’essai des vertus morales ; et rien de plus utile : bien faire prépare à bien voir. Mais on ne peut pousser sans crime à l’expérience d’actes du culte tels que la réception des sacrements. C’est chose intolérable, en effet, de prendre avec quelqu’un, à titre d’essai, des privautés qui ne sont concédées qu’entre amis. C’est d’ailleurs bien inutile : on ne prend pas à l’essai des attitudes qui supposent le don absolu et éternel de soi *, comme est l’amour vrai même envers un homme, et la piété envers Dieu. N’ayant pas le vrai sentiment qui fait la piété, comment en aurait-on une expérience véritable ? Cf. Moisant, Dieu et l’expérience en métaphysique, i>. 268 sq.

Si utile que soit l’appel à l’expérience, il y a danger toutefois, surtout à notre époque de neurasthénie et de sentimentalisme, de favoriser la confusion entre la foi et le sentiment de la foi, entre la dévotion et le goût sensible des choses de la religion. La pierre de touche de la piété, critère expérimental, indiqué par le bon sens et par Dieu même, Joa., xiv, 15, 21 sq. ; I /oa., 11, 3 sq., ce n’est pas le sentiment, ce sont les œuvres. — Probatio dilectiunis exhihitio est operis. S. Grégoire le Gr., Homil.inEvang. xxx, n., P.L., t. LXXVI, col. 1220. Operatur enim magna si est ; si vero operari renuit, amor non est. Ibid., n. 2, col. 1221. — A défaut du succès, c’est la sincérité et l’énergie de l’effort.

1. En ce sens que, comme tout amour véritable contient, au moins implicite, la volonté de sacrifier intérêts et désirs personnels, pour éviter ce qui pourrait offenser gravement celui qu’on aime, il ne peut y avoir pratique religieuse, au vrai sens du mot, sans résolution au moins implicite, sincère, sinon eflicace, d’éviter à jamais toute offense grave de Dieu.

C. — De manière générale, si l’on observe que le sentiment est un facteur d’ordre inférieur, ne participant à la connaissance que par influence de l’âme raisonnable, mais singulièrement puissant, on voit qu’on peut reconnaître son rôle, sans exagérer ses droits. Comme les motions de Dieu, d’ordre affectif, vont à faire comprendre et accepter les idées, qui seules doivent régler la vie, le devoir de chacun, dans le gouvernement de soi-même ou dans son action près du prochain, est de se servir du sentiment, en proportion de ses ressources, sans tolérer jamais que la raison s’asservisse à ses impulsions inconsidérées.

VI. Analogie des expériences entre les religions— Ce qui précède rend aisée la solution d’une objection.

Comme on insiste sur les analogies rituelles et dogmatiques, pour établir l’identité foncière ou même la parité de tous les cultes, volontiers on s’appesantit sur les analogies psychologiques et mystiques. Les uns — et ceci dès que le Christianisme se fut posé dans le monde comme une religion transcendante et exclusive — arguent de la similitude du merveilleux, visions, extases, prophéties, inspiration, cf. Celse dans Origène, Contra Cels., 1. VIII, c. xlv sq., P. G., t. XI, col. 1584 ; cf. 1. VII, c. iii, col. i^a^ ; Julien l’Ap., dans S. Cyrille, Contra Julian., 1. IV, P. G., t. LXXVI, col. 677, 720 ; 1. V, col. 769 ; cf. Orat. vi, éd. Hertlein, p. 289 sq. ; les autres signalent la ressemblance des états psychiques, W. James, Exp. relig.^, p. 420 (angl. 504) ; d’autres appuient sur ce fait que le même Dieu, traA’aillant au fond de toutes les âmes humaines, y fait germer les mêmes désirs et s’éveiller les mêmes prières, si différents que soient les mots, A. Sabatier, Esquisse’, 1. ï, c, 11, § 4, p. 56 sq. ; c. III, § 5, p. 96 sq. ; H. Bois, Valeur de l’exp. relig., c. VI, p. 142 sq.

Le fait a ceci déplus impressionnant pour le fidèle, qu’il lui est facile de répondre aux sophismes basés sur des analogies superlicielles de rites, en invoquant la diversité de dogmes et d’idées qui sont l’àme du culte, tandis que la prétendue parité des expériences religieuses semble précisément lui montrer l’identité dans ce que la religion a de plus intime.

La réponse n’est pas à chercher bien loin.

1* Vices de méthode. — Ce qui frappe tout d’abord, c’est la méthode sur laquelle s’appuient ces airirmations. Elle n’est pas nouA’elle — car on la retrouve chaque fois qu’il est question d’analogies religieuses, liturgiques, dogmatiques, ascétiques, psychologiques

— mais elle est unique et, à ce titre purement critique, elle est jugée.

a) Acceptation des faits sans critique. — Elle n’abandonne en effet l’opposition absolue à la religion et aux miracles, que pour reconnaître du miraculeux et du religieux partout : elle accepte tout, pour égaler tout.

Qu’on reçoive, comme document psychologique, toutes les descriptions où voyants et convertis, vrais ou faux, exposent leur état d’àme ; soit. On en peut tirer quelque conclusion très générale, mais utile, sur les traits communs à la mentalité religieuse authentique ou frelatée (voir plus bas, c). Mais que, sans examen préalable, on reçoive tous ces documents comme véridiques et tous ces faits comme substantiellement identiques, qu’on risque, même à titre d’hj’pothèse, une théorie pour les expliquer, c’est une erreur de méthode manifeste.

Il y a partout des gens qui se disent prophètes. Voilà le fait. Donc sorciers, devins, pythonisses, prophètes d’Israël et saints chrétiens sont individus de la même classe, différents seulement i^ar l’éléva1861

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tion de leur inspiration. — Conclusion insoutenable. Comment identifier des propos de charlatan, ou des poussées d’idées excentriques, très explicables par le subconscient, avec des prophéties précises, dont le subconscient est inapte à rendre raison’I

Comment ramener à des conversions du type émotionnel, par irruption du subconscient, W. James, Li’p. relig-., p. l’j^^angl. 209 sq.) des conversions du type volontaire, que W. James néglige, p. 177 (angl. 207) ou du tj-pe intellectuel, par étude poursuivie jusqu’à évidence du vrai, dont il ne parle pas !

Dans des phénomènes où la supercherie et l’illusion ont un rôle facile à préoir (voir plus bas, 2*^, b), la critique de chaque témoignage psychologique s’impose, avant toute spéculation, comme la critique de chaque texte, avant son utilisation par l’historien. Sinon, la conclusion vaut ce que vaut l’enquête.

b) Assimilations illégitimes. — Supposé les faits acquis, on reprochera encore à ces auteurs de négliger des divergences criantes. « L’état d’àme et la vie pratique ne varient guère, dit W. James, quand on étudie les grands saints, qu’ils soient chrétiens, stoïciens ou bouddhistes. » E.rp. relig-., p. 421 (angl. 504). Et c’est un lieu commun, de nos jours, de parler des grands inspirés, des grands réformateurs religieux, Jésus, Bouddha, Mahomet, Luther, Loyola, ^Vesley… Comme si la mentalité que révèle le Sermon sur la Montagne pouvait se confondre avec celle que dévoilent les Tischreden, celle des thèses de Wittemberg avec celle des règles d’orthodoxie qu’Ignace leur oppose, l’idéal d’anéantissement mystique du bouddhiste avec la félicité rêvée par le musulman ! Or il suffît d’une seule idée maîtresse, pour modifier du tout au tout une attitude d’âme.

Tel est donc le scandale — d’ordre critique — qu’il suffit d’indiquer. Les sciences positives progressent grâce à des observations plus minutieuses et à des classilications rigoureuses. Les sciences religieuses sont les seules où il soit toléré d’j' regarder en gros. On rapproche, par des analogies superOcielles, sans tenir compte des divei-gences profondes, abusant de cette circonstance, qu’il est plus facile de forcer idées et choses spirituelles à entrer dans des cadres tout faits, que de violenter les faits matériels, qui vous résistent sous les doigts.

c) Conclusions inadmissibles. — Ce que mettent bien en lumière les études de mjthologie et de psychologie comparées, c’est l’universalité de l’inquiétude religieuse, le besoin partout senti du suprasensible et du surhumain, la conception du diA’in et de ses relations avec l’homme sur un type assez analogue. Mais cela pose un problème et ne le résout pas. Comme il est inacceptable de conclure : il y a de multiples philosophies qui prétendent au vrai, donc toutes se valent ; il n’est pas d’àme humaine qui ne soit touchée de quelque amour, donc l’amour est partout de même sorte ; il est inadmissible de conclure : il y a de la religion partout, donc il y a partout même religion.

Non. On peut et l’on doit observer que des tendajices aussi universelles au Vrai, au Bien, au Divin révèlent un besoin de nature ; mais il y a des philosophies fausses, des amours contre nature et des cultes impies. La raison seule peut les reconnaître ; elle se doit donc de pousser l’enquête.

2* Analogies partielles. — En complétant ces observations, nous répondrons à l’objection que font

1. Seulement, les mêmes auteurs qui reconnaissent l’universalité de l’inspiration, pourvu qu’elle soit d’ordre émotionnel, en rejettent même la ])ossibiIité, dès qu’elle prend le sens de révélation d’une donnée conceptuelle. A priori philosophique, qui ne lient |)as devant le fait d’une seule prophélie diuneiit cnnstatce. Illogisme, pour tous ceux qui admettent un Dieu personnel.

fréqviemment non plus les comparatistes rationalistes, mais « nos frères séparés », lorsqu’ils s’excusent de se rendre aux difficultés logiques ou historiques (vices de la prétendue réforme de Luther et d’Henri VIII) que nous leur opposons, invoquant l’évidence personnelle de joies et de grâces dont nous revendiquons pour nous le privilège. Cf. Neavmax, Difficulties felt by Anglicans in catholic teaching, 4’éd., Londres, s. d., lect. iii, p. 51j-85.

a) Même expérience ou même chemin. — De cette identité foncière des tendances naturelles, dérive une ressemblance inévitable dans les manifestations de la piété. Elle s’accentue, de toute nécessité, à mesure qu’on se rapproche du même idéal, de religion sauvage à religion sauvage, d’église chrétienne à église chrétienne.

Il faut donc bien se garder, surtout s’il s’agit de confessions très voisines du Catholicisme, de nier ou de suspecter ce que disent certaines âmes des consolations divines dont elles pensent avoir fait l’expérience.

Il n’est pas nécessaire, en effet, d’être catholique, pour apprécier le charme du Sauveur, la sagesse de ses conseils, le réconfort de ses promesses et de son exemple.

De même, comme tout péché porte avec lui sa peine, tout acte de vertu porte avec lui son action rémunératrice. Qui pratique la chasteté et l’abnégation, dans l’Eglise ou hors de l’Eglise, éprouve à quelque degré le bonheur promis aux cœurs purs et la joie austère mais profonde de se renoncer.

Il y a plus. Dieu, qui veut le salut de tous, sollicite toutes les âmes des mêmes appels, appuie leurs efforts des mêmes approbations, et les stimule par les mêmes remords’. Si même ces non-catholiques sont dans la pleine bonne foi, comme ils appartiennent à l’âme de l’Eglise, le Saint-Esprit, qui hal)ite en eux. leur fait goûter ce qu’il fait goûter dans l’Eglise à ceux qui vivent dans l’état de grâce, cf. J. Urbax, S. J., De iis quæ theologi catholici præstare possint… erga eccles. liussic, in-So, Prague, 1907. p. 17sq. Ils jouissent de la paix divine, aussi longtemps qu’ils font, au jour le jour, tout leur devoir ; mais ils ne peuvent arguer de cette paix, pour refuser d’aller plus loin, le jour où il leur apparaît que la vérité et le devoir intégral sont ailleurs. Pas plus que la consolation intérieure n’est donnée au catholique, après un acte de vertu, pour qu’il s en tienne là, mais pour qu’il aille plus loin, pas plus qu’elle ne peut l’assurer contre la perte de son âme, si, dans la suite, il se refuse à un devoir grave, les joies religieuses départies par l’Esprit-Saint hors de l’Eglise ne sont conférées pour retenir en dehors d’elle, mais pour amener à elle, Urban, op. cit., p. 18 ; Newmax, loc. cit., § 5, p. 78 sq. ; cf. Discourses to mi.red Congrégations, in-12, Londres, 1876, 9’conf., p. 188 sq. Aucune évidence du bonheur passé ne peut donc exempter de l’obligation clairement manifestée de passer à la vraie Eglise.

En reconnaissant ces « expériences chrétiennes >>, en se complaisant dans cette charité de l’Esprit-Saint, qui ne mène pas les âmes par des éclairs de vérité brusques et durs, mais par des illuminations progressives et des attraits constants, qui n’attend pas qu’on soit au terme pour se faire goûter à quelque degré, il convient d’éviter toute exagération :

b) Identité décevante des mots. — On tiendra compte de ce fait, que la dépendance des mêmes

1. Par des grâces purement naturelles, ou surnaturelles quant au mode miraculeux de leur production, su/n. quand modiim, ou surnatnielles quant à leur réalité physique, surn. enlttaliue. Celte discussion n’importe pas ici. Dans les trois cas, les étals psychologiques seront décrits pai* les mêmes mots.

1863

EXPERIENCE RELIGIEUSE

1864

livres sacrés, spécialement de l’Evangile, a créé, dans toutes les sectes qui se rattachent au Christ, un même style religieux. Sous cette uniformité du langage se cachent cependant autant de variétés de sentiments et d’expériences, qu’il se dissimule de divergences d’interprétation, les uns prenant le Christ sans sa divinité, d’autres sans son humilité, d’autres sans sa charité. Comment avoir vraiment la même émotion, quand on n’aime pas vraiment la même chose !

De même, la diffusion des livres chrétiens, vies de saints. Imitation de J.-C, traités mystiques, a vulgarisé dans nos pays certains types de vertus ou d’états extraordinaires : forcément ils impressionnent les imaginations et le langage. Impuissance à se décrire, ou hantise du style reçu, ou illusion toujours facile, ceux qui parlent de leurs expériences subissent d’autant plus cette influence, qu’ils sont moins séparés du Catholicisme et plus désireux de retrouver dans leur vie ce qu’ils adiuirent en lui.

Enfln — et jamais cette remarque n"est plus nécessaire que lorsqu’il s’agit de réalités subtiles comme les nuances des plus délicats sentiments de l’àme — c est pitié de voir les mêmes mots exprimer des intensités si différentes. Le seul terme feu exprime, à la fois, la chaleur qui brille, celle qui enflamme, celle qui met en fusion, celle qui volatilise ; le même mot amour désigne ou le badinage d’une affection naissante, ou le don généreux de soi, ou la passion dont on meurt. Il en va de même des mots caractéristiques des émotions religieuses. A des degrés si divers, parle-t-on bien des mêmes choses ?

3’Spécificité des expériences catholiques. — N’allons pas dire toutefois, par un pharisaïsme insupportable, que la charité de tout catholique est plus intense que celle d’un non-catholique. C’est invériflable à tout autre qu’à Dieu et, ainsi affirmé, c’est faux.

Si nous voulons indiquer un quelque chose inconnu hors de l’Eglise, il nous faut invoquer des raisons hors de conteste. En voici.

Il y a une forme d’humilité et d’abnégation qui nous est propre : celle qui consiste dans la soumission à l’autorité ^ Cette obéissance, quand elle n’est pas purement extérieure, suppose une mentalité spéciale : vue de foi qui reconnaît le Christ en personne dans son Eglise, ^ ?a’yos audit, me audit, Luc, x, 16, et don de soi jusqu’à l’intime de la volonté propre ; ces deux

« attitudes pratiques » appellent nécessairement une

réaction spéciale du sentiment.

De dire en quoi elle consiste est difficile et inutile vraisemblablement à qui ne la connaît pas par le dedans. Il suffit de remarquer qu’elle doit exister, de par la nature des choses, et que, s’il y a là un sacrifice dont l’esprit moderne ne peut méconnaître la difficulté, il doit y a^’oir une réponse divine particulière, qui le rémunère, et dont le charme goûté adoucit l’épreuve, au point d en rendre possible la continuité.

On en soupçonnera quelque chose en considérant cette autre note aussi indiscutable. De même que le protestantisme est basé sur l’évidence subjective et le libre examen, la vie catholique est basée sur l’évidence objective d’une démonstration rationnelle et placée sous un contrôle extérieur. De ce fait, elle participe à une sécurité et une certitude que l’àme d’un protestant ou d’un libre penseur ne peut pas connaître.

Il ne faut pas chercher ailleurs la cause profonde des différences qui existent entre expériences protes 1. Elle existe dans l’Eglise grecque, si proche de nous à d’autres égards ; mais, dans les sectes protestantes, elle n’a subsisté, ou ne s’est rétablie, qu’en contradiction avec les principes majeurs de la Réforme. De là des difficultés qu’on ne parvient à résoudre que par des compromis pratiques, dont l’incohérence est toujours plus ou moins vaguement perçue.

tantes et catholiques. Si semblables qu’elles soient sous de multiples aspects, surtout s’il s’agit de catholiques du type sentimental et affectif, il y a, même dans la conversion et la vie de ces derniers, un genre de certitude qui manque aux autres, assiu-ance et paix que donnent une foi non seulement sentie, mais raisonnée (partant, que l’intelligence soutient, quand le sentiment Aacille ou disparaît), et l’accord, facile à vérifier, avec un magistère et une hiérarchie visibles. Que cette tutelle laisse place au plein essor individuel et à la variété la plus grande des expériences, nous lavons indiqué ailleurs ; cf. art. Dogme, col. 1181. Elle nous maintient seulement entés sur la

« "N^^igne véritable », de qui procède toute sève de vie.

Jua., XV, I sq.

VII. Bibliographie. — Acatholiques : Outre les ouvrages cités dans le texte, cf. G. Arnold, Theologia experimentalis, d. i. Geistliche Erfahrungslehre. .., Francfort, 17 14 ; Schleiermacher, Reden an die Gehildeten unter ihren Verâchtern, Berlin, iy99, 2’éd. 1806, 3’éd. 1821… avec modifications ; Ath. Coquerel, fils, La conscience et la foi, in- 12, Paris, 186y ; Frank surtout, System der christ. Geii’issheit, 2 vol., Erlangen, 18’ ; g, occasion de polémiques multiples ; L.-F. Stearns, The évidence of Christian expérience, Xew-York, 1890 ; J. Kôstlin, Die Begriindung unserer sittl. relig. Ueberzeugung, Berlin, 1898 ; Der Glaube, 1896, et article Dogmatik dans la Realencykl 3., t. IV, p. 7^2, ^43 ; E. Ilaack, Ueber Jf’esen u. Bedeutung der chrisil. Erfahrung, Schv>€rin, 1894 ; J.-A. Porret, L’expérience chrétienne, son contenu et ses fondements, in-8’, Paris, 1896 ; E. Petran, Beitr. zur Verstandigung liber Begriffu. Wesen der sittl. relig. Erfahrung, Giitersloh, 1898 ; K. Wolf, Ursprung ii, Ver^vendung der relig. Erfalirungsbegriffes in der Theol.des ÀTX Jahrh., in-8, Giitersloh, 1906 ; C. >V. Hodge, Christian Expérience a. Dogmatic Theologv, dans Princeton theological ret’/eu’, 1910, p. 1 sq.

Catholiques : Contre les premières théories de la Réforme, Bellarmin, De Controversiis christ, fid., in-fol., Ingoldstadt, ib^3, t. III, De justificatione, 1, 1, c. iv sq., j). 940 sq. ; 1. III, c. i sq., p. 1094 sq. ; A. et V. Walenburch, />e Controv. fidei, in-fol., Cologne, t. II, 162 1, tract, vii, c. xxxi sq., lxxxiv sq.

Pour l’évolution protestante, voir Doellinger, Moehler, et G. Goyau, LJ Allemagne religieuse, le protestantisme, in-12, Paris, 1898, c. 11, p.’J2 sq.

A l’égard des positions récentes, Mgr Plantier, Le Christianisme de sentiment., 2 confér., 1840-41, dans Bei’. des se. ecclés.. 1879, ^’X.XX1X, p, 198 sq., 393 sq. et dans 0£u% : compl. ; J.-H. Newman réfutant ses propres thèses de 1841, L.ectures on certain difficulties felt bv Anglicans, in-8°, Londres, 1850, lect. III, nombreuses édit. ; H. Denziuger, Vier Bûcher on der religiôsen Erkenntniss, 2 vol., Wiirzbourg, 1856-7 ; J* Kleutgen, Théologie der Vorzeit, 2’éd., in-8% Munster, 1878, t. IV, dis ?. IV, c. 2, p. 372 sq. ; H. Avoine, Du sentiment moral et religieux, in-8% Paris, 1886 ; St. Harent, Expérience et foi, dans les Etudes, 1907, t. CXIII, p. 221 scj. ; X. Moisant, Dieu et Vexpérience en métaphysique, in-8°, Paris, 1907 ; L. Roure, En face du fait religieux,

-’2, ^air ?, , 1908 ; J. Lebreton,

L’EncYclique et la théologie moderniste, in-16, Paris, 1908 (édit. angl. et ital.) ; J. Bessmer, Die Religion u. das sog. Unterbe^i’usstsein, dans les Siimmen, 1909, t. LXXVI, p. 60-76 ; spécialement G. Michelet. Dieu et l’agnosticisme contemporain, in-12, Paris, 1909.

H. Pinard. 1865

EXTASE

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