Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Enterrements des civils

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 708-710).

ENTERREMENTS CIVILS. — I. Statistique. — II. Législation.

I. Statistique. — On a justement dit de l’àme populaire qu’elle est un thermomètre sensible, qui enregistre les moindres variations de la fièvre antireligieuse de nos gouvernants. Dans ses articles de la Revue des Deux Mondes, qui devinrent un des derniers chapitres des Origines de la France contemporaine. Taine, étudiant le progrès de l’incrédulité, observait une profonde « désaffection » à l’égard de la religion :

« chose encore plus grave pour la nation que pour

l’Eglise ». « A Paris, sur 100 convois mortuaires, 20, purement civils, ne sont pas présentés à l’église. » Le retentissement de ces articles décida l’abbé de Broglie à reviser point par point toute l’étude de Taine. Dans son livre Le Présent et VAs’enir du Catholicisme en France, il contestait les résultats numériques présentés par Taine en 1891, et, plus encore, l’usage qu’il fait de ces chiffres. Mgr d’Hulst reprenait la même ojjservation en termes excellents, à la fin d’une étude sur la vie surnaturelle en France < qui devint un des chapitres delà. France chrétienne dans l histoire’>.

Il convient de demander aux statistiques ce qu’elles peuvent apprendre, et des statistiques ont été sérieusement établies, en ce qui concerne les enterrements.

C’eût été une tâche immense d’interroger toutes les municipalités répandues sur la surface du territoire français. La présente enquête, limitée à la capitale, est douloureusement instructive et ne justifie que trop les alarmes des ol)serA ateurs. Si nous ne nous efforçons de reconquérir les populations moralement abandonnées de nos grandes cités, elles continueront à aller à la dérive : désertant l’idée et les pratiques religieuses, elles nous achemineront vers des « cimetières spirituels » ; ainsi un pasteur protestant définissait, il y a quelques années, la capitale et les grandes villes de l’Empire allemand.

De 188’? à 100.3. — Un premier travail raisonné sur documents sérieux, de M. l’abbé Raffix, vicaire à Saint-Louis d’Antin, porte sur le nombre des enterrements religieux et civils faits à Paris de 1 882 à 1 908 : c’est tout ce qu’il était possible d’obtenir, puisque les annuaires statistiques publiés par la Ville de Paris, sous la direction du distingué docteur BertilLox, ne présentent aucune indication à cet égard avant 1882. Aussi bien, la période limitée par les dates de 1883 et de 1908 est caractéristique, dans l’histoire de la politique religieuse de la troisième République ; c’est, à quelques années près, le temiJS de la laïcisation des organismes publics. Sous couleur de libéralisme, les cultes reconnus sont supprimés ; la religion est dédaigneusement classée par les pouvoirs publics comme une affaire individuelle et familiale.

Voici un premier talileau indiquant la proportion, à Paris, des convois qui ont passé par l’église et de ceux qui ne s’y sont pas présentés.

Convois civils

En 1882 21

— 1883 23

— 1884 23

— 1880….. 22

— j886….. 2 1

— 1887 21

— 1888 21

— 1889 20

— 1890 20

— 1891 20

— 1892 30

— 1898 20

— 1894 19

— 1895… 19

— 1 8y6… I y

—’897’8

— 1 898 19

— >S99 18

— 1900 18

—’901’9

— 1902 19

— 1908 20

p. 100

Convois catholiques

75 p. 100.

: 3
: 3

74 ? 5 7 » —

, 6 77 77 —

t6 —

7 » 78 78 78 78 ^8

I 1401

ENTERREMENTS CIVILS

1402

La plus forte proportion de convois civils, en cette période de vingt ans, est autour de 1884. Elle reprend son accroissement en 1901.

Dans ces années d’agitations religieuses, a remarqué M. l’abbé Raffin, la guerre au catholicisme a tra-A ersé deux phases d’une acuité particulière. La première s’ouvre en 1879 avec le dépôt, par Jules Ferry, d’un projet de loi contre les congrégations. La mort de Gambetta. le 31 décembre 1882, et celle de Victor Hugo en 1 885, donnèrent lieu à deux grandes manifestations antireligieuses. La seconde phase date de 1901, avec le vote de la loi relative au contrat d’association, sous le ministère "NValdeck-Rousseau. En 1884, sur 53.078 enterrements, 40.725 seulement sont religieux. Ce sont les plus hauts chiffres que les convois civils aient jamais atteints encore.

Mais les violences gouvernementales ne créent, le plus souvent, que des mouvements ai-tiliciels d’opinion. A cette explosion de sentiments antireligieux succédera une période de détente, qui se traduit dans les statistiques des années suivantes. Détente légère dans les milieux gouvernementaux dont le sectarisme, tout continu qu’il soit, est un peu moins violent. Détente plus grande dans les esprits : la population parisienne, mobile et volontiers frondeuse, ne suit pas longtemps le gouvernement. La religion a bénéficié du mouvement d’opposition qui éclata à l’occasion des scandales du Panama (boulangisme, nationalisme).

Avec la recrudescence des mesures sectaires, la proportion des enterrements civils recommence à croîti’c en 1900.

K On peut conjecturer, dit M. l’alibé Raffîn, que, dui’ant quelques années, le mouvement ira s’accentuant. La poussée de 1900 dépasse en violence celle de 1880 et de l’article 7 ; et il est à craindre que ce mouvement n’influe profondément sur les destinées religieuses de la France et sur la fidélité aux pratiques du culte. Le gouvernement a exercé une pression sur les populations ; il a discrédité la religion, il a fait régner une sorte de terreur sur les instituteurs, les magistrats, les ofliciers, sur ceux qui aspirent à devenir fonctionnaires, et, en général, sur tous ceux qui peuvent compter sur ses faveurs. Dans un pays fortement centralisé comme le nôtre, c’est un grand noiul^re de catholiques qui se trouvent asservis, par des questions d’intérêt, aux directions gouvernementales. > ;

Les éléments à l’aide desquels ont été dressés les tableaux annuels relevés plus haut ont été fournis par l’administration des pompes funèbres, dépossédée au 31 décembre 1904 par l’administration municipale, sul)stituée aux fabriques, pour la direction et la surveillance des funérailles.

De 1904 à 190g voici le second tableau, signé du chef des travaux de la statistique municipale, à la date du 10 juin 1910 :

Convois civils Convois religieux l

En 1904 20 ji. 100 80 p. 100

— 190") 22 — 78 —

— 190(1 25 — 75 —

— 1907 25 — 7^ —

— 1908 26 — 7^ —

—’909 26 — i’a —

Les prévisions de M. rabl)é Raflln se réalisent, et au delà. La guerre de i)lus en plus violente à l’idée

1. A la difTérence du |)récédent, ce tableau donne le total des convois religieux pour les divers cultes, au lieu des seuls convois catholiques.

religieuse, la persécution contre les congrégations, l’expulsion de ces milliers de religieux et de religieuses c|ui exerçaient une action directe siu’les foules, portent leurs fruits.

Causes de la progression des enterrements civils.

— Le désarroi causé par ces mesures brutales, les excitations d’une ijresse licencieuse et impie, les scandales colportés avec une impunité croissante, l’influence grandissante du socialisme, fment encore accrus par des manœuvres perfides, comme la pression qu’exercent de louches intermédiaires, les

« régleurs », comme les rumeurs mensongères à profusion

répandues que, désormais, il n’y aura plus de funérailles gratuites à l’église.

Dans ces cinq dernières années, s’est donc accentuée la progression sensible des enterrements civils, conforme aux vraisemblances, et qui était justement redoutée.

On doit conclure que l’abstention des pratiques religieuses, et en particulier des funérailles religieuses tient bien moins à une libre évolution des opinions qu’aux manœuvres antilibérales d’un parti qui exploite avec d’autant plus d’empressement les haines religieuses qu’il né doit son pouvoir tju’à l’appui des sociétés secrètes animées d’un esprit sectaire.

Répartition d’après les milieux sociaux. — Si l’on examine comment se répai’tissent les enterrements religieux et civils dans les milieux riches et les milieux pauvres de la capitale, on constate que les convois civils se recrutent surtout dans les milieux pauvres. Avant de tirer du gTand nombre des convois civils une indication à l’égard de l’état religieux des milieux pauvi-es, observons que les décédés des hôpitaux de Paris appartiennent au service gratuit ; et l’on sait, de reste, combien l’Assistance publique, à Paris, est imprégnée d’esprit laïque, pour ne pas dire jacobin. Tous les prêtres qui ont quelque connaissance des hôpitaux citeraient des exemples de malades qui aiu*aient désiré les appeler, ou qui même les ont fait apj)eler, et ensuite ont eu des funérailles civiles, parce que la famille n’était pas là pour intervenir. Les enterrements civils à Paris, de 1882 à igoS, atteignent le chiftre tristement formidable de 225.595, soit une mojenne de 10.000 iiar an. Ce chiflre, la population ouvrière le fournit presque à elle seule. Le total des décès annuels à Paris, rappelons-le, est d’environ 53. 000.

Depuis 1890, le chifl"re des convois civils chez les classes pauvres tend à descendre ; il a une tendance à monter chez les classes riches. On peut en conclure que le respect humain religieux s’atténue, et aussi que certains milieux, justju’ici plus réfractaires à l’action antireligieuse, se laissent entamer. Nous croirions facilement que ces nouvelles recrues se font surtout dans le monde ])olitique et dans le monde arriviste de la finance. Et pour le monde politique, en particulier, il semble bien que l’Eglise et l’idée religieuse n’ont qu’à gagner à la sincérité des funérailles. C’est un sujet de scandale pour les âmes croyantes, qui ont aussi quelque droit à ce que l’on tienne compte de leur délicatesse, de voir installer comme triomphalement au pied de l’autel, à la place où elles prient, à la place qui recevra un jour leur humble dépouille, tel ministre, tel politicien qui aura fait sa carrière de la persécution religieuse.

Les arrondissements du centre, qui forment le vieux Paris, qui, avecleurs petits commerçants, ont la plus forte pi-oportion de Parisiens nés à Paris, ont peu varié au sujet des funérailles religieuses. Lamoyenne des convois civils se tient autour de 10 p. 100. C’est le milieu le plus indépendant d’influences diverses, ^

celui qui représente le mieux le Parisien laissé à lui-même.

Quant aux milieux pauvres, si tristement considérable qu’j' soit encore le chiffre des funérailles purement civiles, il est intéressant d’observer que ce chiffre a diminué fortement depuis une vingtaine d’années.

Remèdes à employer. — Quels moyens jn-endre pour remédier à ce lléau des enterrements civils qui, pourtant, va grandissant, au témoignage h-récusable des statistiques ? Quels moyens proposer pour faciliter aux faibles, aux indécis, à ceux qui sont travaillés par tant d’influences sectaires, le libre exercice de lem-culte, jusqu’à la tombe inclusivement ?

Les principaux mojens nous paraissent être : i° des associations entre les ouvriers d’une même paroisse, qui assureraient à leurs membres, moyennant une légère cotisation, des funérailles convenables. Il faudrait éviter que, dans les milieux pauvres, le choix des funérailles religieuses fût débattu comme une question d’argent. — 2° La multiplication, de plus en plus grande, des chapelles de secours. Déjà, en 1856, Mgr Sibour, dans un mandement, déclarait qu’un remaniement et une augmentation des paroisses étaient nécessaires. Quelques années plus tard, Mgr Darboy écrivait que les deux principales raisons de l’indifférence religievise des quartiers excentriques étaient l’extension démesurée des paroisses et la difficulté d’atteindre la pojiulation flottante, ceux que, depuis, on a appelé les « déracinés ». Une quinzaine de chapelles de secours ont été créées dans notre immense capitale ; autant sont en projet, et déjà cet apostolat, plus direct, du clergé parisien, a donné des résultats précieux pour les masses populaires, moins antireligieuses, dans l’ensemble, que moralement abandonnées. Elles n’approuvent pas, elles subissent la déchristianisation qu’on leur impose, et, dès que le système fonctionne moins brutalement, le ressort religieux qui demeure au fond de l’àme populaire les ramène vers les pratiques traditionnelles.

— Signalons, enfin, d’un mot seulement, S*^ le retour à l’éducation chrétienne et 4° le retoiu- à une meilleure législation.

II. Législation. — Pendant les quatre-vingts premières années du xix’siècle, toutes les questions relatives aux cimetières, aux sépultures, à la police des lieux d’inhumation, aux pompes funèbres, furent régies par le décret du 28 prairial an XII (12 juin iSo’)). Quelques dispositions de ce décret faisaient déjà passer entre les mains du pouvoir civil certains services qui relevaient jusque-là des fabriques paroissiales.

La loi du 14 novembre 1881 apporta à ce décret une modification importante. Elle en abrogea l’article 12 qui réservait aux adhérents de chaque confession un cimetière ou une section séparée du cimetière communal. Il n’5' am-a plus de k terre sainte » bénite par l’évêque, où les catholiques groupaient fraternellement leurs défunts ; ils seront ensevelis désormais, au gré des circonstances, côte à côte avec des libres penseurs ou des protestants.

Une nouvcUe loi « sur l’organisation municipale, du 5 avril 1884, réservait à la police municipale le soin de s’occuper du mode de transport des personnes décédées, des inhumations et exhumations, du maintien du bon ordre et de la décence dans les cimetières, sans qu’il soit permis d’établir des distinctions ou des prescriptions particulières à raison des croyances ou du cuUe du défunt ou des circonstances qui ont accompagné sa mort » (art. 9-).

Le 15 novembre 1887, fut promulguée une loi « sur la liberté des funérailles ».

Le 27 avril 1889. un décret « portant règlement d’administration publique, déterminant les conditions applicables aux divers modes de sépulture « , autorisa la mise en usage des appareils crématoires qui auraient été agréés par le préfet et le conseil d’hygiène.

Enfin, le 24 décembre 1904, le Parlement votait la loi « portant abrogation des lois conférant aux fabriques des églises et aux consistoires le monopole des inhumations » ; et, chins la crainte qu’un nouveau monopole ne se reformât dans l’avenir, décidait que

« les fabriques, consistoires et autres établissements

religieux ne peuvent devenir entrepreneurs du service extérieur » (art. 2).

La sécularisation est donc totale ; par une série de mesures qui s’échelonnent pendant les vingt-cinq dernières années, l’Etat a fait table rase de tous les privilèges, de toutes les prérogatives, de toutes les coutumes antérieures. Cette rapide dépossession mérite dètre qualifiée, en bon français « l’un des aspects de la déchristianisation de la société tout entière ».

Bibliographie. — Abbé L. Raffin, La carte religieuse de Paris, statistique des enterrements religieux et cii’ils à Paris de 1883 à 1908, par quartiers, par classes. Extrait de la Réforme sociale, Paris, Lecoffre. — Voir aussi l’article consacré à ce travail par M. L. Roure, Etudes, 20 janvier 1907, sovis ce titre : Le Paris religieux.

Fénelon Gibox.