Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Eglise hierarchique (I. dans l'Evangile)

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 618-632).

EGLISE. — On peut étudier la question de I’Eglise au moyen de deux méthodes parfaitement distinctes : la méthode théologique (ou dogmatique) et la méthode apologétique.

La méthode théologique (ou dogmatique) procède par voie d’autorité. L’Eglise catholique romaine étant

reconnue pour œuvre authentique de Jésus-Christ et pour dépositaire infaillible de la vérité divine, on écoute ce qu’elle enseigne elle-même sur sa propre constitution, sur ses pasteurs et ses fidèles, sur son rôle et ses prérogatives.

La méthode apologétique procède par voie d’en 1221

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quête, dans le domaine tout humain de la critique et de riiistoire. On recherche donc en vertu de quels titres l’Eglise catholique romaine doit être reconnue pour œuvre authentique de Jésus-Christ et pour dépositaire infaillible de la vérité divine. Bref, c’est la « question préalable ».

Dans ce Dictionnaire apologétique, nous ne devons pas empiéter sur le domaine théologique (ou dogmatique). Il faut évidemment nous attacher à la seule méthode apologétique et tenter de résoudre la « question préalâble x.

Cette controverse apologétique sur l’Eglise présente forcément quelque chose de relatif. Le terrain de discussion varie selon les époques. On doit, en effet, s’adapter au mouvement des préoccupations érudites, on doit répondre aux difficultés successives des adversaires : tant des critiques incroyants que des chrétiens non catholiques.

Nous plaçant donc au point de vue des discussions contemporaines, nous croyons pouvoir ramener à trois chefs principaux les controverses d’ordre apologétique regardant l’Eglise :

I. L’Eglise hiérarchique dans l’Evangile.

II. L’Eglise hiérarchique dans la chrétienté primitive.

III. Signes actuels d’identité de la véritable Eglise.

I. — L’Eglise hiérarchique dans l’Evangile

Division de la matière :

A. Le problème du « royaume de Dieu ».

B. Le caractère social du « royaume ».

C. Le « royaume » et l’eschatologie.

D. La hiérarchie constituée par le Christ.

E. L’infaillibilité de la hiérarchie enseignante.

F. Conclusion : l’Eglise et le « royaume ».


A. Le problème du « royaume de Dieu »

a) Jésus-Christ annonçait le « royaume de Dieu » (ou’( royaume des cieux »). Toute sa prédication messianique avait pour objet l’accomplissement du

« royaume ». Rien de plus clair ni de plus formel

dans l’Evangile. Mais il s’agit de préciser historiquement ce que Jésus-Christ entendait par le « royaume de Dieu » ; aQn de voir si la conception même que le Christ se faisait de son œuvre et de sa mission impliquait ou excluait l’établissement d’une Eglise hiérarchique en ce monde.

Or c’est précisément sur cette question fondamentale que l’on rencontre aujourd’hui les objections les plus spécieuses contre l’institution même de l’Eglise par Jésus-Christ, La perspective que le Christ aurait eue de son œuvre messianique et l’idée qu’il aurait conçue de son propre rôle seraient manifestement inconciliables avec l’intention de grouper les ûdèles du

« royaume » eu société visible, hiérarchiquement

constituée dans les conditions de la vie présente. Les quelques textes de l’Evangik* qui se rapportent directement à l’Eglise ne devraient donc plus être considérés comme exprimant la vraie pensée de Jésus-Christ, mais bien comme résultant d’un travail idtérieur de la conscience chrétienne et d’une élaboration rédactionnelle de l’Evangile.

Les deux systèmes qui ont eu, à cet égard, le plus de vogue, depuis quelcjues années, sont le systèuie du royaume purement intérieur ou spirituel et le système du royaume purement eschatoîogique.

b) Le système du royaume purement intérieur ou spirituel a eu pour principaux champions Auguste Sabatiiîr (Esquisse d’une philosophie de la religion, Paris, 1897, in-S", livre II, chap. Il ; De l’essence du

christianisme. Cf. pp. 188-187 et 1 91-194) et Adolphe Harxack (Das Wesen des Christentums, Leipzig, 1901, in-8°. Trad. franc, [nouvelle] : L’essence du christianisme, Paris, 1907, in-16. Cf. pp. 70-100).

D’après ces protestants libéraux, la conception caractéristique du « royaume de Dieu > ; par Jésus-Christ est toute morale et spirituelle. C’est le règne de Dieu dans l’àme de chaque croyant ; c’est l’expérience intime du cœur paternel de Dieu ; c’est le sentiment ûlial envers Dieu considéré comme Père. « Le

« royaume de Dieu », écrit M. Harnack, « c’est la domination

de Dieu, — assurément ! — mais c’est la

« domination du Dieu saint dans le cœur des indlvidus ; 

c’est Dieu lui-même avec sa puissance… » Le

« royaume de Dieu », lisons-nous plus loin, « est un
« bien purement religieux, la communion intérieure
« avec le Dieu vivant ». (Essence du Christianisme.

Trad. 1907, pp. 76, 76 et 81.) Inutile d’insister sur le rôle de la paternité divine dans la philosophie religieuse d’Auguste Sabatier et de M. Harnack.

On ne peut nier, du reste, que Jésus-Christ ait tenu pour légitime, selon la tradition juive, une autorité enseignante et une législation rituelle. Jésus-Christ a conçu l’œuvre messianique avec un caractère collectif et social. C’est là un élément qui est commun à Jésus et à ses compatriotes, au christianisme et au mosaïsme. Mais, précisément pour cette raison, d’après les protestants libéraux, tout cela n’est que secondaire et accessoire dans la conception évangélique du « royaume de Dieu ». C’est l’inévitable emprunt aux conditions de temps et de milieu ; c’est le vêtement qui change avec les latitudes et qui se métamorphose avec les siècles ; et ce n’est pas en cela que consiste véritablement le « royaume de Dieu » annoncé par Jésus-Christ. Le caractère propre de l’Evangile, ce qui est particulier, distinctif et toujours fécond dans le message du Christ, c’est la notion toute intérieure et spirituelle du « royaume de Dieu » ; l’expérience intime du cœur paternel de Dieu ; le sentiment filial envers Dieu. Voilà donc l’essence du christianisme. (La distinction entre l’essentiel et l’accessoire dans la conception évangélique du « royaume de Dieu » est soulignée spécialement par Auguste Sabatier : Esquisse d’une philosophie de la religion, éd. cit., pp. 204-’^07 ; Les religions d’autorité et la religion de l’Esprit, Paris, 190^, in-S", pp. 4^8-46 1.)

Si telle est vraiment la conception du « royaume de Dieu » qu’aurait eue Jésus-Chi’ist lui-même, on voit combien peu primitive, combien peu conforme à la réalité historique, est l’affirmation des évangélistes, prétendant que le Christ aurait constitué une Eglise hiérarchique pour procurer, sous une forme sociale et collective, le « royaume de Dieu » en ce monde. Toute différente était la pensée de Jésus-Christ, pensée d’un royaume exclusivement intérieur et spirituel.

« Le royaume de Dieu ne vient pas avec des signes
« apparents. On ne dira pas : il est ici ou il est là.
« Car le royaume de Dieu est au dedans de vous-mêmes, 

ivrii ùaw ètti ». » (L.uc. xvii, 20, ai.)

c) Passons maintenant au système du royaume purement eschatoîogique. En France, le représentant le plus écouté de cette opinion est, à coup sûr, M. Alfred Loisv (L’Evangile et l’Eglise, Paris, 1902, in-16, pp. 24-26, 67 et 68, 90-92, iio-113, 180184. — Autour d un petit livre ; Paris, 1908, in-16, pp. 66-70, 158-16a, 170-178, 175-177. — Les Evangiles synoptiques. Tome I, Ceffonds, « 907, in-S", pp. 226253. — Simples réflexions sur le Décret « Lameniabili » et sur l’Encyclique « Pascendi », Ceffonds, 1908, in-16, pp. 75-77, 98, 107, 127. — Quelques lettres sur des questions actuelles et sur des événements récents ; Ceffonds, 1908, in-16, pp. 112 et 118, 128 et 124, 164’et 165, 286 et 287). 1223

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D’après M. Loisy, faisant écho à bon nombre de critiques d’outre-Rhin, le « royaume de Dieu » était conçu par Jésus-Christ comme essentiellement collectif et social, mais aussi comme totalement étranger aux conditions de la A’ie présente. La notion du

« règne messianique « couramment admise par les

Juifs de cette époque et pleinement adoptée par Jésus, aurait été purement et simplement identique à la notion du règne final et définitif du Dieu : d’où le nom de royaume « cschatologique ». Lorsque Jésus proclamait imminente la « venue du royaume », c’est, du même coup, la fin du monde qu’il déclarait imminente. Le Christ de l’histoire ne songeait donc nullement à perpétuer son œuvre ici-bas et à rien organiser dans un monde censé près de finir. L’enseignement authentique de Jésus est celui de l’universel détachement et de la joyeuse espérance en vue du triomphe prochain de la justice divine.

« Tout l’enseignement moral du Christ est conçu en

vue de ravènemenl du règne de Dieu, avènement qui n’est pas censé devoir se faire attendre indéfiniment, on se produire par une lente transformation de l’humanité, mais qui est supposé prochain, ou plutôt imminent. » {Synoptiçues, , ip. 236.)

« Le règne de Dieu est proprement l’ère de bonheur

dans la justice, qui va être inaugurée dans une manifestation de puissance, la subite transformation des choses, Texaltation du Messie… Entre l’Evangile et le règne de Dieu, la transition devait se faire en un instant, mais cet instant était capital. Avant l’ère de gloire, c’était le moment de la justice. Autant qu’on peut le conjecturer, Jésus ne se figurait pas le jugement de Dieu comme une grande séance où le sort de l’humanité serait débattu et csù chacun recevrait, en présence de tous, la sentence qui déciderait de son sort pour l’éternité. Il concevait plutôt une sorte de sélection qui s’opérerait inopinément et en un clin d’œil sur les hommes alors existants ; les justes seraient comme ravis à Dieu, transportés au lieu de la félicité messianique, mués en êtres immortels, tandis que les autres seraient abandonnés sans doute à leur châtiment, à un état de mort qui n’excluait pas la douleur. Les justes ressusciteraient en même temps. » (Ibidem, p. 237.)

Pendant le demi-siècle qui suivit la Passion, un lent travail de la conscience chrétienne vint corriger peu à peu et « réinterpréter » les paroles de Jésus, pour les mettre en harmonie avec le développement de l’Eglise naissante. De ce travail anonyme et collectif résulte la tradition consignée dans nos Evangiles synoptiques. Voilà pourquoi la perspective eschatologique n’y apparaît plus qu’imprécise et comme estompée. Mais la critique interne permet de comprendre que la majeure partie des enseignements évangéliques ne prend sa vraie signification qu’en vue de l’imminence de la fin du monde. La critique interne parvient, de la sorte, à dégager ou à reconstituer l’Evangile historique de Jésus, l’Evangile du royaume purement escliatologique. D’ailleurs, même après le travail rédactionnel, quelques textes caractéristiques demeurent encore et témoignent de la croyance iirimitive à la toute prochaine yenue du Fils de l’Homme sur les nuées du ciel. (Matth., x, 23 ; XVI, 28 ; XXIII, 36 et 39 ; xxiv, 34 ; xxvi, 29 et 64 ; et les passages parallèles.)

On sait comment la théorie moderniste rattache néanmoins l’Eglise à l’Evangile. Sans doute, une E"-lise hiérarchique, établie clans les conditions de la vie présente, demeurait parfaitement étrangère à la perspective du Christ. Sans doute, les croyances et les institutions de l’Eglise chrétienne se sont plus ou moins totalement transformées elles-mêmes, selon la culture intellectuelle et le milieu social de chaque époque. Mais l’Eglise chrétienne perpétue ici-bas le mouvement religieux qui a été inauguré par Jésus Christ ; elle émane donc vraiment d’une impulsion du Christ. Le message de détachement et d’espérance en vue du « royaume de Dieu », message que Jésus présentait à ses contemporains, c’est l’Eglise chrétienne qui n’a cessé, depuis lors, de le présenter aux générations successives. « L’Eglise, en toute vérité,

« continue l’Evangile, maintenant devant les hommes’( le même idéal de justice à réaliser, pour l’accomh

i>lissement du même idéal de bonheur. Elle conti<( nue le ministère de Jésus selon les instructions

« qu’il a données à ses ajxjtres ; en sorte qu’elle est
« fondée sur les plus claires intentions du Christ. » 

{Autour d’un petit livre, p. 1 69.) L’Eglise chrétienne est donc, somme toute, le résultat inattendu, mais légitime, de la prédication messianique du « royaume de Dieu ».

Nulle équivoque, du reste. Cette continuité entre l’Evangile et l’Eglise, d’après les modernistes, provient exclusivement de V impulsion première donnée à un mouvement d’évolution perpétuelle. Bien que l’Eglise trouve son point de départ dans l’Evangile du Christ, l’Eglise n’a été ni prévue ni constituée par le Christ. La notion d’une Eglise hiérarchicpie se trouve, en effet, manifestement incompatible aA’ec la notion du royaume purement cschatologique. Ecoutons encore M. Loisy : « J’ai nié que Jésus ait, à proprement

« parler, fondé une Eglise, avec ses organes de gouvernement

et ses usages de culte, parce que les

« textes, interprétés selon le sens et les garanties
« qu’ils offrent à l’historien, permettent d’affirmer
« que le Christ n’a fait autre chose, jusqu’à la fin
« de son ministère, qu’annoncer l’avènement prochain

du royaume des cieux. » (Quelques lettres, p. 237.)

d) Les protestants orthodoxes rejettent le système du royaume purement intérieur ou spirituel et le système du royaume purement eschatologique. Ils estiment que le « royaume de Dieu », d’après l’Evangile, est essentiellement collectif et social, et que ce

« royaume » comporte une première période ici-bas, 

dans les conditions mêmes de la vie présente. Par suite, les protestants orthodoxes admettent que Jésus-Christ a, non seulement prévu, mais constitué la société visible et permanente des chrétiens, nommée VEglise.

Que rejettent-ils donc de la conception catholique de l’Eglise ? — Ils rejettent la notion d’une hiérarchie perpétuelle établie, de droit diA’in positif, par Jésus-Christ lui-même, hiérarchie qui possède juridiction gouvernante, magistère enseignant, sacerdoce sacrificateur. Pour les protestants, Jésus-Christ n"a rien organisé de semblable ; il n’a pas créé d’intermédiaires obligatoires entre la conscience et Dieu. Sur la conduite à tenir, sur la doctrine à croire, sur les moyens religieux de sanctification, le dernier mot doit appartenir an jugement privé de chaque individu, en face delajiarole de Dieu, contenue exclusivement dans la Bible.

Sans doute, l’Evangile réclame que les fidèles soient groupés en société permanente : pour prier en commun, pour lire et commenter la parole de Dieu, pour célébrer le baptême et la cène, pour pratiquer la charité fraternelle. Mais il ne s’agit pas d’obéir à une hiérarchie, en tant que dépositaire de l’autorité même du Christ et organe authentique de la vérité chrétienne.

Sans doute encore, le bien social de l’Eglise elle-même exigera une organisation hiérarchique : car nulle société humaine, visible et permanente, ne peut vivre et durer sans une autorité qui la gouverne. Mais l’organisation hiérarchique dans l’Eglise n’a pas été constituée, une fois pour toutes, par Jésus-Christ lui-même, La raison d’être de cette hiérarchie est, exclu1225

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sivement, une nécessité pratique du bien commun. Le caractère de la hiérarchie spirituelle dans l’Eglise ne sera pas, quant à son origine, essentiellement différent du caractère de la hiérarchie temporelle dans l’Etat. De part et d’autre, le principe fondamental pourra être de droit divin, comme répondant à l’intention manifeste du Créateur. Mais, de part et d’autre aussi, la forme extérieure, la détermination concrète, seront de droit humain ; elles résulteront des conditions particulières de chaque milieu ; elles varieront avec les circonstances historiques de chaque époque. Toujours enfin, et quel qu’il soit, le verdict purement humain de la société religieuse, de l’Eglise, demeurera subordonné aune règle supérieure ; c’est-à-dire au jugement privé de chaque conscience chrétienne :

« Tout protestant est Pape, une Bible à la main. » 

La controverse entre catholiques et protestants orthodoxes, à propos de l’Eglise, porte donc sur l’existence d’une hiérarchie perpétuelle. Oui ou non, Jésus-Christ a-t-il confié à l’apôtre Pierre et au collège apostolique le pouvoir exclusif et perpétuellement transmissible de gouvei-ner VEglise, d’enseigner l’Eglise et enfin de célébrer, dans l’Eglise, le sacrifice de la Nouvelle Alliance ? Juridiction, magistère, sacerdoce, tels sont, en effet, dans la doctrine catholique, les attributs essentiels de la hiérarchie ecclésiastique. Tous trois sont révoqués en doute par la théorie protestante.

(Le meilleur exposé de cette théorie se trouve dans l’ouvrage posthume de P.-F. Jalaguier, professeur à Montauban : De l’Eglise, Paris, 1899, in-8°, pp. 28 et 24, 26-28, 48-50, 325.)

e) Depuis la « Réforme » jusqu’à ces derniers temps, la démonstration apologétique, au sujet de l’Eglise, consistait tout entière dans cette controverse avec les protestants orthodoxes. L’unique problème était de bien déterminer la nature des prérogatives conférées par le Christ à saint Pierre et au collège apostolique.

Aujourd’hui, les maîtres de la « critique libérale », c’est-à-dire les rationalistes, les protestants libéraux, les catholiques modernistes, ont posé une « question préjudicielle » bien autrement paradoxale : Jésus-Christ a-t-il voulu créer une Eglise visible ? Jésus-Christ a-t-il même pu songer à une création pareille ? Jésus-Christ n’avait-il pas, de son rôle et de son œuvre, une notion et une perspective inconciliables avec l’existence de toute Eglise ?

Tel est le problème du royaume de Dieu, que les uns ont cru résoudre par le système du « royaume » purement intérieur ou spirituel, et les autres par le système du « royaume » purement eschatologique.

Voilà pourt|Uoi nous ne devrons établir le caractère hiérarchique de l’Eglise, contre les protestants orthodoxes, qu’après avoir discuté au préalable sur le « royaume de Dieu » dans l’Evangile.

Contre Auguste Sabatier et M. Harnack, il s’agira du caractère social de ce « royaume ».

Contre M. Loisy et ses approbateurs, il s’agira du rapport entre le « royaume » et l’eschatologie.

B. Le caractère social du « royaume »

a) Tout n’est pas à rejeter dans la théorie de.Saba-TiER et de M. Harnack. II est hors de doute, en effet, que le « royaume de Dieu » selon l’Evangile comporte essentiellement une rénovation morale et spirituelle dans l’âme de chaque individu. Il est non moins hors de doute ive cette rénovation intérieure a pouieffet caractéristique le sentiment filial envers Dieu considéré comme Père. De telles conceptions religieuses n’étaient pas étrangères, il est vrai, à l’Ancien

Testament ; on peut même dire qu’elles sont la fleur de l’enseignement prophétique. Mais, dans l’Evangile, elles atteignent une pureté, une perfection, une sublimité inconnues jusqu’alors. Elles sont mises en contraste accusé avec la notion formaliste et charnelle que se faisait de la religion et du messianisme le commun des Juifs au temps du Sauveur. Ce n’est donc pas sans fondement qu’Auguste Sabatier et M. Harnack voient dans l’aspect intérieur ou spirituel du « royaume de Dieu », dans l’amour ûlial envers le Père céleste, l’élément spécifique, le caractère distinctif de l’Evangile de Jésus.

Qu’on relise, en particulier, le sermon sur la montagne, tel que le présente saint Matthieu. Dès les premiers mots du discours, Jésus afTirme la nature spirituelle du « royaume de Dieu » : car ceux-là seuls y méritent le nom de « bienheiu-eux » qui sont les plus éprouvés, les plus accablés aux yeux du monde^ {Matth., V, 3-12.) Ce sera donc par les œuvres les plus difficiles et les plus saintes que devront se faire discerner au dehors les messagers du « royaume ». {Matth., V, 13-17.) Tout le développement qui suit oppose la justice du « royaume » à la justice du judaïsme vulgaire : cette justice de la synagogue consistait principalement dans la pratique matérielle du code mosaïque, et se confondait en somme avec la casuistique des rabbins ; la justice du

« royaume » exige, au contraire, la plus haute et

la plus intime perfection de la conscience morale : humilité, charité, chasteté, pardon des injures et autres vertus. (Matth., v, 21 ; vi, 8.) Et pourquoi de telles leçons ? — « Pour que vous soj^ez vraiment les

« fils de votre Père qui est aux cieux. » (Mat th., v, 

45.) « Soyez donc parfaits comme votre Père céleste’( est parfait. » (Matth., v, 48.) La prière des enfants du « royaume » sera donc une prière filiale : Notre Père. (S/a t th., vi, 9.)

L’erreur d’Auguste Sabatier et de M. Harnack n’est pas d’avoir présenté le « royaume de Dieu » dans l’Evangile comme intérieur ou spirituel, mais de l’avoir présenté comme purement intérieur et spirituel, et d’avoir vii, dans le sentiment filial envers Dieu, toute l’essence du christianisme.

b) L’essence du christianisme. — D’après Auguste Sabatier et M. Harnack, la conception collective et sociale du « royaume » est l’élément que Jésus a hérité de la tradition juive, l’élément commun au judaïsme et au christianisme ; tandis que la conception morale et spirituelle serait l’élcnient ajouté par Jésus, l’élément propre au christianisme. La conclusion correcte serait donc tviel’essence totale du christianisme (ce qui constitue intrinsèquement le christianisme ) comprend à la fois l’idée traditionnelle du

« rojaume » collectif et social (élément générique), 

et l’idée relativement nouvelle de la perfection intérieure exigée dans ce même « royaume » (élément spécifique). Or, d’après Auguste Sabatier et M. Harnack, l’idée traditionnelle doit être considérée comme étrangère à l’essence du christianisme, comme chose accessoire et accidentelle dans le « royaume de Dieu » ([ue décrit l’Evangile. Mais la seule idée « nouvelle » (le la perfection intérieure, du sentiment filial envers Dieu, devrait être considérée comme formant toute a l’essence du christianisme ». C’est là une conclusion gravement sophistique et fausse, que M. Loisy n réfutée, dans l’Evangile et l’Eglise, avec une lucidité remarquable. Nous n’avons qu’à citer.

« Il y aurait oussi peu de logi<jue à prendre pour l’e^senre

totale d’une religion ce qui In différencie d’avec une autre. La foi monothéiste est commune au judaïsme, au christianisme et à rislamisnic. On n’en conclura pas que l’essence de ces trois reli>, ons doive être cherchéeen dehors de ridée monothéiste. Ni le juif, ni le chrétien, ni le 1227

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musulman n’admettront que la foi à un seul Dieu ne soit pas le premier et principal article de leur symbole. Chacun critiquera la forme particulière que l’idée reçoit dans la croyance du voisin ; mais aucun ne s’avisera de nier que le monothéisme soit un élément de sa religion, sous prétexte que le monothéisme appartient aussi à la religion des autres. C’est par leurs diîl’érences qu’on établit la distinction essentielle des religions, mais ce n’est pas uniquement par ces difîérences qu’elles sont constituées. Il est donc souverainement arbitraire de décréter que le christianisme doit être essentiellement ce que l’Evangile n"a pas emprunté au judaïsme, comme si ce que l’Evangile doit à la tradition juive était nécessairement de valeuisecondaire. M. Harnack trouve tout naturel de mettre l’essence du christianisme dans la foi au Dieu Père, parce qu’il suppose, assez gratuitement d’ailleurs, que cet élément de l’Evangile est étranger à l’Ancien Testament… Jésus n’a pas prétendu détruire la Loi, mais l’accomplir. On doit donc » attendre à trouver dans le judaïsme et dans le christianisme des éléments communs, essentiels à l’un et à l’autre, la différence des deux religions consistant dans cet accomplissement, qui est propre à l’Evangile, et qui, joint aux éléments communs, doit former l’essence totale du christianisme… « (L’Evangile et l’Eglise^ Introduction, pp. xvi-xviii. (Cf. ibidem, chap. i, pp. 12 et 13.) (I II est certain que le Christ évangélique n’a pas fait deux parts dans son enseignement, l’une comprenaiit ce qui aurait une valeur absolue, et l’autre ce qui aurait une valeur relative, pour l’adaptation au présent. Jésus parlait pour dire ce qu’il pensait vrai, sans le moindre égard à nos catégories d’absolu et de relatif. Mais qui donc a distingué, dans la notion du royaume, l’idée du royaume intérieur, qui aurait une valeur absolue, et l’idée du Toyaume à venir, qui n’aurait eu qu’une valeur relative.’Qui donc a trouvé, dans la conscience filiale du Christ, un élément de portée universelle, la connaissance du Dieu Père et un élément juif, dont l’unique avantage était de situer Jésus dans l’histoire, et qui était l’idée du Messie.’» [Ibidem, p. 61.)

c) Jésus et la conception traditionnelle du Messianisme. — Nos adversaires ne songent même pas à contester le caractère essentiellement collectif et social du règne messianique, d’après l’Ancien Testament, d’après la littérature apocaljptique, d’après le rabbinisme, d’après la tradition unanimement reconnue en Israël (quoi qu’il en soit de la diversité des conceptions juives sur d’autres aspects du problème).

Or, quel est donc le message du Sauveur ? — Ecoutons la réponse : « Les temps sont révolus. Voici a venir le royaume de Dieu. Faites pénitence et ï croyez à l’Evangile. » (Marc, i, 15.) En d’autres termes, Jésus vient accomplir la grande œuvre messianique prédite autrefois par les prophètes, annoncée tout récemment par Jean-Baptiste, attendue par Israël avec une inlassable espérance.

Jésus n’admet évidemment pas sans réserve la conception du « royaume », courante parmi les Juifs. II exclut l’idée de grandeur mondaine, de victoire théâtrale, qui déparait le messianisme vulgaire. Il met en relief l’universalisme à venir du « royaume ». II accentue et surélève la perfection morale et religieuse comportée par l’Evangile du « royaume de Dieu ». Mais enfin c’est bien le règne messianique, c’est bien l’attente d’Israël, qu’il entend accomplir : c’est donc un « royaume » essentiellement collectif et social.

N’insistons pas sur les nombreux passages de l’Evangile où le Christ applique franchement à son œu’VTe les prophéties du règne messianique. (Par exemple, Math., v, 17 et 18 ; viii, 10-12 ; xxi, 42-44 ; XXII, 4’-45.) Rappelons seulement les déclarations pour ainsi dire officielles à cet égard qui fm-ent faites par Jésus dans la synagogue de Nazareth (Luc., iv, 16-22) et celles, plus catégoriques encore, qui suivirent l’ambassade des envoyés de Jean-Baptiste {Matth., XI, 2-1 5). En l’une et l’autre circonstance, Jésus affirme que son rôle est d’installer enûn le

règne messianique prédit par les prophètes ; et il évoque spécialement les magnifiques oracles du livre d’Isaie (chap. lxi), où le voyant chante la délivrance finale du peuple Dieu et les gloires de la Jérusalem nouvelle, « épouse chérie de Jahvé ». (Cf. Condamin, Le Livre d’Isaie, Traduction critique, Paris, 1906, in-8°. pp. 354-356.)

Lorsque Jésus-Christ lui-même décrit son œuvre et son rôle avec une si parfaite netteté, comment peut-on nier le caractère social, le caractère « essentiellement » collectif du « royaume de Dieu » dans l’Evangile ? Comment peut-on nier que l’intention capitale du Christ fût d’accomplir et de vérifier, — tout en la perfectionnant, — la conception traditionnelle du règne messianique ?

d) La description évangélique du « royaume de Dieu ». — Une observation nouvelle éclairera et corroborera la constatation précédente. Bon nombre de paraboles, dans lesquelles Jésus décrit le « royaume de Dieu », nous représentent ce « royaume » comme social et collectif. Le symbolisme lui-même de ces paraboles regarde les hommes en tant que formant une collectivité, une société visible.

Par exemple, trois paraboles concernent le mélange des bons et des mauvais ici-bas : le « royaume » est donc le champ du père de famille, où poussent à la fois l’ivraie et le bon grain (Matth., xiii, 24-30 et 36-43) ; c’est le filet du pêcheur, où se confondent bons et mauvais poissons (Matth., xiii, 47-50) ; c’est le cortège nuptial, où marchent côte à côte les vierges sages et les vierges folles. (Matth., xxv, i-13.)

Même remarque au sujet des paraboles où le

« royaume » est comparé à un grand repas (e. g.

Matth., XXII, 2-1^ ; Luc, xiv, 16-24) : symbole naturel et classique d’union extérieure, de communauté sociale. Même remarque encore au sujet des paraboles où le « royaume » est comparé à une vigne, dans laquelle on collabore à un travail commun {Matth., XX, i-15 ; xxi, 33-45 et parallèles).

D’autre part, les textes concernant l’avenir du

« royaume », les textes d’ordre esckatologique (nous

les rencontrerons plus loin) soulignent manifestement le caractère objectif, extérieur, social et collectif du « royaume de Dieu » dans l’Evangile. (Cf. Loisy, L’Evangile et l’Eglise ; pp. 7 et 8.)

e) Le texte de saint Luc XVII, 20-21. — Nous arrivons à l’unique passage des Evangiles où l’on ait prétendu rencontrer quelque indication positive en faveur de la conception purement intérieure et spirituelle du « royaume » : Non venit regnum Dei cum ohservatione (u-ttà. r.v.py.rr.pri’nuç) neque dicent : ecce hic aut ecce illic Ecce enim regnum Dei intra vos est.

(/ ; ^y.iù.tia. tc>j 0£îû êvri ; iy.ûv èsTo.)

Supposons, d’abord, que ce texte signiQe réellement : Le " royaume de Dieu » ne vient pas avec des signes apparents. On ne dira pas : il est ici ou il est là. Car le « royaume de Dieu » est au dedans de vous-mêmes.

Nous ne pouvons oublier néanmoins que, partout ailleurs, l’Evangile présente le « royaume » comme extérieur et visible, comme social et collectif. Nous ne pouvons oublier que, d’après sa déclaration formelle et réitérée, le Christ prétend accomplir le règne messianique des prophéties d’Israël. Voilà un élément du problème qui demeure incontestable.

Or, quand une chose a deux aspects et quand on entend mettre vivement l’un des deux en relief, on peut raisonnablement affirmer ce point de vue en termes si exclusifs qu’il paraisse être le seul : et pourtant nulle méprise n’est alors possible, l’autre aspect demeurant connu et acquis par ailleurs. Pour exciter les fidèles à entendre le sermon avec esprit de foi, on leur dira par exemple : « la parole du pré1229

ÉGLISE (DANS L'ÉVANGILE)

« dicaleur n’est pas celle d’un homme : elle est la
« parole même de Dieu ». Semblable flgure de langage ne trompera personne : l’hyperbole est évidente.

Pareillement, on comprendra ce que l’Evangile entend signifier lorsqu’il déclare que « le royaume

« de Dieu ne vient pas avec des signes apparents », 

que a le royaume de Dieu est au dedans de nous », bien qu’il décrive par ailleurs ce même royaume comme essentiellement collectif et social. En dételles conditions, la portée de la formule sera d’accentuer l’excellence et l’importance de l’aspect intérieur et spirituel du « royaume ». On attirera énergiquement l’attention sur ce point de vue trop oublié, en disant :

« Le caractère social, extérieur, collectif du royaume
« n’est rien. Le caractère moral et spirituel est le
« seul véi’itable. Le « royaume de Dieu » n’est pas
« au dehors : il est dans les cœurs. » Chacun doit

comprendre ce que signifient de telles expressions, qui n’empêchent pas l’aspect extérieur et collectif de rester incontestablement essentiel.

Mais nous ne ci-oyons jjas que la formule : regnum Dei intra cws est soit correctement traduite par cette jjhrase : Le royaume de Dieu est au dedans de vousmêmes. Jésus-Christ, en effet, d’après saint Luc, répond à une question des pharisiens. Il s’adresse donc à des incrédules, bien distincts des « disciples » (cf. verset 22). Il parle à des hommes qui restent par leur faute en dehors du « royaume de Dieu ». Par suite, on ne voit pas trop comment le Sauveur poui-ra leur dire : « Le royaume de Dieu est au dedans de

« vous-mêmes », selon la théorie du royaume purement intérieur et spirituel. Car il leur déclarerait en

ce cas : « Vous réalisez en vous-mêmes le royaume

« de Dieu. Vous possédez les sentiments qui font
« régner le Père céleste au fond de vos coeurs. » 

Assurément, rien ne répugne davantage au contexte. Pour trouver, malgré tout, une interprétation qui favorise M. Harnack, on est obligé de recoui-ir à des hypothèses gratuites, aux circonlocutions les moins vraisemblables et les plus compliquées. Par exemple :

« Le royaume de Dieu est de telle nature qu’il doit
« se réaliser au dedans de vous-mêmes, pourvu que
« vous le vouliez et que vous en soyez dignes. » C’est

une étrange manière, on l’avouera, de traduire la phrase : regnum Dei intra vos est !

Au contraire, le sens tout naturel du passage entier de saint Luc nous paraît être le suivant. Dominés par une conception toute mondaine du « ro jaunie », les pharisiens attendent quelque bouleversement j)olitique, Aoire même quelque prodige céleste, pour inaugurer l'âge messianique. C’est à ce point de Aiie qu’ils interrogent le Christ : « Quand donc va venir

« le royaume de Dieu ? » — Et Jésus corrige leur double

erreur. Le « royaume de Dieu » n’est pas un royaume de gloire mondaine, mais un royaume d’abnégation et d’humilité. Le royaume de Dieu n’est pas une chose qu’il faut attendre comme à venir ; c’est une cliose qu’il faut reconnaître comme présente. Le règne messianique est inauguré par le fait même de la prédication publique de Jésus-Christ, et par le fait même du groupement des disciples de Jésus-Christ, w Le royaume de Dieu », répondra donc le Sauveur aux l)harisiens, « ne vient pas avec manifestations exté" rieures (//srà rK/i « T/ ; p, 7£w ;). N’attendez donc ni l)ou « leversement politique, ni prodige céleste. On ne " dira j)as : il est ici, ou : il est là ! Non. Le royaume

« de Dieu existe déjà au milieu de vous, (i-ri ; 6y<Sv
«  « JTt>.) Sachez donc le reconnaître tel qu’il est. » 

Pareille explication ne fait aucune violence aux paroles évangéliques et s’accorde exactement avec le contexte.

Il n’est donc pas permis de recourir à la phrase : regnum Dei intra vos est, pour mettre en doute le I

1230

caractère social, le caractère essentiellement collectif du « royaume de Dieu » dans l’Evangile.

C. Le « royaume » et l’eschatologie

a) Le caractère eschatologique du « royaume ». — Nous ferons, à propos du système de M. Loisy, la même distinction qu'à propos du système d’Auguste Sabatier et de M. Harnack. C’est à bon droit que M. Loisy présente le « royaume de Dieu » comme essentiellement eschatologique. Mais c’est très à tort qu’il le présente comme purement et exclusivement eschatologique.

D’après l’Evangile, à coup siir, le « royaume » est essentiellement eschatologique. Il n’aura toute sa plénitude, toute sa perfection, il ne réalisera toute sa raison d'être, qu'à la fin du monde, par la manifestation définitive et glorieuse de la justice diA-ine. Alors seulement, l’humanité entière verra triompher le règne de Dieu, le droit royal de Dieu, la domination de Dieu. Jusqu'à cette victoire suprême, le

« royaume » demeure incomplet, inachevé ; il traverse

une période préparatoire, une phase d'épreuves et de combats. La perspective ultime du « royaume », c’est le jour mystérieux où l’Epoux doit reparaître, où il doit séparer tous les justes de tous les pécheurs, et introduire le cortège entier des élus au « festiu nuptial », qui n’est autre que la béatitude éternelle. Ceci posé, la question à résoudre est la suivante. Lorsque Jésus-Christ parle du « royaume de Dieu », parle-t-il exclusivement du règne eschatologique ? Lorsqu’il déclare toute prochaine, imminente, l’installation du « royaume de Dieu », déclare-t-il, par le fait même, que c’est la fin du monde qui est toute prochaine, imminente ? Bref, le « royaume de Dieu », d’après l’Evangile, ne serait-il pas complètement étranger aux condition." de la vie présente.' — Nous connaissons la réponse très catégorique de M. Loisy. Remarquons, avant d’examiner directement les textes de l’Evangile, que l’on ne peut invoquer, en faveur du système eschatologique, la croyance commune des contemporains de Jésus.

A en croire M. SciiiiuER, M. Loisy et bien d’autres, la notion du messianisme, couramment admise au temps du Sauveur, aurait été purement et sinqilement identique à la notion du règne final et définitif de Dieu. L'âge messianique aurait été considéré comme tout à fait en dehors des conditions de la vie présente, puisqu’il aurait eu pour iirélude la fin du inonde, et aurait constitué l'ère du pur bonheur dans la justice parfaite. D’où il résulte que Jésus. Aoulant accomplir i’esiJérance d’Israël, ne pouvait songer qu'à un

« royaume » exclusivement eschatologique. C’est

donc en ce sens que devrait être interprété l’Evangile et que devrait être ressaisi l’enseignement historique de Jésus.

Le R. P. Lagraxgi : , dans son bel ouvrage sur /.o messianisme chez les Juifs : 150 av. J.-C. à '200 ap. J.-C. (Paris, 1909, in-8°), vient de réfuter jiéremptoiremcnt cette théorie, en étudiant, avec une critique loyale et judicieuse, les notions que se faisaient les contemi)orains de Jésus-Clirisl, au sujet du messianisme, du monde à venir et du règne de Dieii. Parmi les manifestations de la pensée juive, il faut distinguer la littérature apocalyptique cl la littérature rahbinique. La première donne une plus grande part à l’eschatologie ; et la seconde lui attribue moins de juépondérance. Mais ni l’une ni l’autre n’identifie le règne messianique avec le règne final cl définitif de Dieu.

Dans les apocalypses comme chez les rabbins, le règne de Dieu, c’est la domination de Dieu, l’exercice du droit royal de Dieu. Dans les apocalypses comme 1231

ÉGLISE (DANS L’ÉYANGJLE)

1232

cl’.ez les rabbins, le monde à t’en/r comporte la rétribution définitive des justes et des pécheurs. Dans les apocalypses comme chez les rabbins, le messianisme regarde généralement l’avenir d’Israël en ce monde, parmi les conditions de la vie présente.

La différence capitale, au point de vue qui nous occupe, entre la littérature apocalyptique et la littérature rabbinique, porte sur la valeur religieuse du messianisme. Dans les apocalypses, le temps messianique n’a pas de relation particulière avec le salut si^irituel, avec la sainteté des âmes. Dans le rabbinisme, il en va tout autrement. Par suite, le règne de Dieu, d’après les auteurs apocalyptiques, se vérifie surtout dans le « monde à venir » ; il est presque uniquement

« eschatologique ». Mais, d’après les rabbins, 

le règne de Dieu se vérifie à la fois dans le monde présent et dans le monde à venir ; il est « messianique » avant d’être « eschatologique ».

On voit donc s’il est juste d’attribuer, en vertu de la croyance « commune » des contemporains de Jésus, un caractère purement et exclusivement eschatologique au a règne de Dieu », au « royaume de Dieu » dans l’Evangile. Le Christ annonçait le « royaume de Dieu » et prétendait accomplir ainsi l’espérance u messianique » d’Israël. Or la notion de royaume de Dieu n’était pas réservée au monde à venir, et la notion de messianisme ne s’entendait que du monde présent.

Voyons maintenant si Jésus-Christ aurait corrigé, à cet égard, la croyance du monde juif, et s’il aurait prêché un mess/an/sme « o « ^ea^(, transcendant, eschatologique. Quelles conditions, quels caractères, le Sauveur, dans l’Evangile, a-t-il donc attribués au

« royaume de Dieu » ? Scraient-ce des conditions, 

seraient-ce des caractères incompatibles avec la vie présente et se rapportant exclusivement au a monde à venir » ?

U) Les conditions extérieures de la vie présente.

— Jésus-Christ présente le « rojaume de Dieu » comme déjà /nai/gure’iiar la prédication de lEAangilc, comme devant croître et grandir, comme dcvant passer des Juifs aux gentils. Or tout cela se rapporte aux conditions extérieures de la vie présente et ne saurait être appliqué aux conditions du monde à venir.

RoyRume déjà inauguré. (^Mattli., si, 12-15 elLuc., XVI, 16 ; Matth., xii, 28 ; Luc, xvii, 20 et 21.)

Royaume qui doit grandir. Grain de sénevé. {Marc, IV, 30-32 : Matth., xiii, 31-33 ; Luc, xni ; 13-19.) Croissance i)ar la diffusion de la parole de Dieu à travers le monde, (il/orc, iii, 13-19 ; vi, ’j-13 ; xiii, 9 et io ; xiv, 9 ; XVI, 15 ; Matth., x, xxiv, i^ ; xxvi, 13 ; xxviii, 19 ; Luc., VI, 12-18 ; IX, 1-6 ; x, 1-20 ; xxiv, 47 ; Joan., IV, 21-24 ; x, 16 ; xii, 20-a3.)

Royaume qui doit passer aux gentils. Parabole des vignerons homicides. (Marc., xii, 1-12 ; Matth., xxi, 33-46 ; Luc, xx, 9-19.) Parabole des invités au festin. (Matth., XXII, 2-10 ; Luc, xiv, 16-24.) Temps des nations. (Z, i ; f., xxi, 24. Cf. ^1/a/<A., viii, 10-12.) Y joindre la plupart des textes précédemment cités, au sujet de la dift’usion de la ijai’ole de Dieu à travers toutes les nations.

De ces divers textes, il résulte que le « royaume de Dieu », avant d’atteindre sa consommation glorieuse dans le monde à venir, comporte une première période, moins parfaite, dans les conditions extérieures de la vie présente. Donc le « royaume de Dieu », selon l’Evangile, n’est pas purement et exclusivement eschatologique.

c) Les conditions morales delavie présente. — Jésus-Christ présente le « royaume de Dieu » comme admettant le mélange des bons et des méchants, la distinction des riches et des pauvres, le mérite et le démérite par la qualité des œuvres. Or tout cela se rapporte

évidemment aux conditions de la vie présente et ne saurait être appliqué aux conditions du monde à venir.

Mélange des bons et des méchants. Parabole du bon grain et de la zizanie. (Matth., xiii, 24-30 et 36-43.) pai-abole du filet. (Matth., xiii, 47-50.) Parabole des vierges sages et des vierges folles. (Matth., xxv, i-13.) Existence des persécutions. (Matth., y, 1 0-1 2 et Luc., xi, 20-26 ; Matth.. X, 14-39 et Luc, x, 10-16 ; Marc., xiii, 5-13 ; Matth., xxiv, 4-13 ; Luc., xxi, 8-19 ; Joan., xvi, 1-4 et 33.) Attitude que les bons devront prendre en face des méchants. (Matth., v, 38-4" et Luc. vi, 27-36.) Moyen de discerner les faux prophètes. (Matth., vii,

l5-20.)

Distinction des riches et des pauvres. Il y a toujours, ici-bas, des pauvres, que les riches devront assister. (Marc, xiv, 7 et Matth, , xxvi, 11.) Excellence de la pauvreté volontaire ; périls et devoirs de la richesse. (Matth., v, 3-^ et Luc., vi, 20-55 ; Matth.. VI, 2-4 et 19-34 ; Marc, x, 18-31 ; Matth., xix, 16-30 ; Luc, XVIII, 18-30. Cf. Luc, xvi, 19-31.)

Mérite et démérite par la qualité des œuvres. L’époque de l’activité féconde est la période terrestre du « royaume de Dieu » : le jugement eschatologique fixera le sort éternel de chacun d’après ses œuvres. (Marcïs., 34-38 ; Matth., xvi, 24-27 ; Luc. ix, 23-26. Cf. Matth.. xxv, 3-46.)

La période terrestre et militante du « royaume de Dieu », période inaugurée par la prédication même de l’Evangile, et qui doit durer jusqu’au retour glorieux du SauA eur, est une période d’épreuve ; peut-être de longue épreuve. — Pai’abole des serviteurs. (Marc., XIII, 34-3^ ; Matth., xxiv, 43-51 ; Luc, xii, 89-46.) Parabole des vierges sages et des vierges folles (Matth., xxv, i-13.) Parabole des talents. (Matth-, xxv, 12-27 ^^ Luc, xix, 12-27.) Possibilité d’un intervalle prolongé entre la vie mortelle du Christ et le jugement eschatologique.

Voilà pourquoi le Christ promulgue tout un code nouveau de perfection mprale, et ce code évangélique, il le met en parallèle avec le code mosaïque. (Matth., v, VI, vii ; Luc., VI, 20-49.) ^^ ^^^ parallélisme donne l’impression que la Nouvelle Alliance, comme naguère l’Ancienne Alliance, doit durer en ce inonde toute une série de siècles.

(Voir, plus loin, les articles Messianisme et Prophé TISME.)

Concluons dans les mêmes termes que pour le précédent argument. De ces divers textes, il résulte que le « royaume de Dieu », avant d’atteindre sa consommation glorieuse dans le monde à venir, comporte une première période, moins parfaite, dans les conditions morales de la vie présente. Donc le « royaume de Dieu », selon l’Evangile, n’est pas purement et exclusivement eschatologique.

d) L’historicité des te.rtes. — D’après les partisans du système eschatologique, les textes qui viennent d’être énumérés comportent légitimement l’interprétation que nous leur avons donnée. Mais ces textes évangéliques, dans leur formule actuelle, n’exprimeraient ni les paroles ni les pensées véritables de Jésus-Christ lui-même. L’Evangile primitif aurait été purement et exclusivement eschatologique. Ce serait un travail anonyme de la conscience chrétienne qui aurait peuàpeu corrigé, transposé les enseignements du Sauveur, et qui am-ait harmonisé, avec un monde qui durait, des paroles prononcées pour un monde censé près de finir. Nos Evangiles synoptiques auraient fixé le résultat de cette transformation des textes.

Pourquoi donc une hjpothèse aussi radicale ? — Parce que, répondent les partisans du sj stème eschatologique, plusieurs textes subsistent, dansnosEvtmgiles synoptiques, pour attesterla tradition primitive. 123^

ÉGLISE (DANS L’EVANGILE)

123^

Ces textes affirment l’imminence delà (in du monde, l’imminence de la Parousie, ou de la manifestation glorieuse du « royaume ». (Matth., x, 28 ; xvi, 28 ; XXIII, ’6& et 39 ; XXIV, 34 ; xxvi, 29 et 64 ; et les passages pai-allèles.) Or, de pareils textes sont évidemment incompatibles avcc la croyance à un « royaume ^> qui ne serait pas purement et exclusivement eschatologique ; avec la croyance à un « royaume » qui comporterait une première durée dans les conditions mêmes de la vie présente. Donc les deux séries de textes, la série eschatologicque et la série non eschatologique, ne peuvent exprimer authentiquement la parole et la pensée du Christ. L’une des deux est historique et primitive. L’autre est rédactionnelle et ultérieure. Mais laquelle doit être considérée comme historique et primitive ? laquelle doit être considérée comme rédactionnelle et ultérieure ? — Il est hors de doute que la série eschatologique, la série des textes affirmant rimminence de la lin du monde, ne peut avoir été imaginée postérieurement au Christ. On n’aura certes pas attribué gratuitement au Sauveur des paroles et des prévisions manifestement démenties par les faits survenus depuis lors. Il faut donc conclure que la série eschatologique est historique et primitive. Quant à la série non-eschatologique, il est bien facile de comprendre qu’elle aura été ultérieurement élaborée pour mieux accorder l’Evangile du salut avec les circonstances dans lesquelles se développait le christianisme.

Tout ce raisonnement aura de la valeur, s’il est bien certain que plusieurs textes de nos Evangiles synoptiques affirment avec netteté l’inmiinence de la fin du monde, l’imminence du jugement eschatologique. Mais tout le raisonnement s’écroulera comme un château de cartes si les textes en question comportent une exégèse plausible qui soit autre que l’imminence du jugement eschatologique. En elTet, d’après les règles fondamentales de la critique historique, il ne faut pas admettre sans nécessité manifeste qu’une

« contradiction irréductible » existe entre plusieurs

textes également garantis et provenant de la même source digne de foi. Dans le cas présent, on doit exiger, en faveur de la « contradiction irréductible », une preuve d’autant plus péremptoire que les conséquences deviendraient plus risquées : c’est, en effet, une opération « risquée », au seul point de vue historique et rationnel, que de pratiquer une large découpure dans un écrit narratif aussi clair, aussi cohérent, aussi proche des faits, que nos Evangiles synoptiques.

La contradiction est-elle donc irréductible entre la série non eschatologique des textes de l’Evangile et la série qu’on nous présente pour eschaloiogiciue ? En d’autres termes, les textes de la série eschatologique ont-ils pour seule explication raisonnable l’imminence de la lin du monde, la proximité du jugement eschatologique ? — Nous répondons <[ue la contradiction n’est pas irréductible, et que les textes de la série eschatologique admellent d’autres explications raisonnables que la proximité tin dernier jour. Nous ajoutons même que l’interju-élalion eschalologicuus’impose d’autant moins clairement qu’il s’agit de textes regardant l’avenir, et que, d’après une loi bien connue du langage pro|)hétique, les textes de ce genre présentent toujours quelque chose d’vnigmatiquc et de mystérieux. Dès lors, nul motif n’existera plus de révoquer en doute l’historicité des nombreux textes de l’Evangile où le a royaume de Dieu » est présenté comnu’comjiortant une première période dans les conditions mêmes de la vie présente.

Quelles sont donc, au juste, les explications plausibles (pii permellent (le résoudre autrement que par la proximité du dernier jour les textes d’apparence

eschatologique ? — Une réponse complète doit venir plus loin, dans l’article Fix du monde (Prophétie du Christ sur la). Il faut, par conséquent, nous limiter ici à des indications très sommaires,

a) Dans le grand discours eschatologique, la parole fameuse : « Je vous le dis en mérité : cette génération ne passera pas avant que toutes ces choses ne s’accomplissent » (Marc, XIII, 30 ; Matth., xxiv, 34 ; Luc, XXI, 82) paraît viser la chute de Jérusalem et la ruine du peuple juif : catastrophe dont fut témoin la génération contemporaine de Jésus-Christ. Cette exégèse est, croyons-nous, d’autant plus vraisemblable que le grand discours eschatologique annonce deux catastrophes : l’une, qui regarde le Temple de Jérusalem et à laquelle on poui-ra encore échapper (Marc., XIII, 6-18 ; il/a ?/A., xxiv, 4-20 ou 25 ; Luc., XXI, 8-24) ; l’autre qui regarde l’humanité entière et à laquelle personne au monde ne pourra plus échapper. (Marc, XIII, 19-2’j ; Matth., xxiv, 21 ou 26-31 ; Luc, XXI, 26-28.) S. Luc souligne la distinction. (Luc, XXI, 24.) Vient ensuite une double indication de circonstances : d’abord, une échéance prochaine, que précéderont des signes déterminés, du vivant de la génération présente ; voilsi qui correspond à la pre7nière catastrophe, k la chute du Temple (Marc, xiii, 28-3] ; Matth., xxiv, 32-35 ; Zhc, xxi, 29-33) ; puis, c’est une échéance ultérieure, que nul ne pourra prévoir, et dojit l’époque reste absolument mystérieuse ; voilà qui correspond à a.deuxi('u>e catastrophe, c’est-à-dire à la fin du inonde et au jugement eschatologique. (J/arc., xiii, 32-3^ ; J/rt////., XXIV, 36-42 ; Zac., xxi, 34-36.) — Cf. Lagraxge, Revue biblique, année 1906, pp. 382-4 1 1

/5) Les textes ciui déclarent prochaine la venue du Fils de V Homme sur les nuées du ciel (Marc., y.Tv, 6 1, 62 ; Matth., y.^vi, 63, 64 ; Luc, xxiii, 67-70 ; cf..)/arc., ix, i [græce] ; Matth.. xvi, 28 ; Luc, ix, 27 ; cf. Matth., x, 28) paraissent viser l’essor merveilleux du règne messianique (de l’Evangile de Jésus) par la vertu d’enhaut. C’est, en effet, une allusion évidente au livre de Daniel (vu, 13). Or ce fragment apocalyptique, chez Daniel, n’est pas une prophétie spéciale du jugement dernier, mais le symbole du règne de Dieu, en tant que royaume de sainteté. Après les quatre empires du paganisme oriental, voici l’empire des saints. Les quatre empires infidèles étaient représentés par quatre animaux monstrueux, surgissant de la terre ; nvs l’empire des saints, œuvre de la Providence divine, est inauguré par un l’ils de lILomme, descendant des deux. Le royaume de sainteté sera-t-il purement et exclusivement eschatologique, ou bien comportera-t-il, avant sa consommation glorieuse, une première période, moins parfaite, dans les conditions de la vie présente ? — Cette question ne peut pas être résolue par le symbole prophétique de Daniel. Avec ou sansla fin dumonde, ce mystérieux symbole trouvera son exacte réalisation quand le « règne de Dieu » se manifestera comme un « royaume de sainteté », qui ne reposera pas sur les forces terrestres, mais sur la puissance divine. Jésus-Christ applitpiant à lui-même et à sou œuvre messianique le symbole de Daniel, on doit entendre du Ciirist et île son truvre tout ce que signifie clairement la venue du Fils de l’Homme : et, à vrai dire, c’est chose facile. On devra, en outre, interpréter conformémenl à la prédication même du Sauveur les éléments qui demeuraient obscurs et indéterminés dans le passage de Daniel : notamment le rapport du « royaume des saints » avec l’eschatologie. Donc, — sans entrer dans les explications et applications spéciales à eliacun des difTérenls textes, — nous pouvons rendre compte en ces termes des passages où Jésus déclare imminente la venue du l’ils de l’Homme sur les nuées du ciel : 1235

EGLISE (DANS L’ÉVANGILE)

1236

« Bientôt, l’on verra mon œuA re se i)ropager à travers

le monde, malgré tons les obstacles humains,

« avec tontes les marques de l’action divine, et principalement

avec le caractère de la sainteté. » De fait, et en ce sens, les contemporains de Jésus-Christ, les juges mêmes du Sauveur, témoins du prodigieux essor de la chrétienté primitive, ont vu de leurs propres yeux la venue du Fils de l’Homme. — Cf. Lagrange, Bévue biblique, année 1904, pp. 497* 508 ; année 1906, pp. 561-674 ; année 1908, pp. 280a 85.

/) Enûn la croyance de la génération apostolique à la proximité du dernier jour s’explique raisonnablement sans que Jésus-Christ lui-même ait atlirmé cette proximité. Jamais les apôtres ne parlent in verbo Domini et n’invoquent le témoignage du Sauveur, pour appuyer leur conviction sur l’imminence de la lin du monde. Quand ils énoncent olliciellement la foi de l’Eglise, le message de Dieu, ils déclarent que l’époque du jugement dernier est absolument inconnue et mystérieuse. Ils répètent l’enseignement du Maître : « Puisque vous ignorez le jour et l’heure,

« veillez, priez, sojez toujours prêts. » — Mais, à

d’autres égards, les apôtres et les disciples demeurent tributaires des idées qui sont courantes, des croyances qui sont communes dans le milieu juif où ils ont grandi. Or la manifestation glorieuse du Roi messianique est généralement attendue comme toute prochaine par le peuple juif aw temps du Sauveur : et de là provient l’ai^parition de tant de « faux Christs », ainsi que le succès partiel de tant de Messies d’aventures. On espère contempler bientôt, pour la première installation du royaume, un coup vainqueur de la droite du Très-Haut, la Parousie du Seigneur. Eclairés par l’enseignement de Jésus, les apôtres et les disciples corrigent, dans cette croyance populaire, tout ce qu’elle a d’inconciliable avec l’Evangile du Christ : mais rien de plus. Ils affirment donc que le règne messianique est déjà inauguré, dans le renoncement et dans l’humilité. Ils affirment que la Parousie glorieuse doit terminer cette période terrestre du

« royaume de Dieu », et, par le jugement eschatologique, 

inaugurer le monde à venir. Mais (le Christ n’ayant fixé aucune date) les apôtres et les disciples ne peuvent imaginer que la Parousie doive se faire attendre bien longtemps. Avec leurs compatriotes juifs, ils continuent d’esi)érer comme toute prochaine la manifestation glorieuse du Roi messianique : manifestation, du reste, qu’ils regardent comme la fin du monde, selon les enseignements de l’Evangile. — Nous concluons que la croyance des apôtres et des disciples à la proximité du dernier jour est parfaitement explicable, sans que l’Evangile historique et primitif dût contenir la même croyance. — Cf. Prat, Théologie de saint Paul, Paris, 1908, in-8% pp. io4110, surtout 108 et 109.

De ces indications élémentaires (en attendant des exi)lications plus complètes et plus autorisées, à l’article Fin du monde), il résulte que les textes non cschatologiques de l’Evangile ne sont pas inconciliables avec les textes qui favoriseraient l’imminence eschatologique. Ces derniers textes, en efl’et, comportent, d’après une exégèse très plausible, un tout autre sens que la proximité de la Parousie glorieuse. Par conséquent, nul motif légitime n’existe de mettre en doute le caractère historique et primitif des textes non cschatologiques, des textes qui se rapportent à la période terrestre du « royaume de Dieu ».

Donc, l’historicité des textes demeurant acquise, nous ijouvons répéter nos conclusions précédentes, avec pleine certitude critique : le « royaume de Dieu », selon l’Evangile, n’est pas purement et exclusivement eschatologique j il comporte, avant sa consommation

glorieuse, une première période, moins parfaite, dans les conditions mêmes de la vie présente.

D. La hiérarchie constituée par le Christ

a) Le terrain de controverse. — Xous avons maintenant pour adversaires les protestants orthodoxes, dont on a résumé plus haut le système. Nous devons donc examiner si Jésus-Christ a réellement constitué une hiérarchie perpétuelle, en vue de régir ici-bas la société des croyants. Les passages de l’Evangile, concernant S. Pierre et tout le collège apostolique, ont-ils, oui ou non, pour objet une prérogative gouvernante qui doive durer aussi longtemps que l’Eglise elle-même ; et non pas un privilège purement personnel qui doive disparaître avec les premiers fondateurs du christianisme ? Les textes sont reconnus par les protestants orthodoxes comme authentiques, historiques et même inspirés : mais quelle est, au point de vue de l’organisation hiérai-chique, l’exacte interprétation des textes ?

Bien différente est la position des critiques libéraux. Ils admettent volontiers que plusieurs textes évangéliques font allusion à une hiérarchie perpétuellement constituée dans l’Eglise du Christ. Mais ils refusent tout caractère historique et primitif aux textes de ce genre. Pareils textes, en effet, accuseraient une longue élaboration légendaire et un patient travail rédactionnel. Ils reproduiraient, non pas les vraies paroles et les vraies pensées de Jésus, mais ce que la croyance chrétienne, un demi-siècle après la mort du Sauveur, attribuait à Jésus.

La raison capitale d’une telle amputation est que l’idée même d’Eglise visible constituée ici-bas aurait été complètement étrangère à la perspective du Christ. Et pour quoi donc ? — Parce que, selon le Christ de l’histoix-e, le « royaume de Dieu » aurait été, dans son essence, purement intérieur et spirituel, ou (mieux encore) purement et exclusivement eschatologique. — Après notre discussion précédente sur le

« royaume de Dieu », noiis sommes en droit d’écarter

nettement pareille difficulté. Le « royaume de Dieu », selon le Christ, n’était pas purement intérieur et spirituel, ni même pui-ementet exclusiviement eschatologique : donc nulle raison de suspecter à cet égard l’historicité des textes. Bien au contraire : puisque le

« royaume » était, aux yeux du Christ, essentiellement

collectif et social, puisqu’il comportait, avant sa consommation glorieuse, une première période (moins parfaite) dans les conditions mêmes de la vie présente, les textes relatifs à l’Eglise visible, constituée ici-bas, s’harmonisent positivement avec la notion authentique du « royaume ».

Certains textes concernant l’Eglise, dans l’Evangile, sont plus particulièrement contestés par la critique libérale, pour cette raison qu’il s’agit de paroles du Sauveur prononcées après la Résurrection : car tout ce que Jésus-Christ est censé avoir dit ou fait depuis sa Résurrection ne peut être évidemment que fictif et légendaire. On discutera plus loin ce préjugé rationaliste. (Voir l’article Jésus-Christ et l’article RÉSURRECTION.) Contentons-iious de dire que, si la Résurrection du Sauveur comporte une signification mystérieuse qui ne peut être atteinte que par la foi, cette même Résurrection comporte également une réalité palpal)le et sensible, qui est atteinte par l’expérience et contrôlée par la critique historique. La preuve capitale du fait matériel de la Résurrection, c’est la certitude universelle de la génération apostolique ; certitude qui est chose patente et incontestée ; certitude qui est réfractaire à toute explication sérieuse, en dehors de la réelle constatation du fait même dont elle témoigne. Par conséquent, ce n’est 1237

ÉGLISE (DANS L’ÉVANGILE)

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pas parce que des paroles sont attribuées au Christ après sa Résurrection, qu’il est juste de révoquer en doute leur historicité : surtout quand il s’agit de paroles contenues dans des recueils dignes de foi, et quand il s’agit, en outre, du sens caractéristique et très accentué de ces mêmes paroles.

Ajoutons un indice qui corrobore l’historicité des textes évangéliques concernant l’Eglise : leur petit nombre et leur laconisme. Cène sont manifestement pas des paroles prêtées au Sauveur pour appuyer certaines prétentions, pour faire valoir certaines tendances et certaines thèses. Loin d’être artiticieusement mis en relief, loin d’être expliqués ou accentués avec détail, ces quelques textes se trouvent épars dans l’Evangile, cités à propos d’autre chose, et par manière de rapide allusion à une réalité comprise du lecteur. Il y a là, pour de telles paroles, une puissante garantie de lidélité, une valeur très significative et probante.

Donc, l’historicité des textes étant mise en dehors de toute contestation raisonnable, le terrain de controverse est clairement délimité : les passages de TEvangile concernant l’Eglise favorisent-ils la conception catholique ou la thèse du protestantisme orthodoxe ? prouvent-ils, oui ou non, que Jésus ait créé une hiérarchie perpétuelle pour régir ici-bas la communauté des croyants ?

(Objections contre l’historicité des textes : Jean Réville, Les origines de l Episcopat, Paris, 1894, in-8°, pp. a4-43. — Ch. GuiGXEBERT, Manuel d’histoire ancienne du christianisme, Les origines, Paris, 1906, in-16, pp. 217-219 et 226 note. — Loisy, Synoptiques, II, pp. ^44-755.) (Voir plus loin l’article Evangiles.)

b) Le collège des Douze. — Parmi ses disciples, Jésus en a choisi douze principaux, qu’il s’est associés d’une manière plus étroite, et dont il a formé un groupe distinct, permanent, privilégié : c’est le collège des Douze, le collège apostolique.

(Marc, iii, iS-ig ; Matth., x, i-14 ; Luc., vi, 2-1’^ ; * Act., i, 13-26.)

Les textes antérieurs à la Passion nous font déjà connaître le rôle distinctif du collège des Douze. Organes, représentants et témoins de leur Maître, les

« apôtres » devront procurer ici-bas le « royaume de

Dieu)i ; enseigner la doctrine de vérité ; porter le message du Christ, d’abord à Israël, puis à tous les peuples du monde. (Marc, vi, 7-j3 ; xiii, 9-18 ; xiv, 9 ; Matth., X, 5-42 ; xxiv, 9-14 ; xxv, j3 ; Luc, ix, i-6 ; Joan., xiii, 20 ; XIV, 16, 18, 26 ; xv, i/J, 16, 26, 2’ ;  ; xvi, 1-4, 12-15 ; xvii, 18-26.)

c) La promesse d une juridiction spirituelle. — Le texte do S. Matthieu (xviii, 18) nous fait comprendre que le privilège des Douze est une autorité gouvernante el non pas seulement une mission enseignante :

« Je vous le dis en vérité ; tout ce que vous
« aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel ; et tout
« ce que vous aurez délié sur la terre sera délié dans
« le ciel. » — Troisquestions doiventêtre examinées, 

à propos de ce texte : (a) nature du pouvoir i)romis ; (/3) sujet du pouvoir promis ; (y) extension du jjouvoir ])romis.

( « ) Nature du pouvoir promis. — C’est le pouvoir de lier et délier par sentence efficace.

D’abord, le pouvoir de lier et délier. En langage rabbinique, à propos des cas de conscience regardant l’interprétation de la Loi juive, lier et rfe//er signifie défendre et permettre. Un docteur lie quand il donne la solution rigide, et il délie cpiand il donne la solution bénigne. C’est en ce même sens que nous disons aujourd’hui que tel casuiste ou jurisconsulte permet une chose et que tel autre la défend. La formule revient à dire que l’un des docteurs estime la chose licite et que l’autre docteur la croit illicite. Mais le

casuiste ouïe jurisconsulte ne saurait imposer par là même aucun i^récepte ni concéder aucune dispense de la loi.

Tout autre est le sens dans lequel un supérieur et un chef, un législateur et un juge permettent ou défendent. Une chose est prescrite parce qu’ils la prescrivent ; prohibée parce qu’ils la prohibent ; autorisée parce qu’ils l’autorisent. La sentence est efficace : elle crée une obligation ou accorde une faculté. Or le pouvoir dont parle notre texte, c’est le pouvoir de lier et délier, de défendre et permettre, par sentence efficace.

Rien de moins équivoque. Tout ce qui aura été lié ou délié sur terre sera lié ou délié dans le ciel. En d’autres termes. Dieu ratifiera et confirmera les sentences apostoliques. Quand les apôtres imposeront une obligation, l’obligation existera donc par le fait même ; et quand les apôtres accorderont une faculté, la faculté existera également par le fait même. Bref, la décision apostolique sera beaucoup plus que la sentence purement déclaratoire du rabbin, du casuiste, du jurisconsulte. Ce sera une décision Araiment autoritaireetjuridique, unesentence génératrice de droit et de devoir.

Dans notre texte, il s’agit donc bien d’une autorité gouvernante ; il s’agit d’une véritable juridiction. Le fait paraîtra encore plus indéniable si l’on veut bien se reporter au verset précédent (Matth., xviii, i^), où il est question du frère qui aura péché contre son frère et qui n’aura pas a’ouIu obtempérer à des avertissements personnels et amicaux. Le coupable est déféré au jugement public de l’Eglise (quoi qu’il eu soit du sens exact de ce terme). La sentence de l’Eglise aura une valeur obligatoire et coactive ; de sorte que le pécheur qui s’obstinerait encore devrait cire exclu de la communauté des fidèles, séparé du

« royaume de Dieu », comme un païen et un publicain.

Nous voyons poindre ici le principe même de l’excommunication ecclésiastique.

Donc nul doute sur la nature du pouvoir promis par notre texte ; pouvoir de lieretdélier par sentence etricace ; pouvoir de juridiction.

/3) Sujet du pouvoir promis. — Cette juridiction appartiendra au collège des Douze et à ceux qui le représenteront comme ses continuateurs ou ses délégués.

Les protestants estiment au contraire que tout pouvoir ecclésiastique doit appartenir à l’ensemble des fidèles, et non pas à une hiérarchie distincte. Notre texte, en efrel, ne dit aucunement que le Christ prétende s’adresser ici aux douze ai)ôtres plutôt <|u’au reste de ses disciples. Bien plus, le verset précédent afiirme que le pécheur sera déféré kV Eglise, à <( l’assemblée » ; ce qui, manifestement, désigne la communauté entière des fidèles du « royaume ».

Néanmoins les autres textes qui regardent la concession par le Christ d’un pouvoir sacré nous montrent toujours cette concession faite au seul collège apostolique et non pas à l’ensemble des fidèles. Et puis l’existence même du collège apostolicpie nous fait comprendre que c’est J)icn aux Douze qu’est réservée la direction de l’œuvre messianique, l’organisation du « royaume de Dieu » en ce monde. Tout cela mérite de peser dans l’interprétation du texte qui nous occupe. Mais il faut noter principalement ([ue le passage en question n’est encore qu’une promesse, et doit être comi)aré avec raccomplissemenl de la même promesse divine, c’est-à-dire avec les ])aroles de Jésus ressuscité qui constitueront définitivement le privilège et le ministère apostolicpies. Or, dans le texte qui vérifiera la promesse du Christ, le pouvoir sera exclusivement conféré au collège des Douze, alors devenu celui des Onze (Matth., xxviii. 1239

EGLISE (DANS L’EVANGILE]

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16).Donc c’estbien au seul groiif)e des apôtres, au seul collège des Douze, que Jésus prétendait s’adresser quand il promettait, par notre texte, le pouvoir de lier et délier jiar sentence efficace.

L’Eglise gouvernera ses fidèles ; IZ" « ’//.se jugera ses fidèles. Mais la juridiction ecclésiastique ne sera pas le privilège collectif de la communauté tout entière. Le droit de gouverner, le droit de juger appartiendra exclusivement à ceux qui, dans l’Eglise chrétienne, forment Vêlement directeur : les douze apôtres. La juridiction peut, du reste, et en vertu de sa nature même, se transmettre et se déléguer. Elle appartiendra donc, dans chaque communauté de fidèles, à ceux qui, par succession ou par délégation, représenteront légitimement le collège apostolique.

v) Extension du pouvoir promis. — Ce pouvoir doit s’étendre au domaine spirituel tout entier.

Au domaine spirituel, disons-nous. Il s’agit, en effet, d’accomplir l’œuvre messianique de Jésus-Christ, de réaliser l’Evangile et de procurer ici-bas le

« royaume de Dieu ». C’est dire que le pouvoir promis

par le Christ concerne l’ordre même des enseignements évangéliques, l’ordre du salut et de la sainteté, l’ordre spirituel et religieux. Le pouvoir promis par le Christ ne concerne donc pas (directement ) l’ordre temporel et profane, l’ordre civil et politique : pareilles choses demeurant (par elles-mêmes ) en dehors de l’Evangile du k royaume «. (Luc, XII, 13 et 14 ; cf. Marc, xii, 13-i^ ; Matth., xxii, 15-21 ;

Luc, XX, 20-25.)

Mais dans le domaine spirituel et religieux, la juridiction ecclésiastique est aussi étendue que possible.

« Tout ce que aous aurez lié… Tout ce que vous

aurez délié… » elle comprend donc le droit de permettre et celui de prohiber ; le droit d’absoudre et celui de condamner. Après sa résurrection, le Sauveur expliquera même que le pouvoir de lier et délier s’étend, non pas seulement à l’ordre extérieur de la société chrétienne, mais jusqu’au for intime des consciences, jusqu’à la rémission judiciaire des péchés. (Joan., xx, 23.)

Donc le texte de saint Matthieu (xviii, 18) promet au collège des Douze — une juridiction véritable et plénière, — dans le domaine spirituel.

d) Collation d’un pom’oir perpétuellement transmissible. — Le texte capital est celui qui termine l’Evangile de saint Matthieu (xxviii, 18-20) : « Toute

« puissance m’a été donnée au ciel et sur terrre. Allez

donc enseigner toutes les nations ; les baptisant

«. au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit ; leur
« apprenant à garder tout ce que je vous ai prescrit.
« Et voilà que je suis avec vous, tous les jours, jusqu’à

la consommation des siècles. » — Il faut en rapprocher les passages où les autres évangélistcs résument les paroles similaires qui furent, en diverses circonstances, adressées au collège apostolique par Jésus ressuscité. (Marc, xa’i, 15-18 ; Luc, xxiv, 46-49 ; Joan., XX, 21-23 ; Act., i, 3-8.)

Dans les prérogatives que le Christ, Aainqueur de la mort, confère à ses apôtres, distinguons trois éléments principaux : (’/.) magistère enseignant ; (Jî) juridiction gouvernante ; (y) succession perpétuelle.

a) Magisti’re enseignant. — Un « magistère enseignant » consiste dans le droit de proposer avec autorité la doctrine qu’il faut tenir pour vraie. Or le Christ confère au collège des Douze le droit de proposer avec autorité la doctrine qu’il faut tenir pour vraie. Le Christ confère donc au collège des Douze un magistère enseignant.

Les apôtres « enseigneront toutes les nations, …

« leur apprenant à garder tout ce que Jésus a prescrit.

» (Matth., xxviii, 19, 20.) Quiconque ne croira pas au message des ajîôtres « sera condamné ».

(Marc, xvi, i&.) Les apôtres seront les « témoins » authentiques de l’œuvre et de la doctrine du Sauveur. (Luc, XXIV, 48 et Act. 1, 8.)

/2) Juridiction gouvernante. — La puissance de Jésus-Christ, en Aue de diriger les âmes au salut, comporte une Araie juridiction. Or le Sauveur transmet au collège des Douze la puissance qu’il possède, en Aue de diriger les âmes au salut. Le Sameur transmet donc au collège des Douze une Araie juridiction.

Que Jésus-Christ, Roi messianique et Fils de Dieu, possède plein empire et pleine puissance, en A^ie de diriger les âmes au salut, et, par conséquent, toute juridiction ici-bas, c’est ce que l’Ancien Testament, faisait nettement comprendre (e. g. Psalm., 11, 6-g et ex, A’ulg. cix, 1-7) ; c’est ce que notre texte affirme sans équiA’oque (Matth., xxa-iii, 18).

Que Jésus-Christ A’euille transmettre au collège des Douze le droit de régir en son nom, dans le domaine religieux, tous les fidèles du « roj aume », nombreux sont les textes qui l’établissent bien clairement :

« Toute puissance m’a été donnée au ciel et sur terre.
« Allez donc enseigner toutes les nations. » (Matth., 

xxviii, 18, 19.) « De même que mon Père m’a ence Aoyé, moi je vous enA’oie. » (yoa «., xx, ai.) Il faudra introduire les hommes, par un rite visible et obligatoire dans le « royaume de Dieu » ; il faudra leur intimer les obligations que contient l’EA’angile :

« les baptisant au nom du Père et du Fils et du
« Saint-Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je
« Aous ai prescrit. » (Matth., xxa’iii, 19, 20 ; cf.

Marc, XAi, 15, 16.) L’autorité des apôtres atteindra même, nous l’avons déjà mentionné plus haut, le for intime des consciences, la rémission judiciaire des péchés : « Reccvcz l’Esprit-Saint. Les péchés seront

« remis à ceux auxquels a’ous les aurez remis, et ils
« seront retenus à ceux auxquels vous les aurez retenus.

» (Joan., us., 22, 23.) Dans tous ces textes, nous trouA-ons l’exacte vérification de la promesse entendue naguère par les apôtres : juridiction Aéritable et plénière dans le domaine spirituel, pouA’oir de « lier et délier « par sentence efficace. (J/ « i ; //(.^"xviii, 18.) Il est donc bien A-rai que Jésus ressuscité confère au collège des Douze « une juridiction gouvernante) en A’ue de conduire les âmes au salut éternel.

v) Succession perpétuelle. — Un pouvoir qui doit durer jusqu’à la fin des temps doit se perpétuer légitimement par A’oie de succession. Or la prérogative conférée par le Christ au collège des Douze doit durer jusqu’à la fin des temps. La prérogative conférée par le Christ au collège des Douze dcA’ra donc se perpétuer légitimement par A’oie de succession.

Ainsi le A’eut, du reste, la nature même des choses. Tout pouvoir jiermanent exige que, par la succession continue et légitime de ses titulaires, subsiste la même personne morale et juridique. Si donc l’autorité gouA’ernante du collège des Douze doit durer jusqu’à l’époque mystérieuse de la fin du monde, s jusqu’à la consommation des siècles » (Matth., xxA’iii, 20), et si, de fait, les apôtres doiA’cnt mourir aA^ant le triomphal retour de Jésus, l’autorité gouvernante des apôtres se perpétuera, conformément à la loi générale des sociétés humaines, chez les successeurs des apôtres.

En somme, d’après les textes, les apôtres exerçaient un double rôle : celui de fondateurs et celui de pasteurs dans l’Eglise du Christ. Au rôle de fond ateurs se rattachait tout un ensemble de privilèges extraordinaires, qui, regardant la prédication initiale et le premier établissement du christianisme, dcA aient disparaître avec la personne même des apôtres. Au rôle de pasteurs correspondaient une autorité enseignante, une fonction gouvcrnante, qui dcA-aient durer, comme l’Eglise elle-même, jusqu’à la consommation des 1241

EGLISE (DANS L’EVANGILE

1242

siècles, et donc se transmettre par voie de succession perpétuelle. Nous verrons en quel sens les évêques catholiques devinrent légitimement les successeurs des apôtres (quant au ministère pastoral) ; nous verrons comment l’histoire de la première antiquité chrétienne explique et détermine ici la portée des textes évangéliques.

Déjà, ces textes viennent de nous montrer le collège des Douze investi, par Jésus ressuscité, d’un 7Hrto’/s<ère enseignant et dinejiiridictlon gouvernante, tpii seront transmissibles par voie de succession perpétuelle.

e) La primauté de Pierre. — Cette question doit être traitée avec quelque ampleur à l’article Pierre. Contentons-nous donc, pour le moment, d’énumérer les textes évangéliques touchant la primauté de saint Pierre dans l’Eglise du Christ.

D’abord, le Tu es Pet rus (Matth., xvi, iS, 19) : Pierre sera le fondement de lEglise, et de l’Eglise en tant qu’elle est impérissable ; Pierre possédera les clefs du royaume ; Pierre aura un pouvoir suiîérieur de lier et délier par sentence efficace.

Puis vient le Confirma fratres tuos (Luc, xxii, 31, 82) : Pierre devra confirmer ses frères, car le Christ a prié pour que sa foi ne défaille pas.

Enfin c’est le Pasce oves meas (Joan.. xxi, 15-17) : Pierre est constitué pasteur suprême, devant régir le troupeau tout entier de Jésus-Christ.

De ces difYérents textes, il résulte (comme nous le verrons) que l’apôtre Pierre obtient, dans l’Eglise du Christ, un véritable principal, quant au « magistère » enseignant et quant à la « juridiction » gouvernante. Ce principal, qui est présenté par l’Evangile comme nécessairek la communauté chrétienne, est également transmissible ^Avxoeà^ succession perpétuelle.

Donc : la hiérarchie constituée par Jésus-Christ apparaît clairement à l’historien, dans l’Evangile. Pour enseigner et pour gouverner ici-bas la société visible des fidèles du « Royaume », le Sauveur a créé c pouvoir permanent des apôtres et de leurs successeurs, avec le principal permanent de Pierre et des successeurs de Pierre. Jésus-Christ a donc pourvu son Eglise d’une hiérarchie perpétuelle, qui doit rester dépositaire de l’autorité religieuse parmi les hommes, et qui doit assurer en ce monde le service de l’Evangile.

E. L’infaillibilité de la hiérarchie enseignante

a) Position du problème. — Dans la notion catholique de l’Eglise, l’infaillibilité du magistère est un élément capital. C’est l’infaillibilité qui donne un caractère absolu aux définitions ecclésiastiques, c’est en vertu de l’infaillibilité que lEglise iuq)ose aux consciences d’admettre sans réserve que telle doctrine est vraie et que telle doctrine est fausse. L’infaillibilité doctrinale est-elle donc bien, d’après l’Evangile, une prérogative que le Christ ait réellement conférée à son Eglise ? (Xous [)arlons ici de l’infaillibilité générale du magistère ecclésiastique et non pas de l’infaillibililé spéciale du Ponlife romain.) — Avant de répondre à la question, il nous faut donner un triple éclaircissement préliminaire : v^ concept de rinfaillibilitc ; — jS) objection protestante contre l’infaillibilité ; — y) interprétation moderniste de l’infaillibililé.

V.) Concept (le l’infaillibilité. — L’infaillibilité doctrinale est, non pas la simple absence d’erreur (inerrantia facti), mais la préservation, divinement garantie, contre la possibilité même de l’erreur (inerrantia juris). Le magistère ecclésiastique sera donc infaillible, même sans révélation nouvelle, ii une action particulière de Dieu l’aisis^e dans son enseignement, le

maintient dans la vérité, le préserve toujours de proposer comme vraie aucune doctrine fausse, ou encore de proposer comme objet de son enseignement une matière qui échapperait à son mandat légitime et à sa compétence. Par le fait même que le magistère possédera l’infaillibilité, par le fait même qu’il entendra exercer cette prérogative, la doctrine enseignée par lui s’imposera dès lors comme indubitablement vraie à la conscience de tout croyant. La doctrine, en effet, d’un magistère infaillible devra être admise comme véritable, pour la seule raison que ce magistère l’affirme, puisque le magistère est, dans son enseignement, préservé de la possibilité même de l’erreur, puisque le magistère ne peut, dans son enseignement, proposer autre chose que la vérité même.

, 5) Objection protestante contre l’infaillibilité. — N’admettant pas l’existence d’une hiérarchie perpétuelle et enseignante, instituée par le Christ, les protestants (même orthodoxes) ne sauraient évidemment admettre l’infaillibilité de cette hiérarchie. En outre, ils prétendent (à tort, comme on le verra plus loin) que la croyance catholique à l’infaillibilité de l’Eglise ne trouve aucun fondement sérieux dans l’Evangile, et que nous devons surtout recourir à un argument spéculatif des plus contestables. D’après eux, en effet, nous raisonnerions ainsi : « La conservation

« de la vérité religieuse dans l’Eglise chrétienne
« réclame que le magistère doctrinal soit infaillible ; 
« donc il est hors de doute que Dieu garantit l’infaillibilité

au magistère de son Eglise ; cela doit être,

« donc cela est. « Argument ruineux, déclare avec

insistance le professeur Jalaguier :

« Les voies de Dieu ne se jugent pas ainsi… Lorsqu’elles

brisent incessamment les prétendues démonstiations ontologiques dans l’ordre naturel, que vaut l’a priori dans l’ordre surnaturel ? Quand reconnaitra-t-oii simplement, ])leinement, universellement, que, dans les questions de fait, la preuve de fait est, sinon la seule légitime, dn moins la seule décisive… Il faut, d tes-vous, pour la réalisation du plan divin, une règle supérieure, une autorité vivante et infaillible. — Oui, selon vous ; mais le faut-il selon Dieu.’Cela entre-t-il dans l’ordre de son gouvernement moral, dans ses desseins envers ses créatures libres el responsables ? Cola est-il conforme à la marolie générale de sa Providence.’Cela est-il d’accord avec la grande loi de l’épreuve, qui s’étend à la rccberclic de la vérité comme à la pratitpie de la vertu ?… Dieu nous offre sa parole et sa grâce pour l’œuvre de la foi et pour liruvre de la sanctification. Il y a identité entre l’épreuve morale et 1 épreuve religieuse. Ce sont, des deux pai’ts, mêmes secours, parce que ce sont mêmes devoirs et mêmes dangers ; des deux parts, nous sommes à la fois conduits de Dieu et laissés entre les mains de notre propre conseil. On ne voit pas, en effet, pourcpioi nous aurions été emj>échés, par une institution spéciale, de tomber dans l’erreur plut.’it que de tomber dans le mal… » (De l’Eglise, ])p. 230, 2 : ^.) « De plus, si, de la convenance, de l’utilité, de la nécessité présumée d’une dispensation divine, on j)ouvait conclure à sa réalité, où cela mènerait-il ?… N aurait-il pas été bon, n’aurait-il pas été, ce semble, conforme aux vues de la céleste miséricorde, que le Sauveur vint immédiatement ajirès la chute, — que les hommes ne fussent pas abandonnés à l’erreur et au mal durant quatre mille ans, — que la révélation leur fût donnée en même temps il tous, — qu’elle se montrât si éclatante d évidence que nul n’en pùl méconnaître le caractère ni le contenu divin ? Pourtant rien de tout cola n’a eu liou. Quel fondement resto-t-il donc à rar^rumeiitation qui nous occupe, quelle certitude et quelle valeur au principe sur lequel elle repose ?)" [Ibid., p. 238.)

/) Interprétation moderniste de l’infaillibilité. — l.i’s UKxlernistcs admettent l’existens’e de l’infailliliililé dans l’Eglise du Christ. Mais ils explicpient la nature de ce privilège conformément à leur système doctrinal ; c’est-à-dire en harmonie avec leur conception immanentiste de la révélation divine. (Cf. plus 1243

ÉGLISE (DANS L’ÉVANGILE)

124^

loin, l’article Modernisme.) D’après les modernistes, c’est donc dans la vie intime de l’Eglise, dans la conscience collective du peuple iidèle, que se manifesterait avec infaillibilité la vérité religieuse. L’unique rôle du magistèi’e doctrinal serait alors de dégager et de formuler exactement la pensée collective des chrétiens ; non pas cependant de tous les chrétiens, mais de ceux-là qui vi’ent consciemment et intelligemment leur foi. La doctrine du magistère exprimerait donc infailliblement la Aérité divine quand elle interpréterait correctement 1 expérience collective des chi-étiens digne de ce nom : exactement comme la sentence d’un juge serait vraiment légale quand elle interpréterait correctement la lettre et l’esprit du Code existant. D’une manière générale, et en vertu de son titre officiel, le magistère est présumé donner l’exacte formule de la pensée collective et infaillible ; la doctrine du magistère doit donc être normalement tenue pour vraie, et ainsi prévaloir contre les interprétations individuelles. Toutefois, s’il existe des signes probants que le magistère est en désaccord avec les chrétiens dignes de ce nom, s’il devient manifeste que le magistère veut imposer une doctrine qui ne répondrait pas à l’expérience collective, on est alors en présence d’une erreur pernicieuse, d’une usurpation tyrannique, à laquelle il faut savoir résister. Bref, c’est la conscience commune des chrétiens qui est seule infaillible : quant au magistère, il n’est qu’un écho de la conscience commune, et cet écho peut fort bien être infidèle et trompeur.

La théorie moderniste de l’infaillibilité a eu pour principaux avocats : George Tyrrell (/"/îroM^/î Scylla and Charybdis, Londres, 1907, in-16, pp. Sôô-Sgô ; et Suis-je catholique ? Paris, igo8, in-12, pp. 44-ioc5, 163-170, Christianity at the crossbars (posthume), Londres, 1910, part II) ; M. Antonio Fogazzaro (^Il Santo, dans la Re<t’ue des Deux Mondes, année 1906, tome II, pp. 17-20 ; et Les idées religieuses de Giovanni Selva, conférence donnée à Paris, le 18 janvier 1907, publiée par la revue Demain du 8 février suivant) ; M. Alfred Loisy (Simples réflexions, pp. 121li, 37-1^0, 120, 187-189, 275-277 ; Quelques lettres, pp. 1 63-1 65, 180, 219).

Citons au moins quelques phrases caractéristiques de George Tyrrell, parues d’abord dans le RinnovamentOy puis dans le volume Through Scylla and Charybdis :

« Interpréter la pensée collective de l’Eglise [ce mot

désigne ici tout l’ensemble des vrais chrétiens] est l’office des évéques, des conciles et des papes, de même que l’office d’un juge est, non pas de faire, mais d’interpréter la Loi. Lui [juge] est au-dessous d’elle et non pas au-dessus. Eux [évèques] sont les témoins, non les créateurs, de la foi et de la jjratique de l’Eglise. Ils parlent e.r cathedra dans la mesure où ils disent ce qu’elle dit ; et en faisant que ce qu’ils disent eux-mêmes soit infaillible dans la voie où elle est infaillible. Par un motif de loi, d’ordre et d’unité, leur interprétation de sa pensée doit prévaloir i ?i foro externo sur toute interprétation non officielle. Mais [dans le cas de conflit entre l’enseignement officiel et la conviction privée] en se soumettant à l’interprétation qu’il regarde, à raison ou à tort, comme étant la pensée de l’Eglise, nul homme n’est hérétique in foro conscienliæ : car il obéit à ce tribunal plus haut et invisible, duquel tous les autres tribunaux, visibles et officiels, dérivent leur autorité (p. 35.")). — Ceux qui s’écartent des croyances traditionnelles, courantes et bien établies, uniquement sons l’action de certaines vues personnelles, qui, en de telles matières, ne peuvent jamais être tout ù fait évidentes par elles-mêmes, ceux-là suivent le jugement privé au mauvais sens du terme. Mais quand il est clair que la croyance opposée gagne du terrain dans une telle mesure qu’elle représente le consensus de l’avenir ; quand la même conclusion est adoptée simul tanément par divers penseurs, indépendamment les uns des autres, on peut, et quelquefois on doit, suivre la croyance qui vit dans leur esprit (malgré le petit nombre de ses défenseurs), plut(U que celle qui croupit dans la formule (malgré la gi’ande multitude de ses adhérents passifs). En elïet, on opère ainsi un départ entre la lettre niorte, conforme uniquement à elle-même, et une expression plus fidèle, plus haute et plus autorisée de l’esprit vivant » (p. 369).

Telle est la doctrine que vise manifestement Pie X, dans l’Encyclique Pascendi. (Denzinger-Bannwart, Enchiridion, nn. 2091-2095.) — Déjà, dans le décret Lamenfabili, la 6° proposition condamnée se rapportait à la même théorie : « Dans la définition des vérités, l’Eglise enseignante et l’Eglise enseignée colla-’< borent de telle sorte que l’Eglise enseignante a

« pour unique tâche de sanctionner les opinions
« communes de l’Eglise enseignée. » (Ibid., n. 2006.)

— Nous avons donc étudié la position du problème. au sujet de l’infaillibité de l’Eglise : concept de l’infaillibilité ; objection protestante et interprétation moderniste. Reste maintenant à consulter les textes mêmes de l’Evangile ; c’est-à-dire examiner quelle est, historic |uement, la véritable institution de Jésus-Christ. D’après les textes, le Sauveur a-t-il, oui, ou non, conféré à son Eglise une préservation (divinement garantie ) contre la possibilité même de l’erreur ? — D’après les textes, cette préservation est-elle immédiatement promise au magistère enseignant lui-même, ou à la conscience collective du peuple fidèle tout entier ? — Voilà le double problème qui est à résoudre, en face des protestants et des modernistes.

b) Solution du problème d’après les textes évangéliques. — Il convient d’étudier la finale de saint Matthieu, qui regarde l’assistance perpétuelle du Christ ; puis d’en rapprocher les passages du discours après la Cène, qui regardent l’illumination par l’Esprit saint.

(/^ La finale de saint Matthieu (^-s.xiii, 16-20). — Que prouve ce texte ? — Une assistance efficace et perpétuelle de Jésus-Christ, dans l’enseignement de la vérité, comporte préservation réelle contre la possibilité même de l’erreur. Or Jésus-Christ garantit au magistère ecclésiastique sa propre assistance, efficace et perpétuelle, dans l’enseignement de la vérité. Jésus-Christ a donc garanti au magistère ecclésiastique une préservation réelle contre la possibilité même de l’erreur.

Le principe de notre raisonnement est à l’abri de toute contestation. Une assistance particulière de Jésus-Christ dans l’enseignement de la vérité a pour objet essentiel de remédier à la fragilité humaine, de faire en sorte que rien autre ne soit enseigné que la vérité elle-même. Rien de plus obvie. Donc, par le fait même que l’assistance du Christ sera efficace et perpétuelle, l’enseignement donné sera, toujours et immanquablement, conforme à la vérité ; il y aura préservation (divinement garantie) contre la possibilité même de l’erreur ; il y aura véritable infaillibilité. Nul doute à cet égard. La contestation porte tout entière sur la question de fait : Jésus-Christ at-il réellement promis cette assistance efficace et perpétuelle dans l’enseignement de la vérité religieuse ; et à qui le Sauveur a-t-il voulu faire cette promesse ?

Notre texte garantit à l’Eglise du Christ une assistance efficace et perpétuelle dans l’enseignement delà vérité. En effet, tout le passage qui nous occupe concerne directement la prédication de la vérité divine, de la doctrine évangélique, à travers le inonde entier :

« Allez, enseignez toutes nations. » (Matth., xxviii, 

19. Cf. J/rtrc, XVI, 15 ; Luc, xxiv, 47 ; Joan., xx, 21 ; Act., i, 8.) Et le Sauveur ajoute : « Voici que je suis’  « aA’ec vous, tous les jours, jusqu’à la consommation 1245

ÉGLISE (DANS L'ÉVAXGILE)

1246

« des siècles. » ÇVattJt., xxviii, 20.) Dételles paroles

ne peuvent pas ne pas signifier une assistance que le Christ garantit à l’Eglise. En outre, c’est une assistance qui durera aussi longtemps que l’Eglise, aussi longtemps que le monde ; c’est donc une assistance perpétuelle. Eteuiin c’est une assistance dontle résultat est infrustrable, dont le résultat est divinement garanti ; c’est donc une assistance efficace.

La formule : « Je suis avec vous », vobiscum sitm, /j.z6' jiiCt-jùfj.i, est une locution juive et biblique, dont le sens est très connu et fort accuse. Par cette formule, Dieu engage (pour ainsi parler) son honneur ; Dieu affirme solennellement qu’il veut, d’une manière absolue, procurer un tel résultat, et qu’il le procurera, de fait, envers et contre tout. Semblable promesse ne peut jamais être frustrée, car la parole divine, la parole toute-puissante, est catégorique et formelle :

« Je serai avec toi. » (Gen., xxxi, 3 ; xxxix, 2 ; Deut., 

xxxr, 8 ; Jud., vi, 12 ; I Sam., iii, ig ; Jerem., xxx, 10, II ; Agg., 11, 5 ; Luc, 1, 28 ; Act., xviii, 9, 10.) On voit donc ce que promettent les dernières paroles du Christ en saint Matthieu : « Toute puissance m’a été donnée

« au ciel et sur la terre. Allez donc enseigner toutes
« les nations… Et voici que je suis avec vous, tous
« les jours, jusqu'à la consommation des siècles. « Ce

sera une assistance efficace et perpétuelle dans l’enseignement de la vérité ; ce sera une préservation, divinement garantie, contre la possibilité même de l’erreur ; ce sera l infaillibilité doctrinale.

Mais à qui donc est promise l’infaillibilité doctrinale, dans le texte qui nous occupe ? — Les paroles du Sauveur ne sont pas adressées indistinctement à tous les disciples, à tout le peuple fidèle ; maL<. exclusivement au collège apostolique, c’est-à-dire au petit groupe de compagnons privilégiés qui seront ici-bas les déiio^itaires de l’autorité du Christ. (Maitli., xxviii, 16-18.) Notre texte est celui-là même où est allirmée le plus clairement la mission enseignante et gouvernante, le pouvoir pastoral des apôtres et de leurs successeurs. Les Douze, ou plutôt les Onze, apparaissent ici dans le rôle pour leiiuel ils ont été choisis entre tous : la prédication oflicielle de la vérité divine, de la doctrine évangélique. Le Christ le leur affirme :

« Enseignez toutes les nations…, leur apprenant à
« garder tout ce que je vous ai prescrit. » (Matth., 

XXVIII, 19, 20.) Un texte parallèle accentue le caractère authentique et obligatoire de la doctrine enseignée par les apôtres : <( Celui qui ne croira pas sera condamné. » (Marc, xvi, 16.)

Concluons. Le Christ n’a pas dit : u Tout l’cnsem « blc de mes fidèles possédera l’infaillibilité doctri « nale ; et le nuigistère ecclésiastique aura pour mis « sion d’enregistrer la croyance collective. » Mais le Sauveuradil : « Le magistère ecclésiastique lui-même

« sera infaillible dans l’enseignement de la doctrine ; 
« et tous les fidèles seront tenus d’admettre pour
« vraie la doctrine que leur projjosera ce magistère
« infaillii)le. » Voilà ce qui résulte du texte final de

saint Matthieu.

(On a exposé plus haut, dans l’article Dogmk, col. 1130 sqq., le rapport historique et dogmatique de l’Eglise cnsarenante et de l’Eglise enseignée. Ici, nous n’avons p^-^ à sortir du cadre évangélique : lequel suffit à une réfutation du primipe de la théorie moderniste de l’Infaillibilité.)

/3) f.e discours après la Cène, (loan., xiii-xvii.) — Quelques parties du discours après la Cène regardent exclusivement le rôle personnel et transitoire des apôtres du Christ, non pas le rôle permanent et perpétuel du magistère ecclésiastique. Ce sont les textes concernant les vérités nouvelles que l’Esprit Saint devait encore manifester aux apôtres eux-mêmes, après le départ de leur Maître pour le ciel. (Joan., xvi, 7-1 5.)

Mais la presque totalité du discours regarde la mission enseignante du collège apostolique, prise dans toute son ampleur, et, par conséquent, doit être appliquée aux successeurs des apôtres non moins qu’aux premiers compagnons de Jésus-Christ. Ce sont les nombreux textes concernant la prédication, parmi les hommes, de la doctrine divinement révélée. (Joan., XIV, XV, xvii.) Le discours après la Cène peut donc être utilement rapproché de la finale de saint Matthieu.

A qui sont adressées les paroles du Sauveur ? — Evidemment aux douze apôtres, les seuls convives qui prenaient part à la dernière Cène. (Marc, xiv, 17 ; Matlh., XXVI, 20 ; Luc, xxii, 41.) Et il s’agit des Douze, en tant qu’ils devaient être, ici-bas, les i-eprésenlants authentiques de Jésus, les organes de la vérité divine. (yoa/j., xvii, 20.) Or le Sauveur déclare nettement que les fidèles de l’avenir seront tenus d’accepter la doctrine enseignée par les apôtres. (Ibidem ; et passim in tota oratione.)

Quelle promesse Jésus-Christ fait-il aux apôtres ? — Jésus-Christ promet aux apôtres l’assistance ellicace et perpétuelle de l’Esprit Saint, pour les conserver dans la vérité, poiu* leur faire exactement proposer parmi les hommes la doctrine évangélique. « Je

« prierai le Père ; et il vous donnera un autre Conso « lateur pour demeurer avec vous perpétuellement ; 
« l’Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir, car
« il ne le voit pas et ne le connaît pas. Vous, au con « traire, vous le connaîtrez, puisqu’il demeurera au
« milieu de vous et sera en vous-mêmes… Le Conso « lateur, l’Esprit Saint, que n.on Père enverra en mon

'( nom, A’ous enseignera toutes choses ; il vous rap(( pellera tout ce que je vous ai dit. » (Joan., xiv, 16, 17, 26.)

Nous devons donc conduire, cette fois encore, que Jésus -Christ promet au magistère ecclésiastique l’infaillibilité doctrinale ; c’est-à-dire une réelle préservation de la possibilité même de l’erreur dans l’enseignement de la doctrine.

L’infaillibilité du magistère est l’une des prérogatives les plus capitales de l’Eglise hiérarchique dans l’Evangile. Pour établir l’existence de l’infaillibilité, pour exclure l’objection protestante et l’interprétation moderniste, nous avons recouru, non pas à un argument abstrait, mais exclusivement à des textes positifs. Nous partageons, en efïet, l’opinion du professeur Jalaguier : « Dans les questions de fait, la preuve

« de fait est, sinon la seule légitime, du moins la
« seule décisive. » (De l’Eglise, p. 286.)

F. Conclusion : lEglise et le « royaume »

a) Ce qu’est l’Eglise et ce qu’est le royaume. — Le mot Eglise veut dire assemblée, association. Depuis l’origine du cliristianisme, ce terme est adopté pour désigner la communauté chrétienne elle-même, la société visible des disciples de Jésus. Nous pouvons indiquer maintenant les traits essentiels de l’Eglise du Christ, d’après l’Evangile.

Collectif et social, le « royaume de Dieu » comporte, avant sa eonsouunation glorieuse, une première période, moins parfaite, dans les conditions mêmes de la vie [irésente. Les disciples de l’Evangile forment donc, ici-bas, une comnmnauté visible : l’Eglise du Christ. Pour la régir, son Maître a constitué une hiérarchie pcipéluelle, qui possédera un magistère enseignant et une juridiction gouvernante. Cette hiérarchie sera fornu-e par le collège des Douze et par les successeurs des ai)ôlres, sous le principal nécessaire et permanent de Pierre et des successeurs de Pierre. A renseignement du magistère ecclésiastique, est conférée une divine garantie : l’infaillibi1247

EGLISE (CHRETIENTE PRIMITIVE)

1248

lité doctrinale. Ainsi organisée, l’Eglise devra perpétuer ici-l » as l’œuvre de Jésus-Christ et porter, à travers le monde, le message du « royaume ». Telle nous apparaît YEglise hiérarchique dans VEvangile.

Il ne faut donc pas confondre l’Eglise du Christ avec le « royaume de Dieu «. L’Eglise est quelque chose du « royaume » ; elle n’est pas tout le i royaume ». Le concept évangélique du « royaume » est beaucoup plus large et plus compréhensif que le simple concept d’une communauté hiérarchique établie en ce monde. Le « royaume » est, sans doute, extérieur et social ; mais il est également intérieur et spirituel. Le

« royaume » est chose actuelle et terrestre ; mais il

est également chose à venir et céleste. En un mot, le

« royaume de Dieu », c’est l’œuvre entière de la

Providence divine, pour conduire les hommes à leur fin éternelle ; c’est l’œuvre entière de Jésus-Christ Rédempteur ; c’est fo « fe l épopée du salut.

b) L’Eglise et les divers aspects du « royaume ».

— k) Le’( rojaume de Dieu » est le grain de sénevé qui doit donner naissance à un grand arbuste, plus élevé que toutes les autres plantes du jardin ; c’est encore le champ du père de famille, où grandissent, entremêlés ensemble, le bon grain et l’ivraie ; c’est encore le cortège nuptial, où marchent côte à côte les vierges sages et les Aierges folles ; c’est encore la vigne féconde, qui sera enlevée sous peu aux vignerons homicides, les Juifs, et confiée bientôt à une équipe de meilleurs ouvriers, les gentils Dans toutes les descriptions de ce genre, le « royaume de Dieu » est considéré sous un aspect extérieur et social, parmi les conditions mêmes de la vie présente. A ce premier point de vue, le « royaume de Dieu » est exactement la même chose que l’Eglise du Christ.

fi) Le « royaume de Dieu » est, d’autre part, le trésor caché ou la perle précieuse, qu’il faut acquérir en se dépouillant de tout le reste ; c’est encore un ferment mystérieux, qui, par son travail intérieur, doit transformer et faire lever toute la pâte ; c’est encore une doctrine spirituelle, qui nous apprend à aimer Dieu comme notre Père, à aimer tous les hommes comme nos frères, même s’ils sont étrangers à notre race, même s’ils sont nos ennemis et nos persécuteurs. Dans toutes les descriptions de ce genre, le « royaume de Dieu » est considéré sous un aspect intérieur et spirituel, c’est-à-dire comme existant au fond des cœurs. A ce point de vue, le « royaume de Dieu » est autre chose que l’Eglise du Christ, que la communauté visible et hiérarchique des chrétiens. Le

« royaume de Dieu » devient alors la sanctification

des âmes en Jésus-Christ.

/) Le « royaume de Dieu », c’est enfin le banquet de l’éternité, qui aura lieu après la séparation définitive des bons et des méchants, lorsque l’Epoux introduira dans la béatitude plénière et glorieuse tout le cortège de ses élus. Dans les descriptions de ce genre, le « royaume de Dieu » est considéré sous son aspect eschatologique et céleste. A ce dernier point de vue, le « royaume de Dieu » est encore autre chose que l’Eglise de Dieu, que la communauté visible et hiérarchique des chrétiens d’ici-bas. Le

« royaume de Dieu » devient alors la félicité du

siècle à venir.

S) On peut donner au mot Eglise une acception élargie, un sens plus mystique. On peut, en effet, comprendre sous ce terme, non plus seulement la communauté visible et hiérarchique des chrétiens, mais encore l’âme invisible de ce même co/ps social : âme qui est constituée par la justice intérieure, âme à laquelle participent tous les hommes en état de grâce. On peut, de plus, comprendre sous le terme Eglise, non plus seulement la comumnauté visible et hiérarchique, militante aujourd’hui sur la terre ; mais encore l’ensemble des âmes justes qui forment l’Eglise souffrante du purgatoire et l’Eglise triomphante du ciel. Dans cette acception très étendue, l’Eglise devient, sous tous les rapports, une seule et même chose avec le royaume de Dieu. A la fois « corps » et « âme », l’Eglise vérifie non moins l’aspect intérieur et spirituel que l’aspect extérieur et social du

« royaume ». A la fois chose présente et chose à

Aenir, l’Eglise vérifie non moins l’aspect eschatologique et céleste que l’aspect actuel et terrestre du

« royaume ».Bref, l’Eglise, au sens large, c’est tout

le « royaume de Dieu ».

Mais cette acception élargie, ce sens mystique du mot Eglise ne répondent pas à la notion communément comprise et usitée parmi les hommes. Aupoint de vue apologétique, nous devons nous en tenir au sens ordinaire du terme, et considérer l’Eglise qui apparaît dans l histoire. Sous ce rapport, l’Eglise est uniquement la communauté visible et hiérarchique des chrétiens d’ici-bas. Elle vérifie donc l’aspect extérieur et social, mais non pas l’aspect intérieur et spirituel, moins encore l’aspect eschatologique et céleste, du « royaume de Dieu ».

Jésus-Christ insinuait déjà la distinction entre le petit troupeau de ses disciples (l’Eglise visible) et le rovawme deDieu : « Ne craignez pas, petit troupeau,

« car il a plu à votre Père de vous donner le royaume. » 

{Luc, xir, 32.)

c) Le rapport de l’Eglise du Christ au « royaume de Bien ».

« ) Perpétuant ici-bas le ministère du Christ, 

l’Eglise hiérarchique coras/17ue le k royaume de Dieu », sous son aspect extérieur et social.

; 3) Opérant ici-bas la sanctification des âmes, 

l’Eglise hiérarchique / ?rocf/re le « royaume de Dieu », sous son aspect intérieur et spirituel.

/) Accomplissant ici-bas lœuvre du salut, l’Eglise hiérarchique prépare le « royaume de Dieu », sous, son aspect eschatologique et céleste,