Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Conversion

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 357-361).

CONVERSION. — I. Sens attaché à ce mot. — II. Conversions collectives et individuelles. — III. Réponse aux objections.

I. — L’adhésion du monde antique à la foi chrétienne quand elle lui fut annoncée, le baptême de tant de peuples barbares qui semblèrent nenvahir l’empire romain que pour s y christianiser, la transformation religieuse du nouveau monde et de bien des nations de l’extrême Orient au xvi<^ et au xvii’" siècle, les succès continuels de la propagande catholique, entin le retour individuel d’un grand nombre d’hérétiques et de schismatiques à l’unité romaine, telle est la signihcation que nous donnons ici à ce mot de conversion.

II. — Au concile du Vatican, TEglise, rappelant ses titres à la croyance et à la conliance des lîdèles, dit « que son admirable propagation » contribue à formel- « le grand et perpétuel motif de sa crédibilité, lirréfragable témoignage de sa divine mission », que le fait même de son existence fournit à tout homme raisonnable (sess. m. Constit. de pde catli., cap. 3). — Toutefois, le même concile, après le quatrième de Tolède (can. 57) et celui de Trente (sess. vi, cap. 6), affirme la liberté de la foi et par conséquent de la conversion elle-même. Ni la grâce, ni la prédication, ni les raisons par lesquelles se démontre la vérité de la religion, n’exercent siu’notre intelligence et notre volonté une action fatale et nécessitante : c’est librement que le païen, le protestant, l’incrédule ou l’apostat, se convertissent à la foi chrétienne. Une foi sans liberté ne serait plus du tout cette foi catholique, dont le salut tire son origine et qui est la racine première de la justification. Si donc toute ànie étrangère à la vraie foi est tenue de s’y convertir dès qu’elle la reconnaît clairement, elle ne doit j)as y être contrainte par la violence ou amenée par la ruse et le mensonge, puisqu’elle manquerait de lil)erté dans sa croyance et ne ferait qu’une fausse et inutile conversion. Aussi le droit canonique défend-il formellement, en yilusicurs endroits, de forcer les infidèles à embrasser le christianisme, lors même qu’on le leur aurait suffisamment prêché pour qu’ils en puissent saisir le caractère divin et obligatoire. Ainsi encore, le pape BexoIt XIV (en 1747) défend de baptiser les enfants des infidèles sans le consentement de ceux-ci, sauf dans le cas d’abandon de leur part, ou à l’article de la mort. L’Eglise n’ayant pas de juridiction sur les non-baptisés, ne s’arroge pas davantage le droit de les contraindre à entendre la prédication évangélique, dont elle se sait pourtant chargée à l’égard de tous les peuples et de tous les siècles. Mais elle est absolument logique en reconnaissant au pouvoir civil le droit d’obliger ses sujets infidèles à écouter cette prédication (Constit., de Grégoire XIII, en 1584, et de Clément XI, en 1704), et à renoncer aux erreurs ou superstitions réprouvées par la simple raison naturelle ; en effet, la fin du gouvernement politique s’étend jusque-là, et l’on ne voit pas pourquoi il n’accomplirait pas ce devoir, lorsque la prudence le lui permet. L’on ne voit pas davantage pourquoi le pouvoir civil ne réduirait jms, au besoin par la force, les païens et autres opposants qui voudraient entraver l’Eglise dans son ministère apostolique, surtout si l’Eglise, ne pouvant ou ne voulant pas user de son droit de défense, faisait appelaux gouvernements chrétiens (cf. S. Thomas, II » IIe, q. x, a. 8, et ses commentatem-s). Il serait également permis, de l’avis des théologiens les plus sages, de se montrer disposé à accorder des avantages temporels à un peuple, à une tribu, à une famille qui consentirait à se convertir, et de refuser les mêmes avantages à ceux cjui s’obstineraient dans l’idolâtrie, dans l’hérésie ou dans le schisme, car ce n’est pas faire violence aux hommes que de les traiter ainsi, dès qu’on ne contrevient en rien aux règles de la justice (cf. de Llgo, De fide, disp. xix).

La situation des héréticiues, schismatiques et apostats, est essentiellement différente de celle des païens au regard de l’Eglise : en effet, ils lui appartiennent par leur baptême validement reçu, et sont par conséquent soumis aux peines spirituelles et temporelles qu’elle a certainement le droit de porter contre ses sujets rebelles, comme sont rexcommunicalion, la privation des charges et bénéfices ecclésiastiques, le refus de sépulture ecclésiastique, etc. Dans l’organisation de la société chrétienne, telle que le moyen âge l’a comprise et réalisée, le pouvoir séculier devait seconder le pouvoir spirituel, et établir des peinesproportionnéesàlagravitéde la faute commise, non seulement contre la foi, mais contre la paix, le bon ordre, et la constitution politique de l’Etat. C’est la doctrine d’Innocent III tians le troisième concile de Latran, etdes jirincipaux théologiens, parmi lesquels nous citerons le cardinal de Lugo (pp. cit., disp. xix et xxiv) et SuAREZ (De fïde, disp. xx et xxiii).

Les changements profonds survenus, en ces derniers temps, dans la condition politique du monde, ont sans doute rendu dangereux et même impossible l’exercice complet des droits et des devoirs dont nous venons de parler ; mais ils n’ont pu faire et ne feront jamais que cet exercice, autant qu’il est demeuré conforme aux principes exposés plus haut, ait été illégitime dans le passé. Que si pai-fois il a été mêlé d’exagérations et d’abus, la faute n’en est pas à la doctrine de l’Eglise, mais aux défaillances et aux passions des hommes, j)rincipalement des détenteurs de la puissance teuq)orelle.

Dans la théorie qui précède, nous n’avons pas à justifier les enseignements théologiques favorables à la liberté ; ils ne peuvent que plaire au goût de notre temps. Il en est d’autres qui peuvent lui déplaire et cjue nous devons brièvement justifier. Le premier, c’est l’obligation d’embrasser la vraie foi, dès qu’on la connaît avec certitude. Rien de plus simple, si l’on est persuadé de laulorilé de Dieu et de la réalité de 699

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la révélation : Dieu parle et révèle, il a le droit rigoureux d'être cru et obéi. Ensuite, le baptême des enfants d’infidèles abandonnés par leurs parents ou en danger imminent de mort : rien de plus simple encore, dès qu’on croit, avec l’Eglise, à la nécessité du baptême pour être sauvé : les enfants dont il s’agit ont droit au moyen nécessairede salut, et leur situation les met très probablement à l’abri du péril d’apostasie ; ils peuVent donc bénéficier de la grâce du baptême. Le pouvoir, attribué à un gouvernement chrétien, d’obliger ses sujets infidèles à écouter la prédication évangélique et à se conformer aux obligations de la loi naturelle, ne peut surprendre que ceux qui ne croient à aucune religion ou qui dispensent l’Etat de tout souci à ce sujet ; mais ceux-là sont dans une évidente erreur. Que l’Eglise ait le droit de se défendre comme toute société, comme toute famille, comme tout individu, contre un agresseur injuste ; qu’elle ait le droit d’annoncer librement l’Evangile et de répandre les bienfaits de la civilisation chrétienne ; que les pouvoirs humains aient le droit de la protéger et de la seconder ; qu’ils en aient même le devoir, s’ils font partie de son corps social ; que tout homme baptisé soit, juridiquement et devant Dieu, le sujet de l’autorité ecclésiastique : voilà ce qu’on doit admettre et ce qu’on aduiet aussi aisément que logiquement, quand on a la foi en Dieu, en Jésus-Christ, en son Eglise, et quand on sait que toutes choses doivent tendre ici-bas à glorifier Dieu, à assurer le règne de Jésus-Christ, à procurer le salut de tous les hommes. Voudrait-on ne voir en cela qu’un système philosophique, il faudrait encore en admirer la grandeur, en respecter la sincérité, et en reconnaître la perfection logique.

m. — Cela posé, nous avons à résoudre des objections de deux catégories : les unes tendent à enlever toute valeur à l’argument apologétique tiré de la conversion des peuples et des individus, en faveur de la divinité du catholicisme et de l’Eglise romaine ; les autres tendent àretourner cet argument contre l’Eglise elle-même, en inculpant les moyens employés pour procurer les conversions collectives ou individuelles. Examinons successivement ces deux séries de difficultés.

I" Les objections contre la valeur apologétique des conversions dont le catholicisme se glorifie peuvent se résumer ainsi : l'étendue du territoire conquis par les apôtres et leiu’s successem-s, jusqu'à Constantin, n’est certainement pas plus considérable que celle des régions conquises par le bouddhisme, le mahométisme, le protestantisme ; la rapidité des conversions alors obtenues par le catholicisme n’a pas surpassé, et peut-être même n’a pas égalé celle des conversions obtenues par les trois religions qui viennent de lui être comparées ; du reste, le catholicisme, au moment de son apparition, répondait à un besoin général des âmes auxquelles il s’adressait, et il trouva, dans les circonstances politiques, dans le mouvevent des idées philosophiques, dans la nature de ses propres théories et de ses pratiques particvdières, tous les éléments du succès considérable, mais nullement miraculeux, nullement surnaturel, qu’il rencontra surtout auprès du bas peuple, des esclaves, des misérables, des foules écrasées depuis des siècles par l’orgueil de la tyrannie antique ; après Constantin et jusqu'à nos jours, son expansion n’a eu, avec des causes analogues, que des succès de même valeur ; il est resté, sous ce rapport, à son niveau primitif et au niveau des religions auxquelles il dispute l’empire du monde et le privilège d’une origine divine.

A ce système. qui n’est pas d’aujourd’hui, nous répondons tout d’abord qu’on a tort de s’en tenir à la

seule question d'étendue et de rapidité, comme si nous nevoj’ionset n’alléguions que cela pour démontrer la divinité de l’Eglise parla conversion du monde. En réalité, nous raisonnons tout autrement ; car en accordant que d’autres mouvements religieux ou pseudo-x’eligieux ont eu pareillement beaucoup de rapidité et d'étendue, nous disons que le catholicisme, tel qu’il est en lui-même, avec sa doctrine, sa pratique, ses préceptes, ses prohibitions et ses moyens d’action, survenant dans un monde tel qu’il était aux premiers siècles de notre ère, et opérant dans les consciences, dans les familles et dans les empires, une transformation telle que l’histoire nous la raconte et que nous la voyons encore de nos yeux, a témoigné d’une force et d’une vitalité incomparablement supérieiu’cs à celles du bouddhisme, du mahométisme et du protestantisme, et que son œuvre ne peut raisonnablement s’expliquer sans l’intervention surnaturelle de la toute-puissance divine. Le bouddhisme n’a point apporté au monde une croj’ance nouvelle, mais bien des pratiques morales nouvelles ; il s’est modifié et transformé dans ses principes, selon les lieux où il s’est introduit ; il n’a été persécuté que tardivement par certains princes ; il a limité ses conquêtes à l’Inde et à la Chine. Sa diffusion s’explique par des causes purement naturelles : les efforts de ses premiers adeptes, leur habileté à s’accommoder aux mœurs des peuples, la faveur des princes, les excès du brahmanisme, la beauté relative de sa morale humanitaire. Le mahométisme s’est produit comme une révolte de îa chair contre l’esprit, dont le christianisme avait revendiqué les droits et rétabli la légitime domination dans la Aie humaine. Les moyens employés pour le répandre, la force des armes et la satisfaction donnée aux passions les plus basses, n’ont rien que de piu-ement naturel et expliquent aisément le fait de sa diffusion. Le protestantisme, par sa doctrine, par les exemples de ses fondateurs, par ses résultats immédiats, par ses effets successifs jusqu'à nos jours, se montre comme une émancipation à l'égard du christianisme intégral, comme une indéniable décadence de la pensée et des mœurs chrétiennes. On en peut dire autant de toutes les religions qui se sont dressées en face de la révélation mosaïque et messianique. Celle-ci, au contraire, a toujours exigé de ses adhérents une vigueur de pensée, un effort de volonté, une pureté de mœurs qui fussent une continuelle ascension de l’homme, de l’humanité même, vers l’idéal, l’immatériel, l'éternel et l’immuable. Ne voit-on pas l’immense différence qui sépare cette dernière religion des précédentes, au point de vue des conquêtes à réaliser dans le monde des âmes ? Autant celles-là ont de chances d'être facilement accueillies par le grand nombre, autant celle-ci a d’obstacles pour réussir même auprès de l'élite. A supposer que cette élite, très restreinte assurément, fût lasse et dégoûtée du paganisme, elle ne rêvait certainement rien d’aussi pur et d’aussi élevé que le catholicisme ; et si les petits, les opprimés, les misérables trouvaient en lui des avantages incontestables pour leur affranchissement, pour l’amélioration de leur situation temporelle, ils n'étaient guère préparés, tant s’en faut, aux vertus de renoncement, d’humilité, d’obéissance, de justice et de douceur qu’il leur fallait désormais euibrasser.

Le résultat naturel des crimes, des tyrannies et des misères de l’ancien monde, n'était pas l'éclosion du christianisme : c'était l'éruption d’un mouvement révolutionnaire effroyable, dont les gueri-es stériles n’aviraient été qu’un prélude relativement modéré. Les ressemblances d’idées et de sentiments que Renan, Havet et autres signalent si complaisaniment entre quelques écrivains antiques, dans leurs heures de 701

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sagesse, et les doctrines de Jésus-Christ et de ses apôtres, ne prouvent qu’une chose, dont nous sommes aussi persuadés que personne : la survivance de la raison humaine et d’une partie des principes de la religion naturelle au milieu des ténèbres, des erreurs, des rêveries et des folies du paganisme. C’est précisément sur ces restes, sur ces ruines, que les prédicateurs de l’Evangile appuyaient leur démonstration de la religion nouvelle, puisqu’ils sollicitaient pour elle, non une adhésion aveugle, mais une obéissance rationnelle, rationabile obsequium (saint Pacl aux Romains, XII, i). Et c’est en ce sens que Clément d’Alexandrie, comme beaucoup d’autres écrivains et théologiens catholiques, a pu dire que la philosophie ancienne avait servi de préparation et d’introduction au christianisme (cf. Suicer, Thés. eccL, v. çt/sjstia) : Nos modernes adversaires ne le diront jamais avec plus d’éloquence et de netteté que cet illustre Alexan<hin. Mais ce qu’ils disent, et qu’il n’eût jamais dit, lui qui savait raisonner rigoureusement, c’est que le jirodigieux succès du catholicisme Aient de là. Car, enfin, pourquoi donc cette philosophie grecque et romaine n’a-t-elle pas conquis et transformé elle-même le monde ? Pourquoi, inqjuissante aux mains de ses détenteurs naturels, a-t-elle tout d’un coup réussi entre les mains du Christ et de ses disciples ? Pourquoi le monde ne s’est —il pas donné à Platon et à Sénèque, mais à Pierre et à Paul ? Il y a donc eu un élément, une force, une puissance qui a manqué à ceux-là et qui s’est rencontrée en ceux-ci. Cette force estune intervention surnaturelle de Dieu. Et aujourd’hui encore, d’où vient à l’Eglise sa force incontestable de durée, derésistanceetd’expansion ? Comment peut-elle gagner des âmes, nombreuses et avides de vérité, dans l’Europe civilisée et furieusement travaillée par la rationalisme ? Comment, en face des missions protestantes dont le système de conversion n’a rien que de commode pour les prosélytes aussi bien que pour les apôtres, peut-elle amener des tribus et des peuplades entières à adopter cette folie de la croix dont parlait saint Paul (I Cor. i-iv), et dont ses missionnaires n’ont aucunement modifié la méthode et le caractère ? Elle le peut par la seule puissance capable de dompter et de transfigurer la nature liumaine, particulièrement viciée dans ces régions ([ue ni la foi ni la philosophie n’ont éclairées ; l’Ile le peut par la seule vertu surnaturelle de Celui qui ayantfait les nations guérissables, a répandu son sang divin pour les guérir (I Petr. ii, ^2l^). C’est autre chose en effet, pour une société religieuse, de s’enrichir des défaillances et des apostasies d’une société rivale, et autre chose d’attirer à soi les âmes saines, fortes, avides de lumière et de perfection. Or, on sait « piel lot, en matière de conversion, est celui du catliolicisme, et quel lot est celui des autres religions : un protestant disait de sa secte, et il eût pu dire de toutes les religions opposées à l’Eglise romaine : <’Quand le pape rejette les mauvaises herbes de son jardin, c’est dans le nôtre qu’elles viennent tomber. »

La considération des moyens enqdoyés pour la propagation des religions qui sont ici en conqjctition ne doit pas être négligée, encore qu’elle soit vulgaire et presque banale à force d’être rappelée et connue.

Pendant quatre siècles, le catholicisme lutte de toutes parts contre la force j)olili<iue la mieux armée et la moins scrupuleuse (]ui fui jamais, et d’iiorriblcs persécutions le frappent dans ses chefs, les papes et les évoques, dans son clergé inférieur, et dans toutes ses catégories d’adhérents. La conversion de l’empereur Constantin lui laisse à peine le temps de respirer, et la persécution recommence avec les hérésies foiiienlécs ou du moins api)uyées par l’autorité impériale. Si, depuis lors, les gouvernements des peuples

convertis au christianisme ont parfois secondé ses doctrines et ses œuvres, ils n’ont pas entièrement oublié les traditions Aiolentes de leurs devanciers païens ou hérétiques, donnant ainsi la main aux tyrans barbares qui, aujourd’hui encore, tentent d’entraver la propagation delà foi catholique par laprisonet par l’assassinat. Et la foi catholique se propage quand même, comme elle l’a fait dès l’origine, par la prédication simple et familière, par la charité et parles bienfaits, par l’exemple d’une vie austère et d’un désintéressement absolu, par la patience, la résignation, la joie héroïque dans les tourments et jusque dans la mort, Dieu coopérant à cet apostolat par sa grâce intérieure, et par des prodiges extérieurs, quand il le faut. En regard de ce tableau, qu’on place celui du mahométisme et du protestantisme, fondés avec le concours dévoué, fanatique même, des rois ou des peuples armés pour les défendre et les répandre ; avec l’or des grands, intéressés au triomphe de ces nouveautés, ou avec l’aide des masses populaires emportées par l’esprit de rébellion ; avec l’approbation et l’appui moral enfin des philosophes qui voient dans Rome et dans Athènes les chrétiens livrés aux flammes ou aux bêtes ; des humanistes et des érudits qui applaudissent aux excès des paysans déchaînés par Luther et Bucer ; des encyclopédistes et des poètes voluptueux qui encouragent les débuts de la Révolution française ; qu’on place, dis-je, ce tableau en face de celui des origines du christianisme, et qu’on ose soutenir encore que celles-ci n’ont rien eu que de naturel, d’humain, que son expansion a été l’effet logique et nécessaire de causes purement naturelles ! Sans doute, le christianisme exerce un grand attrait sur certaines âmes, et il a des consolations, des espérances, des joies, que nulle autre religion n’offre au même degré. Mais d’où lui vient cet attrait supérieur à celui des voluptés et des ambitions terrestres ? D’où lui vient cette force attractive prédite par son fondateur quand il a dit : « Elevé au-dessus déterre, j’attirerai toutàmoi » ? (Joan., xii, 82). Le bon sens répond : ce cjui attire vers la terre est terrestre ; ce qui attire vers le ciel est céleste. Et, pour conclure, si la conversion du inonde au catholicisme n’est pas, au point de vue de la rapidité et de l’étendue, sans quelques analogies historiques, elle est au point de vue moral et philosophique absolument unique et incomparable (cf. Perronk, Tract, de vera religione, cap. iv, prop. iii-iv).

2° Voici maintenant le résume des objections faites contre les conversions particulières dont l’Eglise catholique se glorifie. — Les conversions générales et d’ensemble, celles de certains peuples et de certaines tribus, ont été souvent le résultat de manœuvres politicpies, de i)ressions exercées sur les consciences, de violences ouvertes, de guerres cruelles, de persécutions implacables. Comment ne pas s’indigner, par exemple, de la façon dont Clovis a converti les Francs, Charlemagne les Saxons, Louis XIV et Louis XV les protestants ? Que prouvent de telles conversions, ou plutôt que ne prouvent-elles pas ? Ces conversions par masses ne furent-elles pas souvent aussi l’effet d’un engouement populaire, d’un fanatisme excité par des prédications ardentes ou par des faits d’apparence extraordinaire, mais en réalité purement naturels ? Quant aux conversions individuelles, elles s’expliquent i)ar des motifs de l’ordre sentimental, par des intérêts personnels, par des influences absolument communes quand elles ne sont pas inavouables, enfin par ce besoin de changement et de nouveauté qui travaille quantité d’esprits, à certaines époques surtout. Et du reste, des faits comme ceux-là ne sauraient avoir la valeur d’une démonstration objective de la vérité du chris703

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tianisme. Si saint Paul et saint Aug’ustin se sont faits catlioliques, Lutlier et Calvin se sont faits protestants ; si Constantin a embrassé la foi chrétienne, Julien l’a apostasiée : les parts sont égales ; le pour et le contre ont les mêmes arguments à leur service. Telles sont, ce semble, les objections et les plus graves et les lîlus fréquemment renouvelées.

Nous commencerons notre réponse en rappelant ce que nous avons dit plus haut des principes théoriques de l’Eglise en cette matière. Si le pouvoir civil ou les particuliers, si parfois même quelques évêques ou quelques prêtres ont employé, pour la conversion des peuples et des individus, des moyens incompatibles avec la lil)erté de la foi et la sincérité de la conscience, non seulement nous n’invoquerons jamais leurs succès en faveur de la cause que nous soutenons, mais nous les regretterons et les blâmerons catégoriquement, comme étant formellement en contradiction avec les doctrines et la pratique constante de l’Eglise, qui n’a jamais cessé de les regretter et de les blâmer elle-même.

Ajoutons que les al)us commis à ce sujet ne sont pas le fait exclusif de certains catholiques. Le paganisme et le mahométisme, les albigeois, les vaudois et les hussites, les luthériens et les moscovites, les anglicans et les anabaptistes, en général tous les schismes et toutes les sectes se sont montrés persécuteurs quand ils l’ont pu. C’est à la Réforme qu’est dû cet incroyable et abominable axiome : Cujus regio, ejus et religio, « la région fait la religion », qui devrait rendre fort circonspects les auteurs trop prompts à s’enflammer sur la révocation de l’édit de Nantes. — Nous n’avons donc ni le désir ni surtout l’obligation d’examiner et de justifier tous les faits historiques où l’on croirait trouvcr des traces de pression, de violence ou de ruse, et d’artifice pour obtenir des conversions au catholicisme. Que les rudes compagnons de Clovis se soient contentés d’une démonstration sommaire de la foi chrétienne avant d’y adhérer comme leur chef ; que les armées de Charlemagne aient traité sans ménagement les Saxons rebelles à la prédication évangélique, et plus encore aux notions les plus élémentaires de justice et de religion naturelles ; que les dragons de Louis XIV et même de Louis XV aient maltraité des huguenots, non moins dangereux pour l’Etat que pour l’Eglise, qu’est-ce que cela prouve contre la divinité du christianisme ? " Nos philosophes, disait Bergier (Dict. de ThéoL, art. Fanatisme), aflirment que les peuples du Nord ont été convertis par force : quand cela serait vrai, nous aiu-ions encore à nous féliciter de cette heureuse violence qui a délivré l’Europe entière de leurs incursions, et qui les a tirés eux-mêmes de la barbarie. Mais le fait est faux… Il est encore faux que les ordres militaires aient été fondés pour convertir les infidèles à coups d’épée : ils l’ont été pour repousser les infidèles qui attaquaient le christianisme à coups d’épée. On a été forcé de le défendre de même. »

Le fanatisme populaire ne suffit pas davantage à expliquer les mouvements de conversion au catholicisme. Nous avons lu les récits curieux, parfois émouvants, des revivais organisés par certaines sectes protestantes. Nous avons lu, dans les annales du moyen âge, des faits tout analogues ; et, par exemple, les flagellants d’autrefois nous paraissent fort ressembler à V Armée du salut d’aujourd’hui. L’Eglise a-t-elle prétendu profiter de ces étranges mouvements de conversion ? Nullement ; elle les a toujours distingués des conversions véritables et durables ; elle les a condamnés et empêchés de tout son pouvoir, et si elle a encouragé les admirables efforts d’apôtres ardents et populaires comme saint Dominique, saint Vincent

FeiTier, saint François Xavier, ou saint François Régis, elle a réprimé au xiii siècle les flagellants d’Italie, au xiv<’et au xv « ceux d’Allemagne, au xviii® les convulsionnaires du cimetière Saint-Médard, sans parler des fanatiques des premiers siècles, dont la frénésie s’allumait auxsoui-ces impures du paganisme et du gnosticisme. Par contre, ce qui n’est à aucun degré du fanatisme : la légitime admiration causée par la sainteté et les œuvres des hommes apostoliques ; l’enthousiasme excité par des miracles parfaitement authentiques, non seulement à l’origine du christianisme, mais plus ou moins fréquemment dans les âges suivants ; les salutaires commotions produites dans les peuples par des événements terribles ou par de manifestes bénédictions du ciel, doivent être considérés comme des moyens absolument réguliers et providentiels de conversion ou de régénération morale. Et c’est précisément ce qui a toujours manqué, ce qui manquera toujours aux faux réformateurs (cf. Bergier, ibid., art. Mission).

Pour les conversions individuelles, il s’en rencontre de peu loyales et de peu sincères : telle déjà celle de Simon le magicien, venant solliciter les Apôtres à prix d’or de lui conférer leur pouvoir surnaturel. Mais l’on ne peut, sans un sophisme évident, partir de là pour prétendre que toutes, ou le plus grand nombre des conversions individuelles, sont mauvaises. Quand on les étudiede près, quandon examine les raisons qui les ont motivées et qui sont exposées par les convertis eux-mêmes, on est également frappé de deux choses : de la générosité parfaitement désintéressée de tant de noljles et savants esprits revenus à la foi catholique ; puis, de l’extrême abondance de lumières que la grâce a mises à leur disposition et dont les catholiques de naissance et de profession devraient eux-mêmes profiter beaucoup plus qu’ils ne font. On s’est plaint de la Caisse de conversion placée sous l’administration de Pellisson, au temps de Louis XIV, et destinée à rémunérer, moyennant six livres par tête, l’abjuration des calvinistes ; elle n’aurait pas donné de grands résultats, et alors le roi se serait décidé à la révocation de l’Edit de Nantes ! La véiùté historique est qu’il exista, dès 1698, une caisse de secours pour les ministres protestants convertis et souvent, par là même, dénués de ressources : s’ils avaient de quoi vivre, ils ne recevaient rien de la caisse, qui n’était nullement destinée à payer leur abjuration (cf. R.ess, Die Convertiten seit der Reformation, tome III, pp. 269-2^7 ; Fellkr, Dict. hist., sur Pellisson). La maison établie à Paris pour les Convertis, les mesures prises en leur faveur par le parlement en 1 063, et par le roi en 1664, 1681 et 1685, n’eurent d’autre but que celui-là ; et certes ce n’est pas en France, à cette époque surtout, qu’un marché aux consciences aurait pu s’établir.

Quant à la célèbre Révocation (voir Edit de Nantes), elle ne fut pas motivée par l’insuccès imaginaire de la caisse de Pellisson ; plusieurs écrivains ont même pensé qu’elle n avait pas eu pour but d’obtenir de nouvelles conversions, qu’on aurait plus facilement amenées par les mesures précédemment adoptées. Le protestant et sceptique Bayle l’a expliquée et presque justifiée par d’autres raisons ; évidemment, il est plus près du vrai que ceux qui voudraient en attribuer l’idée et la responsabilité à l’Eglise. Que certains personnages ecclésiastiques aient eu cette illusion, ou plutôt qu’ils aient loué l’intention politique du roi, c’est possible ; mais, ni en droit ni en fait, l’Eglise n’a classé la Révocation de l’édit de Nantes parmi ses instruments d’apostolat et sc ; ^ moyens de conversion.

Ce n’est pas sans réflexions graves et sans raisons décisives, que les convertis reviennent à l’Eglise el 705

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que l’Eglise les reçoit. Si le cœur les y pousse parfois, il n’est pas le seul écouté ; et combien de fois ne les en éloignerait-il pas plutôt ! Ce n’est pas lui qui engage à rompre, quand la foi l’exige, avec ses amis, sa famille, son repos et ses richesses. Ce n’est pas lui qui entraîne vers la pauvreté, la persécution et le martyre. Ou bien, si c’est lui, une force supérieure l’anime : celle de la grâce, qui le transfigure, comme elle transfigure la raison humaine. Les changements de religion ne sont donc pas tous égaux devant Tapoiogétique : la conversion et la perversion, le retour à la foi et l’apostasie sont essentiellement différents et doivent provoquer des sentiments essentiellement différents aussi. D’autant plus que leurs résultats ne se ressemblent en rien : saint Paul et Luther ne virent pas de la même façon après qu’ils ont accompli leur grande évolution ; saint Augustin et Calvin n’arrivent pas, par leur transformation, au même régime de Aie religieuse et morale. Il est facile, par les fruits qu’ils portent, de juger si ces arbres ont reçu une sève divine ou une sève empoisonnée ; et les conversions, même individuelles, restent dans leur ensemble une base solide d’appréciation et de critique pour la solution du problème de la foi. Au point de vue social, la conversion de Constantin et l’apostasie de Julien offi-ent les mêmes différences et conduisent à des résultats tout opposés ; le scepticisme absolu ou le vague panthéisme de la libre pensée peuvent seuls n’y voir que des nuances insignifiantes et des quantités négligeables.

Cf. Kirchenlexicon de Fribourg, art. Comersioii et Consertiten ; Rohrbacher, Tableau général des cunieisiu 71s ; Rsess, év. de Strasbourg, Die Convertiten seit der Reformation, 13 vol. ; Baunard, Le doute et ses ^’ictimes ; La foi et ses victoires ; Coppée, Zrt bonne souffrance ; Harnack, Die Mission und Ausbreitung der Cliristentunis in deii ersten drei Jahrliunderten, 2’ « Aufi., Leipzig, 1908, 2ao1., mis au point par labbé Rivière, La propagation du christianisme dans les trois premiers siècles (brochure de la collection Science et Religion), Paris, 1907.

[D J. DiDIOT.]