Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Boniface VIII

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 221-224).

BONIFACE VIII, pape de 1294 à 1303. — Nous raconterons d’abord brièvement le tragique « LJi/férend » de ce Pape avec Philippe le Bel, et donnerons ensuite l’analyse du document qui est le plus reproché à Boniface, la Bulle Unam Sanctam.

I. DiflEérend entre Boniface’7III et Philippe le Bel. — Ce n’était pas un ennemi de la France que Benoit Gætani, qui en 1294 montait sur le trône pontifical à la suite de la démission du saint, mais incapable Célestin V. Une partie de sa. jeunesse s’était passée en notre pays ; il avait été chanoine de Paris, bénéficier à Lyon, et s’était acquitté de plusieurs missions importantes en France. Avant son élévation au souverain pontificat, les autres cardinaux l’avaient surnommé le Français, Gallicus, à cause de ses prédilections bien connues. « Quand j’étais cardinal, j’étais Français de cœur », dira-t-il dans le discours le plus violent qu’il ait prononcé contre Philippe le Bel. Pourtant, ce Pape fut, contrairement à la tradition de ses prédécesseurs, presque continuellement en lutte avec le gouvernement français, et c’est une expédition marchant sous la bannière fleurdelysée qui commettra contre lui l’attentat immortalisé pai* Dante.

La cause principale du différend entre la France et Boniface VIII se trouve dans les procédés arbitraires et injurieux à l’Eglise du gouvernement de Philippe le Bel. Soit faiblesse dont abusaient des conseillers indignes, soit tendance personnelle à l’absolutisme, le roi multiplia pendant tout son règne les entreprises contre les immunités ecclésiastiques. Par ailleurs, Boniface, dont les mœurs et la foi ont été indignement calomniées, dont le zèle pour l’Eglise, sa grandeur, ses libertés, ne sauraient être mis en doute, était par la violence de son caractère, ses intempérances de langage et de style, son népotisme etses préoccupations politiquestrop visibles, l’homme le moins fait pour éviter les contlits et résoudre sans secousse les difficultés venues de la France.

Le premier choc se produisit à l’occasion de fonds que Philippe avait fait voter au clergé de France en 1294 et 1296 pour la guerre contre l’Angleterre. Nombre de clercs protestèrent contre cette levée de subsides qu’ils trouvaient oppressive, et en appelèrent au Pape ; le puissant ordre de Citeaux menait la campagne. Le 24 février 1296, parla décrétale Clericis laicos, qui rappelait « l’hostilité, attestée par toute l’an ti( juif échrélienno. des laïcs contre les cliTCS », Boniface défendit sous peine d’excommunication, au roi de demander ou de recevoir, au clergé de payer des taxes extraordinaires, sans la permission du Pape (DuPLV, Preuves, 14). Philii)pe riposta en interdisant de transporter l’or et l’argent hors du royaume, mesure qui tarissait les ressources que la cour de Rome tirait de la France. Par malheur pour Boniface, il était alors aux prises en Italie avec de sérieuses difficultés, obligé de lutter à la fois contre Frédéric de Sicile, et, dans l’Etal romain, contre la puissante maison des Colonua, hostile aux Gætani. Pour gagner l’appui de la Cour de France, le Pape revint sur ses décisions, et, par une série d’actes promulgués en 1297, autorisa le clergé à faire au roi des dons spontanés, légitima les levée- ; d’argent déjà consenties, permit à Philippe de percevoir des taxes, en cas de nécessité, sans recourir à Rome. Le 1 1 août 1297, la canonisation de S. Louis fut une preuve nouvelle des bonnes dispositions du Pape envers la France. 427

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De nouvelles entreprises de Philippe contre les immunités ecclésiastiques amenèrent une nouvelle et plus grave rupture avec Rome. En septembre 1296, Boniface avait séparé du diocèse de Toulouse l’évèclié de Pamiers, et lui avait donné comme premier évêque Bernard de Saisset, connu pour son hostilité à la politique du gouvernement français ; séparation et nomination s’étaient faites sans consulter le roi. Le nouvel évêque de Pamiers ne se privait pas de critiquer en termes violents les procédés de Philippe le Bel envers l’Eglise et envers ses sujets ; il ne semble pas cependant qu’il ait cherché, comme la Cour de France le lui reprocha, à susciter dans son diocèse des émeutes contre les olficiers royaux. En 1 30 i, Philippe fit arrêter et conduire à Paris Bernard de Saisset, accusé de haute trahison ; en même temps il envoyait à Rome un mémoire contre l’évêque, demandant qu’on lui fit son procès en France. Boniface répondit par de violents reproches au sujet de l’emprisonnement de Saisset, et ordonna qu’il fût immédiatement relâché afin de Aenir présenter sa défense en Cour de Rome. En même temps les concessions faites précédemment au roi en matière financière étaient révoquées (Bulle Sah’aior Mundi, l déc. 1301). Le lendemain la Bulle Ausculta Fili donnait, dans les termes les plus absolus, la théorie de la puissance pontificale

« constituée au-dessus des rois et des royaumes

pour édifier, planter, arracher et détruire » ; elle énumérait les griefs de TEglise et du peuple français contre la tyrannie royale, flétrissait « les ministres de l’idole Bel)i, invitait enfin le roi à venir en personne, ou à se faire représenter, au prochain synode de Rome, « afin d’y entendre ce que Dieu prononcera par notre bouche », disait le Pape. Le même jour la Bulle Ante promotionein convoquait à Rome les évêques, délégués des chapitres, docteurs en théologie de France, pour le i <"’" novembre 1302, en vue de procéder avec eux « à la réforme du royaume et à la correction du roi » (Dupuy, Preuves du différeiiJ, pr. 42, 48, 53).

La bulle Ausculta Fili fut jetée au feu, en présence du roi, par le comte d’Artois ; plus tard on prétendit qu’elle était tombée dans le feu par accident. Philippe se garda bien d’en laisser circuler le texte dans le peuple, les griefs énoncés contre le gouvernement royal n’étant que trop réels. A la place on répandit un prétendu résumé de l’acte pontifical, qui commençait par ces mots : « Sachez, nous le voulons, que vous nous êtes soumis au temporel comme au spirituel. » En même temps circulait une grossière réponse qui ne fut pas envoyée à Rome. « Philippe, par la grâce de Dieu roi de France, à Boniface cjui se dit Pape, peu ou point de salut. Que votre insigne fatuité sache que nous ne sommes soumis à personne pour le temporel, etc. » (Dupl’y, Preuves, pr. 44, 47).

Le 10 avril 1302, les trois ordies du royaume furent réunis pour la première fois, à Notre-Dame de Paris, pour donner au roi leur appui contre le Pape. Après un fort habile discours du chancelier Pierre Flotte, deux réponses furent votées par la noblesse et le

« commun » et envoyées aux cardinaux à Rome ; 

elles étaient entièrement favorables aux prétentions royales ; celle du clergé, adressée au Pape, était plus modérée de ton, mais ne différait guère des deux premières pour les conclusions ; Philippe défendit ensuite à tous ses sujets de se rendre à l’étranger et d’y transporter des fonds. Des ambassadeurs du roi et des Etats allèrent porter à Anagni tous ces documents. En leur présence, le Pape prononça, en consistoire, un discours dans lequel Pierre Flotte était traité

« d’Achitophel qui conseilla Absalon contre son père

David, borgne d’un œil et totalement aveugle du 1 cerveau >., Philippe accusé d’avoir « falsifié m les’lettres apostoliques ; le Pape rappelait « que ses }rédécesseurs avaient déposé trois rois de France », et menaçait le roi « de le déposer, s’il ne venait à résipiscence, comme un garnement, sicut unum garcioiiem » (DuruY, Histoire, f » r. 05). Boniface, du reste, faisait cette importante déclaration qu’on ne doit jamais perdre de vue si l’on veut interpréter justement ses affirmations de la puissance pontificale : « Le roi nous a fait dire que nous lui ordonnions de reconnaître qu’il tient de nous son royaume. Or, nous étudions le droit depuis quarante ans, et nous savons qu’il y a deux puissances ordonnées de Dieu… Nous ne A’oulons usurper en rien la juridiction du roi, mais le roi ne peut nier qu’il nous est soumis, comme tout autre fidèle, ratione peccati. » Ordre était, de nouveau, donné aux évêques français, sous peine de déposition, de venir à Rome pour l’époque indiquée (Dl’Puy, Histoire, p. 77).

La défaite de Courtrai (Il juillet 1302), où périt Pierre Flotte, fut regardée en France comme une punilion de Dieu. Philippe, devenu plus traitable, envoya une nouvelle ambassade demander un sursis pour les évêques appelés à Rome, et permit à une quarantaine d’entre eux de se rendre auprès du Pape i)our le 1" novembre. Boniface, usant à son tour de bons ju’océdés, ne critiqua pas au synode romain l’administration du royaume, et se contenta d’y promulguer la fameuse Bulle Unam Sanctam que nous étudierons plus l)as ; un légat, le Cardinal Lemoine, français d’origine, fut envoyé près de Philippe pour [)acifier le conflit. Le roi, près de qui prévalaient en 1e moment des conseils plus modérés, discuta, dans des lîesponsiones respectueuses de forme, les griefs formulés par le Pape (janvier 1303).

Malheureusement, peu après, l’homme qui devait être jusqu’au bout le mauvais génie de Philippe, Guillaume de Nogaret, parvint à s’emparer de la faveur royale, et excita Aàolemment son maître contre la Cour de Rome. Boniface, instruit de ses agissements, invita le légat à obtenir du roi satisfaction plus complète « sous peine de châtiments temporels et spirituels « (13 avril 1303). Il était trop tard. Le 12 mars 1303, dans une assemblée tenue au Louvre en présence du roi, Nogaret demanda que Boniface, usurpateur du siège iiontifical, coupable de crimes manifestes et énormes, fût traduit devant un concile général qui lui ferait son procès. Il s’offrit à partir pour l’Italie et à s’assurer de la personne de l’intrus jusqu’à la réunion du concile. Acte notarié fut dressé de ce réquisitoire, et Nogaret partit pour l’Italie. Le Pape, prévenu de tout, rédigea la Bulle Super Pétri solio, qui devait être fulminée le 8 septembre ; le roi était excommunié, ses sujets déliés du serment de fidélité ; pourtant une sentence de déposition n’était pas formellement prononcée (Dupuy, Preuves, pr. 18a).

Le 7 septembre, Nogaret envahissait Anagni où se trouvait le Pape, à la tête de 600 hommes d’armes et mille sergents à pied, recrutés dans la campagne romaine parmi les pires ennemis de Boniface. Il avait fait déployer, à côté de la bannière fleurdelysée, le gonfalon de saint Pierre, ov marquer que l’intérêt derEgliseinspiraitrexpédition. Boniface, abandonné par les habitants d’Anagni, montra un héroïque courage devant les injures de Sciarra Colonna et de ses autres ennemis italiens, leur offrant « son cou et sa tête ». Il ne semble pas qu’il ait reçu un soufflet de Sciarra. Après l’avoir laissé insulter, Nogaret intervint et arrêta les excès de ses auxiliaires. Froidement, il notifia alors à Boniface les prétendus griefs présentés contre lui par la Cour de France, et le somma de convoquer un concile qui statuerait sur sa culpabilité. Le Pape s’y refusa. Il fut gardé à vue, sans être. 429

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du reste, enchaîné. Mais les habitants d’Anagni, revenus de leur première surprise, intervinrent alors, et s’opposèrent à ce que Boniface fût enlevé de leur ville, et conduit en France ; le lendemain ils assaillirent le château, chassèrent les Français, et traînèrent dans la boue la bannière fleurdelysée. Le Pape, conduit à Rome sous escorte, y mourut le mois suivant, des suites de l’émotion causée par la terrible scène d’Anajjni.

Nogaret ne désarma pas après la mort de sa victime. Appuyé par la Cour de France, il déclara poursuivre le procès contre la mémoire de Boniface, et ne renonça à son infâme campagne de calomnies que lorsque Clément V eut la faiblesse de promulguer la Bulle Rex gloriæ vii-tutum (27 avril 131 i) qui faisait effacer des registres de l’Eglise de Rome les actes de Boniface contre le roi de France et ses auxiliaires, et défendait d’inquiéter ceux qui en avaient été l’objet. Une autre bulle, du même jour, déclarait que le roi avait été inspiré « par un zèle bon et juste », Zelum bonum atqiie justiim, dans ses rapports avec Boniface. « Approbation plus cruelle cent fois pour la papauté que le soufflet symbolique de Sciarra » (Langlois).

Bibliographie. — Sources : Digard, Faucon et Thomas, Registres de Boniface VIII. Paris, 1884 sq ; Potthast, liegesta Pontificum romanoriim, t. II, p. içj’î'i sq ; liaynald, Annales Ecclesiastici, années 1294 sq ; Dupuy. Histoire du différend entre le Pape Boniface VIII et Philippe le Bel ror de France. Paris, 1655 (avec les Preuves) ; Collections des Conciles de Mansi, t. XXIV et XXV, de Hardouin, t. VII.

Ouvrages : M. G. Digard prépare une thèse sur Philippe le Bel et le Saint-Siège. En attendant son apparition, on peut consulter les ouvrages suivants : Baillet, Histoire des démêlés du Pape Boniface VIII avec Philippe le Bel, Paris, 1718 ; E. Boutaric, La France sous Philippe le Bel, Paris, 1861 ; Drumann, Geschichte Bonifacius VIII, Kœnigsberg, 1862 ; Ilefele, Histoire des Conciles (trad. Delarc, t. IX, ou 2^ édition aliemande ; t. VI ; p. 28 1 sq) ; Hemmer, article Boniface VIII du Dictionnaire de Théologie catholique ; Jungmann, Dissertationes in Histor. Ecclesiast.. t. VI, p. 1 sq, Ralisbonne, 1886 ; Langlois, Philippe le Bel et Boniface F/// (Histoire de France de Ê. Lavisse ; t. III (II) ; p. 12’j sq) ; V. Leclerc et E. Renan, Histoire littéraire de la France, au XIV^ siècle, Paris, 1865 ; E. Renan, Etudes sur la politique religieuse du règne de Philippe le Bel, Paris, 1899 ; réimpression d’articles de l’Histoire littéraire de la France, t. XXV-XXVIl et t. XXX ; Rocquain, La Cour de Home et l’esprit de réforme avant Luther, t. II, Paris, 1896 ; Tosti O. S. B., Histoire de Boniface VIII, Paris, 1854.

II. La bulle Unam Sanctam ». — La bulle

« Unam Sanctam » de Boniface VIII est généralement

citée comme l’expression la plus audacieuse des

« doctrines tliéocratiques » du Moyen Age. Cette

Bulle, dont ([uelques auteurs ont à tort révoqué en doute Tant hentici té, figure au registre de Boniface VIII ; elle fut pronudguée, dans les circonstances rappelées plus haut, le 18 novembre 1302, dans un synode romain auquel assistaient environ quarante membres du clergé français.

Après avoir rappelé l’unité de la Sainte Eglise, corps mystique du Christ, le Pape déclare « que ce corps uniijue ne doit pas avoir deux têtes — ce serait monstrueux — mais une seule, le Christ, et le vicaire du Clirist, Pierre et ses successeurs, puisque c’est à Pierre que le Christ a dit : « Pais mes brebis « … Deux

glaives sont au pouvoir de l’Eglise, un spirituel et un matériel ; le second doit être manié^oar l’Eglise, le premier />ar l’Eglise ; le premier est dans la main du prêtre, le second dans la main du roi et de ses soldats, mais suivant la direction et la volonté du prêtre « ad nutum etpatientiam sacerdotis ». Le second glaive doit être soumis au premier, le pouvoir temporel soumis au pouvoir spirituel…La vérité l’atteste, le pouvoir spirituel doit diriger, instruire (/ « s^i/were), le pouvoir temporel, et le juger s’il prévarique, — si donc le pouvoir temporel s’égare, le spirituel le jugera ; si un pouvoii’spirituel inférieur s’égare, il sera jugé par son supérieur ; si le pouvoir spirituel suprême s’égare, il n’a pas de juge parmi les hommes, mais Dieu seul est son juge… Résister au pouvoir ordonné de Dieu, c’est résister à l’ordre divin, à moins qu’on ne veuille, comme les Manichéens, imaginer deux principes, ce qui serait faux et hérétique… Nous déclarons par conséquent à toute créature humaine, lui disons, définissons et prononçons, que son salut exige absolument sa soumission au Pontife romain. « Porro subesse Romano Pontifici omni humanæ creaturae decluramus, dicimus, defînimus et pronunciamus, omnino esse de necessitate salutis. »

Sur ces textes on peut remarquer :

1°) La conclusion, qui seule est une définition dogmatique, est tellement vague qu’elle peut s’entendre du simple pouvoir spirituel du Pape, auquel aucun catholique logique ne saurait refuser sa soumission.

2") La distinction des deux pouvoirs, spirituel et temporel, est formellement enseignée.

3") Etant donné le sens général de la Bulle, dont les dernières lignes forment la conclusion, et à laquelle elles se rattachent par la conjonction Porro, Boniface VIII entend bien affirmer dans le Pape un double pouvoir, spirituel, qu’il exerce par lui-même, temporel, qu’il exerce par les princes chrétiens. Mais ce second pouvoir, rien n’indique dans la Bulle qu’il s’exerce dans les matières purement temporelles, comme celui d’un suzerain sur ses vassaux. Tout au contraire, les arguments du Pape (unité du corps de l’Eglise, soumission de toutes les brebis du Christ à leur pasteur, supériorité du pouvoir spirituel sur le temporel) montrent qu’il considère le prince, non comme souverain temporel, mais comme membre de l’Eglise. A ce titre, le prince doit, comme tout autre fidèle, être soumis à la direction du Pape dans tous les cas où sa conscience est intéressée ; nombre de ses actes de gouvernement temporel tombent par là même sous cette direction. Tels sont, en particulier, ceux qui concernent les matières mixtes, c’est-à-dire celles où les intérêts de l’Eglise sont enjeu comme ceux de l’Etat (par exemple législation sur le mariage, l’éducation ) ; le prince ne peut, sous prétexte d’avantages temporels, violer en ces matières les lois de l’Eglise ou léser ses intérêts ; c’est ce qu’exprime Boniface par la célèbre métaphore des deux glaives dont l’un doit être soumis à l’autre.

4") Les mêmes doctrines se retrouvent nettement exprimées dans une foule de documents pontificaux depuis S. Grégoire VII ; les principes desquels elles découlent sont ceux mêmes que le Christ a énoncés en fondant son Eglise (cf. l’article PapautÛ’, Pouvoir indirect du Pape en matière temporelle). Parler de théocratie en appréciant la Bulle Unam Sanctam, c’est en fausser le sens, c’est oublier la distinction si nettement formulée par Boniface VIII lui-même au consistoire d’Anagni, en 1302. « Il y a deux pouvoirs ordonnés de Dieu… nous n’usurpons en rien la juridiction du roi. mais il ne peut nier qu’il nous est soumis, comme tout autrefidèle, rrt//o//t>/ ; etcfl//. »

BiBLiOGRAPiiiK. — Le texte de la Bulle Unam Sanc431

CABALE DES DEVOTS

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tam se trouve au complet dans le Corpus Juris, Extrav. comm. 1. I, titre 8 ; De major, et obed., c. I, Lipsiae, 1881 ; t. II ; col. I2115. Aussi dans Dupuy, Preuves, pr. 54- Les parties essentielles dans Denzinger ^<', 468-469. Pour le commentaire, voir Alf. Baudrillart, Des idées qu’on se faisait au XIV siècle siir le droit d’intervention du souverain Pontife dans les affaires politiques (Revue d’histoire et de littérature religieuses, 1898) ; F. Berclitold, Die Bulle Unani Sanctam (1887) ; F. Ehrmann, Die Bulle Unam Sanctam (1896) ; H. Hemmer, article Boniface VIII du Dictionnaire de Théologie catholique : Gard. Hergenrôlher, Katholische Kirche und christlicher Staat, Fribourg, 18'j6 ; Jungmann, Dissertationes, t. VI, p. 48 sq.

J. DE LA SeUVIÈRE.

BRUNO (GIORDANO).— Né en1548àNola, prcs de Naples, entra, à Tàge de quinze ans, au noviciat des Frères Prêcheurs. Accusé d’hérésie devant l’inquisition romaine, il jeta, dit-on, son accusateur dans le Tibre, quitta l’habit de l’ordre et s’enfuit (lô^ô). Après avoir erré en Italie, en France, en Angleterre, en Allemagne, successivement excommunié par les calvinistes de Genève, par les luthériens de Ilelmstadt, chassé de Londres, de Paris, de Strasboiu’g, il revint à Venise, où ses doctrines religieuses le compromirent de nouveau. L’Inquisition romaine le réclama, et, après quelcpies années de détention, il fut condamné à la dégradation et brîilé vif, à titre d’hérétique obstiné (17 février 1600).

Bruno excita peu de sympathies parmi ses contemporains, et, dans le courant du xvii' et du xviiic siècles, l’opinion des érudits qui s’occupèrent de sa personne ou de ses ouvrages lui fut franchement défavorable. De nos jours, au contraire, on exalte ses connaissances en mathématiques et en astronomie ; en philosophie, il a, dit-on, ouvert des voies nouvelles. Quant à sa mort, elle fut celle d’un martyr s’immolant au triomphe de la liberté de penser.

Il n’est pas besoin d’une grande perspicacité pour deviner les motifs de cet enthousiasme subit chez les ennemis de l’Eglise. Seulement leur choix a été malheureux. Les éloges sans mesure décernés au moine apostat ont provoqué l’examen critique de ses doctrines, et Bruno n’a rien à y gagner.

Quelle science a-t-il fondée, renouvelée, agrandie ? En philosophie, il adopte l’hypothèse panthéiste ; mais elle était connue et même réfutée longtemps avant lui. Il n’a même pas le mérite d’avoir exposé ses erreurs avec méthode et clarté. Spaventa (Saggi di critica filosofîca, 1867, t. I, p. 142) le traite, il est vrai, de grand philosophe ; mais il a la bonne foi d’avouer que ses œuvres exhalent un insupportable ennui ; Brucker (iï/s/or/a critica philosophiae, 1744>

t. V, p. 12) déclare qu’elles sont écrites d’une manière si obscure, que l’auteur lui-même n’en comprenait probablement pas le sens. Bayle le regarde comme

« un homme de beaucoup d’esprit, qui employa mal

ses lumières » (Dictionnaire historique, art. Brunus). Un autre historien de la philosophie reconnaît que, n’eût été sa mort violente, on ne se souviendrait plus de lui. « Les flammes qui consumèrent son corps embaumèrent son nom » (Lewes, History ofphilosophy, 1880, t. II, p. 101).

En astronomie, il a exprimé quelques idées neuves et justes ; mais il n’a point approfondi cette science dont il savait, selon Barbieri (Notizie dei matematici e filosofi napolitani, p. 119), ce qiii est nécessaire pour enseigner la sphère ; Bailly (Histoire de l’astronomie moderne, t. V, p. 53 1) le regarde comme un novateur téiuéraire, égaré par son imagination. Voilà, certes, des juges peu suspects, protestants ou sceptiques, qui s’accordent à refuser à Bruno la haute valeur intellectuelle qu’on lui attribue gratuitement de nos jours. On lui a su gré surtout d’avoir épousé avec fougue les idées de Copernic sur le mouvement de la terre, idées que Galilée allait reprendre avec l'éclat que l’on sait.

Il est vrai qu’il a été exécuté au Champ de Flore. Cette exécution avait été révoquée en doute ; mais la publication, en 1869, d’un passage d’Avvisi di Borna (manuscrits de la bibliothèque vaticane, fonds Urbino, n » 1068), et, en 1875, d’un autre passage, tiré aussi d’un recueil d’Avvisi, a dissipé toutes les incertitudes. Giordano Bruno a donc été exécuté ; mais, avant de l’honorer comme un mai’tyr, il convient d’examiner la cause pour laquelle il est mort. C’est la cause de l’athéisme, auquel le panthéisme conduit logiquement en supprimant la personnalité divine ; c’est la négation du libre arbitre et de l’immortalité de l'àme ; c’est la rupture des vœux par lesquels il s'était librement consacré à Dieu. Il appartenait à la classe de ces malfaiteurs intellectuels, pour qui notre époque est si indulgente, mais que nos pères avaient le bon sens de châtier plus sévèrement que les criminels vulgaires.

Cf. Berti, Vita di Giordano Bruno, Turin, 1868 (précieux à cause des documents inédits, mais beaucoup trop favorable" aux idées de Bruno) ; Balan, Giordano Bruno, Bologne, 1886 ; Previti, Giordano Brunoe i suai tempi, Prato, 1887 (ouvrage estimable ; l’auteur a réimprimé les documents publiés par Berti) ; H. de l’Epinois, Jordano Bruno, d’après les nouveaux documents et les récentes publications, dans la Revue des questions historiques, t. XLIl, 1887, p. 180-191 ; John Gérard, dans le Month, juin 1908, p. 578-582 ; P. Duhem, Essai sur la théorie physique, de Platon à Galilée, p. 119, Paris, 1908.

[P. GUILLEUX.]

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