Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Aumone

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 168-172).

AUMONE. — I. Notion de l’aumône. — II. Précepte de Vaumône. — III. Titre du pauvre à l’aumône. — IV PnJo < : nninl ^o l’aumôue. — V. Objections

IV. Bôle social de

contre l’aumône.

l. — L’aumône peut signifier soit le secours accordé à l’indigent, soit l’acte humain d’où procède ce secours. Dans la théologie catholique, ce mot est réservé à un acte de vertu chrétienne, , et, d’après saint Thomas, l’aumône consiste à donner au pauvre par compassion et pour l’amour de Dieu : « Opus quo dutur aliquid indigenti ex compassione propter Deum. « (S. Thom., 2" 2="^, q. 32, a. I.) L’aumôme s’étend donc à tous les besoins du corps, comme à ceux de l’àme ; elle comprend les œuvres de miséricorde spirituelle et les œuvres de miséricorde corporelle ; mais ce sont ces

dernières qu’on a principalement en vue : donner à manger à ceux qui ont faim, à boire à ceux qui ont soif, vêtir les pauvres, recevoir les voyageurs, visiter les malades, soulager les prisonniers, ensevelir les morts.

L’aumône tire sa valeur morale du motif qui l’inspire, et pour être chrétienne elle doit prendre sa source dans l’amour du prochain. Par un mouvement naturel, la détresse du pauvre émeut l’àme, mais pour se terminer en l’acte de vertu chrétienne qu’est l’aumône, cette émotion doit provenir aussi de l’amour du prochain. Comme d’ailleurs la charité envers les hommes n’est pas différente, dans la vie chrétienne, de la charité envers Dieu, il s’ensuit que l’aumône chrétienne doit avoir pour motif ultime l’amour de Dieu. C’est ce que saint Thomas exprime en ces termes : « . L’aumône est un acte de charité provoqué par la miséricorde. » Actus cliaritatis mediantemisericordia. Delà découlent plusieurs conséquences dignes d’être notées.

Donner au pauvre par compassion purement sensible, parfois même instinctive, pour éviter, par exemple, la triste vision de la souffrance humaine, cet acte, bien qu’il ne soit pas coupable, ne saurait être compté parmi les actes de vertu. Il n’est même pas rare de voir l’aumône inspirée par des motifs répréhensibles, telsque lavanité, l’orgueil, la cupidité. Certaines fêtes soi-disant de charité, occasions de plaisir et d’ostentation pour les donateurs, laissent souvent après elles l’envie et la haine chez les malheureux. De fastueuses souscriptions annoncées et vantées dans les journaux mondains témoignent plutôt de la fortune que de la charité du « généreux i)ienfaiteiir)<. Enfin, parce que l’aumône chrétienne est fille de la charité, il s’ensuit qu’elle est non seulement un secours matériel, mais encore et surtout le don de quelque chose de soi, un rapprochement des cœ’urs, une communion des âmes dans le Père qui est aux cieux.

II. — L’aumôneestl’objet d’un précepte très souvent inculqué dans les Livres saints, et manifesté d’ailleurs par la simple loi naturelle.

Fais des aumônes avec ta fortune et ne détourne pas tes regards du pauvre (Tob., iv,’j). De ce qui vous reste faites l’aumône (Luc, xi, 41)* Refuser l’aumône, c’est violer le droit du pauvre (Eccl., iv, j), blesser la charité divine (I Joan., 111, l’j), s’exposer à la colère divine (Jac, 11, 13 ; Prov., xxi, 13). L’aumône sera récompensée (Psalm., xl, 2 ; Tob., iv, 7), elle procure un trésor au ciel (Matt., xix, 211), délivre de la mort (Tob., xii, g), purifie des péchés (Dan., iv, 24), délivre du mal (xxix, 15). Abandonner ses biens aux pauvres, pour endjrasser la pauvreté volontaire, est loué comme un état de perfection, comme un conseil évangélique (Matt., xix, 21). Ce qui est donné au pauvre doit être regardé comme donné à Dieu même (Matt., XXA’, 40).

L’accomplissement de ce devoir est présenté comme la norme du jugement dernier (Matt., xxv, 35-40).

On apporte parfois pour établir le précepte de l’aumône le texte de saint Matthieu (xxvi, 6-13), dans lequel, pour louer la charité de Marie-Madeleine répandant des parfums sur les pieds du Sauveur, il est dit : « Cai* les pauvres, vous les aurez toujoui’s parmi vous, mais moi vous ne m’aurez pas toujours. » Or ces paroles ne se rapportent pas aux chrétiens du XX® siècle, Jésus s’adresse aux juifs, et plus spécialement, au dire de saint Jean qui raconte le même épisode, à Judas Iscariote. Il leur reproche doucement leur manque d’amour, alors qu’ils savent c{ue bientôt ils ne le reverront plus. D’ailleurs, il est à remarquer que le futur : vous aurez (fréquemment employé dans les versions françaises) ne se trouve pas dans le texte authentique. Le texte grec et la vulgate portent l’un m

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et l’autre : ^’Oiis a’ez ; et cela non pas seulement dans saint Matthieu, mais aussi dans saint Marc au chapitre XIV et dans saint Jean au chapitre xii, qui tous deux racontent le même épisode.

Par son exemple Jésus-Christ a montré en quelle estime il tenait l’aumône et la pauvreté. Le divin Sauveur a apparu sur cette terre pauvre et besogneux (II Cor., vui, 9), il est né dans une crèche étrangère au milieu d’une extrême pauvreté (Luc, 11, 9), pendant sa vie mortelle il a souvent reçu l’aumône (^latt., viu, 20). — Dès sa naissance l’Eglise s’est empressée de suivre l’exemple et les leçons de son divin fondateur. Les apôtres travaillent à égaliser les besoins et les biens (Act., 11, ! tb), instituent les agapes fraternelles (I Cor., XI, 21), ordonnent des collectes parmi les fidèles (I Cor., xvi, i ; Rom., xv, 26 ; II Cor., vui et IX ; Act., xi, 29), contient les pauvres aux soins des diacres (Act., vi, 3).

Les témoignages des Pères de l’Eglise concernant le devoir de l’aumône sont nombreux et décisifs. Parfois même certaines expresssions énergiques semblent dépasser la mesure, et l’on ne saurait les prendre au pied de la lelti-e sans faire tomber ces écrivains ecclésiastiques dans des contradictions manifestes. Parlant moins en juristes qu’en moralistes, ils voulaient par ces expressions à l’emporte-pièce flétrir la conduite indigne des mauvais riches et inculquer fortement la nécessité de l’aumône. Le superflu du riche est le nécessaire du pauvre, aussi posséder le superflu, c’est retenir le bien d’autrui (S. AuG., in Psalm. cxlvii, 12). — Les riches tuent autant de pauvres, lorsqu’ils gardent par devers eux les moyens de soustraire ceux-ci à la mort (Grég. Magn., De past. cura, 111, 22). — Tu ne donnes pas au pauvre ce qui est à toi, mais tu lui rends ce qui lui appartient ; car tu t’es arrogé ce qui a été destiné à l’usage commun de tous. La terre appartient à tous, et pas seulement aux riches (Ambr., De Nahuth. Jesraelita, 1, n. 2). — C’est une grave faute pour toi de laisser ton prochain dans la misère ; tu sais qu’il est privé du nécessaire, qu’il souff"re de la faim, qu’il est dans le besoin, tu sais qu’il a honte d’avouer sa détresse et tu ne le secours pas, c’est une grande faute (Ambr., De Offic, 1, 30). — Lorsque tu possèdes plus qu’il n’est nécessaire pour la nourriture et le A’êtement, donne le superflu au pauvre, et sache bien qu’en cela tu n’es que débiteur (Hiero.v., Epist. ad Iledibiam). — Le pain qui te reste en superflu appartient au pauvre, le vêtement que tu gardes inutile dans ta chambre appartient à ceux qui sont nus, ces cliaussures que tu laisses moisir appartiennent aux malheureux qui sont pieds nus, l’argent qui ne te sert pas appartient aux besogneux, tu fais donc tort aux pauvres que tu pourrais aider (Basil., Serm. in Lucam., xii, 13).

A ces enseignements, l’Eglise est toujours restée fidèle. Elle a réliabilité le pauvre à ses propres yeux et aux yeux même du monde étonné, au point que saint François d’Assise, le grand réformateur du xiii « siècle, ne voulait d’autre épouse que dame Pauvreté, et que, au milieu du rayonnement de gloire du règne de Louis XIV, Bossuet ne craignait pas de parler de l’éminente dignité des pauvres et alïirmait énergiquement que les riches n’entreraient après leur mort dans le royaume de Dieu, que si durant leur vie ils avaient fait la cour aux pauvres.

L’histoire nous fournit les types les plus variés et pour ainsi dire les plus opposés de sainteté. Mais un trait cependant leur est commun, tous les saints ont aimé les pauvres. Les grands chrétiens, même ceux que leurs goîits, leur tempérament, leur vocation propre oaraissent devoir attirer ailleurs, ont toujours eu >our les membres soufl"rants de Jésus-Christ une

tendresse privilégiée qui est comme le parfum do toutes les vertus chrétiennes. Pascal, le mathématicien, le philosoj^he dont le génie semblait comme dégagé d’un corps inûrme, suppliait, quelques semaines avant sa mort, qu’on le portât à l’hôpital ; et comme on refusait sa demande, il obtint cependant qu’on lui donnât la compagnie d’un pauvre malade que les siens acceptèrent de soigner avec les mêmes égards que lui-même.

L’assistance du prochain est donc une des lois fondamentales du christianisme ; mais la droite raison nous en montre aussi le devoir.

La pente de notre nature nous porte à aimer notre prochain, à cause de la communauté de race qui nous unit. Le premier effet de cette prescription natvu’elle, c’est de subvenir aux besoins de l’indigent, lorsque cela est en notre pouvoir (S. Thom., 2. 2", q. 32, a. 5). Par conséquent c’est à tort que l’on reproche aux catholiques de fonder l’obligation de l’aumône exclusivement sur l’unité d’origine de l’espèce humaine, sur le dogme de la création, ou sur la paternité divine. Quoi qu’il en soit de l’origine des choses, tous les hommes, par cela même qu’ils sont hommes, font partie du même tout organique qu’est le genre humain et donc doivent s’entr’aider. C’est un devoir d’humanité.

En outre, la bienfaisance est le correctif nécessaire du droit de propriété individuelle.

Suivant l’ordre naturel, établi par Dieu, tout homme qui naît ici-bas a le droit de vivre des fruits de la terre. Mais pour que cet ordre produise ses effets, il n’est pas nécessaire que la terre reste en commun. Cette communauté, au lieu de la richesse pour tous, amènerait la misère universelle : la production abondante étant impossible sans le stimulant de l’intérêt privé. Ce qu’il faut, c’est que nul ne soit exclu de la jouissance de ce que la terre produit, et ce but est atteint par la bienfaisance, en vertu de laquelle le riche distribue aux pauvres son superflu. Telle est rhai’inonie du plan divin. Si la propriété privait une partie du genre humain de ses moyens de subsistance, ce serait certainement un désordre ; mais il n’en est pas ainsi, puisqu’elle est étroitement unie au devoir de l’aumône qui impose à celui qui est dans l’abondance l’obligation de venir en aide, au moyen de son superflu, à celui qui est dans l’indigence. Tel est sur ce point l’enseignement de saint Thomas. « Ce qui est de droit humain, dit-il, ne saurait déroger à ce qui est de droit naturel ou de droit divin. Or, suivant l’ordre naturel établi par la divine Providence, les choses matérielles inférieures sont destinées à subvenir aux nécessités de l’homme. Et de la sorte, la division des biens et leur appropriation d’après le droit humain ne peuvent faire obstacle à ce que l’on s’en serve pour subvenir aux besoins de l’homme. Aussi le superflu des uns revient de droit naturel^ ex naturali jurel au soutien des pauvres » (S. Thom., 2. 2, q. 66, a. 7). Enfin dans l’Encyclique Rcrum novarum, Lkox XIII expose admirablement cette doctrine catholique.

<i Si l’on demande en quoi il faut faire consister l’usage des biens, l’Eglise répond sans hésitation : Sous ce rapport l’homme ne doit pas tenir les choses extérieures comme prii^ées, mais bien comme communes, de telle sorte qu’il en fasse part facilement aux autres dans leurs nécessités. C’est pourquoi V Apôtre a dit : Dii’itibus hujus saeculi praecipe… facile tribuere, communicare fordonne aux riches de ce siècle de donner facilement, de communiquer leurs richesses). Nul assurément n’est tenu de soulager le prochain en prenant sur son nécessaire ou sur celui de sa famille, ni même de rien retrancher de ce que la bienséance ou les convenances imposent à sa

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personne. A’ul, en effet, ne doit vivre contrairement aux convenances (S. Thom., 2. 2, q. 65, a. 2). Mais dès qu’on a suffisamment donné à la nécessité et au décorum, c’est un devoir de verser le superflu dans le sein des pauvres. C’est un devoir, non pas de stricte justice, sauf les cas d’extrême nécessité, mais de charité chrétienne, un devoir jîar conséquent dont on ne peut poursuivre l’accomplissement par les voies de la justice humaine. »

Il est important de préciser en quel sens le devoir de l’aumône, en cas de nécessité extrême, ressortit à la stricte justice. Sinon on arriverait à des conclusions exorbitantes, comme celle-ci : celui qui n’aurait pas donné sera tenu en justice de réparer tout le dommage provenant de son omission. L’extrême nécessité donne à l’indigent le droit de s’approprier la chose d’autrui, pour autant que l’exige la nécessité urgente. Mais le propriétaire n’est pas tenu en justice à donner cette chose, il n’est soumis qu’à un devoir de charité. D’autre part, lorsque le nécessiteux usant de son droit a fait acte d’appropriation, le propriétaire ne saurait sans injustice s’opposer à l’exercice de ce droit ou reprendre la chose. La pauvreté et la nécessité extrême ne confèrent pas immédiatement le droit de propriété à l’indigent sur les choses appropriées, elles ne sont que la condition nécessaire de l’exercice de ce droit.

Pai’le fait de l’extrême nécessité, le pauvre a un titre juridique qui lui permet de devenir par l’occupation propriétaire des choses indispensables à son existence. Tout se passe donc comme si ces choses étaient nullius, non pas sans doute d’une manière universelle, mais relativement au droit supérieur du pauvre à l’existence. (Comp. de Lugo, De jure et justifia, disp, XVI, sect. 7, n’^ 143.)

m. — Le devoir de l’aumône suppose dans le donateur un superflu et dans le donataire une nécessité. Le superflu est double, savoir le superflu de la vie, ou l’excédent qui dépasse les besoins ordinaires de l’existence, et le superflu de la condition, ou l’excédent des dépenses que demande la condition, l’état ou le rang social de quelqu’un. Cet excédent qui constitue le superflu dans les deux ordres a pour limite inférieure la dépense et l’épargne convenables pour subvenir aux besoins présents et futurs de la famille, quand il s’agit d’un chef de famille ou de ceux qui se préparent à le devenir.

La nécessité qui constitue pour l’indigent le titre à l’aumône s’échelonne sur trois degrés : la nécessité extrême, la nécessité grave et la nécessité commune.

En cas de nécessité extrême, on doit prendre, si le prochain ne peut être autrement secouru, non seulement sur son superflu, mais sur le nécessaire de son rang, parce qu’on doit préférer la vie du prochain au maintien intégral de sa condition. Tout homme réduit à l’extrême nécessité, peut s’approprier ce qui est indispensable pour se sustenter, le droit de propriété étant limité par le droit supérieur de ne pas mourir de misère.

En cas de nécessité grave ou de nécessité commune, on doit en général secourir les indigents avec le superflu de son rang. Il est à remarquer que le superflu du rang a une extension assez large et qu’il est extrêmement dilTicile d’en déterminer les limites exactes. Dans cette situation perplexe, la religion Tient en aide et l’amour tranche le problème. *^ Audessus des jugements des hommes et de leurs lois, dit Léon XIII, il y a la loi et les jugements de Jésus-Christ notre Dieu, qui nous persuade de toutes les manières de faire habituellement l’aumône » (Encyc. lierum Novarunî).

Quelle est la nature de l’obligation imposée au

riche de faire l’aumône ? Sauf le cas d’extrême nécessité, c’est une obligation non de stricte justice, mais de charité ; une obligation qui ajjpartient à la catégorie des devoirs moraux et non des àevoiTs juridiques. De ce devoir l’homme est responsable devant Dieu et devant sa conscience, et non pas devant la justice humaine. On dira peut-être que l’obligation de donner le superflu aux pauvres confère à ceux-ci le droit de s’approprier ce superflu. Cela n’est pas à craindre, parce que — sauf le cas de nécessité extrême — le droit de l’indigent au superflu du riche est un droit imparfait et indéterminé. Le superflu en efl"et est dû aux pauvres en général, et non à tel pauvre en particulier, et comme il ne peut évidemment subvenir aux besoins de tous, c’est à la liberté du riche qu’est laissé le soin de décider à qui dans la foule des pauvres il donnera de préférence.

Les paroles de Léon XIII citées plus haut : « C’est un devoir de verser le superflu dans le sein des pauvres », prises au pied de la lettre, sembleraient indiquer que le superflu tout entier doit être distribué en aumônes. Mais l’opinion la plus commune des théologiens, suivant sur ce point la doctrine de saint Alph. DE LiGuoRi (liv. III, n" 82 et ss.), admet simplement que d’une manière générale le superflu des riches doit contribuer à l’entretien des pauvres. On peut donc interpréter les paroles de Léon XIII, conformément au sentiment commun des théologiens moralistes.

On s’est demandé quelle était pour le riche la natiu’e de l’obligation de faire l’aumône, en cas de nécessité commune. Obligation grave ou légère sous peine de péché mortel ou de péché véniel ? II semble bien que le précepte de l’aumône, d’une manière générale, comporte une obligation grave. Il s’agit en effet de la fin même de la possession des richesses suivant le plan divin, il s’agit de l’intérêt commun du genre humain, en un mot : la matière du précepte est grave en soi. Ainsi, commettrait une faute grave le riche qui jamais, en aucune circonstance, ne viendrait d’une manière quelconque au secours des indigents.

Un bon nombre des objections soulevées contre l’aumône s’applique à l’aumône mal faite, elles tombent d’elles-mêmes si l’on examine avec soin les conditions que doit remplir l’assistance du prochain.

IV. — Le devoir de l’aumône doit s’accomplir avec prudence et intelligence, car il est certain que la charité la plus généreuse, mais exercée sans discernement, perd une partie de ses ressources à entretenir et à multiplier les professionnels de la mendicité. Le rôle propre de l’aumône, c’est d’être un remède accidentel et transitoire pour celui qui est momentanément incapable de se procurer les moyens d’existence. Ainsi, d’une manière générale, l’aumône ne devrait pas s’adresser à l’ouvrier valide, qui doit pouvoir gagner son pain et non pas le mendier. Il appartient à la charité de secourir les misères, et il appartient à une bonne organisation sociale de prévenir la misère.

Donner l’aumône sans critique, c’est favoriser la mendicité et l’oisiveté. Il importe donc de ne consentir un secours qu’après avoir examiné aA’ec soin la situation particulière de l’indigent. Pour cela il faut organiser la chaiùté. Les aumônes isolées peuvent être nuisibles, si elles sont faites sans plan, sans discernement. Souvent un mendiant importun sera large-, ment secouru, tandis que le pauA’re honteux, bien plus digne d’intérêt, sera laissé de côté. Or dans les villes le particulier est reirement en état de connaître exactement la situation besogneuse de celui qui demande l’aumône. L’association se chargera efficacement de ce soin. En outre elle sera l’intermédiaire entre les 325

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différentes institutions de bienfaisance fondées par l’initiative privée, par l’Eglise ou par l’Etat, elle répartira les ressources de manière à éviter le gaspillage et le double emploi, enfin elle compensera la pénurie de certains établissements avec le superflu des autres, de manière à donner à la charité son maximum d’effet.

Or"-anisée, l’aumône doit être universelle. D’après la conception moderne, tout malheureux a droit d’être secouru, parce qu’il est homme, et non seulement parce qu’il appartient à tel parti, à telle confession religieuse, ou parce qu’il est le citoyen d’une commune ou d’un Etat déterminés. Telle est aussi la doctrine catholique, d’après laquelle le précepte de l’aumône, comme celui de la charité, n’exclut personne, ni les ennemis, ni les pécheurs, ni les infldèles (Rom., xii, 20 ; Luc, vi, 30 ; Matt., a-. 40). On voit donc combien est injuste le reproche d’exclusivisme lancé contre la charité catholique.

Ajoutons cependant que l’Eglise, tout en n’excluant personne, a le droit, comme tout autre, d’avoir ses préférences, de suivre un ordre dans ses chcirités.

C’est à la famille qu’il appai-tient d’abord d’aider ses membres dans le besoin ; c’est à la fois un devoir moral et une exigence de l’ordre social. Le bienfaiteur devra donc, avant de secourir un malheureux, s’adresser aux proches parents pour leur rappeler leur devoir de piété filiale et c’est seulement à défaut de ceux-ci qu’il fera appel à la bienfaisance privée ou publique. Il y a des crèches pour secourir les enfants des ouvrières de fabrique, des asiles pour hospitaliser les vieillards incapables de gagner leur vie, mais on peut affirmer sans hésitation que c’est là un mal nécessaire. Dans un ordre social normal, les enfants et les vieux parents doivent être soignés au fojer familial.

Tout en étant individuelle, l’aumône n’en a pas moins un rôle social, parce qu’elle contribue à adoucir les contrastes et les conflits qui existent dans la société par l’inégale distribution des biens de la terre. La bienfaisance doit donc s’efforcer de combattre les causes de la misère, de réparer, de guérir et de préserver. Cette idée féconde a donné naissance à de multiples formes modernes de la charité : l’assistance par le travail, les jardins ouvriers, les « gouttes de lait », les œuvres innombrables de mutualité et d’assurance. Pai’ce que l’aumône doit être pour le malheureux un principe de relèvement, l’aide spirituelle est non moins nécessaire, et, dans un sens très vrai, plus nécessaire que le secours matériel. Aussi bien la charité chrétienne a ce grand avantage sur l’assistance publique, qu’elle agit sur les sentiments du pauvre et du malade, qu’elle anime le courage, fortifie l’espérance, console la tristesse, provoque et dirige l’effort personnel.

V. — Contre l’aumône, des attaques de nature diverse se sont élevées ; plusieurs d’entre elles portent contre la charité inintelligente et défectueuse dont nous avons signalé les abus ; nous ne nous y arrêterons pas.

Les disciples d’Herbert Spencer blâment l’aumône, sous prétexte (juellc détruit la misère, résultat nécessaire de la lutte pour l’existence. « La pauvreté des incapables, écrit II. Spencer, la détresse des imprudents, le dénuement des paresseux, cet écrasenu-nt des faibles contre les forts qii laisse un si grand nombre dans les bas-fonds de la misère, sont les décrets d’une l » ienveillance immense et prévoyante. » Cette hideuse conception lualérialiste de la société ne repose sur aucun l’ondemenl sérieux ; mais la lutte pour l’existence parmi les iiomuies reste subordonnée aux lois de la morale et de la justice, et conditionnée par le libre arbitredcscréatures raisonnables.

D’après certains économistes de l’école libérale

— MM. DE MoLiNARi et Yves Guyot — : « Le défaut le plus grave de la charité soit publique, soit privée, c’est d’affaiblir le ressort de la responsabilité individuelle et d’encourager l’imprévoyance. » Assurément, lorsque l’aumône s’adresse à des pauvres capables de gagner leur vie et qui ne veulent pas travailler, ou encore lorsqu’elle s’exerce sans discernement, d’une manière automatique, ce reproche peut être fondé. Mais il ne s’applique pas à la charité chrétienne qui agit avec prudence et intelligence.

« La charité, dit-on encore, n’est qu’un déplacement d’égoïsme, sans que celui-ci baisse dans l’ensemble. » La charité mondaine, celle qui est fille de l’amour-proiire, recherche le faste et l’ostentation… soit ! Mais, encore une fois, telle n’est pas l’aumône chrétienne. Le chrétien donne par amour du prochain et de Dieu, et cet acte, bien loin d’être de l’égoïsme, n’est que la floraison de l’altruisme, s’il est permis de donner cette appellation moderne à l’antique charité.

Enfin les socialistes de toute nuance déclarent que l’aumône est un outrage à la dignité de l’homme : « Quand bien même la bienfaisance privée pourrait suffire à l’endiguement du paupérisme, nous protesterions encore au nom de la dignité humaine. » L’aumône chrétienne, celle que nous avons décrite plus haut, ne saurait blesser la dignité humaine, parce que précisément elle est un effet de l’amour du prochain. Au point de vue chrétien, le pauvre est l’égal et le frère du riche et sa dignité est relevée d’autant qu’il est l’image vivante du Christ pauvre et souffrant.

Le socialisme — collectivisme ou socialisme d’Etal

— proclame le droit à l’assistance, et il regarde comme une injure pour le pauvre le fait de recevoir à titre de libéralité privée le secours auquel il a un droit strict. Absolu et universel, le droit à rassistance. dans la conception socialiste, répond à la formule classique « à chacun selon ses besoins ». Mais ne voit-on pas que le rôle de l’Etat, unique pourvoyeur des nécessités de chacun, aurait infailliblement pour résultat « d’affaiblir le ressort delà prévoyance individuelle et d’encourager l’imprévoyance » ?

Une théorie diamétralement opposée au programme socialiste confère à la charité privée le monopole de l’assistance. Suivant les principes du libéralisme économique, l’introduction dans notre droit public du droit à l’assistance (conditionnel et limité) et le rôle conféré à l’Etat ou à ses organes administratifs, départements et communes, dans l’application de la loi, constitue en réalité un monstrueux abus de pouvoir.

Certains sociologues ou hommes politiques combattent également le droit de l’assistance au nom de l’Eglise, qui a, selon eux, le droit primordial d’assurer les plus grosses charges de la bienfaisance, cl condamnent au nom du droit chrétien la prétention de l’Etat à « imposer d la charité, soit « directement » soit sous forme de’< taxes « .

Ainsi la grande objection moderne contre l’aumône prend sa source dans le droit à l’assistance et la solidarité sociale. Si en effet lindigent a un droit strict au secours, si à ce droit correspond une dette de la part de la société, il est é^ident que l’aumône n’a plus de raison d’être. Voilà pourcpioi nous devons rechercher avec soin si ce droit existe, quels en sont les fondements et les limites, s’il est universel au point d’exclure l’aumône. Pour réfuter l’objection, il importe de définir exactement la question.

Il ne s’agit pas de méconnaître le rôle magnificpie joué par l’Eglise dans le domaine de l’assistance, dont elle fut même chargée à peu près exclusivement durant tout le moyeu âge. Il est hors de doute que « l’éminente dignité des pauvres dans l’Eglise » leur assure plus efficacement que tous les moyens juridiques du monde, cette charité entendue au sens le plus élevé du mot, qui seule sait aller au delà de la stricte justice et apporter en plus du secours matériel l’amour vrai, sincère et ingénieux, qui ne se trouve pas derrière les guichets de la caisse de l’assistance publique. Pendant toute la durée du moyen âge, l’Eglise fut chargée exclusivement du soin de l’assistance. Encore faut-il remarquer que fréquemment le souverain intervenait pour prendre à sa charge une notable partie des dépenses et même pour fonder directement des œuvres dont il donnait la gestion à des religieux. Mais ce monopole de fait tenait à des raisons historiques et sociales. A cette époque, l’Eglise était encore la seule institution suffisamment forte, possédant assez de biens et se trouvant à l’abri de toutes les vicissitudes du temps pour se charger d’une façon permanente d’un pareil service. Que par la suite, à partir du xvie siècle, l’Etat, désireux de prendre l’assistance sous son contrôle et sa direction, se soit trop souvent montré brutal et ingrat vis-à-vis de l’Eglise, c’est certain. Que de nos jours notamment les bureaux de bienfaisance soient devenus des moyens de pression sur les consciences, cela n’est, hélas ! que trop vrai. Cependant ces faits, profondément regrettables, je le répète, laissent intacte l’importante question que voici : La société civile a-t-elle, par le fait même qu’elle est la société, une dette juridique à acquitter vis-à-vis de certains de ses membres pauvres, incapables de travailler et privés de ressources ?

Or quels sont en matière de bienfaisance les devoirs et les droits du pouvoir public ? D’une manière générale, l’Etat doit non seulement protéger les droits des citoyens, mais aider à l’exercice de ces droits et suppléer les activités sociales, lorsque le bien de la société le réclame. Delà découle le double rôle du pouvoir dans l’ordre de la bienfaisance : 1° protéger, 2° suppléer, un devoir de protection et un devoir de supplément : protection pour les institutions de charité qui se sont développées dans le sein de la société par les soins de particuliers ou de l’Eglise, supplément pour la création de celles qui feraient défaut et à la création ou la conservation desquelles les particuliers ou l’Eglise ne pourraient suffire.

Ceci posé, lorsqu’il s’agit de malheureux incapables de travailler — invalides ou vieillards — l’Etat a l’obligation morale de les empêcher de mourir de faim ou de maladie. Ne doit-il pas protéger le droit primordial des citoyens à l’existence ? Toutefois ce devoir d’assistance ne confère pas au malheureux un droit juridique. C’est le propre de la loi de transformer du côté de l’Etat l’obligation morale en devoir juridique, et du côte du pauvre le droit imparfait en droit juridique, dont il peut poursuivre l’exécution devant les autorités compétentes. Alors le pauvre a une véritable créance sur l’Etat, il devient un ayant droit. Une telle loi est-elle juste ? Oui, car l’Etat peut, quand le bien commun de la société l’exige, transformer une obligation morale en obligation juridique. C’est ainsi, par exemple, que la loi prescrit aux enfants de nourrir leurs parents dans le besoin, et donne à ceux-ci une créance alimentaire sur leurs enfants. Mais si le pauvre n’a plus de famille ou que celle-ci soit elle-même dans la misère, dans ce cas extrême la société doit intervenir et se substituer à la famille incapable ou absente. Elle le fera pour protéger le droit du malheureux à l’existence, et parce que le bien commun de la société demande qu’on ne laisse pas mourir de faim les citoyens.

D’après ces explications, il n’est plus question d’une charité imposée par l’Etat contre tout droit et toute justice. Il s’agit d’une obligation propre à l’Etat, qui en tant qu’organe social a des devoirs vis-à-vis des personnes qui vivent en lui. Sans doute, pour s’acquitter de ces devoirs, l’Etat n’a pas d’autre moyen que l’impôt, mais en le percevant dans ce but il n’impose point aux citoyens la pratique de la charité vis-à-vis d’autres citoyens. Il s’adresse à eux comme membres de la société, ayant le devoir de contribuer à l’acquittement des charges de cette société et à la marche des services publics. Ce n’est pas du tout la même chose.

En même temps on limite l’action de l’Etat au cas d’extrême nécessité, puisque les principes sociaux veulent qu’apparaissent à la fois le droit à la vie et la nécessité de substituer l’Etat à la famille. Enfin sous le régime du droit à l’assistance limité et conditionnel, les droits de l’Eglise et de la charité privée ne subissent aucune atteinte. L’Etat a une obligation à sa charge personnelle, obligation nettement déterminée. S’il prétend sortir de ces limites en monopolisant la bienfaisance, en entravant l’exercice de la charité privée, il commet une injustice. Qu’on ne dise pas que l’intervention de l’Etat ainsi entendue rendra inutile la charité privée, car celle-ci aura toujours l’assistance des pauvres honteux, souvent si dignes d’intérêt, le soin des malades qui ne veulent pas ou ne peuvent pas aller à l’hôpital, le soulagement de la misère pendant les délais requis pour la mise en vigueur du droit à l’assistance, etc., etc. D’ailleurs le terrain de la justice déterminée par la loi est extrêmement restreint, il comprend seulement le minimum nécessaire pour ne point mourir de faim, au delà s’ouvre le champ illimité de la charité.

L’idée de droit à l’assistance a été dégagée seulement de nos jours, elle se formule dans les revendications populaires et tend de plus en plus à pénétrer dans les diverses législations des peuples civilisés. Si pour les uns elle tire son origine d’une vague notion de solidarité, si pour les autres elle est un produit du socialisme, elle trouve dans les principes sociaux du catholicisme sa justification, sa limite et partant sa sauvegarde. Ici encore la doctrine catholique, loin d’arrêter le progrès social, le favorise au contraire et s’y adapte merveilleusement.

Ch. Antoine.
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