Dictionnaire analytique d’économie politique/Préface



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L’économie politique, long-temps égarée par l’esprit de système, n’a plus à déplorer de funestes écarts, depuis qu’elle a pris pour guide et pour régulateur l’observation, l’expérience et la raison, ces sources fécondes et inépuisables des connaissances humaines. Dans cette nouvelle direction, elle a fait des progrès si rapides, qu’elle est arrivée bien près du but, si elle ne l’a pas atteint. L’immortel ouvrage d’Adam Smith a, pour ainsi dire, créé la science d’un seul jet, il l’a assise sur des fondemens si solides, que les nombreuses modifications qu’elle subit depuis trente années sur plusieurs points essentiels, ne l’ont point ébranlée. Comme l’or s’épure aux feux du creuset, la critique a donné plus de relief et de lustre à la science économique. Malgré la fragilité de quelques parties de ses matériaux, elle est parvenue à toute la certitude des sciences morales et politiques. Ses doctrines sont à présent si bien établies qu’on ne peut, sans les connaître ; prendre part à la direction des affaires, des intérêt et des prospérités des peuples. Il est même permis de croire qu’à mesure que ces grands objets occuperont davantage l’attention générale, elle prendra place parmi les connaissances que les esprits cultivés ne peuvent pas ignorer. Il est impossible que dans un siècle de lumières, elle n’obtienne pas toute la considération qu’elle mérite par son importance et son utilité.

L’objet spécial de l’économie politique est investigation du phénomène de la richesse moderne, de sa nature, de ses causes, de ses procédés et de son influence sur la civilisation.

Dans l’observation de ce phénomène, on est d’abord frappé du contraste de la richesse ancienne et de la richesse moderne. Sous quelque point de vue qu’on envisage l’une et l’autre, on n’aperçoit entre elles aucun point de contact, aucune connexité, aucune relation : ce sont deux choses essentiellement dissemblables.

L’ancienne richesse consistait dans les dépouilles des vaincus, les tributs des pays conquis et les produits de l’esclavage des classes laborieuses, qui formaient alors les trois quarts de la population ; elle reposait par conséquent sur la force, l’oppression et la dégradation de l’espèce humaine.

La richesse moderne présente un autre caractère, d’autres principes, d’autres mobiles et d’autres lois.

Elle dérive du travail ; de l’économie et du marché ; s’écoule, circule, arrive à toutes les classes de la population par les grands canaux des salaires du travail, des profits du capital, de la rente de la terre et des contributions publiques, et répand partout le bien-être, l’aisance, les commodités et les jouissances de la vie. Dans sa formation, dans son cours, dans sa distribution elle est irréprochable, inoffensive et fidèle à tous les devoirs de la morale et de l’humanité ; ses vices ne sont pas inhérens à sa nature ; ils lui viennent des passions humaines qui peuvent offenser les meilleures institutions mais ne peuvent pas les dégrader.

Ce rapprochement succinct des deux richesses, démontre, sans contredit, la supériorité de la richesse moderne sur l’ancienne, et l’on doit se féliciter qu’elle lui ait été préférée ; mais, il faut en convenir, cette préférence doit exciter quelque surprise. Comment des peuples accoutumés à fonder leur subsistance, leur aisance et leur richesse sur le pillage, la misère et les souffrances de leur semblables, consentirent-ils à ne les devoir qu’au travail et à l’économie ? c’est un des plus grands prodiges de la société civile.

Et qu’on ne croie pas qu’on doit en faire honneur aux progrès des lumières et de la civilisation, elles n’y ont aucune part ; on découvre ailleurs son principe et sa cause ; il se rattache à la catastrophe qui replongea la civilisation dans la barbarie ; il remonte à l’invasion de l’empire-romain par les Barbares, au partage des terres et de la population qui les cultivait, à la fusion des vainqueurs et des vaincus dans un nouvel ordre social.

La co-propriété du sol entre le vainqueur et le vaincu effaça la honte du tribut, et fit du conquérant un propriétaire.

D’un autre côté, l’incorporation du cultivateur à la terre, changea l’esclavage en servage, affranchit le serf du droit de vie et de mort, qui retranchait l’esclave de la vie civile, et ouvrit la route de la civilisation à la plus grande partie de la population. Ces innovations dans les personnes et dans les choses, introduisirent une nouvelle économie sociale ou un nouveau mode de subsister et de s’enrichir.

L’attrait de la propriété inspira au propriétaire le désir de l’améliorer, et comme il n’y a point d’amélioration sans avances ni d’avances sans économies, la propriété fut le véhicule de l’économie et l’économie le principe vital de la propriété.

D’ailleurs, l’association du serf à la production par sa part dans les produits, qui lui tenaient lieu de salaires, fut pour lui un encouragement permanent au travail.

C’est ainsi que pour la première fois, depuis les temps historiques, l’économie sociale ou le mode de subsister et de s’enrichir, dépendit du travail de l’économie.

Pendant plusieurs siècles, ces deux nouvelles sources de richesse furent peu fécondes et peu profitables pour les peuples, elles, étaient desséchées ou épuisées par les guerres civiles et religieuses, par la dispersion des pouvoirs publics, par la dissolution de tous les liens sociaux. Heureusement il y a un point que les misères humaines ne peuvent pas dépasser. Lorsque les choses sont tombées si bas, qu’elles ne peuvent plus descendre ; comme elles ne peuvent périr, parce que la société civile est impérissable, ni rester dans un état permanent d’abaissement et de dégradation, parce que l’espèce humaine est essentiellement perfectible, elles se relève par leur propre élan, suivent l’impulsion de l’instinct et se dirigent vers le but assigné à leur nature.

Quand ce moment fut arrivé pour les peuples modernes, le travail et l’économie réparèrent graduellement tous les désastres de la guerre et de l’anarchie, fécondèrent tous les germes de prospérité, et jetèrent les fondemens de l’industrie civile qui distingue si éminemment les peuples modernes des peuples de l’antiquité. Je n’essaierai pas de tracer ici le tableau des avantages que la nouvelle économie sociale dispensa aux individus, aux peuples et aux gouvernemens, ce serait écrire l’histoire de la civilisation, et je n’ai pas de si hauts desseins ; mais il doit m’être permis de faire remarquer l’étendue de ses résultats. On jugera par ce qu’on a fait de ce qu’on doit en attendre ; et l’on en conclura sans doute qu’au point où elle est parvenue, on ne peut ni la faire rétrograder ni l’empêcher d’accomplir ses destinées.

Avec les produits du travail et de l’économie, les classes laborieuses, ou plutôt les trois quarts de la population, jusqu’alors déshérités des droits communs à toute la race humaine, ont successivement acheté et payé,

La liberté des serfs et l’affranchissement des communes ;

Le droit de travailler, d’acquérir et de posséder des terres ;

Les priviléges des corporations, des villes et des provinces ;

La protection de l’autorité judiciaire, de l’administration et de la puissance publique ;

Les établissemens consacrés au culte religieux, à l’enseignement et au soulagement de l’humanité ;

L’admission des plébéiens aux fonctions sacerdotales, judiciaires, administratives et militaires ;

L’introduction du tiers-état dans les assemblées politiques et administratives ;

L’aggrégation de la bourgeoisie à la noblesse et aux classes privilégiées, et la participation de tous les individus à tous les droits civils ;

En un mot, le grand corps du peuple ne jouit dans la moderne société civile, d’aucune faculté, d’aucun droit, d’aucune liberté qu’il ne les ait achetés et payés avec les produits de son travail et de ses économies.

Les choses n’en sont pas même restées là :

En circulant dans toutes les classes de la population, les richesses acquises par le travail et l’économie ont rapproché les distances civiles, nivelé les inégalités politiques, rendu plus accessibles les rangs et les sommités de la vie civile,et assis l’état social sur la base incommensurable de l’individualité ; les ordres, les grandes et les petites corporations qui avaient si long-temps formé l’état social parce qu’ils concentraient en eux toutes les richesses, toutes les lumières, toutes les considérations ; n’en sont plus qu’une faible partie depuis que les grandes masses de la population sont entrées avec eux en partage des richesses, des lumières et de toutes les illustrations qui font la gloire et l’ornement de la société civile.

L’État politique restera-t-il étranger aux changemens que le travail et l’économie ont effectués dans l’état social ? Les causes si efficaces dans un cas seront-elles impuissantes dans l’autre ? Les pouvoirs sociaux resteront-ils la propriété exclusive de quelques familles privilégiées ou seront-ils le droit commun de tous ceux qui supportent les charges de l’état ? il ne peut pas même s’élever de doute à cet égard.

Les richesses acquises par le travail et les économies des peuples sont à présent d’une si haute importance, qu’elles ont besoin d’être garanties ; et où peut-on chercher cette garantie ?

Ce n’est pas certainement dans un pouvoir de la nature de celui qui fonda si long-temps sa puissance sur les fléaux de la guerre, de l’esclavage et de la dégradation de l’espèce humaine. Un tel pouvoir n’a rien de commun avec celui qui vit des contributions de toute la population : eût-il la même origine, ce que je n’examine pas, il a subi tant de métamorphoses qu’il ne doit plus se reconnaître lui-même, et ne doit pas redouter celle que lui impose encore le changement qu’a éprouvé l’état social. Si ce pouvoir, de militaire qu’il était dans l’origine, a dû se transformer successivement en despotique, en absolu, en tempéré, je ne vois pas pourquoi il ne serait pas constitutionnel. Si, comme cela me parait évident, les richesses acquises par le travail et l’économie ne peuvent se conserver et s’accroître, qu’autant qu’elles reposent sur des garanties légales, le pouvoir constitutionnel est la conséquence nécessaire et inévitable du moderne système économique.

Serait-ce donc ce résultat qui serait la cause du peu d’intérêt que les gouvernemens ont pris à la science de l’économie politique ? en ce cas, ils seraient tombés dans une grave méprise.

En effet, la science économique ne crée pas plus l’économie sociale que la science de l’électricité ne crée la foudre ; l’une et l’autre cherchent les causes, les procédés, et les effets de ce qui est, mais elles ne le créent pas ; seulement elles le font connaître, elles le mettent en évidence. Quand donc la science économique expose les causes de la richesse moderne et les fait dériver du travail et de l’économie, c’est un fait qu’elle constate, et qui, quand elle ne le constaterait pas, n’en existerait pas moins. Quand elle recherche par quels moyens on peut rendre le travail et l’économie plus productifs pour la richesse ; comment on peut les améliorer et les perfectionner, et en tirer de plus grands avantages, il, n’y a dans tout cela rien qui doive effrayer le pouvoir le plus inquiet et le plus ombrageux.

Se persuaderait-on que la richesse produite par le travail et l’économie ne peut tirer aucun avantage des lumières de la science économique, qu’elle serait plus prospère dans l’ignorance et les ténèbres, et que les mesures qui l’altèrent et souvent la compromettent seraient moins fâcheuses si l’on ignorait l’étendue des dommages qu’elles lui font éprouver ?

Si telle est la pensée du pouvoir, qu’il connait mal sa situation et les intérêts de sa puissance, de sa considération et de sa gloire !

Quelle que soit la nature du pouvoir, il ne peut désormais se passer d’un immense revenu, ni le prendre que sur le revenu du peuple, qui lui-même ne peut produire un revenu proportionné à ses besoins et à ceux du pouvoir que par le meilleur emploi de son travail et de ses économies ; comment-donc la science, qui ne s’occupe qu’à rendre ces emplois plus productifs, serait-elle hostile au pouvoir ? elle est au contraire son auxiliaire le plus utile et le plus puissant. Tant que le pouvoir ne pourra pas se passer de la richesse, ou plutôt tant que la richesse sera la mesure de la puissance, la science, qui se consacre à la production de la richesse, est la science du pouvoir, et s’il n’encourage pas ses progrès et l’abandonne à elle-même, c’est qu’il ne connaît pas toujours ses amis et les traite souvent en ennemis.

Mais un pays peut-il en effet attendre de grands secours de la science économique ? ses systèmes, ses controverses, les dissentimens de ses écrivains les plus recommandables n’autorisent-ils pas le discrédit dans lequel elle est restée depuis qu’elle a fixé l’attention publique ?

Sans doute ses commencemens ont été difficiles et fâcheux ; elle ne s’est fait connaître que par des systèmes qu’il a fallu abandonner.L’éclat qu’ils lui donnèrent ne servit qu’à rendre ses erreurs plus éclatantes, et elle porte encore la peine de torts depuis long-temps expiés ; mais elle peut à présent défier la critique la plus sévère et en appeler aux lumières d’un siècle éclairé.

Depuis près d’un demi-siècle, elle a reconnu les véritables fondemens de la richesse moderne, constaté ses causes, leurs combinaisons, leurs procédés et leurs méthodes, séparé ce qui est certain de ce qui est douteux, et ce qu’on sait de ce qui reste à savoir. Maintenant elle consiste en points fondamentaux dont la certitude n’est plus contestée, et en points secondaires, qui, quoique d’une grande importance, ne tiennent pas à son essence, embrassent la théorie sans arrêter la pratique, et paraissent moins problématiques à mesure que les points fondamentaux deviennent plus lumineux.

Plus de doute sur les sources de la richesse moderne, elles consistent dans le travail, l’économie et l’échange ou le marché.

Le travail est d’autant plus productif de la richesse qu’il est plus susceptible de division, Secondé par de bons instrumens, exécuté par moins de bras et plus de machines, plus étendu et moins dispendieux.

Quant aux économies, leur emploi détermine leur influence sur les progrès de la richesse ; les meilleurs emplois sont ceux qui donnent à l’état de plus grands profits qu’à ceux qui les font valoir, et à ceux-ci qu’aux capitalistes. L’abondance des capitaux qui baisse les profits du capitaliste, hausse ceux de l’état. Plus les capitaux abondent plus leurs emplois se multiplient, plus le travail est, florissant, plus le pays s’enrichit.

Enfin les échanges contribuent plus ou moins à la richesse d’un pays.

Selon qu’ils sont plus faciles, plus illimités, plus libres de se porter dans les marchés réputés les plus avantageux ;

Selon que le transport des produits du travail dans les marchés où doit se faire leur échange est plus rapide, plus économique, à l’abri de toute gêne et de toute entrave, exempt de contributions et environné de toute la protection désirable ;

Selon que les valeurs de circulation destinées à la libération des échanges ou à payer le prix des produits échangés sont plus réelles que nominales, n’éprouvent point d’obstacles dans leur marche et n’ont rien à redouter des abus ni des excès du pouvoir ;

Enfin, selon que le crédit rend plus ou moins inutile l’emploi des valeurs de circulation et économise davantage les frais de leur emploi.

Sur ce petit nombre de points fondamentaux repose la science tout entière ; ses branches et ses ramifications n’en sont que des déductions et des conséquences. Les points secondaires sur lesquels on n’est point d’accord, peuvent-ils porter atteinte aux points fondamentaux ? peuvent-ils seulement les altérer ou les modifier ? non sans doute, et il suffit d’un petit nombre d’exemples pour s’en convaincre.

Que peut-il résulter pour la science économique, du dissentiment des bons écrivains sur la définition de la richesse ? Qu’importe que la richesse consiste dans des objets matériels ou dans tout ce qui a une valeur d’échange ? De quelque manière que cette question soit résolue, le travail, l’économie seront toujours les sources de la richesse, et elles seront toujours également productives, tant que les objets matériels du travail s’échangeront contre les services des autres travaux ; tant que l’échange ne mettra de différence entre les objets matériels et les services que cene qui résulte des besoins qu’on a des uns et des autres et des moyens de les satisfaire.

On peut en dire autant de la controverse sur la faculté productive du travail, que quelques écrivains n’accordent qu’à celui qui se fixe dans un objet matériel, et que d’autres étendent à tout travail qui a une valeur d’échange ; qu’on presse tant qu’on voudra l’argumentation sur ce point, un pays sera également riche soit qu’il abonde en produits matériels ou en services, tant qu’ils s’échangeront les uns contre les autres. L’échange est la seule : mesure de la fécondité respective de tous les travaux, puisqu’en définitive il donne à chacun d’eux sa véritable valeur.

Doit-on mettre plus de prix aux efforts jusqu’ici illusoires, pour découvrir une mesure générale de la valeur des produits du travail ? Qu’importe que cette mesure soit utile si elle n’existe pas ? ne suffit-il pas d’être arrivé à la certitude que toutes sont imparfaites ? et peut-on raisonnablement appeler mesure, celle qui ne donne que des résultats approximatifs ? La science sera peut-être moins parfaite s’il n’existe pas de mesure des valeurs ; mais la richesse ne souffrira pas de l’appréciation des objets d’échange par le marché et par l’existence de la seule valeur vénale.

Importe-t-il beaucoup plus à la science de savoir si la rente de la terre est un présent de la nature à l’homme, ou de la société au propriétaire, si elle est le prix de la fécondité absolue ou relative de la terre, ou seulement le haut prix vénal des produits de la terre, résultant de son appropriation ? Quelque opinion qu’on adopte à cet égard, la terre ne donnera ni plus ni moins de produits, ses produits n’auront ni plus ni moins de valeur, et ne seront ni plus ni moins favorables aux progrès de la richesse.

Doit-on se promettre plus de succès de la controverse sur le principe régulateur des salaires du travail et des profits du capital ? Serait-il plus avantageux à la richesse que les salaires fussent réglés par la richesse locale, plutôt que par la proportion de la quantité de l’ouvrage avec le nombre des ouvriers ? Dans un cas comme dans l’autre, les salaires n’augmenteront ni ne diminueront d’un centime, parce que le marché s’agrandit ou se resserre, selon l’état actuel de la richesse dans chaque localité.

A l’égard des profits du capital, soit qu’ils se proportionnent à son abondance ou à sa rareté, soit qu’ils entrent en partage des bénéfices de leur emploi, le résultat sera toujours le même pour la richesse générale, et dès lors la solution du problème n’intéresse que la science.

Il n’en est pas de même, je l’avoue, de la controverse sur les causes qui arrêtent ou retardent les progrès de la richesse. Parmi ces causes figure l’emploi des capitaux. Doit-on les employer de préférence à la production d’objets propres à la consommation du pays, ou à celle de l’étranger ? C’est là, sans contredit, une question fondamentale qui intéresse également la science et la richesse ; heureusement que l’expérience de tous les temps, et de tous les pays a décidé cette question en faveur du commerce étranger, et les argumens de la théorie sont bien faibles contre le témoignage constant et uniforme des siècles. On doit cependant faire des vœux pour qu’on parvienne à concilier l’expérience et la théorie, ou à reconnaître celle qui mérite la préférence. Alors la science économique approchera bien près du but ; alors elle embrassera toutes les causes de la richesse.

On a donné en, dernier lieu une grande importance à la nature des valeurs d’échange. on a avancé que la production crée la consommation, et par conséquent sa propre valeur d’échange ; mais on n’a pas fait attention que la consommation exige deux conditions qui n’existent pas nécessairement dans la production, ce sont un consommateur et un équivalent. Ce point de controverse est donc évidemment oiseux, et ne peut être d’aucune utilité pour la richesse.

On a encore avancé que la nécessité de l’échange suffit pour donner à tout objet quelconque, même au papier, la propriété de la valeur d’échange, et qu’il suffit qu’on n’en mette pas en circulation au delà des besoins de l’échange pour qu’on ne les distingue pas des métaux précieux. Mais peut-on comparer l’échange imposé par la nécessité avec l’échange effectué volontairement, et n’est-ce pas le comble de l’aveuglement de croire qu’ils sont également profitables pour la richesse ? Les métaux précieux, seules valeurs d’échange, sont non-seulement des equivalens, mais des stimulans de l’échange, et jamais on ne parviendra à les remplacer par la production ou le papier monnaie.

Enfin on a récemment mis en question s’il est plus ou moins avantageux à la richesse que la terre soit divisée en grandes masses ou par petits lots à la portée d’un plus grand nombre de propriétaires. Mais cette question n’a pas, sous le point de vue économique, toute l’importance qu’elle paraît avoir. Cultivée par petits lots, la terre est infiniment plus productive, mais sa production est aussi plus dispendieuse, et par conséquent la division de la terre par grandes masses ou par petits lots, n’est pas d’un grand intérêt pour la richesse. Envisagée sous le rapport politique, la division de la terre se rattache aux plus grandes questions de l’ordre social. Alors il s’agit de savoir s’il vaut mieux pour un pays avoir un petit nombre de grands propriétaires, ou un grand nombre de petits propriétaires ; et quoique, sous ce nouveau rapport, la division de la terre ne soit pas ëtrangère à la richesse, puisque la consommation des petits propriétaires est infiniment plus étendue que celle des grands propriétaires, elle intéresse davantage l’état social et l’état politique, et par conséquent sa solution ne peut exercer qu’une influence secondaire sur les principes de l’économie sociale.

Par cette esquisse rapide des points fondamentaux et des points secondaires de l’économie politique, on peut juger si ce qu’on sait peut éprouver quelque altération de ce qu’on ne sait pas, et si la science acquise peut être compromise par la science controversée. Sans doute on doit regretter que les questions qui laissent un côté de la science dans les ténèbres ne soient pas résolues, et qu’elle offre des doutes et des incertitudes qui, auprès des esprits superficiels, lui font perdre de son crédit et de sa considération ; mais on s’abuserait grandement, si l’on se persuadait qu’une science n’existe que quand elle a résolu tous les problèmes, toutes les difficultés, tous les argumens ; il suffit que ses doctrines positives soient indépendantes de ses points douteux, et que ceux-ci ne puissent leur porter aucune atteinte ; et telle est certainement la situation de l’économie politique.

Placée entre des vérites fondamentales désormais inébranlables, et des controverses d’un intérêt secondaire qui ne peuvent ébranler les vérités établies, l’économie politique fera des progrès d’autant plus rapides, qu’on parviendra à la mettre à portée des bons esprits, à en rendre l’intelligence facile et l’application familière. C’est dans cette vue que des écrivains qui depuis trente ans, lui ont été les plus utiles par leurs ouvrages, ont publié des catéchismes, des épitomes, des élémens et des sommaires ; mais ils ne se sont pas aperçus que ces modes de diffusion de la science n’apprennent rien ni à ceux qui n’y sont pas initiés, ni à ceux qui n’en ont que des notions générales et nécessairement incomplètes. Ces ouvrages sont trop savans pour ceux qui ne savent rien, et pas assez pour ceux qui savent quelque chose ; c’est entre ces deux extrêmes qu’on doit chercher la route qui conduit au but qu’ils ont envisagé, et le dictionnaire me paraît remplir toutes les conditions nécessaires pour y parvenir.

Il donne la nomenclature de la science, apprend le sens des termes qui la composent, et en forme la langue. Sous ce premier rapport, il sert d’introduction à la science pour ceux que leurs connaissances premières mettent en état d’apprendre ce qu’ils veulent étudier. Une bonne définition de la richesse, du travail, du capital, du crédit, donne l’intelligence du sujet que chacun de ces mots exprime, et si chaque article expose avec clarté toutes ses parties, s’il sépare avec soin ce qu’on sait de ce qui est douteux, le lecteur éclairé, car ce n’est que de lui qu’il peut être question quand il s’agit de lui faciliter l’accès des sciences, peut se former, par la lecture de quelques pages, une idée saine des questions d’économie politique qui s’agitent à la tribune des assemblées des peuples, dans les conseils des souverains et dans les feuilles périodiques. Sans doute il ne sera pas toujours en état de prendre part à leur discussion et de concourir à leur solution, mais il pourra être juge compétent de l’une et de l’autre, discerner l’opinion qui doit être préférée et contribuer à son adoption.

Ou je me trompe fort, ou ce premier pas vers la science économique en inspirera le goût, fera surmonter les obstacles qui s’opposent à son avancement, accélérera ses progrès, et la rendra aussi familière que son immense utilité doit le faire désirer. Le peu qu’on aura appris dans le dictionnaire fera naître le désir d’en apprendre davantage dans les livres, et l’on se livrera à l’étude de la science précisément parce qu’on sentira qu’elle ne consiste pas dans ses élémens.

Et n’est-ce pas ainsi que toutes les sciences ont été cultivées, se sont répandues, ont fait des progrès rapides et donné une si forte impulsion aux lumières et à la civilisations ? Les livres ont fait les dictionnaires, et les dictionnaires ont fait étudier les livres. Le grand nombre de bons esprits que la lecture et même l’étude de l’ouvrage d’Adam Smith éloignerait infailliblement de l’économie politique, peut s’y attacher, s’il y est préparé par les articles du dictionnaire, s’il lui présente avec clarté et simplicité les diverses parties de la science, si les renvois d’un article à l’autre lui en font sentir la liaison et l’enchaînement, et ne lui présentent à résoudre que des questions isolées.

Les encyclopédistes ne se proposaient que de fixer l’état de la science humaine dans toutes les branches ; mais ce but n’est pas le seul qu’ils aient atteint. Il est permis de croire que la postérité n’aura pas besoin d’aller chercher dans l’Encyclopédie l’état des sciences à l’époque où elle fut écrite, mais elle offrira à la postérité, comme elle a offert aux contemporains, le tableau de la génération des sciences, de leur corrélation, de leur liaison analytique et synthétique, de leur objet propre, philosophique et pratique. Ce que chaque ouvrage particulier et l’ouvrage le plus général n’auraient pu faire, l’Encyclopédie l’a fait en posant, pour ainsi dire, les sciences à côté, les unes des autres, dans leur ordre systématique, en les faisant circuler ensemble et en les répandant dans le monde toutes à la fois. Cette publicité simultanée de toutes les sciences en un seul corps a fait naître l’idée de leur publicité particulière dans un dictionnaire spécial, et l’immense dictionnaire encyclopédique a engendré les dictionnaires particuliers qui ont été pour chaque science ce que le dictionnaire universel était pour l’universalité des sciences. Grâce à ces deux sortes de dictionnaires, les sciences n’ont plus imposé de grands sacrifices ni de grands efforts pour s’en ouvrir l’accès ; tout homme studieux a pu se former à peu de frais des notions élémentaires de plusieurs sciences, et n’approfondir que celle qu’il préfère. Sans doute on n’en est pas plus savant, peut-être même l’est-on moins ; mais on est moins ignorant, et les lumières sont plus généralement répandues. On est donc fondé à croire que les dictionnaires sont les meilleurs moyens de propager les sciences, d’accélérer leurs progrès, et de les faire arriver rapidement au plus haut degré qu’elles puissent atteindre. Le plus grand perfectionnement de la pensée humaine est dans sa diffusion.

C’est dans cette intention que j’ai conçu le dictionnaire que je soumets au jugement du public. Si je ne m’abuse point, il lui fera le même accueil qu’ont obtenu de lui mes autres ouvrages d’économie politique, et mon ambition sera satisfaite si ce nouveau tribut contribue aux succès d’une science qui a eu et doit avoir une si puissante influence sur le bien-être des individus, l’aisance de la population, la richesse des peuples et la puissance des gouvernemens.



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