Dictionnaire analytique d’économie politique/N



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NAVIGATION. — On entend par ce mot le transport par mer des produits du travail dans tous les pays maritimes.

Cette espèce de transport a d’inappréciables avantages.

Il économise des frais infiniment onéreux au commerce, nuisibles à la consommation qu’ils limitent, et funestes à la production qu’ils arrêtent.

Mais ce qui donne une plus haute importance à la navigation, c’est qu’elle porte les produits du travail à toute leur valeur vénale, et que cette valeur est aussi la plus modérée pour le consommateur ; phénomène qu’il importe d’expliquer.

Comment la navigation élève-t-elle le prix vénal des produits du travail ? C’est en leur facilitant l’accès dans tous les marchés, en les approchant de tous ceux qui veulent les acheter et peuvent les payer, et en les faisant participera tous les bienfaits de la concurrence universelle, seule règle, véritable mesure de la valeur vénale.

D’un autre côté la navigation tire de la valeur vénale le bon marché des produits pour le consommateur. D’où vient-en effet le bon marché ? De l’abondance de l’approvisionnement, résultat nécessaire du concours des produits de tous les pays, dans tous les marchés du monde que favorise et assure la navigation.

Ainsi la navigation concilie les intérêts du producteur et du consommateur, de telle sorte que le producteur est encouragé à produire par là certitude du bon prix de ses produits, et le consommateur excité à consommer par le bon marché des objets de consommation. Quand on considère que cette vibration de la production et de la consommation s’opère dans le monde entier par la navigation, il est difficile de ne pas la regarder comme le plus puissant mobile des progrès du travail, de l’industrie, du commerce, de la richesse et de la civilisation ; et ce qui donne un plus grand poids à cette opinion, c’est qu’elle est également fondée sur les lumières de la théorie et les leçons de l’expérience.

Dans tous les temps et à toutes les époques de l’histoire les pays les plus célèbres par leurs progrès dans l’agriculture, les manufactures et les arts sont précisément ceux qui étaient situés sur les bords de la mer, et qui, par de grands fleuves et de grandes rivières, faisaient circuler dans l’intérieur des terres, les produits indigènes et exotiques. Telles furent dans l’antiquité, l’Égypte, l’Inde et la Chine.

À la vérité ces peuples ne tirèrent aucun avantage du commerce étranger, et ne lui furent point redevables de leur opulence ; mais elle dériva de la navigation qui, par la mer, les grands fleuves et les grandes rivières, et même par des canaux, faisait communiquer entre elles toutes les parties du pays, depuis les cités, les villes et les villages, jusqu’aux hameaux et aux fermes. Et comme si aucune preuve ne devait manquer à la démonstration des avantages de la navigation y tous les peuples qui ont été privés de son appui n’ont pu, malgré la perfectibilité humaine et sociale, franchir les barrières de la pauvreté et de la barbarie.

Ainsi toute la partie de l’Asie, qui est au nord de l’Euxin et de la mer Caspienne, l’ancienne Scythie, la moderne Tartarie et la Sibérie, sont restées, dans tous les siècles, à peu près au même degré de misère, de dégradation et de barbarie, où elles sont aujourd’hui. Enfermés par la mer de Tartarie, qui est l’Océan glacé, ces immenses pays furent privés des ressources de la navigation. Quoiqu’ils soient traversés par quelques-unes des plus grandes rivières qui existent dans le monde, elles sont à une trop grande distance les unes des autres pour ouvrir des routes au commerce dans les grands espaces qui les séparent.

La situation géographique de l’Afrique offre les mêmes remarques et les mêmes résultats. Il n’y a dans cette partie du monde aucune des grandes navigations que la Baltique et l’Adriatique offrent en Europe, la Méditerranée et l’Euxin en Europe et en Asie, et les golfes d’Arabie, de Perse, de l’Inde, du Bengale et de Siam en Asie. Les grandes rivières qu’on trouve en Afrique sont aussi à une trop grande distance les unes des autres pour faciliter une navigation intérieure ; aussi ne lui ont-elles été d’aucune utilité.

De sorte que la navigation des anciens peuples donne l’explication la plus satisfaisante de leur situation économique, politique et sociale. Partout où l’on trouve quelques pas vers l’amélioration et le perfectionnement de la condition des hommes et des peuples, on reconnaît que la navigation y a eu la plus grande part, si on ne peut pas lui en attribuer tout l’honneur et toute la gloire.

L’histoire des peuples modernes est à cet égard parfaitement semblable à celle des peuples de l’antiquité. Les mêmes causes ont partout produit les mêmes effets, et l’on ne peut, sans résister à l’évidence, refuser à la navigation tous les prodiges de la richesse moderne. On la voit successivement s’étendre de la Méditerranée à l’océan Atlantique, aux mers des Indes, à celles du nord et du sud des Amériques, à la Baltique ; et partout où elle a pénétré, elle a fécondé ou développé tous les germes de prospérité, de richesse et de puissance.

N’est-il donc pas étrange que ce grand instrument de la richesse destiné par la nature à enrichir tous les peuples ; que tous avaient le même intérêt de mettre en activité, parce que tous devaient en tirer le même profit ; et ce qui est encore plus, remarquable, qu’aucun ne pouvait négliger sans que tous n’en éprouvassent de plus ou moins grandes privations, ait été pour ainsi dire, envahi par l’Angleterre, et soit resté longtemps une sorte de privilège pour elle à leur détriment ! On a de la peine à se le persuader ; mais il est certain que l’Angleterre a su donner des lois à la navigation générale, et que les autres peuples navigateurs s’y sont soumis tant qu’il lui a plu de les faire respecter.

À la vérité, ces lois ne semblent foi tes que pour la navigation dans les ports de l’Angle terre, et pour le peuple anglais, et sous ce rapport, ces lois, connues sous le nom d’Acte de navigation, ne portent en apparence aucune atteinte à la navigation des autres peuples. Elles se bornent en effet à leur interdire l’entrée des ports d’Angleterre, excepté dans quelques cas rares, et sous des conditions à peu près impossibles ; et par conséquent les autres peuples pouvaient s’en mettre à couvert, en portant contre sa navigation dans leurs ports les mêmes prohibitions qu’elle leur faisait dé s’introduire dans les siens ; et la conséquence infaillible de ces prohibitions particulières eût été la ruine de la navigation générale, et la perte absolue de ses inépuisables bienfaits.

Il paraît que la Suède seule aperçut les conséquences de l’acte de navigation de l’Angleterre, et lui opposa aussi un acte de navigation ; mais on ne voit pas que cet acte ait été exécuté. Il est donc permis de croire que l’on ne sut pas apprécier les effets de cette mesure nouvelle ; on prétend même que l’Angleterre ne les entrevit pas. et qu’elle n’y cherchait qu’un moyen de punir la Hollande de son opposition à la révolution politique du peuple anglais. S’il en est ainsi, et l’on ne peut pas en douter, on doit convenir que les lumières et la raison ne dirigent pas toujours les plus grands événemens du monde.

Ce qu’il y a de certain, c’est que l’acte de navigation de l’Angleterre a été une des plus grandes causes de sa prépondérance maritime, et la raison en est évidente.

La prohibition de ses ports aux peuples navigateurs, sans renoncer à naviguer dans leurs ports, conservait à l’Angleterre les avantages de toute la navigation, et privait ses concurrens d’une partie de ses avantages. Elle s’attribuait des profits sans partage avec eux, et participait à leurs profits communs : elle s’enrichissait par conséquent de leurs richesses et des siennes.

Qu’en est-il résulté ? C’est que la navigation de l’Angleterre a pourvu exclusivement aux besoins du peuple anglais, et a concouru avec les autres peuples navigateurs à l’approvisionnement de leurs propres besoins. Sa puissance maritime s’est donc formée de ce qu’elle conservait à leur exclusion, et de ce qu’elle leur prenait sans équivalent, et cette inégalité dans ses relations maritimes lui a donné une prépondérance absolue, contre laquelle on a inutilement essayé de lutter, et qu’on s’accoutumait à regarder comme inébranlable. Mais les événemens ont dissipé l’illusion non-seulement des spoliés, mais, ce qui est plus étrange, des spoliateurs eux-mêmes.

Si l’opposition de la Hollande à la révolution politique de l’Angleterre dicta à celle-ci son acte de navigation, ce mobile de sa puissance colossale sur les mers, à son tour la haine de l’Angleterre contre la révolution française a ébranlé jusque dans ses fondemens ce colosse effrayant et redouté. Le système continental a éclairé tous les peuples maritimes sur l’usurpation de leurs droits, et sur les moyens de la faire cesser. On a vu que l’Angleterre naviguait dans les ports de tous les peuples, et qu’aucun ne pouvait naviguer dans les siens ; d’où l’on a tiré la conséquence qu’il fallait la réduire à la condition à laquelle elle avait réduit les autres peuples navigateurs. Cette conséquence était exacte et de toute justice, mais l’application devait être libre et spontanée pour chaque peuple, et on voulut l’imposer comme un devoir. Cette prétention insensée révolta et devait révolter les gouvernemens les plus disposés à la faire réussir. La tentative de la force a échoué ; mais le motif qui la faisait agir a fait une impression durable qui doit avoir son effet. À mesure que les peuples connaîtront mieux leurs intérêts, et s’occuperont des moyens de les protéger et de les défendre, ils reconnaîtront que, si l’Angleterre trouve des avantages à leur fermer ses ports, ils auront les mêmes avantages à la bannir de leurs ports. La seule difficulté consiste à remplacer son service, ce qui ne peut se faire que graduellement et avec le secours du temps ; mais cela ne change rien à la question, il suffit qu’elle ne soit pas insoluble, et elle ne l’est pas, si tous s’appliquent à pourvoir à leurs besoins avec leurs propres ressources, et encouragent leur navigation par des primes, qui d’abord nécessitent quelques sacrifices, mais qui sont amplement compensées par les avantages qui en résultent. Dès que les peuples navigateurs seront parvenus à se suffire à eux-mêmes, et pourront sans désavantage fermer leurs ports à l’Angleterre, comme elle leur a fermé les siens, c’en sera fait de la domination de l’Angleterre sur les mers. Il ne lui restera même pas la ressource d’anéantir la navigation des autres peuples ; cette destruction ne serait qu’une nouvelle raison de persister dans son expulsion de tous les ports ; elle dominerait sans partage, mais à quoi lui servirait une domination sans sujets ?

Cette perspective sinistre n’a pas échappé à la perspicacité de l’Angleterre, et elle a pris le parti de renoncer par degrés à son système d’exclusion, et de le remplacer par un système de réciprocité. Il faut en convenir, c’est se tirer habilement d’une position difficile ; mais son succès est au moins douteux.

Il est impossible que les peuples navigateurs ne s’aperçoivent pas qu’avec la supériorité que l’Angleterre s’est acquise par sa navigation, si longtemps prohibitive, la réciprocité n’est qu’un voile destiné à cacher l’inégalité de la concurrence. Les trois millions de tonneaux que la navigation de l’Angleterre emploie à l’approvisionnement de tous les pays maritimes ne diminueront pas d’un seul par la réciprocité, et pourquoi ? C’est que ces pays en ont actuellement un besoin indispensable, et qu’ils n’ont ni le moyen ni l’espoir de s’en passer, tant qu’ils n’encourageront pas leur navigation par des primes nécessairement exclusives de la réciprocité.

À quoi servira d’ailleurs la réciprocité à des peuples qui ne peuvent pas suffire à leur approvisionnement ? Entreront-ils en partage de la navigation de l’Angleterre, quand leur navigation est insuffisante pour leurs besoins ? La réciprocité n’est donc qu’un moyen de légitimer la prohibition qui se décréditait chaque jour, et ne résisterait plus à un nouveau système continental.

Il y a donc lieu de croire et d’espérer que les peuples navigateurs, éclairés sur le système prohibitif de l’Angleterre, sauront se préserver de son système de réciprocité, et en détruiront l’effet par un système restrictif qui, par l’amélioration progressive de leur navigation, les délivrera du joug de l’Angleterre, et rétablira enfin l’égalité proportionnelle sur la base de leur puissance relative. L’intérêt de la civilisation générale et de la condition de l’espèce humaine est dans l’indépendance mutuelle des peuples. Il faut la conserver partout où elle existe, et la rétablir partout où elle a été usurpée. Ce vœu de la justice et de la raison peut déplaire à l’oppresseur, mais il doit plaire aux opprimés.

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