Dickens - Le Mystère d'Edwin Drood (1880)/21

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette et Cie (p. 274-281).


CHAPITRE XXI

Une reconnaissance


Rien ne survint pendant la nuit qui pût mettre en émoi la colombe ; elle se leva toute reposée.

La pendule sonnait dix heures du matin, quand M. Grewgious entra, suivi de M. Crisparkle qui s’était mis en route au sortir d’un plongeon dans la rivière de Cloisterham.

« Mlle Twinkleton était si inquiète, mademoiselle Rosa ! lui dit-il. Elle est venue trouver ma mère et moi, votre billet à la main, dans un tel état de stupéfaction, que pour la calmer, je lui ai offert de partir par le premier train du matin… J’aurais désiré en ce moment que vous fussiez venue près de moi, mais maintenant je pense que vous avez mieux fait de vous rendre ici chez votre tuteur.

— J’avais bien pensé à vous, lui dit Rosa, mais le Coin du Chanoine Mineur était si près de lui

— Je comprends, c’était tout naturel.

— J’ai raconté à M. Crisparkle, dit M. Grewgious, tout ce que vous m’avez appris hier au soir, ma chère. Comme de raison je lui en aurais écrit immédiatement, mais son arrivée a été on ne peut plus opportune ; il est tout particulièrement aimable à lui d’être venu, car son arrivée est bien à propos.

— Avez-vous arrêté, demanda Rosa en s’adressant à tous deux, ce qu’il me convient de faire à l’égard d’Héléna et de son frère ?

— En vérité, dit M. Crisparkle, je suis dans une grande perplexité. Si M. Grewgious, dont l’expérience est plus grande que la mienne et qui a toute une nuit de réflexion en avance sur moi, est encore indécis, jugez ce que je dois être ! »

La servante aux pouvoirs illimités passa la tête à la porte, elle fut autorisée à entrer et annonça qu’un gentleman désirait dire un mot à un autre gentleman nommé M. Crisparkle, si ce dernier était à l’hôtel ; s’il ne s’y trouvait pas, il demandait qu’on lui pardonnât son erreur.

« Le gentleman dont vous parlez est ici, dit M. Crisparkle, mais il est en affaires pour le moment.

— Est-ce un homme qui a des cheveux noirs ? demanda Rosa en se rapprochant de son tuteur.

— Non, mademoiselle, ses cheveux sont plutôt brun clair.

— Vous êtes sûre qu’ils ne sont pas noirs ? demanda Rosa, reprenant courage.

— Parfaitement sûre, mademoiselle. Les cheveux bruns et les yeux bleus.

— Peut-être, insinua M. Grewgious, avec sa prudence habituelle, serait-il bon de le voir, mon cher M. Crisparkle, si vous n’y trouvez pas d’inconvénient ?… Quand on est dans l’embarras, on ne sait jamais d’où peut venir une chance capable de vous ouvrir la droite voie. Ceci est un de mes principes en affaires : ne rien négliger, avoir l’œil ouvert dans toutes les directions, sur tout ce qui peut se présenter. Je pourrais vous raconter une anecdote à ce sujet, mais ce n’est pas le moment.

— Si Mlle Rosa veut bien le permettre, faites donc entrer ce gentleman, » dit M. Crisparkle.

Le nouveau venu s’excusa avec une grâce franche, mais modeste, lorsqu’il vit que M. Crisparkle n’était pas seul, puis, se tournant vers ce dernier, il lui fit en souriant cette question inattendue :

« Qui suis-je ?

— Vous êtes le gentleman que j’ai vu fumant sous les arbres, dans Staple Inn, il y a quelques minutes.

— Très-vrai. C’est bien en cet endroit que je vous ai vu. Mais cela ne vous dit point qui je suis. »

M. Crisparkle concentra son attention sur un beau visage fortement brûlé par le soleil.

L’ombre d’un enfant depuis longtemps, bien longtemps parti, sembla se dresser graduellement devant ses yeux comme à travers une sorte de brouillard.

Le gentleman s’aperçut que les premières lueurs de souvenir éclairaient les traits de M. Crisparkle et, souriant encore, il ajouta :

« Que voulez-vous pour déjeuner ce matin ? Vous en avez fini avec les confitures !

— Attendez ! s’écria M. Crisparkle en levant la main droite, accordez-moi un instant encore !… Tartar ! »

Tous deux se pressèrent les mains avec la plus grande cordialité et cette étreinte ne finissait point.

Il n’y a que les Anglais pour rester ainsi longtemps les mains appuyées sur les épaules de l’ami qu’ils retrouvent et se regardant joyeusement dans les yeux.

« Mon ancien élève ! dit M. Crisparkle.

— Mon ancien professeur ! dit M. Tartar.

— Vous m’avez repêché quand je me noyais, reprit M. Crisparkle.

— Après quoi vous m’avez appris à nager, dit M. Tartar. Souvenez-vous-en !

— Bénédiction du ciel sur mon âme ! s’écria M. Crisparkle.

Amen ! » dit M. Tartar.

Puis ils se serrèrent encore les mains avec une cordialité plus grande.

« Imaginez-vous, s’écria M. Crisparkle, les yeux brillants, mademoiselle Rosa, et vous, monsieur Grewgious, imaginez-vous M. Tartar, qui était alors le plus délicat de mes jeunes élèves, plongeant après moi, me saisissant, moi si gros et si fort, me saisissant, dis-je, par les cheveux et m’entraînant vers le rivage comme un géant des eaux.

— Je ne voulais pas le laisser couler au fond dit M. Tartar. D’abord j’étais son élève ! Mais la vérité est qu’il était aussi mon protecteur et mon meilleur ami, qu’il m’a fait plus de bien que tous les autres maîtres ensemble et qu’un sentiment irréfléchi me poussa à le sauver ou à périr avec lui.

— Hum ! Permettez-moi, monsieur, d’avoir l’honneur… dit M. Grewgious en s’avançant vers lui la main tendue. Je suis fier de faire votre connaissance. J’espère que vous n’avez pas pris froid dans la rivière. J’espère que vous n’avez pas eu à souffrir pour avoir avalé trop d’eau. Comment vous êtes-vous porté depuis ? »

Il était bien évident que M. Grewgious ne savait guère ce qu’il disait, quoiqu’il eût l’intention de se montrer très-amical et grandement appréciateur de la belle action du jeune homme.

« Si le ciel, pensa Rosa, avait seulement envoyé un garçon d’autant de courage au secours de ma pauvre mère !… Elle était si légère et si jeune alors…

— Je n’ai pas le désir de m’attirer un compliment pour ce que je vais vous dire, et si vous éprouviez le besoin de m’en faire, je vous en remercie d’avance, mais je crois qu’il m’est venu une idée, dit M. Grewgious après avoir fait une petite promenade au trot à travers la chambre, promenade si inattendue et si inexplicable, que tout le monde le regardait avec étonnement, ne sachant s’il était pris d’un étouffement ou d’une crampe. Je pense, répéta-t-il, que j’ai une idée. Je crois avoir le plaisir de connaître le nom de M. Tartar, qui doit occuper un appartement dans la partie supérieure de la maison qui fait le coin et qui est voisine de celle-ci.

— Oui, monsieur, répondit M. Tartar. Vous êtes dans le vrai.

— Je suis dans le vrai sur ce point. Notez le fait ! dit M. Grewgious qui tira une ligne avec le pouce de sa main droite sur celui de sa main gauche. Ne connaîtriez-vous pas le nom de votre voisin dans la partie supérieure de la maison de l’autre côté du mur mitoyen ? »

M. Grewgious s’était rapproché de M. Tartar, pour ne rien perdre de l’expression de son visage.

« Landless, dit celui-ci.

— Notez ceci encore ! » dit M. Grewgious.

Il fit un autre temps de trot par la chambre et revint sur ses pas :

« Vous ne connaissez pas personnellement ce jeune gentleman, je suppose ?

— Notre connaissance est encore légère ; mais nous avons eu quelques relations.

— Notez toujours cela ! » reprit M. Grewgious.

Troisième petit temps de trot, troisième retour à son point de départ.

« Quelle nature de relations avez-vous eues avec lui, M. Tartar ?

— Ce jeune homme me paraissait être dans un pauvre état de santé, et je lui ai demandé la permission de faire monter mes fleurs jusqu’à lui afin qu’il en partageât la jouissance, c’est-à-dire d’étendre mon jardin jusqu’à ses fenêtres.

— Voudriez-vous avoir la bonté de prendre des sièges ? s’écria M. Grewgious ; je vous dis que j’ai une idée. »

Tout le monde se rendit à son désir et M. Tartar avec non moins d’empressement que personne.

M. Grewgious prit place au centre du cercle et mit ses mains sur ses genoux.

Après quoi il exposa son idée, conformément à sa manière accoutumée, c’est-à-dire comme s’il avait appris cet exposé par cœur.

« Je ne puis encore me faire une opinion sur la question de savoir s’il est prudent, dans les circonstances présentes, d’établir ouvertement des communications entre la personne charmante qui représente ici le beau sexe, et M. Neville ou Mlle Héléna. J’ai des raisons pour savoir qu’un de nos amis du dehors, sur lequel je demande à lancer en passant une cordiale malédiction, et cela avec la permission de mon révérend ami, rôde de ci et de là comme un loup. Quand il ne fait pas l’espion en personne, il peut avoir quelque émissaire chargé de tenir son rôle, quelque watchman par exemple, quelque portier ou tout autre individu de ce genre ayant l’habitude de circuler dans Staple Inn. D’un autre côté, Mlle Rosa, et c’est tout naturel, désire voir son amie Mlle Hélèna, et il semble important que Mlle Helena tout au moins, et M. Neville, par l’intermédiaire de sa sœur, puissent apprendre de la bouche même de Mlle Rosa, dans une conversation intime, ce qui est arrivé et les menaces dont il a été l’objet. Suis-je d’accord avec la généralité des personnes présentes sur les vues que je viens d’exposer ?

— J’y donne mon assentiment complet, dit M. Crisparkle, qui s’était montré très-attentif.

— Comme je le ferais moi-même, sans aucun doute, ajouta M. Tartar, en souriant, si je pouvais les comprendre.

— Très-bien. C’est fort aimable à vous, monsieur, dit M. Grewgious ; nous allons donc nous confier entièrement à vous, si vous nous le permettez. Maintenant, si le loup, notre ami, avait un émissaire sur les lieux, il est assez clair que ce personnage obligeant ne pourrait être chargé que de surveiller l’appartement occupé par M. Neville. Sous le rapport qu’il fera touchant ceux qui sont entrés ou sortis, notre dit ami, le loup, doit déterminer lui-même, d’après certaines indications, l’identité des gens qui lui auront été signalés.

— Je commence à comprendre vers quel but vous tendez, dit M. Crisparkle, et j’approuve hautement votre prudence.

— Je n’ai pas besoin de répéter que je ne sais encore rien sur les pourquoi ni les comment, dit M. Tartar. Mais moi aussi, je comprends votre but, ainsi donc laissez-moi vous dire à l’instant que mon appartement est à votre disposition.

— Voilà ! s’écria M. Grewgious en se caressant la tête d’un air triomphant. Maintenant nous avons tous compris l’idée. Vous l’avez comprise aussi, ma chère ?

— Je le pense, dit Rosa en rougissant un peu, vu que M. Tartar avait dirigé un rapide regard de son côté.

— Vous traversez Staple Inn avec M. Crisparkle et M. Tartar, reprit M. Grewgious ; vous montez avec ces messieurs à l’appartement de M. Tartar, vous donnez un coup d’œil aux fleurs de son jardin, vous attendez là que Mlle Helena se montre, ou vous la faites prévenir que vous êtes là tout près. Vous avez votre entretien avec elle et l’espion est confondu.

— J’ai fort grand’peur d’être…

— D’être quoi, ma chère ? demanda M. Grewgious en la voyant hésiter. Vous n’êtes pas effrayée ?

— Non, ce n’est pas cela, dit Rosa timidement. J’ai peur d’être une cause de grand dérangement pour M. Tartar. Nous semblons prendre possession de son appartement comme si c’était notre bien.

— Je vous déclare, répondit ce gentleman, que mon logis me semblera embelli pour toujours, si votre voix s’y fait entendre seulement une fois. »

Rosa, ne sachant que répondre à cela, baissa les yeux et, se tournant vers M. Grewgious, lui demanda respectueusement si elle pouvait mettre son chapeau.

M. Grewgious étant d’avis qu’elle ne pouvait rien faire de mieux, elle sortit à cette intention.

M. Crisparkle saisit l’occasion opportune de faire à M. Tartar un exposé sommaire de la position pénible et difficile de Neville et de sa sœur.

Le temps ne lui manqua point, car il se trouva que le chapeau de Rosa avait besoin de quelques petites retouches.

Enfin on sortit.

M. Tartar donnait le bras à Rosa et M. Crisparkle ouvrait la marche à une certaine distance, comme un éclaireur.

« Pauvre… pauvre Eddy !… » pensait Rosa en ce moment.

M. Tartar gesticulait de la main droite, se penchait vers sa belle compagne, et lui parlait d’un ton animé.

« Il n’était ni si fort, ni si brûlé par le soleil, quand il sauva M. Crisparkle, pensa Rosa, en lui lançant un regard, mais il était déjà courageux et déterminé. »

M. Tartar lui apprit qu’il avait été marin et qu’il avait navigué par tout le monde pendant des années et des années…

« Quand comptez-vous reprendre la mer ? lui demanda Rosa.

— Jamais ! »

Rosa se demandait ce que penseraient les jeunes filles de la pension, si elles la voyaient traverser la rue au bras d’un marin.

Elle était assez émue et trouvait les passants bien petits et bien faibles, en les comparant à l’homme vigoureux qui aurait pu l’enlever dans ses bras et la porter pendant des milles et la tirer de n’importe quel danger…

Elle pensait encore que les yeux bleus de M. Tartar, dont la vue portait si loin, semblaient précisément habitués à surveiller le danger, et qu’il était homme à courir au-devant pour l’affronter de plus en plus près.

Il lui arriva de le regarder furtivement, et elle se dit que lui aussi devait penser quelque chose de ses yeux.

Ce qui la rendit un peu confuse.

Aussi ne sut-elle jamais parfaitement bien comment elle était montée, avec l’aide de M. Tartar, jusqu’à son jardin aérien et comment elle crut alors se trouver dans un pays merveilleux où les fleurs s’épanouissaient soudain, comme en pleine campagne à l’extrémité de leurs tiges de fer.

Puissent ces fleurs s’épanouir toujours !