Dickens - Le Mystère d'Edwin Drood (1880)/19

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette et Cie (p. 252-260).


CHAPITRE XIX

Une ombre sur le cadran solaire


Une fois encore, Mlle Twinkleton avait prononcé son allocution d’adieu, avec accompagnement de vin blanc et de pâtisserie ; une fois encore, les jeunes pensionnaires s’étaient séparées pour aller passer leurs vacances dans leurs familles.

Helena venait de quitter la Maison des Nonnes pour partager la fortune de son frère, et la jolie petite Rosa était seule.

Cloisterham est si brillant et si ensoleillé dans ces beaux jours d’été que les murailles gigantesques de la cathédrale et les ruines du monastère en semblent comme transparentes.

La douce lumière qui les éclaire semble plutôt venir de l’intérieur que du dehors, et les vitraux jettent une flamme éclatante qu’admirent de loin ceux qui passent sur la route poudreuse.

Les jardins de Cloisterham regorgent de fruits, et les pèlerins exténués s’abritent par bandes bruyantes dans la ville.

Ce sont les ouvriers des champs menant la vie nomade entre le temps de la fenaison et celui de la moisson ; on voit bien qu’ils sont faits de la poussière de la terre, ils en sont tout blancs.

Ils s’installent à l’ombre sur le pas des portes et raccommodent en famille leurs chaussures entourées de tresses de paille.

À toutes les fontaines publiques on voit ces troupes de bédouins rafraîchir leurs pieds nus, boire dans leurs mains et faire leurs ablutions tardives.

Cependant la police de Cloisterham prend des airs soupçonneux et manifeste son impatience de voir ces intrus sortir de l’enceinte de la ville, dussent-ils aller se rôtir au soleil sur les routes brûlantes.

Dans l’après-midi de l’une de ces journées, le dernier service étant achevé à la cathédrale et le côté de la rue Haute, où est située la Maison des Nonnes, commençant d’être plongé dans une ombre agréable, sauf son vieux jardin bizarre où le soleil pénétrait encore à travers les arbres, une servante vint trouver Rosa.

La jeune fille frissonna en apprenant que M. Jasper désirait la voir.

Il ne pouvait mieux choisir son moment pour la trouver dans des conditions défavorables et chagrines.

Helena Landless était partie, Mme Tisher absente par suite d’un congé, Mlle Twinkleton profitant de ses loisirs, avait consenti à contribuer de sa gracieuse personne et aussi par l’apport d’un pâté de veau à un pique-nique dans le voisinage.

« Oh ! pourquoi… pourquoi avez-vous dit que j’étais à la maison ! » s’écria Rosa épouvantée.

La servante répondit que M. Jasper ne l’avait pas interrogée.

Il avait dit :

« Je sais que mademoiselle est ici… »

Et il avait prié qu’on vint avertir Rosa de sa visite.

« Que dois-je faire… que dois-je faire ?… » se dit Rosa en se tordant les mains.

Prise d’une sorte de désespoir, elle répondit pourtant presque aussitôt qu’elle allait descendre et joindre M. Jasper au jardin.

Elle tressaillit à la pensée d’être enfermée, seule avec lui dans la maison, mais elle pensa que nombre de fenêtres avaient vue sur le jardin, que là elle pourrait appeler, crier et se faire entendre.

Telles étaient les folies idées qui lui traversaient l’esprit.

Elle ne l’avait vu depuis la fatale soirée, que le jour où elle avait été interrogée devant le maire.

Là, il affichait sa sombre vigilance, il ne parlait que du neveu qu’il brûlait de venger.

Rosa prit son chapeau de jardin à son bras et sortit.

Dès qu’elle aperçut Jasper, du porche de la maison, appuyé comme il était sur le cadran solaire, elle éprouva de nouveau l’horrible sentiment de contrainte qu’il exerçait autrefois sur elle.

Elle aurait voulu retourner en arrière, mais déjà on eût dit qu’il la fascinait et l’attirait vers lui.

Elle s’avança et s’assit, la tête penchée, sur un siège rustique, près du cadran.

Elle n’avait pas regardé Jasper à cause de l’horreur qu’il lui inspirait, mais pourtant elle avait vu qu’il était en grand deuil.

Elle aussi portait le deuil : elle ne l’avait pas pris tout d’abord, mais l’absence d’Edwin Drood se prolongeant, elle avait perdu tout espoir, et elle le pleurait comme n’étant plus de ce monde…

Jasper aurait voulu commencer par lui presser la main ; mais elle pressentit son intention et la retira.

Les yeux de Jasper étaient fixés sur elle ; elle le savait, quoique ses yeux, à elle, ne vissent que le gazon.

« Vraiment, dit-il, j’ai attendu, mais en vain… d’être appelé pour reprendre l’accomplissement de mon devoir auprès de vous. »

Les lèvres de Rosa se rapprochèrent ; elle savait que les regards de Jasper étaient toujours fixés sur elle ; elle cherchait une réponse et n’en trouvait pas ; elle finit par dire :

« Votre devoir, monsieur ?…

— Le devoir du professeur, le devoir de vous servir comme un fidèle maître de musique.

— J’ai renoncé à cette étude.

— Vous n’y avez pas renoncé, je pense, vous l’avez discontinuée. Votre tuteur m’a dit que vous interrompiez momentanément nos leçons, sous le coup qui vous avait frappé si douloureusement. Quand les reprendrons-nous ?

— Jamais, monsieur,

— Jamais ?… Vous n’agiriez pas autrement, si vous aviez aimé mon pauvre cher garçon.

— Je l’aimais ! s’écria Rosa avec un élan de colère.

— Oui, mais pas tout à fait… pas tout à fait de la

bonne façon. Votre façon se rapprochait beaucoup de celle de mon cher enfant qui était trop personnel et trop satisfait de lui-même… Je ne veux pas établir de parallèle entre vous et lui sous ce rapport. Il n’aimait point comme il aurait dû vous aimer, comme tout autre à sa place aurait pu, aurait dû vous aimer, Rosa… »

La jeune fille demeura assise dans la même attitude ; seulement elle se replia un peu plus sur elle-même.

« Ainsi donc, lorsque vous me disiez que vous discontinueriez vos leçons, c’était une manière polie de m’apprendre que vous les abandonniez complètement ? reprit Jasper.

— Oui, dit Rosa, avec un courage subit. La politesse venait de mon tuteur et non pas de moi. Je lui ai dit que j’étais décidée à cesser complètement et bien déterminée à tenir à ma résolution.

— Et vous y êtes encore aussi résolue ?

Oui, monsieur, et je vous prie de ne plus m’interroger sur ce point. Dans tous les cas, je ne vous répondrai plus. Quant à cela du moins j’en ai le pouvoir. »

Malheureusement Rosa avait tellement conscience qu’il contemplait avec une avide admiration sa colère et le feu qu’elle produisait sur ses joues qu’au moment même où le courage lui revenait, elle se sentit de nouveau défaillir.

Elle recommença de lutter avec le même sentiment de honte et de frayeur que le soir où elle chantait et où il était au piano…

— Je ne vous interrogerai pas davantage, puisque vous vous en défendez si fort ; j’avouerai…

— Je ne veux pas vous écouter, monsieur, » dit Rosa en se levant.

Cette fois il la toucha de sa main étendue ; elle recula, mais retomba sur son siège.

« Il nous faut quelquefois agir en opposition avec nos désirs, lui dit-il à voix basse. C’est ce que vous faites en ce moment, mais si vous essayiez de faire autrement, il m’arriverait du mal à d’autres…

— Quel mal ? dit-elle. Et de quels autres parlez-vous ?

— Tout à l’heure… Tout à l’heure. Vous m’interrogez à votre tour, vous le voyez, et ce n’est pas bien à vous, alors que vous me défendez toute question. Cependant je vous répondrai tout à l’heure, chère Rosa !… charmante Rosa !… »

De nouveau elle se leva.

Cette fois il ne la toucha point ; mais le visage de Jasper avait une expression si méchante et si menaçante, tandis que toujours appuyé sur le cadran solaire, le chantre recevait en plein la lumière du jour, que la terreur s’empara d’elle.

« Je n’oublie pas les fenêtres qui nous regardent, dit-il avec un affreux sourire. Je ne vous toucherai point, je ne ferai point un seul pas vers vous. Asseyez-vous donc. Personne ne s’étonnera de voir votre maître de musique causer avec vous. Il est arrivé tant de choses qui nous intéressent et nous affligent en commun tous les deux. Asseyez-vous, ma bien-aimée. »

Elle aurait encore voulu fuir, elle fit encore un mouvement ; mais encore une fois ce visage sombre et menaçant qui allait la suivre, l’arrêta, et glacée par l’épouvante, elle reprit sa place.

« Rosa, même au temps où mon cher enfant vous était fiancé, je vous aimais follement, dit-il. Même alors quand je pensais que vous seriez sa femme, que son bonheur était certain, je vous aimais follement ; je m’efforçais de lui inspirer pour vous une adoration ardente et je vous aimais. Rappelez-vous cette peinture de votre joli visage qu’il me donna… Je la tenais sans cesse devant mes yeux et je lui disais que c’était par amitié pour lui. Je l’ai adorée pendant des années, cette peinture charmante, et j’étais en proie à mille tortures. Parmi mes odieux travaux du jour, durant mes nuits sans sommeil, enfermé dans la réalité sordide ou m’égarant dans les visions du paradis ou de l’enfer, je la voyais toujours, cette image, je la serrais souvent dans mes bras, je vous aimais… je vous aimais… »

Si quelque chose pouvait rendre ces paroles plus hideuses à Rosa, c’était le contraste entre les flammes du regard de Jasper, entre l’énergie avec laquelle il s’exprimait, et le calme affecté de son attitude.

« J’ai tout enduré en silence, reprit-il, tant que vous avez été à lui, ou tant que j’ai supposé que vous deviez être à lui, j’ai loyalement caché mon secret. Cela n’est-il pas vrai, Rosa ? »

Ce mensonge si grossier, dit impudemment et d’un pareil ton, dépassa ce que Rosa pouvait supporter, elle répondit avec une indignation brûlante :

« Vous avez été aussi faux et aussi menteur à cette époque que vous l’êtes à présent. Vous avez été traître envers Edwin, chaque jour, chaque heure. Vous saviez que vous faisiez le malheur de ma vie, en me poursuivant de vos affreux sentiments. Vous saviez que j’avais peur de lui ouvrir les yeux et que j’étais bien forcée, par prudence, de lui cacher la vérité. Que serait-il arrivé si je lui avais dit que vous étiez un si misérable et méchant homme ! »

Tout en gardant cette attitude nonchalante, qui rendait diabolique l’expression passionnée de ses traits et l’agitation convulsive de ses mains, il s’écria :

« Que vous êtes belle ! Vous êtes plus belle encore dans la colère qu’au repos. Je ne vous demande pas votre amour… donnez-vous à moi avec votre haine, donnez-vous à moi avec cette charmante colère, donnez-vous à moi avec votre dédain qui m’enchante. »

Des larmes montèrent aux yeux de la tremblante Rosa ; mais lorsqu’elle se leva avec un redoublement d’indignation, pour se réfugier dans la maison, il étendit les bras.

« Je vous ai dit, charmante et douce fille, qu’il fallait rester et m’écouter ; ou être la cause de plus de mal que vous ne pourriez jamais en réparer, dit-il. Vous m’avez demandé quel mal vous pouviez causer. Restez et je vais vous le dire. Partez et ce mal je le ferai, je vous le jure !…

Oui, je le ferai !… »

Une fois encore, Rosa fléchit devant ces menaces ; elle resta.

Sa respiration pressée l’étouffait, elle comprimait sa poitrine de ses deux mains.

« J’ai fait ma confession, dit-il, j’ai avoué que mon amour était insensé. Insensé, il l’est au point que si les liens qui m’unissaient à mon cher enfant avaient été moins forts, je l’aurais fait disparaître d’auprès de vous. »

Un brouillard passa sur les yeux de la jeune fille ; elle eut peur de s’évanouir.

« Même lui !… répéta-t-il. Oui, même lui ! je l’aurais anéanti… Rosa, vous me voyez et vous m’entendez. Jugez par vous-même si quelque autre que lui pourrait vous aimer et continuer de vivre…

Que voulez-vous dire, monsieur ?

— Je veux vous montrer que ma passion est résolue à tout. Il est ressorti de l’interrogatoire auquel a été dernièrement soumis M. Crisparkle, que le jeune Landless, d’après son aveu même, était le rival de mon pauvre enfant perdu. Ceci est à mes yeux une offense qui ne peut s’expier. M. Crisparkle sait, sous la foi d’un écrit de ma main, que j’ai voué ma vie à la découverte et à la destruction du meurtrier, quel qu’il soit ! Je suis déterminé à ne discuter ce mystère avec personne avant d’avoir trouvé un indice qui me permette d’enfermer l’assassin comme dans un filet. J’ai travaillé depuis patiemment pour tendre ce filet autour de lui ; l’œuvre se poursuit au moment où je vous parle.

— Votre croyance à la culpabilité de M. Landless n’est pas partagée par M. Crisparkle, dit Rosa ; c’est un honnête et digne homme.

— Ma croyance est à moi, et je m’y tiens, ma bien aimée, Les circonstances peuvent s’accumuler si fortement, même contre un innocent, que, bien dirigées, bien exploitées, bien mises en relief, elles peuvent entraîner sa perte ; un nouvel anneau dans un enchaînement de preuves, si la persévérance le fait découvrir, peut établir le crime d’un homme, quelque faibles que fussent contre lui les preuves antérieures. Je vous le dis, le jeune Landless est dans un péril mortel,

— Si vous supposez réellement, dit Rosa en devenant plus pâle, que je voie avec faveur le jeune Landless, ou qu’il m’ait jamais adressé ses hommages, vous vous trompez. »

Il accueillit ces paroles avec un geste de dédain, la lèvre plissée et frémissante.

« Je vais vous montrer combien je vous aime follement, plus follement aujourd’hui que jamais ! Je suis prêt à renoncer à ce but que j’avais donné à ma vie et à n’avoir plus désormais d’autre pensée que vous. Mlle Landless est devenue votre amie intime… Vous avez souci de sa tranquillité.

— Je l’aime tendrement,

— Vous avez également souci de l’honneur de son nom !

— Je vous l’ai dit, monsieur, je l’aime comme une sœur.

— Sans le vouloir, dit-il, en s’accoudant sur le cadran solaire et en appuyant son menton sur sa main, de façon à ce que cette conversation, s’il était vu des fenêtres, parût de la nature la plus futile et la plus mondaine, sans le vouloir je vous offense en vous interrogeant encore, je me bornerai donc à exposer les faits, sans faire de questions. Vous avez souci de l’honneur du nom de votre intime amie… vous avez souci de sa tranquillité… Alors, éloignez d’elle l’ombre que projette l’échafaud, chère adorée.

— Vous osez me proposer de…

— Ma chérie, j’ose vous proposer… arrêtez-vous là. Si c’est être méchant que de vous idolâtrer, je suis le pire des hommes, si c’est être bon, j’en suis le meilleur. Mon amour pour vous est au-dessus de toute autre puissance au monde, et il n’y a ni sentiment ni devoir qui puisse le combattre. Laissez-moi l’ombre d’un espoir et je me parjurerai pour vous, »

Rosa porta machinalement ses mains à son front, et fixa sur lui des yeux égarés et pleins d’horreur, comme si elle s’efforçait de bien comprendre toute l’étendue des projets que Jasper formait sur elle.

« Ne songez à rien pour le moment, cher ange, dit-il en souriant, qu’aux sacrifices que je dépose à ces chers petits pieds, devant lesquels je voudrais me prosterner dans la poussière et que je veux couvrir de baisers. Je vous fais hommage de ma fidélité à mon pauvre enfant après sa mort. Tout mon cœur est à vous. Foulez-le aux pieds. Tous mes travaux, depuis six mois péniblement employés à poursuivre une juste vengeance, anéantissez-les, effacez tout le passé, tout le présent de ma vie inutilement perdus. Faites-vous un jeu de mon cœur et de mon âme, de mon repos, de mon désespoir même. Foulez tout cela dans la poussière, pourvu que vous soyez à moi, dussiez-vous me vouer en même temps une haine mortelle, »

L’effrayante véhémence de cet homme porta tellement la terreur de Rosa à son comble, que le charme magique qui la retenait en fut rompu.

Elle se dirigea vivement vers le porche, mais Jasper la suivit ; il était à ses côtés, lui parlant à l’oreille.

« Rosa, je suis encore maître de moi. Voyez ! je marche tranquillement auprès de vous. J’attendrai quelque encouragement et quelque espoir. Je ne me presserai pas trop de frapper… Faites un signe qui m’indique que vous m’écoutez attentivement. »

Obéissant encore à la contrainte, elle fit un léger mouvement de la main.

« Pas un mot de tout ceci, à qui que ce soit, ou vous provoquerez le coup que je veux porter, aussi certainement que la nuit succède au jour. Faites encore un signe qui prouve que vous m’écoutez. »

Une seconde fois la main de Rosa se leva.

« Je vous aime !… Je vous aime !… Vous pouvez me repousser. Jamais vous ne serez délivrée de moi… Jamais personne ne sera assez fort pour se placer entre nous. Je vous poursuivrai jusqu’à la mort !… »

La servante s’avançant pour lui ouvrir la porte, il salua d’un air tranquille et s’éloigna sans trahir plus d’émotion que l’effigie du père de M. Sapsea surmontant la porte du commissaire-priseur de l’autre côté de la rue.

Rosa s’évanouit en montant l’escalier.

On s’empressa de la porter dans sa chambre et de la déposer sur son lit.

« C’est l’orage, disaient les servantes, la chaleur l’a écrasée, la chère enfant. Cela n’est pas étonnant. »

Toute la journée, les servantes avaient elles-mêmes senti trembler leurs genoux.