Dickens - Le Mystère d'Edwin Drood (1880)/13

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette et Cie (p. 168-182).


CHAPITRE XIII

Au mieux tous deux


L’établissement de Mlle  Twinkleton était à la veille d’entrer dans la phase du silence et de la sérénité.

Les vacances de Noël étaient proches.

Ce qui autrefois, et dans un temps peu éloigné, était appelé, par l’érudite Mlle  Twinkleton, tout simplement et prosaïquement le semestre, elle avait trouvé depuis quelque temps plus élégant et plus conforme au style classique de le nommer le terme : le terme expirait le lendemain.

Un notable relâchement de la discipline s’était glissé dans la Maison des Nonnes depuis quelques jours.

Des réunions pour soupers avaient eu lieu dans les chambres et une langue fumée avait été découpée avec des ciseaux et passée à la ronde à l’aide d’un fer à friser ; des portions de marmelade avaient été également distribuées sur des assiettes confectionnées avec du papier à papillotes, et on avait bu du vin de Primevère dans certain tout petit verre qui servait à la petite Rickitts (une toute jeune fille d’une faible constitution), à prendre chaque jour ses gouttes ferrugineuses.

Les servantes avaient été gagnées à l’aide de vieux rubans, de bottines seulement éculées, mais encore élégantes, sans parier des restes friands qu’elles trouvaient dans les lits.

On s’était montré dans les costumes les plus légers pour célébrer ces petites fêtes, et l’audacieuse Mlle  Ferdinand avait même surpris la compagnie, en exécutant un solo animé avec un peigne et une feuille de papier à papillotes, jusqu’au moment où elle avait été étouffée, sous son oreiller, par deux petits bourreaux aux cheveux flottants.

Ces folies n’étaient pas les seuls signes qui annonçassent une dispersion prochaine.

Les malles apparaissaient dans les chambres à coucher, circonstance anormale en tout autre temps, et la quantité d’objets, de choses à empaqueter, offrait une surprenante disproportion avec le nombre des coffres et des boîtes qui devaient les contenir.

On fit de nouvelles largesses aux servantes, sous forme de pots de cold cream plus ou moins vides, de pommade, et d’épingles à cheveux.

À la condition d’un secret inviolable, les jeunes filles avaient échangé des confidences sur la jeunesse dorée d’Angleterre qu’elles s’attendaient à voir affluer chez leurs parents.

Mlle  Giggles, complètement dénuée de sentiment, déclara que, pour sa part, elle accueillerait tous les hommages par une grimace ; mais la manière de penser de cette jeune personne fut réprouvée à une immense majorité.

Le dernier soir avant les vacances, on se faisait toujours un point d’honneur de prendre la résolution que personne ne se coucherait et qu’on donnerait aux revenants tous les encouragements possibles.

Il faut ajouter que cet engagement était invariablement rompu avant minuit et que toutes les jeunes filles gagnaient leurs lits en s’étirant et en bâillant à faire pitié.

La dernière cérémonie eut lieu à midi, le jour du départ.

Mlle  Twinkleton, assistée de Mme  Tisher, se tenait dans le salon de son propre appartement ; les globes terrestre et céleste étaient déjà couverts de toiles écrues, des verres de vin blanc et des gâteaux coupés par tranches couvraient la table.

Mlle  Twinkleton dit alors :

« Mesdemoiselles, la révolution d’une autre année nous a ramenées à cette époque de fête où les premiers sentiments de notre nature font bondir nos… »

Chaque année, Mlle  Twinkleton était sur le point d’ajouter : « seins » ; mais tous les ans elle s’arrêtait au moment de prononcer un pareil mot, et elle y substituait celui de « cœurs. »

… Hum !… la révolution d’une nouvelle année nous a ramenées à une interruption dans nos études. Espérons que ces études ont été bonnes… Comme le marinier dans sa barque, le guerrier dans sa tente, le captif dans sa prison, et le voyageur dans ses pérégrinations lointaines, nous aspirons à revoir notre foyer. Répéterons-nous, en cette occasion, les beaux vers qui ouvrent la saisissante tragédie d’Addison :

NousL’aube blanchît à l’horizon,
NousLe matin, perçant d’épais nuages,
Nous apporte le grand, le mémorable jour.

Non, ce n’est pas cela !… De l’horizon au zénith tout est couleur de rose, car tout nous parle de nos parents et de nos amis. Puissions-nous les trouver dans un état prospère ; puissent-ils se convaincre que nous avons prospéré nous-mêmes au gré de leur attente ! Mesdemoiselles, il ne nous reste plus, avec tout l’amour que nous avons les unes pour les autres, qu’à nous dire adieu. Au bonheur de nous revoir… Et quand le moment sera venu de reprendre nos travaux… »

Ici, un sentiment général de mélancolie se manifeste à la ronde.

« … Ces travaux qui… ces travaux que… rappelons-nous toujours ce qui a été dit par ce général spartiate, dans des termes trop connus pour être répétés, à cette bataille, qu’il est inutile de désigner… »

Mademoiselle Twinkleton était à bout.

Les servantes de l’établissement, ornées de leurs plus beaux bonnets, firent circuler les plateaux.

Les jeunes filles sirotent et grignotent et les voitures commencent à heurter les pavés de la rue.

Le moment de la séparation n’est plus éloigné…

Mademoiselle Twinkleton, déposant un baiser sur les joues de chaque jeune fille, lui confie une fort jolie lettre, adressée à son plus proche parent, et portant à l’un de ses coins : « Avec les meilleurs compliments de Mademoiselle Twinkleton. »

Cette missive est remise d’un air qui éloigne toute idée qu’elle peut avoir trait à la note à payer ; on est tenté de penser, au contraire, qu’il s’agit de quelque délicate et agréable surprise.

Rosa avait assisté déjà à bien des scènes semblables ; elle connaissait si peu d’autre demeure qu’elle était presque contente de demeurer là, plus contente même que les autres années, sa plus nouvelle amie devant rester auprès d’elle.

Et pourtant dans cette nouvelle amitié, quelque chose manquait à quoi elle ne pouvait s’empêcher d’être très-sensible.


Helena Landless, ayant été présente aux révélations de son frère au sujet de Rosa et s’étant engagée à garder le silence conseillé par M. Crisparkle, évitait toute allusion au nom d’Edwin Drood.

Pourquoi agissait-elle ainsi ?

C’était un mystère pour Rosa.

C’était aussi un désappointement ; car cette réserve d’Helena l’empêchait de soulager son cœur d’une partie de ses doutes et de ses hésitations.

Elle aurait aimé à prendre Helena pour confidente.

L’attitude de sa compagne arrêtait les confidences sur ses lèvres.

Rosa, forcée de réfléchir toute seule aux difficultés de sa position, s’irritait et se demandait chaque jour plus impatiemment pourquoi Helena persistait à éviter de prononcer le nom d’Edwin, maintenant surtout qu’elle savait cela, car Helena lui avait dit que le bon accord se rétablirait entre les deux jeunes gens dès que Edwin Drood reviendrait…

Ah ! c’était un joli tableau que de voir toutes ces jolies filles embrassant Rosa sous le porche de la Maison des Nonnes !

Cette radieuse créature sous le regard des monstres de pierre et des gargouilles qui la regardaient d’en haut agitait ses mains en signe d’adieu.

Les voitures s’éloignaient et Rosa restait ; elle représentait la jeunesse et demeurait en ce lieu antique et noir, comme pour y représenter encore la vie et le sourire dans cette désertion générale de tout ce qui était joyeux et vivant.

La triste Rue Haute retentit des accents de toutes ces voix argentines qui répètent :

« Adieu, Bouton de Rose, adieu, ma chérie. »

L’image du père de M. Sapsea, qui décore la porte en face, semblait dire aux passants :

« Messieurs, nous ne sommes pas si malheureux ! Un charmant petit lot nous reste ! »

Puis la vieille rue si animée pendant quelques courts instants par la présence de cette brillante jeunesse, rentra dans son calme et Cloisterham reprit sa vieille physionomie.

Si Rosa, dans sa retraite, attendait en ce moment l’arrivée d’Edwin Drood avec un certain trouble au cœur, Edwin de son côté n’était pas plus tranquille.

Avec moins de fermeté dans ses projets que l’enfantine beauté proclamée par acclamation la reine de l’établissement de Mlle  Twinkleton, il avait une conscience et M. Grewgious l’avait singulièrement aiguillonnée.

Les fermes convictions de ce gentleman, sur ce qui était bien ou mal, dans une position telle que la sienne, ne devaient être ni dédaignées, ni tournées en dérision.

Elles étaient immuables.

Sans le dîner dans Staple Inn et sans la bague qu’il portait sur sa poitrine, dans la poche de son habit, il aurait laissé arriver tout doucement le jour des noces.

Le mariage ne lui suggérait aucune pensée sérieuse, et il lui semblait que les choses iraient toutes seules.

Mais placé brusquement par M. Grewgious en face de ce qu’il devait « à la morte et à la vivante, » il commençait à se troubler.

Il devait ou donner la bague à Rosa, ou la rendre.

Une fois entré dans cette voie étroite, il se sentait assez disposé à considérer les droits de Rosa sur lui avec moins d’égoïsme ; il était moins sûr de lui qu’autrefois aux jours de facile insouciance.

« Je prendrai conseil de ce qu’elle dira, et nous agirons en conséquence. » Telle fut la décision à laquelle il s’arrêta en se dirigeant vers la maison des Nonnes.

« Quoi qu’il arrive, ajouta-t-il, je garderai le souvenir des paroles de M. Grewgious et je m’efforcerai de remplir mon devoir envers « la vivante et la morte. »

Rosa était habillée pour sortir.

Elle l’attendait.

C’était un jour de brillante gelée, et Mlle  Twinkleton avait déjà autorisé gracieusement une promenade au grand air.

Ils sortirent immédiatement ensemble, sans fournir même l’occasion à Mlle  Twinkleton ou à sa grande prêtresse, Mme  Tisher, de venir faire dans la chambre leur petit sacrifice ordinaire sur l’autel des convenances.

« Mon cher Eddy, fit Rosa, quand ils eurent tourné le coin de la Rue Haute et qu’ils furent arrivés à la tranquille promenade dans le voisinage de la cathédrale et de la rivière, j’ai quelque chose de sérieux à vous dire. J’y pense depuis longtemps, depuis fort longtemps.

— J’éprouve aussi le besoin de causer sérieusement avec vous, ma chère Rosa. J’ai l’intention d’être sérieux, très-sérieux.

— Merci, Eddy ! Et vous ne penserez pas que je manque de bonté, parce que c’est moi qui commencerai, n’est-ce pas ? Vous ne penserez pas que je ne parle que pour moi, parce que je parlerai la première ? Cela ne serait pas généreux, n’est-il pas vrai ?… Et je vous sais généreux !

— J’espère, dit-il, ne jamais manquer de générosité envers vous, Rosa. »

Il ne l’appelait plus Pussy, et il ne devait plus jamais lui donner ce nom.

« Il n’y a pas à craindre, poursuivit Rosa, que nous nous querellions, n’est-il pas vrai ? Nous avons tant de raisons, Eddy… (elle frappa de sa main sur son bras) pour nous montrer indulgents l’un envers l’autre.

— Et nous serons indulgents, Rosa.

— Vous êtes un bon garçon ! Eddy, soyons courageux ; devenons frère et sœur, à partir de ce jour.

— Jamais mari et femme ?

— Jamais ! »

Ni l’un ni l’autre ne reprit la parole pendant quelques instants.

Mais après ce moment de silence, Edwin dit avec un peu d’effort :

« À la vérité, je sais que nous avions cette pensée dans l’esprit tous les deux, Rosa, et je me crois obligé d’honneur à vous avouer franchement que ce n’est pas vous qui l’avez eue la première.

— Ni vous non plus, cher, répliqua Rosa avec un accent sérieux et pathétique. Cette pensée s’est élevée en même temps en nous deux. Vous n’êtes pas véritablement heureux de votre engagement. Je n’en suis pas réellement heureuse non plus. Oh ! j’ai tant de chagrin… tant de chagrin ! »

Et elle fondit en larmes.

« Je suis aussi profondément peiné, Rosa, profondément affligé pour vous.

— Et moi pour vous, mon pauvre ami, et moi pour vous ! »

Ce sentiment de pure tendresse et de douce indulgence que les jeunes gens éprouvèrent alors l’un envers l’autre amena avec lui sa récompense, en leur faisant voir plus clairement leur situation réciproque.

Les relations entre eux n’avaient plus rien de bizarre et de capricieux, grâce à un nouveau parti qu’ils prenaient l’un envers l’autre, elles y avaient gagné quelque chose de plus facile, de plus honorable, de plus affectueux, et de plus sincère.

« Si nous avions su plus tôt ! dit Rosa en essuyant ses yeux. Ce n’est pas d’hier que nous sentons notre embarras et que nous ne nous trouvons pas bien des choses établies entre nous, sans notre assentiment. Aujourd’hui nous voyons bien que nous n’avons rien de mieux à faire que de les changer. Il est naturel pourtant que nous en éprouvions du chagrin et vous voyez combien nous sommes attristés tous les deux, mais combien il vaut mieux que nous soyons chagrins maintenant que…

— Quand, Rosa ?… Que voulez-vous dire.

— Quand il serait trop tard. Car alors, nous éprouverions en plus bien de l’irritation l’un contre l’autre. »

Un moment de silence se fit.

« Et vous comprenez, reprit Rosa avec innocence, vous ne pourriez plus m’aimer alors, tandis que vous pouvez toujours m’aimer à présent que je ne suis plus une entrave ni un ennui pour vous. Moi aussi, je puis toujours vous aimer, et votre sœur ne vous taquinera plus, et ne se fera plus un jeu de vous tourmenter. Cela m’est arrivé souvent quand je n’étais pas votre sœur, et je vous en demande pardon.

— Ne poussons pas les choses jusque-là, Rosa, ou j’aurais plus besoin de pardon que je n’aime à le penser.

— Non, en vérité, Eddy. Vous êtes trop sévère pour vous-même, mon généreux ami. Asseyons-nous sur ces ruines, frère, et laissez-moi vous dire ce qui nous est arrivé. Je crois le savoir, car j’y ai beaucoup réfléchi, depuis la dernière fois que nous nous sommes vus. Je vous plaisais, n’est-ce pas ?… Vous pensiez que j’étais une jolie petite créature …

— Tout le monde est de cet avis, Rosa.

— Est-ce bien vrai ? »

Son front se contracta un moment sous l’effort de la réflexion, puis s’éclaircit de nouveau lorsqu’elle se livra au petit raisonnement suivant :

« Eh bien ! admettons qu’il en soit ainsi… Bien certainement, reprit-elle, il ne suffisait pas que vous pensiez de moi ce que les autres en pensent, n’est-il pas vrai ? »

Le point de la difficulté n’était pas encore tranché, aussi Rosa continua :

« C’est justement ce à quoi j’ai réfléchi. C’est précisément ce qui nous est arrivé. Vous m’aimiez bien, vous vous étiez habitué à moi et vous aviez grandi avec l’idée que nous devions nous marier. Vous avez accepté la situation comme arrangée à l’avance et inévitable, n’est-il pas vrai ? Cela devait être, pensiez-vous, et alors pourquoi discuter ou disputer ? »

C’était une chose étrange et nouvelle pour Edwin Drood que de se voir présenté si clairement à lui-même dans le miroir que la jeune fille tenait devant lui.

Il s’était toujours jusque-là drapé d’un air protecteur dans sa supériorité, tout plein de condescendance dédaigneuse pour la faible part d’intelligence féminine qu’elle possédait.

Il pensait que le désir de recouvrer sa liberté avait éclairé Rosa.

Décidément il y avait eu quelque chose de radicalement mauvais dans les conditions par lesquelles on les avait conduits à l’engagement de toute leur vie !

« Tout ce que je dis de vous est aussi vrai pour moi, Eddy. S’il n’en était pas ainsi, je n’aurais pas la hardiesse de le dire. La seule différence qu’il y a entre nous, c’est que, petit à petit, j’ai pris l’habitude de réfléchir à ce sujet au lieu de l’écarter. Ma vie n’est pas aussi active que la vôtre, voyez-vous, et je n’ai pas à occuper mon esprit de tant de choses. Aussi avais-je déjà pensé à cela bien souvent, et avais-je versé bien des larmes, quoique ce ne fût pas votre faute, mon pauvre ami, quand, à l’improviste, mon tuteur est arrivé ici pour me préparer à quitter la Maison des Nonnes. J’essayai de lui donner à entendre que mes idées n’étaient pas bien arrêtées, mais j’hésitais, je n’eus pas le courage de m’expliquer plus clairement et il ne me comprit pas bien, mais c’est un homme bien excellent. Il me représenta avec tant de bonté et pourtant avec tant de force, à quelles réflexions sérieuses nous devions nous livrer, dans notre position, tous les deux, que je pris la résolution de vous parler la première fois que nous nous trouverions seuls et dans une disposition d’esprit à causer sans amertume d’un pareil sujet. Si j’ai semblé, tout à l’heure, aborder si facilement la question, et si je me suis expliquée tout de suite, ne pensez pas que cela m’était réellement facile. C’était au contraire bien… bien dur pour moi, et je suis bien affligée. »

Son cœur trop plein éclata une seconde fois en sanglots.

Edwin passa son bras autour de sa taille et ils marchèrent ensemble sur le bord de la rivière.

« Votre tuteur m’a parlé également, chère Rosa. Je l’ai vu avant de quitter Londres. »

En disant cela, sa main droite s’agitait sur sa poitrine et y cherchait la bague, mais il s’arrêta à cette pensée :

« Si je dois la rendre, pourquoi lui en parler à elle ? »

« Et cela vous a fait réfléchir plus sérieusement, Eddy ? Si je ne vous avais pas parlé comme je l’ai fait, c’est vous, n’est-ce pas, qui vous seriez expliqué ? J’espère que vous allez me dire qu’il en aurait été ainsi. Je n’aime pas à penser que la décision que nous avons prise est toute de mon fait, quoique le résultat soit beaucoup meilleur pour nous.

— Oui, j’aurais parlé ; je vous aurais soumis la question ; j’étais venu avec cette intention-là, mais je ne vous aurais pas parlé comme vous m’avez parlé, Rosa.

— Ne dites pas ce que vous pensez aussi froidement et aussi cruellement, je vous en prie, Eddy, si vous n’y êtes pas obligé par la force de la vérité.

— J’ai voulu dire simplement que je n’aurais pas parlé avec autant de raison et de délicatesse, avec autant de sagesse et d’affection.

— Vrai ! vous pensez cela, mon bon frère ! »

Elle lui pressa la main avec ravissement.

« Les chères filles seront bien désappointées, ajouta Rosa en riant au milieu des gouttes de rosée qui tombaient de ses beaux yeux ; il y a si longtemps qu’elles attendent l’événement, les pauvres chéries !

— Je crains que cela soit un bien plus grand désappointement pour Jacques, répondit Edwin Drood en tressaillant tout à coup. Je n’avais jamais pensé à Jacques. »

Le coup d’œil rapide et sérieux qu’elle arrêta sur lui lorsqu’il prononça ces paroles, elle ne pouvait pas plus le reprendre, bien qu’elle le regrettât, qu’on ne peut ramener au ciel la flamme de l’éclair qui a sillonné la nue.

Aussi se mit-elle à regarder la terre.

Jamais il ne l’avait vue si confuse.

Son sein battait violemment.

« Doutez-vous que ce ne soit un rude coup pour Jacques, Rosa ? » dit-il.

Elle se contenta de répondre évasivement et à la hâte :

« Pourquoi un coup si rude ?… »

Elle n’y avait pas pensé.

Il lui semblait que cela devait être de si peu d’intérêt pour M. Jasper !

« Ma chère enfant, reprit Edwin, pouvez-vous supposer qu’une personne aussi coiffée d’une autre (le mot est de Mme  Tope et non de moi) que Jacques l’est de votre ami, puisse ne pas être frappée comme d’un coup de massue, par le changement soudain et complet qui survient dans ma vie ? Je dis soudain, car ce changement le sera pour lui, vous comprenez bien. »

Elle secoua deux ou trois fois la tête, ses lèvres s’ouvrirent, mais aucun son n’en put sortir et sa respiration ne se ralentit pas.

« Comment annoncer cela à Jacques ? » dit Edwin en ruminant.

S’il eût été moins absorbé par ses pensées, il se serait aperçu de l’étrange émotion de Rosa.

« Je n’ai jamais pensé à Jacques, continua-t-il ; cependant, il faut qu’il soit instruit de tout ceci avant le crieur de la ville. Je dîne avec ce cher garçon demain et après demain, veille de Noël, mais il n’est pas nécessaire de lui gâter ces jours de fête. Il est toujours prêt à se tourmenter à mon sujet et à donner de l’importance à de pures bagatelles. Cette nouvelle l’accablera, c’est certain ; comment diable la lui communiquer !

— Il faut qu’une autre personne l’avertisse, dit Rosa.

— Chère Rosa, qui doit être mis dans notre confidence, excepté Jacques ?

— Mon tuteur a promis de se rendre ici, si je lui écrivais pour le lui demander. Je vais lui écrire. Vous plairait-il de le charger de cette mission ?

Magnifique idée ! s’écria Edwin, le second exécuteur testamentaire, rien de plus naturel. Il vient ici, il va voir Jacques, il lui apprend ce que nous avons décidé, et le met au courant beaucoup mieux que nous ne pourrions le faire nous-mêmes. Il vous a déjà parlé avec une grande délicatesse de sentiment, il m’a parlé de même et il exposera toute l’affaire à Jacques avec tous les ménagements convenables. C’est cela ! Je ne suis pas un lâche, Rosa, mais, pour vous dire la vérité, entre nous, j’ai un peu peur de Jacques.

— Non… non !… Vous n’avez pas peur de lui ! s’écria Rosa en pâlissant et en se tordant les mains.

— Mais, sœur Rosa !… sœur Rosa !… Que voyez-vous donc du haut de la tour ? dit Edwin en plaisantant.

— Vous m’avez effrayée.

— C’est bien sans intention, mais j’en suis aussi chagrin que si je l’avais fait exprès. Avez-vous pu supposer un moment que les paroles irréfléchies que j’ai pu prononcer étaient tout à fait raisonnables et que j’avais peur, ce qui s’appelle à la lettre avoir peur, de ce cher et affectueux garçon ? Ce que je voulais dire, c’est qu’il est sujet à des espèces de crises ou d’attaques de nerfs, je l’ai vu une fois dans cet état, et je ne sais si une si grande surprise lui venant directement de moi, pour qui il a une si grande affection, ne provoquerait pas une nouvelle attaque. Voilà un secret que je vous apprends. Ces indispositions étranges de Jacques sont une raison de plus pour que la communication lui soit faite par votre tuteur. M. Grewgious est si calme, si précis, si exact, qu’à l’instant il mettra de l’ordre dans les pensées de Jacques ; tandis que, avec moi, Jacques est toujours exalté, toujours impressionnable, je pourrais presque dire comme une femme. »

Rosa sembla convaincue, peut-être à un tout autre point de vue.

En songeant au caractère de Jacques, elle se sentait soutenue et protégée par l’intervention de M. Grewgious entre elle et lui.

En ce moment, la main droite d’Edwin chercha encore la bague renfermée dans son petit écrin, et il fut de nouveau arrêté par cette réflexion :

« Il est certain maintenant que je la rendrai… à M. Grewgious. Alors, pourquoi en parler à Rosa ? »

Cette charmante et sympathique créature se montrait si affligée pour lui de la ruine de leurs espérances de bonheur mutuel, et vraiment elle supportait si tranquillement de se trouver seule, dans un nouveau monde, pour y tresser les nouvelles couronnes de fleurs qu’elle pouvait être appelée à porter, les fleurs de l’ancien monde étant fanées !

Pourquoi risquer de l’affecter douloureusement par la vue de ce triste bijou ?

Pourquoi lui montrer ce qui n’était plus que le signe représentatif de joies détruites, de projets édifiés sur une base fragile ?

Dans sa bonté même, cette bague, comme l’avait dit le plus étonnant des hommes, était presque la satire des amours, des espérances et des projets de l’humanité, toujours si périssables et si fragiles.

« Qu’elle reste où elle est, dit Edwin tout bas. Je la rendrai au tuteur. »

Edwin pensa que M. Grewgious la réintégrerait dans le tiroir d’où il l’avait tirée avec tant de répugnance, et qu’elle resterait là parmi de vieilles lettres d’amour peut-être ou d’autres vieux souvenirs, et de vieux gages d’anciennes aspirations réduites à néant, oubliée jusqu’au moment où l’on se rappellerait sa valeur réelle, et qu’elle serait vendue et remise en circulation pour servir à d’autres fiançailles sans doute.

« Qu’elle reste où elle est, là, sans qu’il en soit parlé, sur ma poitrine. »

Telles étaient les pensées distinctes ou indistinctes qui avaient passé par l’esprit d’Edwin.

Il était bien loin de se douter qu’en ce moment il rivait la chaîne qu’il croyait avoir rompue tout à l’heure.

Les deux jeunes gens se promenaient sur le bord de la rivière.

Ils commencèrent à parler chacun de leurs projets.

Edwin hâterait son départ d’Angleterre, Rosa resterait où elle était, tout au moins tant qu’Helena Landless y prolongerait son séjour.

On préparerait doucement les pauvres chères filles au désappointement qui les attendait.

Comme premier préliminaire, Mlle  Twinkleton devait recevoir la confidence de Rosa, avant même la venue de M. Grewgious.

Il serait clair pour tous qu’elle et Edwin Drood restaient les meilleurs amis du monde.

En effet, jamais il n’avait existé un plus complet accord entre eux depuis qu’ils avaient été fiancés l’un à l’autre.

Et, pourtant, de part et d’autre, il y avait une réserve.

De son côté, Rosa méditait, avec l’aide de son tuteur, de s’affranchir immédiatement des leçons de son maître de musique ; quant à Edwin, il était déjà tourmenté par l’idée vague (devait-elle le quitter désormais ?) qu’il aurait été plus doux d’être fiancé à Mlle  Landless qu’à Rosa.

Ce jour de brillante gelée arrivait à son déclin.

Le soleil se couchait derrière eux dans la rivière, et la vieille cité, colorée d’une teinte rouge par ces beaux rayons déclinants, s’étendait sous leurs yeux.

Leur promenade touchait à son terme.

L’eau mugissante apportait à leurs pieds des herbes marines, et les corneilles, qui voltigeaient autour d’eux, tachetaient de places plus sombres l’azur déjà pâli du ciel.

« Je préparerai Jacques à mon prompt départ, dit Edwin à voix basse ; je verrai votre tuteur dès son arrivée, et je partirai avant que l’entretien qu’ils doivent avoir ensemble ait eu lieu. Il vaudra mieux que je ne sois plus ici… Ne le pensez-vous pas ?

— Si fait.

— Nous avons la conscience d’avoir bien agi, n’est-il pas vrai, Rosa ?

— Oui.

— Nous sentons que nous nous en trouvons mieux dés à présent !

— Et nous nous en trouverons mieux encore par la suite. »

Cependant, il y avait un reste de tendresse dans leurs cœurs ; ils ne pouvaient oublier leurs longues fiançailles et c’est ce qui leur faisait retarder le moment de leur séparation.

Quand ils arrivèrent sous les ormes près de la cathédrale, à l’endroit où ils s’étaient assis lors de leur dernier entretien, ils s’arrêtèrent comme d’un commun accord, et Rosa tendit son visage à Edwin plus volontiers qu’elle ne l’avait fait aux anciens jours, car déjà les semaines précédentes étaient passées à l’état d’anciens jours.

« Dieu vous protège, cher Eddy !… adieu !…

— Dieu vous protège, chère Rosa ! adieu ! »

Et ils s’embrassèrent tous deux avec effusion.

« Maintenant, je vous prie, ramenez-moi à la maison, Eddy, et laissez-moi à moi-même.

— Ne regardez pas autour de vous, Rosa, lui dit-il, lorsqu’il passa son bras sous le sien pour l’emmener. N’avez-vous pas vu Jacques ?

— Non !… où ?…

— Sous les arbres. Il nous a vus quand nous nous sommes fait nos adieux. Pauvre garçon, il est loin de penser que c’est une séparation. Cela sera un rude coup pour lui, je le crains bien. »

Elle pressa le pas jusqu’à ce qu’ils eussent passé sous la porte du cloître.

Une fois dans la rue, elle lui demanda :

« Nous a-t-il suivis ?… Vous pouvez regarder sans en avoir l’air… Est-il derrière nous ?…

— Non… oui… il y est… Il vient de passer sous la porte, le bon et affectueux garçon aime à ne nous pas perdre de vue. Je crains bien qu’il ne soit cruellement désappointé. »

Elle se hâta de saisir la poignée de la vieille cloche et la grille fut bientôt ouverte.

Avant d’entrer, elle lança à Edwin un dernier regard effaré qui semblait lui dire :

« Oh ! ne comprenez-vous pas ? »

Puis elle disparut.