Dialogues tristes/Nos domestiques
NOS DOMESTIQUES
(Madame. Quarante-cinq ans. Apparence de bourgeoise riche et rèche. Toilette sévère, austérité provinciale.
La femme de chambre. Air malingre et souffreteux ; teint plombé par les nourritures de hasard, et les jeûnes. Très propre et svelte, dans une robe noire. Un jersey noir serre sa taille maigre : un coquet bonnet de linge la coiffe gentiment, en arrière, découvrant le front où frisotent des cheveux blonds).
Alors, vous vous présentez comme femme de chambre ?
Oui, madame.
Comment vous appelez-vous ?
Jeanne Le Godec.
Qu’est-ce que vous dites ?
Jeanne Le Godec.
Jeanne !… ce n’est pas un nom de domestique… C’est un nom de jeune fille… Si vous entrez à mon service, vous ne vous appellerez pas Jeanne. Vous vous appellerez… Sidonie… C’est plus commode.
Comme madame voudra…
D’où êtes-vous ?
De Saint-Brieuc, madame…
De Saint-Brieuc !… Alors vous êtes Bretonne… (Accentuant le dédain.) Je n’aime pas beaucoup les Bretonnes… Elles ne sont pas propres…
Moi, je suis très propre, madame…
C’est vous qui le dites !… Enfin, nous n’en sommes pas là !… Quel âge avez-vous ?
Vingt-six ans…
Vingt-six ans ?… sans compter les mois de nourrice, sans doute ?… Vous paraissez bien plus vieille… Ce n’est pas la peine de me tromper…
Je ne trompe pas madame… j’assure bien à madame que je n’ai que vingt-six ans… Si je parais plus vieille, c’est que j’ai été longtemps malade.
Vous avez été malade !… Je vous préviens, ma fille, que la maison, sans être dure, est assez importante, et qu’il me faut une femme ayant de la santé.
Oh ! mais je suis guérie !…
C’est votre affaire… D’ailleurs, nous n’en sommes pas là… Vous êtes fille, mariée… quoi ?… Qu’est-ce que vous êtes ?
Je suis veuve, madame.
Ah !… Vous n’avez pas d’enfant, je suppose !
J’ai une petite fille.
Oh ! pas d’enfant dans la maison !… pas d’enfant dans la maison !… Où est-elle, votre fille ?
Elle est chez une tante de mon mari.
Et qu’est-ce que c’est que cette tante ?
Elle tient un débit de boisson à Rouen.
C’est un triste métier !… Enfin !… Et quel âge a-t-elle votre fille ?
Dix-huit mois, madame…
Si vous entrez à mon service, je ne tolérerai pas qu’on vous amène votre fille… Pas d’allées et venues dans la maison… Je ne veux pas d’allées et venues dans la maison !… Non, non… pas d’étrangers, pas de vagabonds… On est déjà bien assez exposée, avec le courant…
Madame me permettra bien d’aller voir ma fille, quelquefois ?
Non, ma fille… Chez moi, on ne sort jamais… C’est une règle de la maison… Je ne paie pas des domestiques pour qu’ils aillent courir le guilledou… Vous avez des certificats ?
Oui, madame. (Elle tire de sa poche un papier où sont enveloppés des certificats jaunis, froissés, salis.) Voilà, madame… (Elle les tend à madame.)
« Je certifie que la fille J… (S’interrompant.) La fille !… vous n’êtes donc pas mariée ?… Vous avez un enfant, et vous n’êtes pas mariée !…
Je demande pardon à madame… Je suis mariée depuis trois ans… et ce certificat date de six ans… Madame peut voir…
« … que la fille Jeanne Le Godec, est restée à mon service, pendant treize mois, et que je n’ai rien eu à lui reprocher, sous le rapport du travail et de la probité ! » Oui, c’est toujours la même chose !… Des certificats qui ne disent rien… Mais ce ne sont pas des renseignements, ça, ma fille ! Où peut-on écrire à cette dame ?
Elle est morte !
Elle est morte !… (Ironique)… Vous avez un certificat… et la personne qui vous l’a donné est morte… Vous avouerez que c’est assez louche !… (Prenant un autre certificat)… Et cette personne ?… Est-elle morte, aussi ?
Non madame… Madame Robert est en Algérie, avec son mari, qui est colonel…
En Algérie !… Bon !…Et comment voulez-vous qu’on écrive en Algérie ?… Les unes sont mortes, les autres sont en Algérie… Tout cela est bien extraordinaire…
Mais j’en ai d’autres, madame… Madame peut voir…
Oui, je vois que vous en avez beaucoup d’autres… Oui, je vois que vous avez fait beaucoup de places, beaucoup trop de places… Ça n’est pas engageant, à votre âge !… Enfin !… laissez-moi vos certificats… Je verrai… Que savez-vous faire ?
Je sais faire le ménage, coudre, servir à table.
Vous faites bien les reprises !
Oui, madame…
Savez-vous engraisser les volailles ?…
Non, madame… Ça n’est pas mon métier.
Votre métier, ma fille, est de faire ce que vous commandent vos maîtres… Vous devez avoir un détestable caractère !
Mais non, madame… Je ne suis pas du tout répondeuse…
Naturellement… Vous le dites… Elles le disent toutes… Et elles ne sont pas à prendre avec des pincettes… Enfin, voyons… Sans être dure, la place est assez importante… On se lève à cinq heures…
En hiver aussi !
En hiver aussi… C’est la femme de chambre qui fait les escaliers, la salle à manger, le salon, le bureau de Monsieur… Par exemple, je tiens à la propreté… Je ne veux pas voir un grain de poussière… Les boutons des portes bien astiqués, les meubles bien luisants… C’est la femme de chambre qui, chez moi, s’occupe de la basse-cour…
Je ne sais pas.
Vous apprendrez… C’est la femme de chambre qui lave, repasse… excepté les chemises de monsieur… qui frotte, qui coud… Je ne fais rien coudre au dehors, excepté mes costumes… qui sert à table… qui aide la cuisinière à essuyer la vaisselle… Il faut de l’ordre, beaucoup d’ordre… Je suis à cheval sur l’ordre… et sur la probité… D’ailleurs tout est sous clé… quand on veut quelque chose, on me le demande… J’ai horreur du gaspillage… Qu’est-ce que vous avez l’habitude de prendre le matin ?
Du café au lait, madame…
Du café au lait !… Oui… elles prennent toutes du café au lait… Eh bien, ce n’est pas mon habitude… Vous prendrez de la soupe… Ça vaux mieux pour l’estomac.
Je demande pardon à madame… Mais qu’est-ce que madame donne comme boisson ?
Je donne un litre de cidre…
Je ne peux pas boire de cidre, madame… le médecin me l’a défendu.
Ah ! le médecin vous l’a défendu !… Eh bien… je vous donnerai un litre de cidre… Si vous voulez du vin, vous l’achèterez… Ça vous regarde !… Que voulez-vous gagner ?
Je ne voudrais pas gagner moins de quarante francs !
Quarante francs !… Mais vous êtes folle ! Quarante francs !… Mais c’est inouï ! Autrefois, l’on donnait quinze francs, et l’on était bien mieux servi !… Quarante francs !… Et vous ne savez pas même engraisser les volailles ; vous ne savez rien… Moi, je donne trente francs, et je trouve que c’est bien cher… que c’est bien trop cher !… Vous n’avez rien à dépenser chez moi… Je ne suis pas exigeante pour la toilette… Et vous êtes nourrie. Dieu sait comme vous êtes nourrie, ici !… C’est moi-même qui fais les parts…
J’avais quarante francs, dans toutes les places où j’ai été.
Eh bien, il faut y retourner… Voici vos certificats… vos certificats de gens morts… allez-vous-en.
Si madame voulait aller jusqu’à trente-cinq francs ?
Pas un sou, allez-vous-en !… Il n’en manque pas de… vagabondes comme vous !… Allez-vous-en. (La femme de chambre sort.)
Ces domestiques !… Quelle plaie !… On ne peut plus se faire servir aujourd’hui !…