Dialogues tristes/Ça les embête !
ÇA LES EMBÊTE !
Un couloir, à la Comédie-Française, le soir de la première représentation de la Parisienne. C’est pendant le second entr’acte. Les spectateurs vont et viennent. Des groupes animés se forment et discutent. On se communique ses impressions. Il y a dans l’atmosphère comme une vapeur lourde de bêtise, qui s’épand et s’épaissit à chaque minute. Deux critiques célèbres adossés à la porte d’une baignoire, causent.
Eh bien ?
Eh bien ?
Que pensez-vous de ça ?
Euh !… Et vous ?
Moi !… Euh !…
C’est évident !
Parbleu !… Je le savais.
C’était facile à prévoir.
Voilà plus de quinze jours que je m’évertuais à le crier sur les toits.
Un four !
Noir ! mon cher… noir.
C’est évident !
Parbleu !…
Ça ne tient pas debout !
L’expérience est faite… Elle est décisive…
Elle est irrévocable.
Enfin ! Ça n’est pas malheureux !
J’espère qu’on va nous laisser tranquilles, maintenant.
Moi, vous savez, demain, je l’enterre, ce Becque !
Moi, je l’incinère… c’est plus gai !
Est-ce curieux comme l’on se trompe quelquefois ?… On s’était emballé, à la Renaissance… Moi-même, je me souviens, je m’étais emballé… c’est incroyable.
Moi aussi, je m’étais emballé… Pourquoi ?…
Affaire d’optique, cher ami, tout simplement… ici, l’optique n’est plus la même… c’est la véritable optique !… Or, au théâtre, l’optique, c’est tout…
Le théâtre !… Mais ce n’est qu’une question d’optique !
Et puis la pièce a vieilli… considérablement vieilli…
Oh, si elle a vieilli !… c’est-à-dire… (Scrupuleux). Mais a-t-elle vieilli ; au fait ?… Êtes-vous sûr qu’elle ait vieilli ?… n’était-elle pas plutôt morte, en naissant ?…
Non… Elle n’était pas morte tout à fait… Elle a vieilli, voilà tout !…
D’abord, ça n’est pas une pièce.
Évidemment, ça n’est pas une pièce.
Où voyez-vous la pièce.
Je ne vois pas du tout la pièce… Personne ne voit la pièce… C’est une chronique, une chronique dialoguée : c’est tout ce qu’on veut, excepté une pièce…
Dans une pièce, il faut qu’il y ait une pièce… Pour qu’une pièce soit une pièce, la première condition est qu’il y ait une pièce.
Or, il n’y a pas de pièce, dans cette pièce…
Pas l’ombre de pièce… Il ne suffit pas, pour qu’il y ait une pièce, que des personnages entrent, parlent et sortent…
C’est évident…
Il faut des faits…
Il n’y a pas de faits…
Des événements…
Il n’y a pas d’événements…
Des complications…
Il n’y a pas de complications…
Il faut qu’il se passe des choses amusantes… des choses imprévues… des choses extraordinaires… des choses qui s’enchevêtrent et se débrouillent, qui se nouent et se dénouent…
Et il ne se passe rien… rien… rien… Pas ça !
Il faut que je rie à une comédie, et que je pleure à un drame. Eh bien, je ne ris pas du tout, je n’ai pas ri une seule fois, pas une seule fois !…
Moi, non plus, je n’ai pas ri… Et comment peut-on rire, je vous le demande ?… Moi, je trouve ça révoltant, ce parti-pris de nous empêcher de rire… Ça me révolte…
Le parti-pris !… C’est ça !… Vous avez dit le mot… le parti-pris !… Il y a un parti-pris révoltant… un parti-pris qui… qui… révolte !… Que voulez-vous ?… L’art nouveau, mon cher !
L’art nouveau !… l’art nouveau !… Mais, permettez, s’il était encore nouveau, cet art !… Je ne suis pas hostile à un art qui serait vraiment nouveau… Je n’ai pas de parti-pris, moi !… En principe, j’admets toutes les tendances, toutes les écoles, quand elles sont sincères, et qu’elles ne blessent ni le bon goût ni la morale… Où voyez-vous du nouveau dans la Parisienne ? Il n’y a rien de nouveau, et tout est inconvenant !… Alors, non !… Un mari trompé, une femme qui trompe son mari et qui trompe son amant !… Est-ce du nouveau, cela ? Nous avons vu cela partout !… dans Molière, dans Labiche, dans Augier, dans Gandillot, dans la vie même !… Mais c’est vieux comme tout !… et c’est dégoûtant !…
Voilà où je voulais en venir !… C’est de l’art poncif !… du vieux jeu !… Parfaitement du vieux jeu ! Nous ne saurions trop le dire, trop le répéter, trop le crier ; c’est du vieux jeu !… (Plus bas, et d’un air égrillard), qui n’est même pas cochon !…
Vous avez dit le mot…
La Parisienne… On s’attend à une série de choses qui vous excitent, qui vous fouettent… et rien… rien que des mots âpres, rien que des brutalités irrespectueuses… Une vraie trahison, quoi ?… c’est abject !
Et dire que, sans ce parti-pris, dont nous parlions tout à l’heure… sans ce parti-pris révoltant, Becque avait un moyen de sauver sa pièce…
Croyez-vous ?…
Certainement… En tout cas il pouvait la faire accepter…
Vous m’étonnez…
Si… si… je vous assure. Il fallait trouver un dénouement, voilà tout… moi je l’ai trouvé.
Voyons cela !…
Je ne comprends pas qu’il n’ait pas pensé à cela… Cela ne changeait rien à sa pièce, n’exigeait aucune concession… et tout était sauvegardé… Et il y avait une pièce.
Dites votre dénouement… Je suis curieux de le connaître.
C’est très simple… Au troisième acte, tout à coup, on apprenait que Clotilde n’était pas la maîtresse de Laffond… qu’elle n’avait jamais été la maîtresse de Laffond, et que Laffond était le frère de Clotilde, — un frère oublié, revenant d’Australie, avec une immense fortune.
Bravo !… c’est admirable.
Ce n’est pas tout. Mme Simpson, dont on parle tant dans la pièce, et qu’on ne voit pas, je lui donnais un rôle important… On apprenait qu’elle était la sœur du mari de Clotilde, et elle épousait Laffond.
Bravo !… Vous avez raison, la pièce y était… Il y avait une pièce !
Attendez !… Aux actes précédents, il y avait des scènes désopilantes qui se passaient dans un restaurant, une nuit de bal masqué à l’Opéra… Prétexte à costumes… On prenait Laffond pour du Mesnil, du Mesnil pour Laffond ; Clotilde pour Mme Simpson, Mme Simpson pour Clotilde… Ils se cachaient dans des armoires, se poursuivaient sous des tables… Laffond descendait par la cheminée, déguisé en pompier… Enfin, vous voyez l’idée… il y avait une action… une action originale et vivement menée… Qu’est-ce que cela eût coûté à Becque d’introduire ces menus changements dans sa pièce ?
Sans doute !… De cette façon, tout s’éclaire… Mais il eut fallu que Becque fût un homme de théâtre… Et, retenez bien ceci… Becque n’est pas un homme de théâtre… Il ne soupçonne pas ce qu’est le théâtre…
Et puis quel besoin de provoquer le public, par des inconvenances… de jeter à la tête d’une salle qui se respecte, le mot cocu ! C’est abominable !
C’est honteux !…
Le mot est dans Molière, c’est vrai… Mais Molière est Molière… Ça ne se discute pas…
Les amis de Becque nous disent aussi qu’il n’y a pas d’action dans le Misanthrope.
La belle raison ! sans doute il n’y a pas d’action dans le Misanthrope… Mais le Misanthrope est le Misanthrope… Ça ne se discute pas…
C’est évident…
Du reste, il faut être juste… Becque a un talent considérable…
Considérable !
Oui ! mais ça nous embête !
Son style est puissant, nerveux, clair, coloré…
C’est vrai.
Oui… Mais ça nous embête…
Personne ne manie le dialogue comme lui… Il y a, dans ses phrases, des nuances d’un art admirable.
Vous avez raison.
Oui ! mais ça nous embête…
Il a une observation âpre, pénétrante, qui descend dans la vie profonde.
Oui… mais ça nous embête.
Ses personnages débordent de vie…
Oui, mais ça nous embête !
Son esprit est vraiment superbe.
Oui ! mais ça nous embête.
Ses œuvres sont de la grande, de la haute littérature…
Oui, mais ça nous embête !
Disons-le encore une fois : Ça nous embête !
Alors ! qu’est-ce qui les amuse ?