Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/VI. Fernand Cortez, Montézume

Salmon, libraire-éditeur (4p. 80-85).


DIALOGUE VI.

FERNAND CORTEZ, MONTÉZUME.


FERNAND CORTEZ.

Avouez la vérité. Vous étiez bien grossiers, vous autres Américains, quand vous preniez les Espagnols pour des hommes descendus de la sphère du feu, parce qu’ils avaient du canon, et quand leurs navires vous paraissaient de grands oiseaux qui volaient sur la mer.

MONTÉZUME.

J’en tombe d’accord. Mais je veux vous demander si c’était un peuple poli que les Athéniens.

FERNAND CORTEZ.

Comment ! ce sont eux qui ont enseigné la politesse au reste des hommes.

MONTÉZUME.

Et que dites-vous de la manière dont se servit le tyran Pisistrate pour rentrer dans la citadelle d’Athènes, d’où il avait été chassé ? N’habilla-t-il pas une femme en Minerve (car on dit que Minerve était la déesse qui protégeait Athènes) ? Ne monta-t-il pas sur un chariot avec cette déesse de sa façon, qui traversa toute la ville avec lui, en le tenant par la main, et en criant aux Athéniens : « Voici Pisistrate que je vous amène, et que je vous ordonne de recevoir ? » Et ce peuple, si habile et si spirituel, ne se soumit-il pas à ce tyran, pour plaire à Minerve, qui s’en était expliquée de sa propre bouche ?

FERNAND CORTEZ.

Qui vous en a tant appris sur le chapitre des Athéniens ?

MONTÉZUME.

Depuis que je suis ici, je me suis mis à étudier l’histoire par les conversations que j’ai eues avec différens morts. Mais enfin, vous conviendrez que les Athéniens étaient un peu plus dupes que nous. Nous n’avions jamais vu de navires ni de canons : mais ils avaient vu des femmes ; et quand Pisistrate entreprit de les réduire sous son obéissance par le moyen de sa déesse, il leur marqua assurément moins d’estime, que vous ne nous en marquâtes en nous subjuguant avec votre artillerie.

FERNAND CORTEZ.

Il n’y a point de peuple qui ne puisse donner une fois dans un panneau grossier. On est surpris ; la multitude entraîne les gens de bon sens. Que vous dirai-je ? Il se joint encore à cela des circonstances qu’on ne peut pas deviner, et qu’on ne remarquerait peut-être pas, quand on les verrait.

MONTÉZUME.

Mais a-ce été par surprise que les Grecs ont cru dans tous les temps, que la science de l’avenir était contenue dans un trou souterrain, d’où elle sortait en exhalaisons ? Et par quel artifice leur avait-on persuadé, que quand la lune était éclipsée, ils pouvaient la faire revenir de son évanouissement par un bruit effroyable ? Et pourquoi n’y avait-il qu’un petit nombre de gens qui osassent se dire à l’oreille, qu’elle était obscurcie par l’ombre de la terre ? Je ne dis rien des Romains, et de ces dieux qu’ils priaient à manger dans leurs jours de réjouissances, et de ces poulets sacrés, dont l’appétit décidait de tout dans la capitale du monde. Enfin, vous ne sauriez me reprocher une sottise de nos peuples d’Amérique, que je ne vous en fournisse une plus grande de vos contrées ; et même je m’engage à ne vous mettre en ligne de compte que des sottises grecques ou romaines.

FERNAND CORTEZ.

Avec ces sottises là cependant, les Grecs et les Romains ont inventé tous les arts et toutes les sciences, dont vous n’aviez pas la moindre idée.

MONTÉZUME.

Nous étions bien heureux d’ignorer qu’il y eût des sciences au monde ; nous n’eussions peut-être pas eu assez de raison pour nous empêcher d’être savans. On n’est pas toujours capable de suivre l’exemple de ceux d’entre les Grecs, qui apportèrent tant de soins à se préserver de la contagion des sciences de leurs voisins. Pour les arts, l’Amérique avait trouvé des moyens de s’en passer, plus admirables peut-être que les arts mêmes de l’Europe. Il est aisé de faire des histoires, quand on sait écrire ; mais nous ne savions point écrire, et nous faisions des histoires. On peut faire des ponts, quand on sait bâtir dans l’eau ; mais la difficulté est de n’y savoir point bâtir, et de faire des ponts. Vous devez vous souvenir que les Espagnols ont trouvé dans nos terres des énigmes où ils n’ont rien entendu ; je veux dire, par exemple, des pierres prodigieuses, qu’ils ne concevaient pas qu’on eût pu élever sans machines aussi haut qu’elles étaient élevées. Que dites-vous à tout cela ? Il me semble que jusqu’à présent, vous ne m’avez pas trop bien prouvé les avantages de l’Europe sur l’Amérique.

FERNAND CORTEZ.

Ils sont assez prouvés par tout ce qui peut distinguer les peuples polis d’avec les peuples barbares. La civilité règne parmi nous ; la force et la violence n’y ont point de lieu ; toutes les puissances y sont modérées par la justice ; toutes les guerres y sont fondées sur des causes légitimes ; et même, voyez à quel point nous sommes scrupuleux, nous n’allâmes porter la guerre dans votre pays, qu’après que nous eûmes examiné fort rigoureusement s’il nous appartenait, et décidé cette question pour nous.

MONTÉZUME.

Sans doute, c’était traiter des barbares avec plus d’égards qu’ils ne méritaient ; mais je crois que vous êtes civils et justes les uns avec les autres, comme vous étiez scrupuleux avec nous. Qui ôterait à l’Europe ses formalités, la rendrait bien semblable à l’Amérique. La civilité mesure tous vos pas, dicte toutes vos paroles, embarrasse tous vos discours, et gène toutes vos actions ; mais elle ne va point jusqu’à vos sentimens ; et toute la justice qui devrait se trouver dans vos desseins, ne se trouve que dans vos prétextes.

FERNAND CORTEZ.

Je ne vous garantis point les cœurs : on ne voit les hommes que par dehors. Un héritier qui perd un parent, et gagne beaucoup de bien, prend un habit noir. Est-il bien affligé ? Non, apparemment. Cependant, s’il ne le prenait pas, il blesserait la raison.

MONTÉZUME.

J’entends ce que vous voulez dire. Ce n’est pas la raison qui gouverne parmi vous, mais du moins elle fait sa protestation que les choses devraient aller autrement qu’elles ne vont ; que les héritiers, par exemple, devraient regretter leurs parens : ils reçoivent cette protestation ; et pour lui en donner acte, ils prennent un habit noir. Vos formalités ne servent qu’à marquer un droit qu’elle a, et que vous ne lui laissez pas exercer ; et vous ne faites pas, mais vous représentez ce que vous devriez faire.

FERNAND CORTEZ.

N’est-ce pas beaucoup ? La raison a si peu de pouvoir chez vous, qu’elle ne peut seulement rien mettre dans vos actions, qui vous avertisse de ce qui y devrait être.

MONTÉZUME.

Mais vous vous souvenez d’elle aussi inutilement, que de certains Grecs dont on m’a parlé ici, se souvenaient de leur origine. Ils s’étaient établis dans la Toscane, pays barbare selon eux, et peu à peu ils en avaient si bien pris les coutumes, qu’ils avaient oublié les leurs. Ils sentaient pourtant je ne sais quel déplaisir d’être devenus barbares, et tous les ans, à certain jour, ils s’assemblaient : ils lisaient en grec les anciennes lois qu’ils ne suivaient plus, et qu’à peine entendaient-ils encore ; ils pleuraient, et puis se séparaient. Au sortir de là, ils reprenaient gaiement la manière de vivre du pays. Il était question chez eux des lois grecques, comme chez vous de la raison. Ils savaient que ces lois étaient au monde ; ils en faisaient mention, mais légèrement et sans fruit : encore les regrettaient ils en quelque sorte ; mais pour la raison que vous avez abandonnée, vous ne la regrettez point du tout. Vous avez pris l’habitude de la connaître et de la mépriser.

FERNAND CORTEZ.

Du moins, quand on la connaît mieux, on est bien plus en état de la suivre.

MONTÉZUME.

Ce n’est donc que par cet endroit que nous vous cédons ? Ah ! que n’avions-nous des vaisseaux pour aller découvrir vos terres, et que ne nous avisions-nous de décider qu’elles nous appartenaient ! Nous eussions eu autant de droit de les conquérir, que vous en eûtes de conquérir les nôtres.