Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/VI. Athénaïs, Icasie

Salmon, libraire-éditeur (5p. 409-412).

DIALOGUE VI.

ATHÉNAÏS, ICASIE.


ICASIE.

Puisque vous voulez savoir mon aventure, la voici. L’empereur sous qui je vivais, voulut se marier ; et pour mieux choisir une impératrice, il fit publier que toutes celles qui se croyaient d’une beauté et d’un agrément à prétendre au trône, se trouvassent à Constantinople. Dieu sait l’affluence qu’il y eut. J’y allai, et je ne doutai point qu’avec beaucoup de jeunesse, avec des yeux très vifs, et un air assez agréable et assez fin, je ne pusse disputer l’empire. Le jour que se tint l’assemblée de tant de jolies prétendantes, nous parcourions toutes d’une manière inquiète les visages les unes des autres ; et je remarquai avec plaisir que mes rivales me regardaient d’assez mauvais œil. L’empereur parut. Il passa d’abord plusieurs rangs de belles sans rien dire ; mais quand il vint à moi, mes yeux me servirent bien, et ils l’arrêtèrent. En vérité, me dit-il, en me regardant de l’air que je pouvais souhaiter, les femmes sont bien dangereuses, elles peuvent faire beaucoup de mal. Je crus qu’il n’était question que d’avoir un peu d’esprit, et que j’étais impératrice ; et dans le trouble d’espérance et de joie où je me trouvais, je fis un effort pour répondre : En récompense, Seigneur, les femmes peuvent faire et ont fait quelquefois beaucoup de bien. Cette réponse gâta tout. L’empereur la trouva si spirituelle, qu’il n’osa m’épouser.

ATHÉNAÏS.

Il fallait que cet empereur là fut d’un caractère bien étrange, pour craindre tant l’esprit, et qu’il ne s’y connût guère, pour croire que votre réponse en marquât beaucoup ; car franchement, elle n’est pas trop bonne, et vous n’avez pas grand’chose à vous reprocher.

ICASIE.

Ainsi vont les fortunes. L’esprit seul vous a faite impératrice ; et moi la seule apparence de l’esprit m’a empêchée de l’être. Vous saviez même encore la philosophie, ce qui est bien pis que d’avoir de l’esprit, et avec tout cela, vous ne laissâtes pas d’épouser Théodose le jeune.

ATHÉNAÏS.

Si j’eusse eu devant les yeux un exemple comme le vôtre, j’eusse eu grand’peur. Mon père, après avoir fait de moi une fille fort savante et fort spirituelle, me déshérita, tant il se tenait sûr qu’avec ma science et mon bel esprit, je ne pouvais manquer de faire fortune, et a dire le vrai, je le croyais comme lui. Mais je vois présentement que je courais un grand hasard et qu’il n’était pas impossible que je demeurasse sans aucun bien, et avec la seule philosophie en partage.

ICASIE.

Non, assurément ; mais par bonheur pour vous mon aventure n’était pas encore arrivée. Il serait assez plaisant que dans une occasion pareille à celle où je me trouvai, quelqu’autre qui saurait mon histoire, et qui voudrait en profiter, eût la finesse de ne laisser point voir d’esprit, et qu’on se moquât d’elle.

ATHÉNAÏS.

Je ne voudrais pas répondre que cela lui réussît, si elle avait un dessein ; mais bien souvent, on fait par hasard les plus heureuses sottises du monde. N’avez-vous pas ouï parler d’un peintre qui avait si bien peint des grappes de raisin, que des oiseaux s’y trompèrent, et les vinrent becqueter ? Jugez quelle réputation cela lui donna. Mais les raisins étaient portés dans le tableau par un petit paysan : on disait au peintre, qu’à la vérité il fallait qu’ils fussent bien faits, puisqu’ils attiraient les oiseaux. ; mais qu’il fallait que le petit paysan fût bien mal fait, puisque les oiseaux n’en avaient point de peur. On avait raison. Cependant, si le peintre ne se fût pas oublié dans le petit paysan, les raisins n’eussent pas eu ce succès prodigieux qu’ils

eurent.
ICASIE.

En vérité, quoi qu’on fasse dans le monde, on ne sait ce que l’on fait ; et après l’aventure de ce peintre, on doit trembler, même dans les affaires où l’on se conduit bien, et craindre de n’avoir pas fait quelque faute qui eût été nécessaire. Tout est incertain. Il semble que la fortune ait soin de donner des succès différens aux mêmes choses, afin de se moquer toujours de la raison humaine, qui ne peut avoir de règle assurée.