Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/IV. Le faux Démétrius, Descartes

Salmon, libraire-éditeur (4p. 71-76).

DIALOGUE IV.

LE TROISIÈME FAUX DÉMÉTRIUS, DESCARTES.


DESCARTES.

Je dois connaître les pays du nord presque aussi bien que vous. J’ai passé une bonne partie de ma vie à philosopher en Hollande ; et enfin, j’ai été mourir en Suède, philosophe plus que jamais.

LE FAUX DÉMÉTRIUS.

Je vois, par le plan que vous me faites de votre vie, qu’elle a été bien douce ; elle n’a été occupée que par la philosophie ; il s’en faut bien que je n’aie vécu si tranquillement.

DESCARTES.

Ç’a été votre faute. De quoi vous avisiez-vous de vouloir vous faire grand-duc de Moscovie, et de vous servir dans ce dessein des moyens dont vous vous servîtes ? Vous entreprîtes de vous faire passer pour le prince Démétrius, à qui le trône appartenait, et vous aviez déjà devant les yeux l’exemple de deux faux Démétrius, qui, ayant pris ce nom l’un après l’autre, avaient été reconnus pour ce qu’ils étaient, et avaient péri malheureusement. Vous deviez bien vous donner la peine d’imaginer quelque tromperie plus nouvelle ; il n’y avait plus d’apparence que celle-là, qui était déjà usée, dût réussir.

LE FAUX DÉMÉTRIUS.

Entre nous, les Moscovites ne sont pas des peuples bien raffinés. C’est leur folie que de prétendre ressembler aux anciens Grecs ; mais Dieu sait sur quoi cela est fondé.

DESCARTES.

Encore n’étaient-ils pas si sots, qu’ils pussent se laisser duper par trois faux Démétrius de suite. Je suis assuré que quand vous commençâtes à vouloir passer pour prince, ils disaient presque tous d’un air de dédain : Quoi ! est-il encore question de voir des Démétrius ?

LE FAUX DÉMÉTRIUS.

Je ne laissai pourtant pas de me faire un parti considérable. Le nom de Démétrius était aimé : on courait toujours après ce nom. Vous savez ce que c’est que le peuple.

DESCARTES.

Et le mauvais succès qu’avaient eu les deux autres Démétrius ne vous faisait-il point de peur ?

LE FAUX DÉMÉTRIUS.

Au contraire, il m’encourageait. Ne devait-on pas croire qu’il fallait être le vrai Démétrius, pour oser paraître après ce qui était arrivé aux deux autres ? C’était encore assez de hardiesse, quelque vrai Démétrius qu’on fût.

DESCARTES.

Mais quand vous eussiez été le premier qui eussiez pris ce nom, comment aviez-vous le front de le prendre, sans être assuré de le pouvoir soutenir par des preuves très vraisemblables ?

LE FAUX DÉMÉTRIUS.

Mais vous qui me faites tant de questions, et qui êtes si difficile à contenter, comment osiez-vous vous ériger en chef d’une philosophie nouvelle, où toutes les vérités inconnues jusqu’alors devaient être renfermées ?

DESCARTES.

J’avais trouvé beaucoup de choses assez apparentes pour me pouvoir flatter qu’elles étaient vraies, et assez nouvelles pour pouvoir faire une secte à part.

LE FAUX DÉMÉTRIUS.

Et n’étiez-vous point effrayé par l’exemple de tant de philosophes, qui, avec des opinions aussi bien fondées que les vôtres, n’avaient pas laissé d’être reconnus à la fin pour de mauvais philosophes ? On vous en nommerait un nombre prodigieux, et vous ne me sauriez nommer que deux faux Démétrius qui avaient été avant moi. Je n’étais que le troisième dans mon espèce qui eût entrepris de tromper les Moscovites ; mais vous n’étiez pas le millième dans la vôtre, qui eussiez entrepris d’en faire accroire à tous les hommes.

DESCARTES.

Vous saviez bien que vous n’étiez pas le prince Démétrius ; mais moi je n’ai publié que ce que j’ai cru vrai, et je ne l’ai pas cru sans apparence. Je ne suis revenu de ma philosophie que depuis que je suis ici.

LE FAUX DÉMÉTRIUS.

Il n’importe ; votre bonne foi n’empêchait pas que vous n’eussiez besoin de hardiesse, pour assurer hautement que vous aviez enfin découvert la vérité. On a déjà été trompé par tant d’autres qui l’assuraient aussi, que quand il se présente de nouveaux philosophes, je m’étonne que tout le monde ne dise d’une voix : « Quoi ! est-il encore question de philosophes et de philosophie ? »

DESCARTES.

On a quelque raison d’être toujours trompé par les promesses des philosophes. Il se découvre de temps en temps quelques petites vérités peu importantes, mais qui amusent. Pour ce qui regarde le fond de la philosophie, j’avoue que cela n’avance guère. Je crois aussi que l’on trouve quelquefois la vérité sur des articles considérables : mais le malheur est qu’on ne sait pas qu’on l’ait trouvée ; car la philosophie (je crois qu’un mort peut dire tout ce qu’il veut) ressemble à un certain jeu à quoi jouent les enfans, où l’un d’entre eux, qui a les yeux bandés, court après les autres. S’il en attrape quelqu’un, il est obligé de le nommer ; s’il ne le nomme pas, il faut qu’il lâche prise et recommence à courir. Il en va de même de la vérité. Il n’est pas que nous autres philosophes, quoique nous ayons les yeux bandés, nous ne l’attrapions quelquefois ; mais quoi ! nous ne lui pouvons pas soutenir que c’est elle que nous avons attrapée, et dès ce moment là elle nous échappe.

LE FAUX DÉMÉTRIUS.

Il n’est que trop visible qu’elle n’est point faite pour nous. Aussi vous verrez qu’à la fin on ne songera plus à la trouver ; on perdra courage, et on fera bien.

DESCARTES.

Je vous garantis que votre prédiction n’est pas bonne. Les hommes ont un courage incroyable pour les choses dont ils sont une fois entêtés. Chacun croit que ce qui a été refusé à tous les autres lui est réservé. Dans vingt-quatre mille ans, il viendra des philosophes qui se vanteront de détruire toutes les erreurs qui auront régné pendant trente mille, et il y aura des gens qui croiront qu’en effet on ne fera alors que commencer à ouvrir les yeux.

LE FAUX DÉMÉTRIUS.

Quoi ! c’était hasarder infiniment que de vouloir tromper les Moscovites pour la troisième fois ; et à vouloir tromper tous les hommes pour la trente millième, il n’y aura rien à hasarder ? Ils sont donc encore plus dupes que les Moscovites.

DESCARTES.

Oui, sur le chapitre de la vérité. Ils en sont plus amoureux que les Moscovites ne l’étaient du nom de Démétrius.

LE FAUX DÉMÉTRIUS.

Si j’avais à recommencer, je ne voudrais point être faux Démétrius, je me ferais philosophe : mais si on venait à se dégoûter de la philosophie et à désespérer de pouvoir découvrir la vérité… car je craindrais toujours cela.

DESCARTES.

Vous aviez bien plus sujet de craindre quand vous étiez prince. Croyez que les hommes ne se décourageront point ; cela ne leur arrivera jamais. Puisque les modernes ne découvrent pas la vérité plus que les anciens, il est bien juste qu’ils aient au moins autant d’espérance de la découvrir. Cette espérance est toujours agréable, quoique vaine. Si la vérité n’est due ni aux uns, ni aux autres, du moins le plaisir de la même erreur leur est dû.