Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/IV. Hélène, Fulvie

Salmon, libraire-éditeur (4p. 17-20).

DIALOGUE IV.

HÉLÈNE, FULVIE.


HÉLÈNE.

Il faut que je sache de vous, Fulvie, une chose qu’Auguste m’a dite depuis peu. Est-il vrai que vous conçûtes pour lui quelque inclination ; mais que comme il n’y répondit pas, vous excitâtes votre mari Marc-Antoine à lui faire la guerre ?

FULVIE.

Rien n’est plus vrai, ma chère Hélène ; car parmi nous autres mortes, cet aveu ne tire pas à conséquence. Marc-Antoine était fou de la comédienne Cithéride, et j’eusse bien voulu me venger de lui, en me faisant aimer d’Auguste ; mais Auguste était difficile en maîtresse : il ne me trouva ni assez jeune, ni assez belle ; et quoique je lui fisse entendre qu’il s’embarquait dans la guerre civile, faute d’avoir quelques soins pour moi, il me fut impossible d’en tirer aucune complaisance. Je vous dirai même si vous voulez, des vers qu’il fit sur ce sujet, et qui ne sont pas trop en mon honneur ; les voici :

Parce qu’Antoine est charmé de Glaphire,

(c’est ainsi qu’il appelle Cithéride.)

Fulvie à ses beaux yeux me veut assujétir.
Antoine est infidèle. Hé bien donc, est-ce à dire
Que des fautes d’Antoine on me fera pâtir ?
   Qui, moi, que je serve Fulvie ?
   Suffit-il qu’elle eu ait envie ?
À ce compte, on verrait se retirer vers moi
   Mille épouses mal satisfaites.
Aime-moi, me dit-elle, ou combattons ; mais quoi ?
Elle est bien laide ! Allons, sonnez, trompettes.

HÉLÈNE.

Nous avons donc causé, vous et moi, les deux plus grandes guerres qui aient peut-être jamais été : vous celle d’Antoine et d’Auguste, et moi celle de Troie ?

FULVIE.

Mais il y a cette différence, que vous avez causé la guerre de Troie par votre beauté, et moi celle d’Auguste et d’Antoine par ma laideur.

HÉLÈNE.

En récompense, vous avez un autre avantage sur moi ; c’est que votre guerre est beaucoup plus plaisante que la mienne. Mon mari se venge de l’affront qu’on lui a fait en m’aimant, ce qui est assez naturel ; et le vôtre vous venge de l’affront qu’on vous a fait en ne vous aimant pas ; ce qui n’est pas trop ordinaire aux maris.

FULVIE.

Oui ; mais Antoine ne savait pas qu’il faisait la guerre pour moi, et Ménélas savait bien que c’était pour vous qu’il la faisait. C’est là un point qu’on ne saurait lui pardonner ; car au lieu que Ménélas, suivi de toute la Grèce, assiégeai Troie pendant dix ans, pour vous retirer d’entre les bras de Pâris, n’est-il pas vrai que si Pâris eût voulu absolument vous rendre, Ménélas eût dû soutenir dans Sparte un siège de dix ans pour ne pas vous recevoir ? De bonne foi, je trouve qu’ils avaient tous perdu l’esprit, tant Grecs que Troyens. Les uns étaient fous de vous redemander, et les autres l’étaient encore plus de vous retenir. D’où vient que tant d’honnêtes gens se sacrifiaient aux plaisirs d’un jeune homme, qui ne savait ce qu’il faisait ? Je ne pouvais m’empêcher de rire, en lisant cet endroit d’Homère, où, après neuf ans de guerre, et un combat dans lequel on vient tout fraîchement de perdre beaucoup de monde, il s’assemble un conseil devant le palais de Priam. Là, Anténor est d’avis que l’on vous rende, et il n’y avait pas, ce me semble, à balancer : on devait seulement se repentir de s’être avisé un peu tard de cet expédient. Cependant Pâris témoigne que la proposition lui déplaît ; et Priam, qui, à ce que dit Homère, est égal aux dieux en sagesse, embarrassé de voir son conseil qui se partage sur une affaire si difficile, et ne sachant quel parti prendre, ordonne que tout le monde aille souper.

HÉLÈNE.

Du moins, la guerre de Troie avait cela de bon, qu’on en découvrait aisément tout le ridicule ; mais la guerre civile d’Auguste et d’Antoine ne paraissait pas ce qu’elle était. Lorsqu’on voyait tant d’aigles romaines en campagne, on n’avait garde de s’imaginer que ce qui les animait si cruellement les unes contre les autres, c’était le refus qu’Auguste vous avait fait de ses bonnes grâces.

FULVIE.

Ainsi vont les choses parmi les hommes : on y voit de grands mouvemens, mais les ressorts en sont d’ordinaire assez ridicules. Il est important, pour l’honneur des événemens les plus considérables, que les causes en soient cachées.