Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/IV. Guillaume de Cabestan, Albert-Frédéric de Brandebourg
DIALOGUE IV.
GUILLAUME DE CABESTAN, ALBERT-FRÉDÉRIC DE BRANDEBOURG.
Je vous aime mieux, d’avoir été fou aussi bien que moi. Apprenez-moi un peu l’histoire de votre folie : comment vint-elle ?
J’étais un poète provençal, fort estimé dans mon siècle, ce qui ne fit que me porter malheur. Je devins amoureux d’une dame, que mes ouvrages rendirent illustre ; mais elle prit tant de goût à mes vers, qu’elle craignit que je n’en fisse un jour pour quelque autre ; et afin de s’assurer de la fidélité de ma muse, elle me donna un maudit breuvage, qui me fit tourner l’esprit, et me mit hors d’état de composer.
Combien y a-t-il que vous êtes mort ?
Il y a peut-être quatre cents ans.
Il fallait que les poètes fussent bien rares dans votre siècle, puisqu’on les estimait assez pour les empoisonner de cette manière-là. Je suis fâché que vous ne soyez pas né dans le siècle où j’ai vécu ; vous eussiez pu faire des vers pour toutes sortes de belles, sans aucune crainte de poison.
Je le sais. Je ne vois aucun de tous ces beaux esprits qui viennent ici se plaindre d’avoir eu ma destinée. Mais vous, de quelle manière devîntes-vous fou ?
D’une manière fort raisonnable. Un roi l’est devenu pour avoir vu un spectre dans une forêt ; ce n’était pas grand’chose : mais ce que je vis était beaucoup plus terrible.
Eh ! que vîtes-vous ?
L’appareil de mes noces. J’épousais Marie-Éléonore de Clèves, et je fis, pendant cette grande fête, des réflexions sur le mariage, si judicieuses, que j’en perdis le jugement.
Aviez-vous dans votre maladie quelques bons intervalles ?
Oui.
Tant pis : et moi je fus encore plus malheureux ; l’esprit me revint tout-à-fait.
Je n’eusse jamais cru que ce fût là un malheur !
Quand on est fou, il faut l’être entièrement, et ne cesser jamais de l’être. Ces alternatives de raison et de folie n’appartiennent qu’à ces petits fous qui ne le sont que par accident, et dont le nombre n’est nullement considérable. Mais voyez ceux que la nature produit tous les jours dans son cours ordinaire, et dont tout le monde est peuplé ; ils sont toujours également fous, et ils ne se guérissent jamais.
Pour moi, je me serais figuré que le moins qu’on pouvait être fou, c’était toujours le mieux.
Ah ! vous ne savez donc pas à quoi sert la folie ? Elle sert à empêcher qu’on ne se connaisse : car la vue de soi-même est bien triste, et comme il n’est jamais temps de se connaître, il ne faut pas que la folie abandonne les hommes un seul moment.
Vous avez beau dire, vous ne me persuaderez point qu’il y ait d’autres fous que ceux qui le sont comme nous l’avons été tous deux. Tout le reste des hommes a de la raison ; autrement ce ne serait rien perdre que de perdre l’esprit, et on ne distinguerait point les frénétiques d’avec les gens de bon sens.
Les frénétiques sont seulement des fous d’un autre genre. Les folies de tous les hommes étant de même nature, elles se sont si aisément ajustées ensemble, qu’elles ont servi à faire les plus forts liens de la société humaine ; témoin ce désir d’immortalité, cette fausse gloire ; et beaucoup d’autres principes, sur quoi roule tout ce qui se fait dans le monde ; et l’on n’appelle plus fous, que de certains fous qui sont, pour ainsi dire, hors d’œuvre, et dont la folie n’a pu s’accorder avec celles de tous les autres, ni entrer dans le commerce ordinaire de la vie.
Les frénétiques sont si fous, que le plus souvent ils se traitent de fous les uns les autres ; mais les autres hommes se traitent de personnes sages.
Ah ! que dites-vous ? tous les hommes s’entremontrent au doigt, et cet ordre est fort judicieusement établi par la nature. Le solitaire se moque du courtisan ; mais en récompense il ne le va point troubler à la cour : le courtisan se moque du solitaire ; mais il le laisse en repos dans sa retraite. S’il y avait quelque parti qui fut reconnu pour le seul parti raisonnable, tout le monde voudrait l’embrasser, et il y aurait trop de presse ; il vaut mieux qu’on se divise en plusieurs petites troupes, qui ne s’entr’embarrassent point, parce que les unes rient de ce que les autres font.
Tout mort que vous êtes, je vous trouve bien fou avec vos raisonnemens ; vous n’êtes pas encore bien guéri du breuvage qu’on vous donna.
Et voilà l’idée qu’il faut qu’un fou conçoive toujours d’un autre. La vraie sagesse distinguerait trop ceux qui la posséderaient : mais l’opinion de sagesse égale tous les hommes, et ne les satisfait pas moins.