Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/III. Socrate, Montaigne

Salmon, libraire-éditeur (5p. 421-426).

DIALOGUE III.

SOCRATE, MONTAIGNE.


MONTAIGNE.

C’est donc vous, divin Socrate ? Que j’ai de joie de vous voir ! Je suis tout fraîchement venu en ce pays-ci, et dès mon arrivée, je me suis mis à vous y chercher. Enfin, après avoir rempli mon livre de votre nom et de vos éloges, je puis m’entretenir avec vous, et apprendre comment vous possédiez cette vertu si naïve[1] dont les allures étaient si naturelles, et qui n’avaient point d’exemple, même dans les heureux siècles où vous viviez.

SOCRATE.

Je suis bien aise de voir un mort qui me parait avoir été philosophe : mais comme vous êtes nouvellement venu de là-haut, et qu’il y a long-temps que je n’ai vu ici personne (car on me laisse assez seul, et il n’y pas beaucoup de presse à rechercher ma conversation), trouvez bon que je vous demande des nouvelles. Comment va le monde ? N’est-il pas bien changé ?

MONTAIGNE.

Extrêmement. Vous ne le reconnaîtriez pas.

SOCRATE.

J’en suis ravi. Je m’étais toujours bien douté qu’il fallait qu’il devînt meilleur et plus sage qu’il n’était de mon temps.

MONTAIGNE.

Que voulez-vous dire ? il est plus fou et plus corrompu qu’il n’a jamais été. C’est le changement dont je voulais parler, et je m’attendais bien à savoir de vous l’histoire du temps que vous avez vu, et où régnait tant de probité et de droiture.

SOCRATE.

Et moi, je m’attendais au contraire à apprendre des merveilles du siècle où vous venez de vivre. Quoi ! les hommes d’à présent ne se sont point corrigés des sottises de l’antiquité ?

MONTAIGNE.

Je crois que c’est parce que vous êtes ancien, que vous parlez de l’antiquité si familièrement ; mais sachez qu’on a grand sujet d’en regretter les mœurs, et que de jour en jour tout empire.

SOCRATE.

Cela se peut-il ? Il me semble que de mon temps les choses allaient déjà bien de travers. Je croyais qu’à la fin, elles prendraient un train plus raisonnable, et que les hommes profiteraient de l’expérience de tant d’années.

MONTAIGNE.

Eh ! les hommes font-ils des expériences ? Ils sont faits comme les oiseaux, qui se laissent toujours prendre dans les mêmes filets où l’on a déjà pris cent mille oiseaux de leur espèce. Il n’y a personne qui n’entre tout neuf dans la vie, et les sottises des pères sont perdues pour les enfans.

SOCRATE.

Mais quoi, ne fait-on point d’expérience ? Je croirais que le monde devrait avoir une vieillesse plus sage et plus réglée que n’a été sa jeunesse.

MONTAIGNE.

Les hommes de tous les siècles ont les mêmes penchans, sur lesquels la raison n’a aucun pouvoir. Ainsi, partout où il y a des hommes, il y a des sottises, et les mêmes sottises.

SOCRATE.

Et sur ce pied-là, comment voudriez-vous que les siècles de l’antiquité eussent mieux valu que le siècle d’aujourd’hui ?

MONTAIGNE.

Ah ! Socrate, je savais bien que vous aviez une manière particulière de raisonner, et d’envelopper si adroitement ceux à qui vous aviez affaire, dans des argumens dont ils ne prévoyaient pas la conclusion, que vous les ameniez où il vous plaisait ; et c’est ce que vous appeliez être la sage-femme de leurs pensées, et les faire accoucher. J’avoue que me voilà accouché d’une proposition toute contraire à celle que j’avançais : cependant, je ne saurais encore me rendre. Il est sûr qu’il ne se trouve plus de ces âmes vigoureuses et roides de l’antiquité, des Aristide, des Phocion, des Périclès, ni enfin des Socrate.

SOCRATE.

À quoi tient-il ? Est-ce que la nature s’est épuisée, et qu’elle n’a plus la force de produire ces grandes âmes ? Et pourquoi se serait-elle encore épuisée en rien, hormis en hommes raisonnables ? Aucun de ses ouvrages n’a encore dégénéré ; pourquoi n’y aurait-il que les hommes qui dégénérassent ?

MONTAIGNE.

C’est un point de fait ; ils dégénèrent. Il semble que la nature nous ait autrefois montré quelques échantillons de grands hommes, pour nous persuader qu’elle en aurait su faire, si elle avait voulu, et qu’ensuite elle ait fait tout le reste avec assez de négligence.

SOCRATE.

Prenez garde à une chose. L’antiquité est un objet d’une espèce particulière ; l’éloignement le grossit. Si vous eussiez connu Aristide, Phocion, Périclès et moi, puisque vous voulez me mettre de ce nombre, vous eussiez trouvé dans votre siècle des gens qui nous ressemblaient. Ce qui fait d’ordinaire qu’on est si prévenu pour l’antiquité, c’est qu’on a du chagrin contre son siècle, et l’antiquité en profite. On met les anciens bien haut, pour abaisser ses contemporains. Quand nous vivions, nous estimions nos ancêtres plus qu’ils ne méritaient ; et à présent, notre postérité nous estime plus que nous ne méritons : mais et nos ancêtres, et nous, et notre postérité, tout cela est bien égal ; et je crois que le spectacle du monde serait bien ennuyeux pour qui le regarderait d’un certain œil, car c’est toujours la même chose.

MONTAIGNE.

J’aurais cru que tout était en mouvement, que tout changeait, et que les siècles différens avaient leurs différens caractères, comme les hommes. En effet, ne voit-on pas des siècles savans, et d’autres qui sont ignorans ? n’en voit-on pas de naïfs, et d’autres qui sont plus raffinés ? n’en voit-on pas de sérieux et de badins, de polis et de grossiers ?

SOCRATE.

Il est vrai.

MONTAIGNE.

Et pourquoi donc n’y aurait-il pas des siècles plus vertueux, et d’autres plus méchans ?

SOCRATE.

Ce n’est pas une conséquence. Les habits changent ; mais ce n’est pas à dire que la figure des corps change aussi. La politesse ou la grossièreté, la science ou l’ignorance, le plus ou le moins d’une certaine naïveté, le génie sérieux ou badin, ce ne sont là que les dehors de l’homme, et tout cela change : mais le cœur ne change point, et tout l’homme est dans le cœur. On est ignorant dans un siècle, mais la mode d’être savant peut venir, on est intéressé, mais la mode d’être désintéressé ne viendra point. Sur ce nombre prodigieux d’hommes assez déraisonnables qui naissent en cent ans, la nature en a peut-être deux ou trois douzaines de raisonnables, qu’il faut qu’elle répande par toute la terre ; et vous jugez bien qu’ils ne se trouvent jamais nulle part en assez grande quantité, pour y faire une mode de vertu et de droiture.

MONTAIGNE.

Cette distribution d’hommes raisonnables se fait-elle également ? Il pourrait y avoir des siècles mieux partagés les uns que les autres.

SOCRATE.

Tout au plus il y aurait quelque inégalité imperceptible. L’ordre général de la nature a l’air bien constant.


  1. Termes de Montaigne.