Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/III. Didon, Stratonice

Salmon, libraire-éditeur (5p. 399-402).

DIALOGUE III.

DIDON, STRATONICE.


DIDON.

Hélas ! ma pauvre Stratonice, que je suis malheureuse ! Vous savez comme j’ai vécu. Je gardai une fidélité si exacte à mon premier mari, que je me brûlai toute vive, plutôt que d’en prendre un second. Cependant je n’ai pu être à couvert de la médisance. Il a plu à un poète, nommé Virgile, de changer une prude aussi sévère que moi, en une jeune coquette, qui se laisse charmer de la bonne mine d’un étranger, dès le premier jour qu’elle le voit. Toute mon histoire est renversée. À la vérité, le bûcher où je fus consumée m’est demeuré ; mais devinez pourquoi je m’y jette. Ce n’est plus de peur d’être obligée à un second mariage ; c’est que je suis au désespoir de ce que cet étranger m’abandonne.

STRATONICE.

De bonne foi, cela peut avoir des conséquences très dangereuses. Il n’y aura plus guère de femmes qui veuillent se brûler par fidélité conjugale, si après leur mort un poète est en liberté de dire d’elles tout ce qu’il voudra. Mais peut-être votre Virgile n’a-t-il pas eu si grand tort. Peut-être a-t-il démêlé dans votre vie quelque intrigue que vous espériez qui ne serait pas connue. Que sait-on ? je ne voudrais pas répondre de vous sur la foi de votre bûcher.

DIDON.

Si la galanterie que Virgile m’attribue avait quelque vraisemblance, je consentirais que l’on me soupçonnât ; mais il me donne pour amant, Énée, un homme qui était mort trois cents ans avant que je fusse au monde.

STRATONICE.

Ce que vous dites là est quelque chose. Cependant Énée et vous, vous paraissiez extrêmement être le fait l’un de l’autre. Vous aviez été tous deux contraints d’abandonner votre patrie ; vous cherchiez fortune tous deux dans des pays étrangers ; il était veuf, vous étiez veuve : voilà bien des rapports. Il est vrai que vous êtes née trois cents ans après lui ; mais Virgile a vu tant de raisons pour vous assortir ensemble, qu’il a cru que les trois cents années qui vous séparaient n’étaient pas une affaire.

DIDON.

Quel raisonnement est-ce là ? Quoi ! trois cents ans ne sont pas toujours trois cents ans, et malgré cet obstacle, deux personnes peuvent se rencontrer et s’aimer ?

STRATONICE.

Oh ! c’est sur ce point que Virgile a entendu finesse. Assurément, il était homme du monde ; il a voulu faire voir qu’en matière de commerces amoureux, il ne faut pas juger sur l’apparence, et que tous ceux qui en ont le moins, sont bien souvent les plus vrais.

DIDON.

J’avais bien affaire qu’il attaquât ma réputation, pour mettre ce beau mystère dans ses ouvrages.

STRATONICE.

Mais quoi ! vous a-t-il tournée en ridicule ? vous a-t-il fait dire des choses impertinentes ?

DIDON.

Rien moins. Il m’a récité ici son poème, et tout le morceau où il me fait paraître est assurément divin, à la médisance près. J’y suis belle ; j’y dis de très belles choses sur ma passion prétendue ; et si Virgile était obligé à me reconnaître dans l’Enéïde pour femme de bien, l’Enéïde y perdrait beaucoup.

STRATONICE.

De quoi vous plaignez-vous donc ? On vous donne une galanterie que vous n’avez pas eue : voilà un grand malheur ! Mais en récompense, on vous donne de la beauté et de l’esprit, que vous n’aviez peut-être pas.

DIDON.

Quelle consolation !

STRATONICE.

Je ne sais comment vous êtes faite, mais la plupart des femmes aiment mieux, ce me semble, qu’on médise un peu de leur vertu, que de leur esprit ou de leur beauté. Pour moi, j’étais de cette humeur là. Un peintre, qui était à la cour du roi de Syrie mon mari, fut mal content de moi : et pour se venger, il me peignit entre les bras d’un soldat. Il exposa son tableau, et prit aussitôt la fuite. Mes sujets, zélés pour ma gloire, voulaient brûler ce tableau publiquement ; mais comme j’y étais peinte admirablement bien, et avec beaucoup de beauté, quoique les attitudes qu’on m’y donnait ne fussent pas avantageuses à ma vertu, je défendis qu’on le brûlât, et fis revenir le peintre à qui je pardonnai. Si vous m’en croyez, vous en userez de même à l’égard de Virgile.

DIDON.

Cela serait bon, si le premier mérite d’une femme était d’être belle, ou d’avoir de l’esprit.

STRATONICE.

Je ne décide point quel est ce premier mérite : mais dans l’usage ordinaire, la première question qu’on fait sur une femme que l’on ne connaît point, c’est, est-elle belle ? la seconde, a-t-elle de l’esprit ? Il arrive rarement qu’on fasse une troisième question.