Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/II. Paracelse, Molière

Salmon, libraire-éditeur (4p. 62-68).

DIALOGUE II.

PARACELSE, MOLIÈRE.


MOLIÈRE.

N’y eut-il que votre nom, je serais charmé de vous, Paracelse ! On croirait que vous seriez quelque Grec ou quelque Latin, et on ne s’aviserait jamais de penser que Paracelse était un philosophe suisse.

PARACELSE.

J’ai rendu ce nom aussi illustre qu’il est beau. Mes ouvrages sont d’un grand secours à tous ceux qui veulent entrer dans les secrets de la nature, et surtout à ceux qui s’élèvent jusqu’à la connaissance des génies et des habitans élémentaires.

MOLIÈRE.

Je conçois aisément que ce sont là les vraies sciences. Connaître les hommes que l’on voit tous les jours, ce n’est rien ; mais connaître les génies que l’on ne voit point, c’est toute autre chose.

PARACELSE.

Sans doute. J’ai enseigné fort exactement quelle est leur nature ; quels sont leurs emplois, leurs inclinations, leurs différent ordres ; quel pouvoir ils ont dans l’univers.

MOLIÈRE.

Que vous étiez heureux d’avoir toutes ces lumières ! Car à plus forte raison vous saviez parfaitement tout ce qui regarde l’homme ; et cependant beaucoup de personnes n’ont pu seulement aller jusques là.

PARACELSE.

Oh ! il n’y a si petit philosophe qui n’y soit parvenu.

MOLIÈRE.

Je le crois. Vous n’aviez donc plus rien qui vous embarrassât sur la nature de l’âme humaine, sur ses fonctions, sur son union avec le corps ?

PARACELSE.

Franchement, il ne se peut pas qu’il ne reste toujours quelques difficultés sur ces matières ; mais enfin on en sait autant que la philosophie en peut apprendre.

MOLIÈRE.

Et vous n’en saviez pas davantage ?

PARACELSE.

Non. N’est-ce pas bien assez ?

MOLIÈRE.

Assez ? Ce n’est rien du tout. Et vous sautiez ainsi par-dessus les hommes que vous ne connaissiez pas, pour aller aux génies ?

PARACELSE.

Les génies ont quelque chose qui pique bien plus la curiosité naturelle.

MOLIÈRE.

Oui ; mais il n’est pardonnable de songer à eux qu’après qu’on n’a plus rien à connaître dans les hommes. On dirait que l’esprit humain a tout épuisé, quand on voit qu’il se forme des objets de sciences qui n’ont peut-être aucune réalité, et dont il s’embarrasse à plaisir. Cependant il est sûr que des objets très réels lui donneraient, s’il voulait, assez d’occupation.

PARACELSE.

L’esprit néglige naturellement les sciences trop simples, et court après celles qui sont mystérieuses. Il n’y a que celles-là sur lesquelles il puisse exercer toute son activité.

MOLIÈRE.

Tant pis pour l’esprit ; ce que vous dites est tout-à-fait à sa honte. La vérité se présente à lui ; mais parce qu’elle est simple, il ne la reconnaît point, et il prend des mystères ridicules pour elle, seulement parce que ce sont des mystères. Je suis persuadé que si la plupart des gens voyaient l’ordre de l’univers tel qu’il est, comme ils n’y remarqueraient ni vertus des nombres, ni propriétés des planètes, ni fatalités attachées à de certains temps ou à de certaines révolutions, ils ne pourraient pas s’empêcher de dire sur cet ordre admirable : Quoi ! n’est-ce que cela ?

PARACELSE.

Vous traitez de ridicules des mystères où vous n’avez su pénétrer, et qui en effet sont réservés aux grands hommes.

MOLIÈRE.

J’estime bien plus ceux qui ne comprennent point ces mystères-là, que ceux qui les comprennent ; mais malheureusement, la nature n’a pas fait tout le monde capable de n’y rien entendre.

PARACELSE.

Mais vous qui décidez avec tant d’autorité, quel métier avez-vous donc fait pendant votre vie ?

MOLIÈRE.

Un métier bien différent du vôtre. Vous avez étudié les vertus des génies, et moi, j’ai étudié les sottises des hommes.

PARACELSE.

Voilà une belle étude ! Ne sait-on pas bien que les hommes sont sujets à faire assez de sottises ?

MOLIÈRE.

On le sait en gros et confusément ; mais il en faut venir aux détails, et alors on est surpris de l’étendue de cette science.

PARACELSE.

Et à la fin, quel usage en faisiez-vous ?

MOLIÈRE.

J’assemblais dans un certain lieu le plus grand nombre de gens que je pouvais, et là je leur faisais voir qu’ils étaient tous des sots.

PARACELSE.

Il fallait de terribles discours pour leur persuader une pareille vérité.

MOLIÈRE.

Rien n’est plus facile. On leur prouve leurs sottises, sans employer de grands tours d’éloquence, ni des raisonnemens bien médités. Ce qu’ils font est si ridicule, qu’il ne faut qu’en faire autant devant eux, et vous les voyez aussitôt crever de rire.

PARACELSE.

Je vous entends ; vous étiez comédien. Pour moi, je ne conçois pas le plaisir qu’on prend à la comédie : on y va rire des mœurs qu’elle représente ; et que ne rit-on des mœurs mêmes ?

MOLIÈRE.

Pour rire des choses du monde, il faut en quelque façon en être dehors, et la comédie vous en tire : elle vous donne tout en spectacle, comme si vous n’y aviez point de part.

PARACELSE.

Mais on rentre aussitôt dans ce tout dont on s’était moqué, et on recommence à en faire partie ?

MOLIÈRE.

N’en doutez pas ; l’autre jour, en me divertissant, je fis ici une fable sur ce sujet. Un jeune oison volait avec la mauvaise grâce qu’ont tous ceux de son espèce, quand ils volent ; et pendant ce vol d’un moment, qui ne l’élevait qu’à un pied de terre, il insultait au reste de la basse-cour. « Malheureux animaux, disait-il, je vous vois au-dessous de moi, et vous ne savez pas fendre ainsi les airs. » La moquerie fut courte, l’oison retomba dans le même temps.

PARACELSE.

À quoi donc servent les réflexions que la comédie fait faire, puisqu’elles ressemblent au vol de cet oison, et qu’au même instant on retombe dans les sottises communes ?

MOLIÈRE.

C’est beaucoup que de s’être moqué de soi ; la nature nous y a donné une merveilleuse facilité pour nous empêcher d’être la dupe de nous-mêmes. Combien de fois arrive-t-il que dans le temps qu’une partie de nous fait quelque chose avec ardeur et avec empressement, une autre partie s’en moque ? Et s’il en était besoin même, on trouverait encore une troisième partie qui se moquerait des deux premières ensemble. Ne dirait-on pas que l’homme soit fait de pièces rapportées ?

PARACELSE.

Je ne vois pas qu’il y ait matière sur tout cela d’exercer beaucoup son esprit. Quelques légères réflexions, quelques plaisanteries souvent mal fondées ne méritent pas une grande estime : mais quels efforts de méditation ne faudrait-il pas faire pour traiter des sujets plus relevés ?

MOLIÈRE.

Vous revenez à vos génies, et moi, je ne reconnais que mes sots. Cependant, quoique je n’aie jamais travaillé que sur ces sujets si exposés aux yeux de tout le monde, je puis vous prédire que mes comédies vivront plus que vos sublimes ouvrages. Tout est sujet aux changemces de la mode ; les productions de l’esprit ne sont pas au-dessus de la destinée des habits. J’ai vu je ne sais combien de livres et de genres d’écrire enterrés avec leurs auteurs, ainsi que chez de certains peuples on enterre avec les morts les choses qui leur ont été les plus précieuses pendant leur vie. Je connais parfaitement quelles peuvent être les révolutions de l’empire des lettres ; et avec tout cela, je garantis la durée de mes pièces. J’en sais bien la raison. Qui veut peindre pour l’immortalité doit peindre des sots.