Dialogues des morts/Dialogue 79

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 456-460).


LXXIX

HARPAGON ET DORANTE


Contre l’avarice, qui fait négliger à un père de famille l’éducation et l’honneur de ses enfants


Dorante. — Non, je ne puis goûter vos raisons ; ce ne sont que de vains prétextes par lesquels vous voulez m’éblouir, et vous délivrer de mes remontrances. Votre manière de vivre n’est pas soutenable.

Harpagon. — Vous en parlez bien à votre aise, vous qui ne vous êtes point marié, et qui êtes sans suite : j’ai des enfants ; je veux me faire aimer d’eux en leur amassant du bien, et leur donnant moyen de mener une vie heureuse.

Dorante. — Vous voulez, dites-vous, vous faire aimer de vos enfants ?

Harpagon. — Oui, sans doute ; et je leur en donne un sujet bien fort en me refusant pour eux les choses les plus nécessaires.

Dorante. — Si vous avez envie de vous faire haïr d’eux, vous ne pouvez pas prendre une plus sûre voie.

Harpagon. — Ah ! il faudrait qu’ils fussent les plus dénaturés des hommes : un père qui n’envisage qu’eux, qui se compte pour rien, qui renonce à toutes les commodités, à toutes les douceurs de la vie !

Dorante. — Seigneur Harpagon, j’ai une autre chose à vous dire : mais je crains de vous fâcher.

Harpagon. — Non, non ; je ne veux pas qu’on me dissimule rien.

Dorante. — Vous n’aimez que vos enfants, dites-vous.

Harpagon. — Je vous en fais vous-même le juge ; voyez ce que je fais pour eux.

Dorante. — C’est vous qui m’obligez de parler ; vous ne les aimez point, seigneur Harpagon ; et vous, vous croyez ne vous point aimer ?

Harpagon. — Moi ? hé ! de quelle manière est-ce que je me traite ?

Dorante. — Vous n’aimez que vous.

Harpagon. — Ô ciel ! pouvais-je attendre cette injustice de mon meilleur ami ?

Dorante. — Doucement ; mon but est de vous détromper par une persuasion qui vous soit utile, et non de vous aigrir. Vous aimez, dites-vous, vos enfants ?

Harpagon. — Si je les aime !

Dorante. — Avez-vous eu soin de leur éducation ?

Harpagon. — Hélas ! je n’étais pas en état de cela ; les maîtres étaient d’une cherté épouvantable : à quoi leur aurait servi la science, si je les avais laissés sans pain ?

Dorante. — C’est-à-dire (car il faut convenir de bonne foi de la vérité) que vous les avez laissés dans une grossière ignorance, indigne de gens qui ont une naissance honnête. Vous n’avez eu nul soin de cultiver en eux la vertu ; vous n’avez jamais étudié leurs inclinations : s’ils ont de la probité, vous n’y avez aucune part et c’est un bonheur que vous ne méritez pas.

Harpagon. — Mais on ne peut leur procurer tous les avantages.

Dorante. — Mais on doit au moins songer au plus important de tous, à celui dont rien ne dédommage, à celui qui peut suppléer à tout ce qui manque : cet avantage, c’est la vertu.

Harpagon. — Il faut être honnête homme ; mais il faut avoir de quoi vivre, et rien n’est plus méprisable qu’un homme dans la pauvreté.

Dorante. — Un malhonnête homme l’est bien davantage, eût-il toutes les richesses de Crésus.

Harpagon. — Eh bien ! j’ai trop tourné ma tendresse pour mes enfants du côté du bien ; prouverez-vous par là que je ne les ai point aimés ?

Dorante. — Oui, seigneur Harpagon, vous ne les aimez pas ; et ce n’est point de les rendre riches que vous êtes occupé.

Harpagon. — Comment ! je leur conserve tout mon bien, et je n’y ose toucher : tout n’ira-t-il pas à eux après ma mort ?

Dorante. — Ce n’est pas à eux que vous conservez votre bien, c’est à votre passion. Il y a deux plaisirs, celui de dépenser et celui d’amasser : vous n’êtes touché que du second ; vous vous y abandonnez sans réserve, et vous ne faites que suivre votre goût.

Harpagon. — Mais encore, s’il vous plaît, à qui ira ma succession ?

Dorante. — À vos enfants, sans doute ; mais lorsque vous ne pourrez plus jouir de vos richesses, lorsque vous en serez séparé par la dure nécessité de la mort : votre volonté n’aura nulle part alors au profit que feront vos enfants. Vous leur avez refusé tout ce qui dépendait de vous, et ils ne seront riches alors que parce que vous ne serez plus le maître de l’empêcher.

Harpagon. — Et sans mon économie, ce temps-là arriverait-il jamais pour eux ?

Dorante. — C’est-à-dire qu’ils se trouveront bien de ce que la passion d’amasser vous a tyrannisé, pourvu que vous ne les ruiniez pas auparavant ; car c’est ce que j’appréhende : et c’est ce qui montre encore que vous ne les aimez pas.

Harpagon. — Jamais homme n’a dit tant de choses aussi peu vraisemblables que vous.

Dorante. — Elles n’en sont pas moins vraies, et la preuve en est bien aisée. Y a-t-il rien de plus ruineux que d’emprunter à grosses usures ? Vous savez ce que font vos enfants, vous savez ce qui vous est arrivé à vous-même : ils ne le font que parce que vous leur refusez les secours les plus nécessaires ; s’ils continuent, ils se trouveront, à votre mort, accablés de dettes : il ne tient qu’à vous de l’empêcher, et vous n’en faites rien. Et vous me venez parler de l’amitié que vous avez pour eux, et de l’envie que vous avez de les rendre heureux ! Ah ! vous n’aimez que votre argent ; vous vivez de la vue de vos coffres-forts ; vous préférez ce plaisir à tous les autres, dont vous êtes moins touché. Vous paraissez vous épargner tout, et vous ne vous refusez rien ; car vous ne vous demandez à vous-même que d’augmenter toujours vos trésors, et c’est ce que vous faites nuit et jour. Allez, vous n’aimez pas plus vos enfants et leurs intérêts que votre réputation, que vous sacrifiez à l’avarice. Ai-je tort de dire que vous n’aimez que vous ?