Dialogues des morts/Dialogue 77

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 451-452).


LXXVII

PHILIPPE II ET PHILIPPE III


Rien de si pernicieux aux rois que de se laisser entraîner par l’ambition et la flatterie


Philippe II. — Eh bien, mon fils, avez-vous gouverné l’Espagne selon mes maximes ?… Vous n’osez répondre ; quoi donc ! est-il arrivé quelque grand malheur ? Les Maures sont-ils entrés une seconde fois en Espagne ?

Philippe III. — Non, l’Espagne est tout entière.

Philippe II. — Quoi donc ! les Indes se sont-elles révoltées ? parlez.

Philippe III. — Non.

Philippe II. — Henri IV a-t-il pris le royaume de Naples ? J’appréhendais fort ce prince pendant ma vie.

Philippe III. — Point du tout.

Philippe II. — Je ne saurais comprendre ce qui est arrivé ; éclaircissez-moi.

Philippe III. — Je suis obligé d’avouer moi-même mon imbécillité ; car en suivant vos maximes j’ai ruiné l’Espagne. En voulant abaisser les grands, je leur ai donné de la jalousie, en sorte qu’ils se sont ligués et se sont élevés au-dessus de moi. Cela a fait que je suis tombé dans une si grande faiblesse que je n’avais presque plus d’autorité. Pendant ce temps-là, le prince Maurice a réduit sous sa puissance la meilleure partie des Pays-Bas, et j’ai été obligé de conclure avec lui un traité honteux, par lequel je lui laissai une partie de la Gueldre, la Hollande, la Zélande, Zutphen, Utrecht, West-Frise, Groningue et Over-Yssel, etc.

Philippe II. — Hélas ! dans quels malheurs avez-vous jeté l’Espagne !

Philippe III. — J’avoue qu’ils sont grands ; mais ils ne sont arrivés qu’en suivant votre politique. En voulant rabaisser l’orgueil des grands, je l’ai élevé ; vous avez vous-même donné commencement à la puissance des Hollandais par le commerce…

Philippe II. — Comment ?

Philippe III. — Lorsque vous conquîtes le Portugal, les Portugais faisaient tout le commerce des Indes ; quelque temps après, les Hollandais s’étant révoltés, vous voulûtes les empêcher de venir à Lisbonne. Ne sachant donc que devenir, ils allèrent prendre les marchandises à la source, et enfin ruinèrent le commerce des Portugais.

Philippe II. — Pendant ma vie, mes courtisans m’élevaient cela jusqu’aux cieux : je reconnais à présent mes fausses maximes et ma fausse politique, et qu’il n’y a rien de plus pernicieux aux rois que de se laisser entraîner par l’ambition et par la flatterie.