Dialogues des morts/Dialogue 65

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 401-404).


LXV

CHARLES-QUINT ET UN JEUNE MOINE DE SAINT-JUST


On cherche souvent la retraite par inquiétude, plutôt que par un véritable esprit de religion


Charles. — Allons, mon frère, il est temps de se lever ; vous dormez trop pour un jeune novice qui doit être fervent.

Le moine. — Quand voulez-vous que je dorme, sinon pendant que je suis jeune ? Le sommeil n’est point incompatible avec la ferveur.

Charles. — Quand on aime l’office, on est bientôt éveillé.

Le moine. — Oui, quand on est à l’âge de Votre Majesté ; mais au mien, on dort tout debout.

Charles. — Eh bien ! mon frère, c’est aux gens de mon âge à éveiller la jeunesse trop endormie.

Le moine. — Est-ce que vous n’avez plus rien de meilleur à faire ? Après avoir si longtemps troublé le repos du monde entier, ne sauriez-vous me laisser le mien ?

Charles. — Je trouve qu’en se levant ici de bon matin, on est encore bien en repos dans cette profonde solitude.

Le moine. — Je vous entends, sacrée Majesté : quand vous vous êtes levé ici de bon matin, vous y trouvez la journée bien longue : vous êtes accoutumé à un plus grand mouvement ; avouez-le sans façon. Vous vous ennuyez de n’avoir ici qu’à prier Dieu, qu’à monter vos horloges, et qu’à éveiller de pauvres novices qui ne sont pas coupables de votre ennui.

Charles. — J’ai ici douze domestiques que je me suis réservés.

Le moine. — C’est une triste conversation pour un homme qui était en commerce avec toutes les nations connues.

Charles. — J’ai un petit cheval pour me promener dans ce beau vallon orné d’orangers, de myrtes, de grenadiers, de lauriers et de mille fleurs, au pied de ces belles montagnes de l’Estramadure, couvertes de troupeaux innombrables.

Le moine. — Tout cela est beau ; mais tout cela ne parle point. Vous voudriez un peu de bruit et de fracas.

Charles. — J’ai cent mille écus de pension.

Le moine. — Assez mal payés. Le roi votre fils n’en a guère de soin.

Charles. — Il est vrai qu’on oublie bientôt les gens qui se sont dépouillés et dégradés.

Le moine. — Ne comptiez-vous pas là-dessus quand vous avez quitté vos couronnes ?

Charles. — Je voyais bien que cela devait être ainsi.

Le moine. — Si vous avez compté là-dessus, pourquoi vous étonnez-vous de le voir arriver ? Tenez-vous-en à votre premier projet : renoncez à tout ; oubliez tout, ne désirez plus rien ; reposez-vous et laissez reposer les autres.

Charles. — Mais je vois que mon fils, après la bataille de Saint-Quentin, n’a pas su profiter de la victoire ; il devrait être déjà à Paris. Le comte d’Egmont lui a gagné une autre bataille à Gravelines ; et il laisse tout perdre. Voilà Calais repris par le duc de Guise sur les Anglais ; voilà ce même duc qui a pris Thionville pour couvrir Metz. Mon fils gouverne mal ; il ne suit aucun de mes conseils ; il ne me paye point ma pension ; il méprise ma conduite et les plus fidèles serviteurs dont je me suis servi. Tout cela me chagrine et m’inquiète.

Le moine. — Quoi ! n’étiez-vous venu chercher le repos dans cette retraite qu’à condition que le roi votre fils ferait des conquêtes, croirait tous vos conseils, et achèverait d’exécuter tous vos projets ?

Charles. — Non ; mais je croyais qu’il ferait mieux.

Le moine. — Puisque vous avez tout quitté pour être en repos, demeurez-y quoi qu’il arrive ; laissez faire le roi votre fils comme il voudra. Ne faites point dépendre votre tranquillité des guerres qui agitent le monde ; vous n’en êtes sorti que pour n’en plus entendre parler. Mais, dites la vérité, vous ne connaissiez guère la solitude quand vous l’avez cherchée ; c’est par inquiétude que vous avez désiré le repos.

Charles. — Hélas ! mon pauvre enfant, tu ne dis que trop vrai ; et Dieu veuille que tu ne sois point mécompté comme moi en quittant le monde dans ce noviciat !