Dialogues des morts/Dialogue 47

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 331-334).


XLVII

SERTORIUS ET MERCURE


Les fables et les illusions font plus sur la populace crédule que la vérité et la vertu


Mercure. — Je suis bien pressé de m’en retourner vers l’Olympe ; et j’en suis fort fâché, car je meurs d’envie de savoir par où tu as fini ta vie.

Sertorius. — En deux mots je vous l’apprendrai. Le jeune apprenti et la bonne vieille ne pouvaient me vaincre. Perpenna, le traître, me fit périr ; sans lui j’aurais fait voir bien du pays à mes ennemis.

Mercure. — Qui appelles-tu le jeune apprenti et la bonne vieille ?

Sertorius. — Hé ! ne savez-vous pas ? c’est Pompée et Métellus. Métellus était mou, appesanti, incertain, trop vieux et usé ; il perdait les occasions décisives par sa lenteur. Pompée était, au contraire, sans expérience. Avec des barbares ramassés, je me jouais de ces deux capitaines et de leurs légions.

Mercure. — Je ne m’en étonne pas. On dit que tu étais magicien, que tu avais une biche qui venait dans ton camp te dire tous les desseins de tes ennemis, et tout ce que tu pouvais entreprendre contre eux.

Sertorius. — Tandis que j’ai eu besoin de ma biche, je n’en ai découvert le secret à personne : mais maintenant, que je ne puis plus m’en servir, j’en dirai tout haut le mystère.

Mercure. — Eh bien ! était-ce quelque enchantement ?

Sertorius. — Point du tout. C’était une sottise qui m’a plus servi que mon argent, que mes troupes, que les débris du parti de Marius contre Sylla, que j’avais recueillis dans un coin des montagnes d’Espagne et de Lusitanie. Une illusion faite bien à propos mène loin les peuples crédules.

Mercure. — Mais cette illusion n’était-elle pas bien grossière ?

Sertorius. — Sans doute : mais les peuples pour qui elle était préparée étaient encore plus grossiers.

Mercure. — Quoi ! ces barbares croyaient tout ce que tu racontais de ta biche ?

Sertorius. — Tout, et il ne tenait qu’à moi d’en dire encore davantage ; ils l’auraient cru. Avais-je découvert par des coureurs ou des espions la marche des ennemis, c’était la biche qui me l’avait dit à l’oreille. Avais-je été battu, la biche me parlait pour déclarer que les dieux allaient relever mon parti. La biche ordonnait aux habitants du pays de me donner toutes leurs forces, faute de quoi la peste et la famine devaient les désoler. Ma biche était-elle perdue depuis quelques jours, et ensuite retrouvée secrètement, je la faisais tenir bien cachée, et je déclarais par un pressentiment ou sur quelque présage qu’elle allait revenir ; après quoi je la faisais rentrer dans le camp, où elle ne manquait pas de me rapporter des nouvelles de vous autres dieux. Enfin ma biche faisait tout, et elle seule réparait tous mes malheurs.

Mercure. — Cet animal t’a bien servi. Mais tu nous servais mal : car de telles impostures décrient les immortels et font grand tort à tous nos mystères. Franchement, tu étais un impie.

Sertorius. — Je ne l’étais pas plus que Numa avec sa nymphe Égérie, que Lycurgue et Solon avec leur commerce secret des dieux, que Socrate avec son esprit familier, enfin que Scipion avec sa façon mystérieuse d’aller au Capitole consulter Jupiter, qui lui inspirait toutes ses entreprises de guerre contre Carthage. Tous ces gens-là ont été aussi imposteurs que moi.

Mercure. — Mais ils ne l’étaient que pour établir de bonnes lois, ou pour rendre la patrie victorieuse.

Sertorius. — Et moi pour me défendre contre le parti du tyran Sylla, qui avait opprimé Rome, et qui avait envoyé des citoyens changés en esclaves, pour me faire périr comme le dernier soutien de la liberté.

Mercure. — Quoi donc ! la république entière, tu ne la regardes que comme le parti de Sylla ? De bonne foi, tu étais demeuré seul contre tous les Romains. Mais enfin, tu trompais ces pauvres barbares par des mystères de religion.

Seriorius. — Il est vrai ; mais comment faire autrement avec les sots ? Il faut bien les amuser par des sottises, et aller à son but. Si on ne leur disait que des vérités solides, ils ne les croiraient pas. Racontez des fables, flattez, amusez, grands et petits courent après vous.