Dialogues des morts/Dialogue 33

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 272-277).


XXXIII

CICÉRON ET DÉMOSTHÈNE


Différence entre l’orateur et le philosophe


Cicéron. — Pour avoir vécu du temps de Platon, et avoir même été son disciple, il me semble que vous avez bien peu profité de cet avantage.

Démosthène. — N’avez-vous donc rien remarqué dans mes oraisons, vous qui les avez si bien lues, qui sentît les maximes de Platon et sa manière de persuader ?

Cicéron. — Ce n’est pas ce que je veux dire. Vous avez été le plus grand orateur des Grecs, mais enfin vous n’avez été qu’orateur. Pour moi, quoique je n’aie jamais connu Platon que dans ses écrits, et que j’aie vécu environ trois cents ans après lui, je me suis efforcé de l’imiter dans la philosophie : je l’ai fait connaître aux Romains, et j’ai le premier introduit chez eux ce genre d’écrire ; en sorte que j’ai rassemblé, autant que j’en ai été capable, en une même personne, l’éloquence et la philosophie.

Démosthène. — Et vous croyez avoir été un grand philosophe ?

Cicéron. — Il suffit, pour l’être, d’aimer la sagesse, et de travailler à acquérir la science et la vertu. Je crois me pouvoir donner ce titre sans trop de vanité.

Démosthène. — Pour orateur, j’en conviens, vous avez été le premier de votre nation ; et les Grecs mêmes de votre temps vous ont admiré ; mais pour philosophe, je ne puis en convenir ; on ne l’est pas à si bon marché.

Cicéron. — Vous ne savez pas ce qu’il m’en a coûté : mes veilles, mes travaux, mes méditations, les livres que j’ai lus, les maîtres que j’ai écoutés, les traités que j’ai composés.

Démosthène. — Tout cela n’est point la philosophie.

Cicéron. — Que faut-il donc de plus ?

Démosthène. — Il faut faire ce que vous avez dit de Caton, en vous moquant de lui : étudier la philosophie, non pour en discourir, comme la plupart des hommes, mais pour la réduire en pratique.

Cicéron. — Et ne l’ai-je pas fait ? n’ai-je pas vécu conformément à la doctrine de Platon et d’Aristote, que j’avais embrassée ?

Démosthène. — Laissons Aristote : je lui disputerais peut-être la qualité de philosophe ; et je ne puis avoir grande opinion d’un Grec qui s’est attaché à un roi, et encore à Philippe. Pour Platon, je vous maintiens que vous n’avez jamais suivi ses maximes.

Cicéron. — Il est vrai que dans ma jeunesse et pendant la plus grande partie de ma vie, j’ai suivi la vie active et laborieuse de ceux que Platon appelle politiques ; mais quand j’ai vu que ma patrie avait changé de face, et que je ne pouvais plus lui être utile par les grands emplois, j’ai cherché à la servir par les sciences, et je me suis retiré dans mes maisons de campagne pour m’adonner à la contemplation et à l’étude de la vérité.

Démosthène. — C’est-à-dire que la philosophie a été votre pis aller quand vous n’avez plus eu de part au gouvernement, et que vous avez voulu vous distinguer par vos études : car vous y avez plus cherché la gloire que la vérité.

Cicéron. — Il ne faut point mentir ; j’ai toujours aimé la gloire comme une suite de la vertu.

Démosthène. — Dites mieux : beaucoup la gloire, et peu la vertu.

Cicéron. — Sur quels fondements jugez-vous si mal de moi ?

Démosthène. — Sur vos propres discours. Dans le même temps que vous faisiez le philosophe, n’avez-vous pas prononcé ces beaux discours où vous flattiez César, votre tyran, plus bassement que Philippe ne l’était par ses esclaves ? Cependant on sait comme vous l’aimiez ; il y a bien paru après sa mort, et de son vivant vous ne l’épargniez pas dans vos lettres à Atticus.

Cicéron. — Il fallait bien s’accommoder au temps et tâcher d’adoucir le tyran, de peur qu’il ne fît encore pis.

Démosthène. — Vous parlez en bon rhéteur et en mauvais philosophe. Mais que devint votre philosophie après sa mort ? qui vous obligea de rentrer dans les affaires ?

Cicéron. — Le peuple romain, qui me regardait comme son unique appui.

Démosthène. — Votre vanité vous le fit croire, et vous livra à un jeune homme dont vous étiez la dupe. Mais enfin revenons au point : vous avez toujours été orateur, et jamais philosophe.

Cicéron. — Vous, avez-vous jamais été autre chose ?

Démosthène. — Non, je l’avoue ; mais aussi n’ai-je jamais fait autre profession : je n’ai trompé personne. J’ai compris de bonne heure qu’il fallait choisir entre la rhétorique et la philosophie, et que chacune demandait un homme entier. Le désir de la gloire m’a touché ; j’ai cru qu’il était beau de gouverner un peuple par mon éloquence, et de résister à la puissance de Philippe, n’étant qu’un simple citoyen, fils d’un artisan. J’aimais le bien public et la liberté de la Grèce ; mais, je l’avoue à présent, je m’aimais encore plus moi-même, et j’étais fort sensible au plaisir de recevoir une couronne en plein théâtre, et de laisser ma statue dans la place publique avec une belle inscription. Maintenant je vois les choses d’une autre manière, et je comprends que Socrate avait raison quand il soutenait à Gorgias, que « l’éloquence n’était pas une si belle chose qu’il pensait, dût-il arriver à sa fin, et rendre un homme maître absolu dans sa république. » Nous y sommes arrivés, vous et moi ; avouez que nous n’en avons pas été plus heureux.

Cicéron. — Il est vrai que notre vie n’a été pleine que de travaux et de périls. Je n’eus pas sitôt défendu Roscius d’Amérie, qu’il fallut m’enfuir en Grèce, pour éviter l’indignation de Sylla. L’accusation de Verrès m’attira bien des ennemis. Mon consulat, le temps de ma plus grande gloire, fut aussi le temps de mes plus grands travaux et de mes plus grands périls ; je fus plusieurs fois en danger de ma vie, et la haine dont je me chargeai alors éclata ensuite par mon exil. Enfin ce n’est que mon éloquence qui a causé ma mort ; et si j’avais moins poussé Antoine, je serais encore en vie. Je ne vous dis rien de vos malheurs, vous les savez mieux que moi ; mais il ne nous en faut prendre, l’un et l’autre, qu’au destin ou, si vous voulez, à la fortune, qui nous a fait naître dans des temps si corrompus, qu’il était impossible de redresser nos républiques, ni même d’empêcher leur ruine.

Démosthène. — C’est en quoi nous avons manqué de jugement, entreprenant l’impossible ; car ce n’est point notre peuple qui nous a forcés à prendre soin des affaires publiques, et nous n’y étions point engagés par notre naissance. Je pardonne à un prince né dans la pourpre de gouverner le moins mal qu’il peut un État que les dieux lui ont confié en le faisant naître d’une certaine race, puisqu’il ne lui est pas libre de l’abandonner, en quelque mauvais état qu’il se trouve ; mais un simple particulier ne doit songer qu’à se régler lui-même, et gouverner sa famille ; il ne doit jamais désirer les charges publiques, moins encore les rechercher. Si on le force à les prendre, il peut les accepter par l’amour de la patrie ; mais dès qu’il voit qu’il n’a plus la liberté de bien faire, et que ses citoyens n’écoutent plus les lois ni la raison, il doit rentrer dans la vie privée et se contenter de déplorer les calamités publiques qu’il ne peut détourner.

Cicéron. — À votre compte, mon ami Pomponius Atticus était plus sage que moi et que Caton même, que nous avons tant vanté.

Démosthène. — Oui, sans doute. Atticus était un vrai philosophe. Caton s’opiniâtra mal à propos à vouloir redresser un peuple qui ne voulait plus vivre en liberté, et vous cédâtes trop facilement à la fortune de César ; du moins vous ne conservâtes pas assez votre dignité.

Cicéron. — Mais enfin l’éloquence n’est-elle pas une bonne chose et un grand présent des dieux ?

Démosthène. — Elle est très bonne en elle-même ; il n’y a que l’usage qui en peut être mauvais, comme de flatter les passions du peuple, ou de contenter les nôtres. Et que faisions-nous autre chose dans nos déclamations amères contre nos ennemis, moi contre Midias ou Eschine, vous contre Pison, Vatinius ou Antoine ? Combien nos passions et nos intérêts nous ont-ils fait offenser la vérité et la justice ! Le véritable usage de l’éloquence est de mettre la vérité en son jour et de persuader aux autres ce qui leur est véritablement utile, c’est-à-dire la justice et les autres vertus ; c’est l’usage qu’en a fait Platon, que nous n’avons imité ni l’un ni l’autre.