Dialogues des morts/Dialogue 16

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 204-209).


XVI

SOCRATE ET ALCIBIADE


Les meilleures qualités naturelles ne servent souvent qu’à se déshonorer, si elles ne sont soutenues par une vertu solide.


Socrate. — Te voilà toujours agréable. Qui charmeras-tu dans les enfers ?

Alcibiade. — Et toi, te voilà toujours moqueur. Qui persuaderas-tu ici, toi qui veux toujours persuader quelqu’un ?

Socrate. — Je suis rebuté de vouloir persuader les hommes, depuis que j’ai éprouvé combien mes discours ont mal réussi pour te persuader la vertu.

Alcibiade. — Voulais-tu que je vécusse pauvre comme toi, sans me mêler des affaires publiques ?

Socrate. — Lequel valait mieux, ou de ne s’en mêler pas, ou de les brouiller et de devenir l’ennemi de sa patrie ?

Alcibiade. — J’aime mieux mon personnage que le tien. J’ai été beau, magnifique, tout couvert de gloire, vivant dans les délices, la terreur des Lacédémoniens et des Perses. Les Athéniens n’ont pu sauver leur ville qu’en me rappelant. S’ils m’eussent cru, Lysandre ne serait jamais entré dans leur port. Pour toi, tu n’étais qu’un pauvre homme, laid, camus, chauve, qui passait sa vie à discourir, pour blâmer les hommes dans tout ce qu’ils font. Aristophane t’a joué sur le théâtre ; tu as passé pour un impie et on t’a fait mourir.

Socrate. — Voilà bien des choses que tu mets ensemble : examinons-les en détail. Tu as été beau, mais décrié pour avoir fait de honteux usages de ta beauté. Les délices ont corrompu ton beau naturel. Tu as rendu de grands services à ta patrie, mais tu lui as fait de grands maux. Dans les biens et dans les maux que tu lui as faits, c’est une vaine ambition et non l’amour de la vertu qui t’a fait agir ; par conséquent il ne t’en revient aucune gloire véritable. Les ennemis de la Grèce, auxquels tu t’étais livré, ne pouvaient se fier à toi, et tu ne pouvais te fier à eux. N’aurait-il pas été plus beau de vivre pauvre dans ta patrie et d’y souffrir patiemment tout ce que les méchants font d’ordinaire pour opprimer la vertu ? Il vaut mieux être laid et sage comme moi, que beau et dissolu comme tu l’étais. L’unique chose qu’on peut me reprocher est de t’avoir trop aimé et de m’être laissé éblouir par un naturel aussi léger que le tien. Tes vices ont déshonoré l’éducation philosophique que Socrate t’avait donnée : voilà mon tort.

Alcibiade. — Mais ta mort montre que tu étais un impie.

Socrate. — Les impies sont ceux qui ont brisé les Hermès. J’aime mieux avoir avalé du poison pour avoir enseigné la vérité, et avoir irrité les hommes qui ne la peuvent souffrir, que de trouver la mort, comme toi, dans le sein d’une courtisane.

Alcibiade. — Ta raillerie est toujours piquante.

Socrate. — Et quel moyen de souffrir un homme qui était propre à faire tant de biens et qui a fait tant de maux ? Tu viens encore insulter à la vertu.

Alcibiade. — Quoi ! l’ombre de Socrate et la vertu sont donc la même chose ! Te voilà bien présomptueux.

Socrate. — Compte pour rien Socrate si tu veux, j’y consens ; mais, après avoir trompé mes espérances sur la vertu que je tâchais de t’inspirer, ne viens point encore te moquer de la philosophie et me vanter toutes tes actions ; elles ont eu de l’éclat, mais point de règle. Tu n’as point de quoi rire ; la mort t’a fait aussi laid et aussi camus que moi ; que te reste-t-il de tes plaisirs ?

Alcibiade. — Ah ! il est vrai, il ne m’en reste que la honte et le remords. Mais où vas-tu ? Pourquoi donc veux-tu me quitter ?

Socrate. — Adieu ; je ne t’ai suivi dans tes voyages ambitieux ni en Sicile, ni à Sparte, ni en Asie ; il n’est pas juste que tu me suives dans les champs élyséens où je vais mener une vie paisible et bienheureuse avec Solon, Lycurgue et les autres sages.

Alcibiade. — Ah ! mon cher Socrate, faut-il que je sois séparé de toi ! Hélas ! où irai-je donc ?

Socrate. — Avec ces âmes vaines et faibles dont la vie a été un mélange perpétuel de bien et de mal, et qui n’ont jamais aimé de suite la pure vertu. Tu étais né pour la suivre, tu lui as préféré tes passions. Maintenant elle te quitte à son tour, et tu la regretteras éternellement.

Alcibiade. — Hélas ! mon cher Socrate, tu m’as tant aimé ; ne veux-tu plus jamais avoir aucune pitié de moi ? Tu ne saurais désavouer (car tu le sais mieux qu’un autre) que le fond de mon naturel était bon.

Socrate. — C’est ce qui te rend plus inexcusable. Tu étais bien né et tu as mal vécu. Mon amitié pour toi, non plus que ton beau naturel, ne sert qu’à ta condamnation. Je t’ai aimé pour la vertu, mais enfin je t’ai aimé jusqu’à hasarder ma réputation. J’ai souffert pour l’amour de toi qu’on m’ait soupçonné injustement de vices monstrueux que j’ai condamnés dans toute ma doctrine. Je t’ai sacrifié ma vie aussi bien que mon honneur. As-tu oublié l’expédition de Potidée, où j’ai logé toujours avec toi ? Un père ne saurait être plus attaché à son fils que je ne l’étais à toi. Dans toutes les rencontres des guerres j’étais toujours à ton côté. Un jour, le combat douteux, tu fus blessé ; aussitôt je me jetai au-devant de toi pour te couvrir de mon corps comme d’un bouclier. Je sauvai ta vie, ta liberté, tes armes. La couronne m’était due pour cette action : je priai les chefs de l’armée de te la donner. Je n’eus de passion que pour ta gloire. Je n’eusse jamais cru que tu eusses pu devenir la honte de ta patrie et la source de tous ses malheurs.

Alcibiade. — Je m’imagine, mon cher Socrate, que tu n’as pas oublié aussi cette autre occasion où, nos troupes ayant été défaites, tu te retirais à pied avec beaucoup de peine, et où, me trouvant à cheval, je m’arrêtai pour repousser les ennemis qui t’allaient accabler. Faisons compensation.

Socrate. — Je le veux. Si je rappelle ce que j’ai fait pour toi, ce n’est point pour te le reprocher ni pour me faire valoir ; c’est pour montrer les soins que j’ai pris pour te rendre bon, et combien tu as mal répondu à toutes mes peines.

Alcibiade. — Tu n’as rien à dire contre ma première jeunesse. Souvent, en écoutant tes instructions, je m’attendrissais jusqu’à en pleurer. Si quelquefois je t’échappais, étant entraîné par les compagnies, tu courais après moi comme un maître après son esclave fugitif. Jamais je n’ai osé te résister. Je n’écoutais que toi ; je ne craignais que de te déplaire. Il est vrai que je fis une gageure un jour de donner un soufflet à Hipponicus. Je le lui donnai, ensuite j’allai lui demander pardon et me dépouiller devant lui afin qu’il me punît avec des verges ; mais il me pardonna, voyant que je ne l’avais offensé que par la légèreté de mon naturel enjoué et folâtre.

Socrate. — Alors tu n’avais commis que la faute d’un jeune fou ; mais dans la suite tu as fait les crimes d’un scélérat qui ne compte pour rien les dieux, qui se joue de la vertu et de la bonne foi, qui met sa patrie en cendres pour contenter son ambition, qui porte dans toutes les nations étrangères des mœurs dissolues. Va, tu me fais horreur et pitié. Tu étais fait pour être bon et tu as voulu être méchant ; je ne puis m’en consoler. Séparons-nous. Les trois juges décideront de ton sort ; mais il ne peut plus y avoir ici-bas d’union entre nous deux.