Dialogues des morts/Dialogue 12

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 191-194).


XII

SOLON ET PISISTRATE


La tyrannie est souvent plus funeste aux souverains qu’aux peuples


Solon. — Eh bien ! tu croyais devenir le plus heureux des mortels en rendant tes concitoyens tes esclaves ; te voilà bien avancé ! Tu as méprisé toutes mes remontrances ; tu as foulé aux pieds toutes mes lois : que te reste-t-il de ta tyrannie, que l’exécration des Athéniens, et les justes peines que tu vas endurer dans le noir Tartare ?

Pisistrate. — Mais je gouvernais assez doucement. Il est vrai que je voulais gouverner, et sacrifier tout ce qui était suspect à mon autorité.

Solon. — C’est ce qu’on appelle un tyran. Il ne fait point le mal par le seul plaisir de le faire ; mais le mal ne lui coûte rien toutes les fois qu’il le croit utile à l’accroissement de sa grandeur.

Pisistrate. — Je voulais acquérir de la gloire.

Solon. — Quelle gloire à mettre sa patrie dans les fers et à passer dans toute la postérité pour un impie qui n’a connu ni justice, ni bonne foi, ni humanité ! Tu devais acquérir de la gloire, comme tant d’autres Grecs, en servant ta patrie, et non en l’opprimant comme tu as fait.

Pisistrate. — Mais quand on a assez d’élévation de génie et d’éloquence pour gouverner, il est bien rude de passer sa vie dans la dépendance d’un peuple capricieux.

Solon. — J’en conviens ; mais il faut tâcher de mener justement les peuples par l’autorité des lois. Moi qui te parle, j’étais, tu le sais, de la race royale : ai-je montré quelque ambition pour gouverner Athènes ? Au contraire, j’ai tout sacrifié pour mettre en autorité des lois salutaires ; j’ai vécu pauvre ; je me suis éloigné ; je n’ai jamais voulu employer que la persuasion et le bon exemple, qui sont les armes de la vertu. Est-ce ainsi que tu as fait ? Parle.

Pisistrate. — Non ; mais c’est que je songeais à laisser à mes enfants la royauté.

Solon. — Tu as fort bien réussi ; car tu leur as laissé pour tout héritage la haine et l’horreur publique. Les plus généreux citoyens ont acquis une gloire immortelle avec des statues, pour avoir poignardé l’un ; l’autre, fugitif, est allé servilement chez un roi barbare implorer son secours contre sa propre patrie. Voilà les biens que tu as laissés à tes enfants. Si tu leur avais laissé l’amour de la patrie et le mépris du faste, ils vivraient encore heureux parmi les Athéniens.

Pisistrate. — Mais quoi ! vivre sans ambition dans l’obscurité !

Solon. — La gloire ne s’acquiert-elle que par des crimes ? Il la faut chercher dans la guerre contre les ennemis, dans toutes les vertus modérées d’un bon citoyen, dans le mépris de tout ce qui enivre et qui amollit les hommes. Ô Pisistrate, la gloire est belle : heureux ceux qui la savent trouver ! mais qu’il est pernicieux de la vouloir trouver où elle n’est pas !

Pisistrate. — Mais le peuple avait trop de liberté, et le peuple trop libre est le plus insupportable de tous les tyrans.

Solon. — Il fallait m’aider à modérer la liberté du peuple en établissant mes lois, et non pas renverser les lois pour tyranniser le peuple. Tu as fait comme un père qui, pour rendre son fils modéré et docile, le vendrait pour lui faire passer sa vie dans l’esclavage.

Pisistrate. — Mais les Athéniens sont trop jaloux de leur liberté.

Solon. — Il est vrai que les Athéniens sont jusqu’à l’excès jaloux d’une liberté qui leur appartient : mais toi, n’étais-tu pas encore plus jaloux d’une tyrannie qui ne pouvait t’appartenir ?

Pisistrate. — Je souffrais impatiemment de voir le peuple à la merci des sophistes et des rhéteurs, qui prévalaient sur les gens sages.

Solon. — Il valait mieux encore que les sophistes et les rhéteurs abusassent quelquefois le peuple par leurs raisonnements et par leur éloquence, que de te voir fermer la bouche des bons et des mauvais conseillers, pour n’écouter plus que tes propres passions. Mais quelle douceur goûtais-tu dans cette puissance ? Quel est donc le charme de la tyrannie ?

Pisistrate. — C’est d’être craint de tout le monde, de ne craindre personne, et de pouvoir tout.

Solon. — Insensé ! tu avais tout à craindre, et tu l’as bien éprouvé quand tu es tombé du haut de ta fortune, et que tu as eu tant de peine à te relever. Tu le sens encore dans tes enfants. Qui est-ce qui avait le plus à craindre, ou de toi, ou des Athéniens, qui, portant le joug de la servitude, ne laissaient pas de vivre en paix dans leurs familles et avec leurs voisins ; ou de toi, qui devais toujours craindre d’être trahi, dépossédé et puni de ton usurpation ? Tu avais donc plus à craindre que ce peuple même captif à qui tu te rendais redoutable.

Pisistrate. — Je l’avoue franchement, la tyrannie ne me donnait aucun vrai plaisir : mais je n’aurais pas eu le courage de la quitter. En perdant l’autorité, je serais tombé dans une langueur mortelle.

Solon. — Reconnais donc combien la tyrannie est pernicieuse pour le tyran, aussi bien que pour les peuples : il n’est point heureux de l’avoir, et il est malheureux de la perdre.