Dialogues de Monsieur le baron de Lahontan et d’un Sauvage/Lettre 3

Veuve de Boeteman (p. 154-174).


Monsieur,
Vôtre Travemunde, &c. 1694.
Monsieur,



LE vent de Sud-Est qui soufloit dans le temps que je vous écrivis ma derniére Lettre, nous conduisit jusqu’au Port de cette bonne Ville de Copenhague, ensuite il nous quitta pour aller porter le dégel aux Terres septentrionales de Suéde, où il étoit attendu depuis quelques jours. Ce petit trajet de Mer que nous fîmes en deux fois vint & quatre heures, me parut assez divestissnt ; car j’eus le plaisir de voir à Babord, c’est à dire à la main gauche, quelques Iles Danoises qui paroissent estre assez peuplées, s’il en faut juger par la quantité de Villages, que je découvris en rangeant ces Iles, d’un temps clair & serain, à la faveur d’un petit vent frais & modéré. Ce trajet me sembleroit un peu dangereux en temps d’hiver, à cause des bancs de sable, qui se trouvent en quelques endroits, car comme les nuits sont courtes, & les vents impétueux dans cette saison, je craindrais fort d’y échouer, malgré toute sorte de précaution. Dez-que j’eus mis pied à terre dans cette Ville-ci, les gens de la Doüane firent la visite de mes Valizes, où ils trouvérent plus de feüilles de papier, que de pistoles. Le lendemain de mon arrivée j’allai saluier Mr. de Bonrepaus qui étoit allé prendre l’air depuis quelque jours à la Campagne, pour le rétablissement de sa santé. Ensuite je revins dans cette Ville, qui peut être mise au rang de celles qu’on appelle en Europe grandes & belles.

La fortification en est bonne & réguliere ; mais par malheur elle n’est pas revêtue. La Citadelle qui défend l’entrée du Port a le même défaut. Ce Port est un des meilleurs du monde, car la Nature & l’Art l’ont mis à couvert de toute forte d’insulte. Le terrain de Copenhague est uni, les rues sont larges, & les maisons presque toutes de brique à trois étages. On y voit trois belles Places ; entr’autres celle du Marché du Roy, ainsi nommée à cause de sa Statue Equestre qu’on a eû le soin d’y élever. Cette Place est environée de quelques belles Maisons ; dans l’une desquelles Mr. de Bonrepaus est logé. Cet Ambassadeur avoit besoin d’une aussi grande Maison que celle qu’il occupe, ayant un aussi grand train. La magnificence de sa Table répond merveilleusement bien à celle de ses Equipages ; Tout le monde l’estime & l’honnore avec raison. Je n’en dirai pas davantage voulant ratraper l’article de la Ville, qui paroît très avantageusement située, comme on le peut voir dans la Carte de l’Ile de Zélande. Elle est fort commode pour les Vaisseaux marchans qui peuvent entrer, sans peine, dans les Canaux qui la traversent. On y voit des Edifices curieux, les Eglises de nôtre Dame et de St. Nicolas sont grandes & belles. La Tour ronde, dont l’escalier à girons rempans perméttoit aux Carrosse de monter jusqu’au haut, passe pour une curieuse Masse d’Architecture. La Bibliothéque, qui se trouve renfermée dans le corps de ce Bâtiment est pleine de Livres & de Manuscrits fort précieux. La Bourse est encore une Edifice admirable par raport à sa longueur, outre qu’elle est située dans le plus bel endroit de la Ville. Le Palais du Roy, me paroit aussi estimable par son antiquité que s’il étoit bâti à la moderne. Car il suffit que l’harmonie des proportions se rencontre dans la Masse de ce Château, dont les meubles & les peintures sont d’une beauté achevée. Le Cabinet de Curiosités du Prince Royal, est rempli d’une infinité de piéces tout à fait rares. Les Ecuries du Roy ne contiennent à present que 100. Chevaux de Carrosse, c’est à dire 13 ou 14 attelages de différentes espéces, & cent cinquante chevaux de Selle ; mais les uns & les autres sont également beaux. Cristians-stave est une seconde Ville séparée de Copenhague par un grand Canal d’eau vive. La Maison Royale de Rozembourg, située aux extrémitez de la Ville, est ornée d’un Jardin délicieux. Venons maintenant au caractére des Princes & des Princesses de la Cour. Il est inutile de parler de la valeur & de la vigilance du Roy : Car ces deux qualitez de ce Monarque sont assez bien connues de tout le monde. Je me contenterai de vous dire simplement qu’il a beaucoup de jugement & de capacité, & qu’il est fort attaché aux intérêts de ses Sujets, qui le regardent comme leur Pére, & leur Libérateur ; étant grand Capitaine, il sçait tout ce qu’un Habile Homme de guerre doit sçavoir. Il est affable & généreux, au supréme degré. Il parle également bien le Danois, le Suédois, le Latin, l’Alleman, & même l’Anglois, & le François. La Reine est la Princesse la plus accomplie qui soit au monde, c’est tout dire. Le Prince Royal est le digne Fils de ce grand Roy, & de cette bonne & vertueuse Reine. Comme vous l’avez entendu publier par autant de bouches qu’il y a de gens en France. Il est sçavant, il a l’esprit subtil, mêlé de douceur, & ses maniéres sont aussi Royales que sa Personne, ce qui fait qu’on luy souhaite, en le voyant, le bonheur & la prospérité que sa phisionomie luy promet. Le Prince Christian est un aimable Prince, aussi bien que le Prince Charles son Cadet. Il paroît je ne sçay quel air d’affabilité sur leur visage, qui charme tout le monde. Le Prince Guillaume leur Frére est un jeune Enfant tout à fait joli. La Princesse Sophie, qu’on nomme ordinairement la Princesse Royale, à l’air effectivement Royal. Elle est belle, jeune, bien faite, ayant de l’esprit comme un Ange. C’en est assez pour la mettre au dessus de toutes les Princesses de la Terre ; outre qu’elle a mille autres bonnes qualitez, dont le détail seroit un peu trop long, pour estre inséré dans une Léttre. Parlons d’autre chose. On vit icy presque pour rien, quoique le bon poisson soit un peu cher ; de sorte que les repas ne coûtent dans les meilleures Auberges que 15 ou 16 sols. La viande de boucherie n’est pas si succulente, ni si nourrissante qu’en France : mais la volaille, les oiseaux de riviére, les liévres, & les perdrix, sont merveilleux. La bouteille du meilleur vin de Grave, ne coûte que 15 sols. Les Carrosses de loüage s’y trouvent à un écu par jour, & à 60. livres par mois. Les eaux sont bourbeuses & pesantes, ce qui fait qu’on a recours à la biére qui est bonne, claire, saine & d’un prix fort raisonable. Les Réfugiez François ont icy l’exercice libre de leur Religion sous la direction de Mr. de la Placette Ministre Bearnois, à qui la Reine donne une très-bonne pension, pour le soin d’une Eglise publique dont cette Princesse est la Protectrice. Le Roy passe ordinairement l’Eté dans ses Maisons de Campagne, tantôt à Yagresbourg, à Fréderisbourg, & à Cronembourg. Il n’y a guère de Prince au monde qui puisse prendre le plaisir de la chasse des Bêtes fauves plus agréablement que luy. Tous ses Parcs sont pleins de chemins assez larges pour courir en Chaise. D’ailleurs, les Chevaux Danois ont un galop étendu trés commode pour les Chasseurs, & les Chiens de ce païs-là ne tombent presque jamais en défaut. Sa Table est aussi bien servie qu’il se puisse. Ce qui fait qu’au retour de la chasse, il trouve un nouveau plaisir à faire une chére angelique. Ce Prince s’occupe aussi trés souvent à faire la reveüe de ses Troupes, à visiter ses Places, ses Magazins, ses Arsenaux, & son Armée Navale, Il tire quelquefois à l’oiseau, avec les Seigneurs de sa Cour. Il prit ce divertissement il y a deux mois à un quart de lieue d’ici. Cet Oiseau de bois, gros comme un cocq, étoit planté sur le faîte d’un Mât ; Le Roy tira le premier de cent pas, mais sa bale n’enleva qu’une petite piéce du cou. Ses Courtisans tirérent ensuite si adroitement qu’il ne restoit plus qu’un morceau de cet Oiseau, que ce Prince fit sauter à la fin, aprez avoir été disputé par un assez grand nombre de Tireurs. On trouve peu de gens icy qui n’entendent assez bien le François. Messieurs de l’Academie Royale ne connoissent peut-estre pas mieux la délicatesse & la pureté de cette Langue que Madame la Comtesse de Frize, qui par son esprit, par sa naissance, & par sa beauté, passe à bon droit pour la perle & l’ornement de cette Cour. Les Danois sont bien faits, civils, honêtes, braves & entreprenans ; & leurs façons de faire ont quelque chose d’aimable, en ce qu’ils sont tout à fait affables & complaisans. Je les croy gens de réflexion & de bons sens ; éloignez de cette affectation & de cette vanité insuportables : au moins je voy qu’ils procédent avec un dégagement Cavalier en toutes choses. Les Dames sont fort belles & fort enjoüées ; ayant toutes généralement beaucoup d’esprit. Quelques-unes ne manquent pas de vivacité, quoique le Climat semble un peu opposé à ce brillant, qui leur sied parfaitement bien. Les Danois se plaignent qu’elles sont un peu plus fiéres, ou plus scrupuleuses qu’elles ne devroient ; ils ont raison sur le scrupule ; pour la fierté je n’en sçay rien ; quoiqu’il en soit on prétend que le qu’en dira t-on est la cause qu’elles ne reçoivent presque point de visite ; si c’est pour eviter l’occasion, qui fait le larron, à la bonne heure ; mais si c’est pour éviter les traits de la médisance, qui régne autant icy qu’ailleurs, elles ne font rien qui vaille ; car enfin elles ont plus de sagesse & de vertu qu’il n’en faut pour essuyer des escarmouches de soupirs sans s’émouvoir. Au reste on les voit assez souvent chez Monsieur de Gueldenlew, Viceroy de Norwegue, & Frère naturel du Roy. Ce Seigneur, qui est un des plus magnifiques de l’Europe, se fait un plaisir de faire donner tous les jours une grosse Table de 18. Couverts où ces Dames sont aussi bien reçeues que les Cavaliers de distinction, lesquels aprez le repas ont acoustumé de faire des parties de jeux, ou de promenade avec elles. On trouve la même chére & la même Compagnie chez Mr. le Comte de Revenclau, qu’on tient icy pour un des plus zelez & des plus habiles Ministres du Roy. Ces repas sont un peu trop longs pour moy, qui suis acoutumé de dîner en poste, c’est à dire en cinq ou six minutes, car ils durent ordinairement deux heures. Les mets excellens qu’on y sert en profusion ont dequoy satisfaire le goût, la veüe, & l’odorat. Ces Tables ne diférent en autre chose des meilleures de nôtre Cour, si ce n’est qu’on y sert de grandes piéces de bœuf salé. Dont il me semble que les Danois auroient tort de manger avec tant de plaisir, s’ils n’avoient pas le soin de chasser du gosier la salive de cette viande avec l’agréable liqueur du bon homme Noé. Parmi les differentes sortes de vin qu’on y boit, ceux de Cahors & de Pontac sont les seuls dont un François se puisse accommoder. Il semble que ce soit une coutume inviolablement établie dans les Païs du Nord d’avaler une ou deux Coupes de biére, avant que de passer au vin, dont on fait trop d’estime pour le gâter avec l’eau. On dit que ces repas duroient autrefois quatre ou cinq heures, & qu’on beuvoit assez cavaliérement pendant ce temps-là, malgré les risques de la goutte. Mais cet usage est maintenant aboli ; d’ailleurs, les verres sont si petits, & la modération est si grande, qu’on sort de table avec toute sorte de tranquillité. Ce n’est pas qu’en certaines Fêtes extraordinaires on fait encore des festins, où les Conviez sont indispensablement obligez de boire quelques razades éfroyables dans certains Welcoms, autrefois en usage parmi les Grecs, sous le nom de Ἀγαθοῦ Δαίμονος. Le souvenir de ces Vases me fait trembler, depuis l’accident impréveu qui m’arriva malheureusement, il y a deux mois chez Mr. de Gueldenlew. Ce Viceroy régaloit dix-huit ou vint Personnes de l’un & de l’autre Séxe, à l’honeur de la naissance d’un de ses Enfans. Le hazard voulut que j’eusse l’honneur de me trouver au nombre des Conviez, qui furent tous obligez, à la réserve de Mr. de Bonrepaus, de boire pendant le repas deux douzaines de razades, à la santé des présens & des absens. Je vous avoüe que j’estois fort embarrassé de ma contenance, & que j’aurois presque autant aimé boire le fleuve de St. Laurent que ces Fontaines de vin ; Car il n’y avoit aucune apparence de tricher, ni de s’en défendre. Il ne s’agissoit plus de faire des réflexions sur l’étrange situation où je me trouvois ; il failloit, suivant le proverbe, boire le vin, puisqu’il étoit déja tiré ; c’est à dire, faire comme les autres. Cependant on apporta sur la fin du repas un grand Welcom d’or contenant deux bouteilles, que tous les Cavaliers furent obligez d’avaler plein à la santé de la Famille Royale. Dieu sçait si jamais le triste Nautonnier trembla de meilleure grâce à l’aspect du naufrage, que je fis à l’abord de ce Vase monstrueux. Je veux bien vous dire que je le beus, mais je n’acheverai pas, s’il vous plaît le reste de l’histoire, car je ne prétens pas faire trophée de l’action héroïque que je fis, à l’imitation de trois ou quatre autres, qui déchargérent leur consçience d’aussi bonne grâce que moy, au pied de la Table. Aprez ce coup fatal j’étois si mortifié que je n’ozois paraître, & même très disposé à quitter incessamment le Païs, si mes Compagnons de bouteille & de disgrace ne m’en avoient dissuadé par une infinité de proverbes Allemans qui sembloient loüer ce généreux exploit, sur tout celuy-ci. S’il est honteux de trop prendre, il est glorieux de rendre. Au reste les Gentishommes Danois vivent assez comodément du revenu de leurs Terres, & même leurs Paisans ne manquent de rien, comme les nôtres, si ce n’est d’argent. Ils ont des grains & des Bestiaux, pour vivre grassement, & pour payer le fief à leurs seigneurs. N’est-ce pas assez d’être bien vêtu, & bien nourri ? Je voudrais bien sçavoir à quoy servent les écus des Paisans de Hollande, pendant qu’ils ne mangent que du beurre & du fromage étendu sur du Pompernik[1] ? si c’est pour payer le tribut à leur République, il faut aimer avec bien de l’aveuglement une ombre de liberté qu’on achète aux dépens de la substance qui maintient sa vie & la santé. Le meilleur coup que les Danois ayent jamais fait, c’est lorsqu’ils ont mis leurs Rois sur le pied qu’ils sont aujourd’huy. Celuy qui régne à présent exerce le pouvoir arbitraire avec autant d’équité que son Prédécesseur. Avant ce temps-là ce n’estoit que Factions, Cabales, Guerres Civiles dans le Royaume. On ne voyoit que des désordres dans l’Etat & dans la Société. Les Grands oprimoient les Petits ; & les Rois eux-mêmes estoient, pour ainsi dire, assùjetis aux Loix de leurs Sujets. En un mot, ce phantôme de liberté, dont ces Peuples se laissoient ébloüir, comme plusieurs autres, par de fausses lueurs, ne servoit qu’à les rendre esclaves d’une infinité de Roitelets, qui agissoient en Souverains, sans craindre le pouvoir borné des Rois. Les revenus du Roy de Danemarc se montent, à présent, à 5 millions d’écus. C’est un fait incontestable que je sçay de trés bonne part. Il entretient prez de trente mille Hommes de bonnes Troupes réglées, bien disciplinées, & réguliérement payées, sans compter les Milices qui sont toûjours prêtes à marcher. Outre qu’il peut encore lever quarante mille Hommes dans le besoin, sans dépeupler ses Etats. Ses Officiers ont des apointements raisonnables ; sur tout ceux de Marine, qui n’ont pas, comme les nôtres, plus de paye qu’il leur en faut, à proportion de nos miserables Capitaines d’infanterie & de Cavalerie, lesquels sont obligez de faire assez maigre chére, pour suvenir aux dépenses dont les Capitaines de Vaisseaux sont exempts. On dit qu’il est avantageux à ce Prince de prêter ses troupes à ses Alliés, non par raport aux fortunes qu’il en peut retirer, mais seulement pour les tenir en haleine, les aguerrir & les perfectioner dans l’Art Militaire, afin d’en tirer de l’utilité dans l’occasion. Vous remarquerez, Monsieur, que le Roy de Danemarc est au dessus de ce scrupule ridicule qu’ont la plûpart des autres Princes, de n’employer à leur service les Etrangers qui ne sont pas de leur Religion. Messieurs de Cormaillon, Dumeni, Labat, & plusieurs autres ont des emplois considérables dans ses Troupes, quoiqu’ils soient François & Catholiques. Cela fait voir que ce Monarque est persuadé que les gens d’honeur manqueroient plûtôt à la Religion qu’à la fidélité qu’ils doivent à leur Maître. Entre nous, je croy qu’il a raison ; Car enfin le premier point de toute Religion consistant dans la fidélité qu’on doit à Dieu, à l’Ami, & au Bienfaiteur, rien ne peut ébranler un honête Homme, ni le porter à agir contre son devoir. Je ne veux pas juger des autres par moy-même, mais pour moy, je vous assûre que si j’avois embrassé le service des Turcs, avec ma liberté d’être Catholique fieffé, & qu’il fût ensuite question d’embraser la Ville de Rome, j’y métrais le feu le premier par l’obeïssance que je devrois au grand-Seigneur. Changeons de propos. Les Loix de Danemarc contenues dans le Livre Latin que je vous envoye, vous paraîtront si claires, si sages si distinctes, qu’elles semblent avoir esté dictées par la bouche de St. Paul ; d’où vous conclurez ensuite que ce Païs n’est guère favorable aux Procureurs, Avocats, & autres gens de chicane. J’avoue que l’article des rencontres vous semblera déraisonable, comme il l’est effectivement, car au bout du compte, il est presque aussi desavantageux de tuer son ennemi, que de se laisser tuer soy même. La Cour de Danemarc est aussi belle qu’aucune autre de l’Europe, à proportion de sa grandeur. Les équipages des Seigneurs qui la composent sont des plus magnifiques. Ce qui est singulier, c’est qu’il n’est permis qu’aux Personnes de la Famille Royale de donner des Livrées rouges à leurs Laquais. L’heure de la Cour est depuis midi jusqu’à une heure & demie, ou environ. Le Roy se fait voir pendant ce temps là dans un Salon rempli de gens d’une propreté achevée, on n’y voit que des Habits brodez & galonez à la mode & de bon goût. Les Ministres étrangers s’y trouvent régulièrement : car le Roy leur fait l’honneur de les écouter avec plaisir. On y trouve peu de Chevaliers de l’Eléphant, cet Ordre n’étant conféré qu’aux premiers du Royaume. On peut dire qu’il est aujourd’huy le plus noble de tous ceux de l’Europe, & qu’il a moins dégénéré que les autres. Cela est si vray que de trente quatre Chevaliers, dont il est composé, les trois quarts sont Princes Souverains. L’Ordre de Danebrouc[2] est plus commun, & par conséquent moins considérable, quoique les Chevaliers qui sont revêtus de ce Colier joüissent de plusieurs prééminences & prérogatives tout à fait belles. Les Fils naturels des Rois de Danemarc ont les Titres de Gueldenlew[3] & de Haute Excellence, leurs Femmes sont pareillement distinguées par celuy de Haute Grace. Le Roy régnant en a deux, qui ont plus de mérite qu’on ne sçauroit dire ; l’Ainé sert en France avec tout l’aplaudissement imaginable. Le second qui n’a que quinte ans, & qui est icy, promet beaucoup, a de l’esprit infiniment, il est beau, bien fait, & de bonne mine ; en un mot, c’est un des Chevaliers les plus accomplis que j’aye vû de ma vie. Il est pourvû de la Charge de Grand-Admiral ; & ce qui vous surprendra, c’est qu’il entend mieux la construction des Vaisseaux, les Mathématiques, que les plus habiles Maîtres. Il y a deux Eglises Catholiques libres, permises, & publiques dans les Etats du Roy de Danemarc ; l’une à Glucstat & l’autre à Altena. L’air de ce Païs est fort sain pour les gens sobres, & très-contraire à ceux qui n’ont pas l’esprit content ; On ne connoit icy d’autre maladie que celle du Scorbut. Les Médecins en atribuent la cause à l’air salé, & chargé d’une infinité de vapeurs de vapeurs épaisses & condensées, lesquelles s’unissant sur la surface de la terre, s’insinuent avec l’air dans les poûmons, & par leur mêlange avec le sang retardent si fort son mouvement, qu’il se coagule & de là provient le scorbut. Mais avec la permission de ces Docteurs, je prendray la liberté d’embrasser le parti de l’air de cette agréable Ville, en les priant de considérer que les impressions de l’air sur la masse du sang sont moins fortes que celles des alimens. Si le scorbut provenoit des mauvaises qualités de l’air, il s’ensuivroit que tout le monde en seroit attaqué, ce qui n’est point ; car les trois quarts des Danois en sont exempts. Je fonde mon raisonnement sur tous les soldats qui moururent de ce mal en 1687. au Fort de Frontenac & de Magara (comme je vous l’écrivis l’année suivante[4]) où l’air est le plus pur & le plus sain qui soit au monde. Il est donc plus raisonable d’en atribuer la cause aux alimens, c’est à dire aux viandes salées, au beurre, au fromage, & même au défaut d’exercice, & au sommeil excessif. C’est un fait dont tous les gens de Mer, qui auront fait des voyages de long cours, ne disconviendront pas, dez-qu’ils auront veu les terribles ravages que le scorbut sçait faire sur les équipages des Vaisseaux. Il faut donc s’en prendre aux mauvais alimens dont j’ay parlé, selon le sentiment d’un habile Homme, en qui j’ay beaucoup de foy. Il me disoit un jour que les alimens acides augmentent l’acidité du sang, ce qui fait que celuy de ces sortes de malades est destitué d’esprits, ou du moins ils s’y trouvent en si petite quantité, qu’ils sont facilement absorbez & envelopez par les acides qui y dominent, si bien qu’il est impossible qu’ils puissent exciter de grandes fermentations. Pour ce qui est du long repos, & du trop long sommeil, tout le monde sçait qu’ils disposent beaucoup à l’obstruction des intestins & qu’ils servent à engendrer des sucs cruds, empêchant toutes les évacuations sensibles acoutumées, tant par le mouvement rallenti des esprits, que par l’insensible transpiration des parties les plus subtiles. Sur cela je conclus que les viandes fraîches, les bons potages, le sommeil réglé, & l’exercice modéré ad ruborem, non ad sudorem, sont les antidotes du scorbut & les meilleurs correctifs de la masse du sang sur la mer, comme sur la terre. Si cette digression est un peu longue, vous devez, Monsieur, l’atribuer au désir que j’ay de vous donner quelques avis pour vous préserver de cette maladie, en cas qu’il vous préne envie de faire quelque voyage de long cours ; & ne croyez pas, s’il vous plaît, que je me sois écarté du fil de ma narration, pour prouver que l’air de cette Ile est meilleur que celuy de Portugal, c’est ce que je ne sçay pas. Car quelque air que je respire, je me porte également bien. Il est vray que l’inconstance du temps qu’on remarque icy pourroit me chagriner un peu, si j’estois obligé d’y passer le reste de ma vie. Car le temps change assez souvent trois ou quatre fois le jour, passant du froid au chaud, du sec à l’humide, & du clair à l’obscur. J’ay eû l’honeur de faire la révérence au Roi dans son Château de Frederisbourg, où il conféra l’Ordre de l’Elephant à quelques Princes d’Allemagne, par procuration. Cette Cérémonie, qui me parut tout à fait belle, y attira quantité de Personnes de distinction, entr’autres tous les Ministres étrangers, qui se firent un trés grand honneur d’y assister. Quelques jours après, ce Prince alla prendre l’air à Cronembourg, situé directement sur les rives du Détroit du Sund. La fortification de ce Château est réguliere, il est revêtu de brique, & garni d’un grand nombre de Couleuvrines de gros calibre, & de bonne longueur, qui défendent l’entrée de ce Détroit, auquel je puis donner 3500. pas géometriques de largeur. C’est à dire une grande lieüe de France. C’est un plaisir de voir entrer & sortir chaque jour une infinité de Vaisseaux, qui vont, & qui viennent de l’Ocean à la Mer Baltique. Et comme les Canons de Cronembourg sont les clefs de cette porte, il faut que tous les Bâtimens étrangers viennent indispensablement moüiller au Bourg d’Elseneur, pour y raisonner, avant que de passer outre. Vous me direz, peut-être, qu’une grosse Flotte de Vaisseaux de guerre n’auroit pas trop de peine à franchir ce passage, aux dépens de quelques Canonades, je l’avoüe, mais si l’Armée navale du Roy de Danemarc étoit moüillée dans ce Détroit, je suis persuadé qu’elle en défendroit l’entrée. Sur ce pied-là je conclus donc qu’on ne doit pas trouver étrange que Sa Majesté Danoise exige un médiocre tribut des Vaisseaux Marchands de toutes les Nations, à la réserve des Suédois. Au moins, il me semble qu’il est plus en droit de le faire que le Grand Seigneur au Détroit des Dardanelles. Car la plûpart des Vaisseaux qui entrent dans la Mer Baltique vont faire leur commerce à Lubec, en Brandebourg, à Danzic, en Prusse, en Courlande, en Livonie & en Suéde ; au lieu que ceux qui entrent dans les Dardanelles abordent aux Ports du Grand Seigneur, pour trafiquer avec ses Sujets, & non pas avec d’autres. Je voudrois bien sçavoir si le Roy d’Espagne ne prétendroit pas qu’on luy paiât aussi le droit d’entrée au Détroit de Gilbraltar, si l’Europe & l’Afrique avoient l’honêteté de s’aprocher tant soit peu l’une de l’autre ; même sans cela, qui sçait si ce Prince aiant un jour une puissante Armée Navale, ne s’aviseroit pas de l’exiger ? Cette question n’est pas si problématique que vous le croyez. Quoiqu’il en soit, il y a bien des gens qui s’imaginent à la bonne foy, qu’on pourroit se dispenser de payer le tribut du passage du Sund, si l’on s’obstinoit à passer par un des deux Belts. Mais ils se trompent. Cela seroit bon si les sables qui sont dans la Mer, estoient aussi fixes que ceux qu’on imprime sur les Cartes Marines ; ce qui n’est pas. Car les uns se meuvent à chaque tempête, & changent de place, au lieu que les autres demeurent éternellement sur le Papier. D’ailleurs, il y a une infinité de rochers couverts & de courants irréguliers inconnus aux Pilotes les plus expers, malgré leurs Cartes & leurs flambeaux de mer[5] ; où ces écueüils ne sçauroient être marquez. Changeons de propos, & disons que le Danemarc produit quantité de choses qu’on y débite avantageusement aux Anglois & aux Hollandois. En voicy quelques-unes ; le ségle, le froment, le Cidre, l’ydromel, les pommes, les bœux, les vaches, les cochons gras, les chevaux, le fer, le cuivre, le bré, & toutes sortes de bon bois de charpente, sur tout les mâts de Norwegue, où il s’en trouve d’assez grands d’un seul brin ; pour mater l’Arche de Noé ; Il y a des Mines d’argent dans cette Partie Septentrionale, dont on prétend que le Roy pourroit tirer quelque avantage, s’il vouloit faire de la dépense pour les Ouvriers.

Les Norwegiens trafiquent aussi quantité de peaux d’Ours, de Renard. De Martres, de Loutres & d’Elan, qui ne sont pas si belles que celles de Canada. Venons aux Forces maritimes du Roy de Danemarc. Sa Flotte, qui est toûjours bien entretenue, aussi bien que ses Magazins, & ses Arsenaux de Marine, est composée de 28. Vaisseaux de Ligne, de 16. Frégates, & de 4. ou 5. Brûlots, sçavoir,

8. Vaisseaux depuis 80. Canons jusqu’à 100.
10. Vaisseaux depuis 60. Canons jusqu’à 80.
10. Vaisseaux depuis 50. Canons jusqu’à 60.
16. Frégates de 10. Canons à 26.

3. Galiotes à Bombes.
1800. Charpentiers entretenus.
400. Canoniers entretenus.

La paye des Capitaines de Vaisseaux est diférente ; les uns ont 300. écus par an, & les autres 400. Les Capitaines Commandeurs en ont 500. & les Commandeurs 600. Outre cela il y a douze Gardes marines, qu’on appelle Aprentifs, à 100. écus de paye par année. Or il faut que vous remarquiez, s’il vous plaît, que ces Apointemens ne sont pas si médiocres que vous pourriez vous l’imaginer ; car on vit plus commodément en Danemarc avec trente écus, qu’en France avec cent.

Outre les Forces Maritimes, dont je viens de parler, le Roy peut trouver au besoin 24 Vaisseaux depuis 40. Canons jusqu’à prés de 60. que ses Sujets sont obligez de luy fournir à sa volonté ; & dont ils se servent pour le Commerce d’Espagne, de Portugal, & de la Méditerranée. Il faut remarquer en passant que les Vaisseaux Danois de 50. piéces peuvent hardiment prêter le côté aux Vaisseaux Anglois ou François de 60. à cause de la grosseur de leur Artillerie, & de la force de leur bois. Tous ces Bâtimens, dont je parle, sont construits à varangue demi platte, ce qui fait qu’ils sont assez pesans de voile, leur mâture est grosse & courte. Courte, pour ne pas sombrer sous les voiles, lorsqu’il s’agit de parer des Caps, des Iles, des Rochers & des Bancs, dans un gros temps ; & grosse, afin de pouvoir porter les voiles à tarc, en doublant ces Caps, ces Iles, &c. quand les vents fous & pesans de la Mer Baltique souflent avec impétuosité, les Matelots qui sont employez au service du Roy de Danemarc sont bien nourris, & bien payés ; & ce qu’il y a d’avantageux pour ces gens-là, c’est qu’on leur donne dix ou douze écus de conduite, Gratis, outre leurs gages, dez-que la Flotte est rentrée dans le Port de Copenhague, pour desarmer. Cependant, il y a toûjours 3000. Matelots entretenus icy, & logez dans des Cazernes uniformes, situées aux extrémitez de la Ville. Finissons par les Monnoyes de ce Royaume.

Un Risdal Banque vaut 50. sous de Lubec.
Un Risdal Danois vaut 48. sous de Lubec.
Un Scletdal vaut 32. sous de Lubec.
Un Marc Dansch vaut 16. sous de Lubec.
Un Marc Dansch vaut 8. sous de Lubec.
Un demi-Marc Dansch vaut 4. sous de Lubec.

Un Sol de Lubec vaut deux Sous Danois ; & deux Sous Danois valent 14. deniers de France. Faites vos réductions sur ce pied-là. Un Ducat d’or vaut ordinairement deux Risdals Danois, & quatorze Sous, quelque fois deux Sous plus ou moins. Le Rosenobel vaut le double. C’est à dire deux Ducats. Le Loüis d’argent ou l’Ecu de France passe en Danemarc pour un Risdal Danois. Les demi & les quarts à proportion, aussi bien que les Loüis d’or. Les lieües de l’Ile de Zélande, sont composées de 4200. pas géométriques, celles de Norwegue sont plus grandes, & celles de Holstein plus petites. l’Aune de Copenhague est d’un pouce & demi plus grande que nôtre demi-aune.



  1. Pompernik, est une espéce de pain noir comme la cheminée, pesant comme du plomb & dur comme des cornes.
  2. Danebrouc, signifie l’Ordre blanc.
  3. Gueldenlew, signifie Lion d’or.
  4. 1688. Voyez mes lettres de cette année-là.
  5. Livres de Cartes Hydrographiques, &c.