Dialogue sur l’Éducation Anglaise en France

DIALOGUE

SUR

L’ÉDUCATION ANGLAISE EN FRANCE

ENTRE

Francisque Bouillier, Paschal Grousset et Pierre de Coubertin

PAR

Jacques PARMENTIER

PROFESSEUR À LA FACULTÉ DES LETTRES DE POITIERS




PARIS
E. LEROUX
28, rue Bonaparte, 28
POITIERS
BLANCHIER, rue Saint-Porchaire, 25.

DRUINAUD, rue de la Mairie.

1889



E. Leroux
Blanchier - Druinaud
(p. -20).
Je m’étais proposé de rendre compte du second ouvrage de M. Pierre de Coubertin, comme je l’avais fait du premier[1], et d’examiner en même temps le roman de M. Paschal Grousset sur la Vie de collège en Angleterre, avec son récent livre intitulé Renaissance physique. Mais craignant pour les lecteurs l’ennui d’un long article bibliographique, j’ai cru mieux faire d’exposer les idées de ces écrivains sous forme de dialogue. Comme M. Francisque Bouillier a beaucoup écrit sur l’éducation, il m’a semblé qu’il ne serait pas mauvais d’opposer ses vues à celles de MM. Paschal Grousset et Pierre de Coubertin. Afin de rendre fidèlement la pensée de chaque interlocuteur, je lui mets à la bouche, autant que possible, des expressions et des phrases prises dans ses ouvrages mêmes.
DIALOGUE
SUR
L′ÉDUCATION ANGLAISE EN FRANCE




francisque bouillier.

— Je sais depuis peu de temps seulement que c’est vous, monsieur Paschal Grousset, qui signez Philippe Daryl des études sur l’éducation pleines d’entrain et de conviction. J’ignorais également que ce fût vous l’auteur de sept romans sur la Vie de collège dans tous les pays, publiés sous le nom d’André Laurie. Tous ces ouvrages sont intéressants au même degré. En les lisant, une sorte de charme vous enchante depuis la première page jusqu’à la dernière.

paschal grousset.

— J’ai reconnu publiquement ma paternité vis-à-vis des écrits que vous venez de nommer, et je vous remercie, monsieur, du jugement que vous voulez bien en porter. Si je me suis tenu sous le masque, c’est pour des motifs que tout le monde comprend. Aujourd’hui les circonstances sont changées, et je n’ai plus de raison de séparer mes ouvrages de ma personnalité. Déposant pour l’avenir ma plume à trois becs, je ne signerai plus que Paschal Grousset.

francisque bouillier.

— Comme vous signez ou contresignez les actes de la Ligue nationale de l’éducation physique, dont vous êtes le Secrétaire général.

paschal grousset.

— Oui, monsieur.

francisque bouillier.

— Quant à vous, monsieur Pierre de Coubertin, vous déclarez dans votre premier livre, l’Éducation en Angleterre, que vous êtes jeune et à votre début. Je connais des personnes qui n’y ont pas voulu croire. Elles voyaient dans cet ouvrage un écrivain d’un talent consommé, et elles prenaient votre nom pour un pseudonyme. Votre second livre est venu les édifier, et les comptes rendus de vos conférences à la Société d’économie sociale, à l’École Monge et ailleurs, leur ont prouvé que M. Pierre de Coubertin était un personnage réel et non fictif. Votre qualité, d’ailleurs, de Secrétaire général du Comité pour la propagation des exercices physiques dans l’éducation vous met en vue dans la France entière, et votre nom, comme celui de M. Paschal Grousset, survivra, désormais attaché à l’histoire de l’éducation.

pierre de coubertin.

— Je suis sensible, monsieur, aux sentiments que vous m’exprimez ; ils sont sincères. Votre loyauté est connue de tous. Vous êtes incapable de parler autrement que vous ne pensez.

francisque bouillier.

— Vous poursuivez tous deux, messieurs, un but commun, la régénération de la jeunesse de nos écoles secondaires.

paschal grousset.

— Oui, monsieur, par les exercices physiques, ou autrement dit, par les jeux scolaires.

pierre de coubertin.

— À l’instar de ce qui se fait dans les collèges anglais.

francisque bouillier.

— Qui dit régénération suppose dégénération. Vous trouvez notre jeunesse décrépite ?

pierre de coubertin.

— Au physique et au moral. La belle espèce que nos lycéens ! Des figures chiffonnées et flétries, des voyous comme on n’en voit dans les écoles d’aucun pays, des affalés, des inquiets, des cœurs bas chez qui le mensonge, grâce à la race exécrable des pions, est élevé à la hauteur d’une institution sociale… Je m’arrête, j’en aurais trop à dire.

paschal grousset.

— Comment en serait-il autrement avec un système d’éducation comme le nôtre ? Pour moi, je le condamne en tout point comme le pire de l’Europe. Le petit Français, enfermé dans la caserne scolaire, privé d’air et de mouvement, s’étiole, pâlit, et tourne au nabot ou à l’échalas. Il n’a ni mollets ni jarrets. La sûreté de la main et du pied lui manque également. Il est dépourvu d’esprit d’initiative et de sang-froid. Maladroit et capon, il se laisse cogner et ne cogne pas. Encore trente ans de ce régime, et c’en est fait de la race.

pierre de coubertin.

— Vous connaissez, monsieur, la situation mieux que nous. Grâce aux fonctions que vous avez longtemps remplies, d’Inspecteur général de l’enseignement secondaire, il est peu de lycées que vous n’ayez visités.

francisque bouillier.

— Du haut jusques en bas, dans tous les coins et recoins.

paschal grousset.

— Y avez-vous jamais trouvé autre chose que l’anémie, l’ennui et l’immoralité ?

francisque bouillier.

— Je n’y ai pas toujours trouvé la gaîté et la candeur désirables. L’animation y manquait souvent. Si les petits élèves sautaient, couraient, jouaient, je voyais les grands, humanistes, rhétoriciens, philosophes, candidats aux écoles du gouvernement, nonchalamment étendus, pendant l’été, sur un banc, et, pendant l’hiver, immobiles se chauffer comme des lézards au soleil, ou se promener le long des murs, les mains dans leurs poches.

pierre de coubertin.

— Avec la gravité de penseurs qui ont atteint tous les sommets de l’esprit humain.

francisque bouillier.

— Dans les premières années de mes fonctions, l’état de choses était moins fâcheux. Il s’est aggravé depuis, et cela peut paraitre étrange. L’espace et l’air manquaient jadis dans nos lycées et collèges, et cependant avec quelle ardeur n’y jouait-on pas ! Quels furieux engagements aux barres ! Quelles adroites et vigoureuses lançades de cerceaux ! Quelles parties à la balle au mur ! Avec quel plaisir ne voyait-on pas arriver le froid pour glisser ou patiner ! Aujourd’hui, que des améliorations et des agrandissements ont transformé beaucoup de lycées en vrais palais, et plusieurs en maisons de plaisance, les jeux y sont passés de mode.

paschal grousset.
— Vous oubliez le gymnase !
francisque bouillier.

— Non, je ne l’oublie pas, mais je sais ce que vous en pensez. Vous êtes le premier à reconnaître que les leçons de gymnastique obligatoire ne peuvent suppléer à la gymnastique libre et spontanée.

pierre de coubertin.

— Vous avouez que le défaut d’exercice n’est bon ni pour le corps ni pour l’âme.

paschal grousset.

— Que nous ne donnons pas à nos enfants cette

Mens sana in corpore sano,

qui doit être le but suprême de l’éducation.

francisque bouillier.

— Sans doute.

pierre de coubertin.

— Nous voilà d’accord.

francisque bouillier.

— Pas tout à fait. Je reconnais avec vous, messieurs, qu’il y a chez notre jeunesse un commencement de souffrance et qu’il est du devoir de tous ceux qui s’intéressent à l’éducation de chercher à l’arrêter. Mais de là il y a loin à la décadence que vous signalez tous deux dans vos ouvrages. Nos lycées ne sont ni des caves, ni des prisons, ni des lupanars. Ils ne recèlent point, pour me servir de vos termes, une pourriture à laquelle il ne serait que temps de mettre le balai.

pierre de coubertin.

— Le mot est de moi, je le maintiens.

francisque bouillier.

— Vous avez tort, monsieur. Parler ainsi, c’est parler contre la vérité. C’est nous amoindrir injustement à la grande joie des étrangers. Je ne m’étonne pas d’avoir entendu un critique anglais appeler votre premier ouvrage un délicieux petit livre — a delightfull little book — et en recommander la lecture franchement, amicalement et cordialement —

frankly, friendly and amically[2].
pierre de coubertin.

— Mon ambition n’était point de me faire décerner des compliments de ce genre.

francisque bouillier.

— À Paris, plusieurs lycées manquent d’air, et les élèves s’en ressentent visiblement. En province, il n’en est pas de même. Si on excepte le lycée de Lyon et deux ou trois autres, on trouve de l’espace et même des parcs. Les jeunes gens y sont robustes et ont l’air décidé. Je crois qu’aussi bien que les Anglais, si on cognait ils cogneraient.

pierre de coubertin.

— J’avoue que je n’ai jamais visité la province. Le portrait que je trace du lycéen est pris sur le type de Paris.

francisque bouillier.

— Ce type même, vous ne le flattez point. Quant à vous, monsieur Paschal Grousset, vous avez conçu et écrit en partie vos romans à l’étranger. Depuis votre retour, vous vivez à Paris. La France, pour vous, c’est Paris.

paschal grousset.

— À peu près. Lorsque, en 1871, éclatèrent les événements qui amenèrent ma proscription, j’étais jeune. Depuis mon retour, je ne quitte point la capitale. C’est à Paris seulement que je trouve des amis et un théâtre pour mon activité.

francisque bouillier.

— Vous y trouvez surtout des auxiliaires pour la propagation de vos idées sur l’éducation.

paschal grousset.

— Oui, le Temps, le Figaro, l’Illustration, la Nouvelle Revue et le Bulletin de la Ligue nationale pour la publication de mes études, l’École normale des jeux scolaires pour la préparation des maîtres de jeux, le lycée Janson-de-Sailly pour des sujets sur qui opérer, le Bois de Boulogne et le Jardin des Tuileries pour champs de démonstration, le concours des pouvoirs publics pour agir sur la province et obtenir l’adhésion des recteurs, des inspecteurs d’Académie, des proviseurs de lycées, des principaux de collèges et autres.

francisque bouillier.

— Tout enfin pour faire ce qu’on appelle de l’agitation.

paschal grousset.

— Tout, même la plume des collégiens. Cela a commencé par une lettre du jeune Saint-Chaffray, élève de philosophie à Janson-de-Sailly. Je l’ai fait publier dans tous les journaux, revues, magasins et annales. J’ai invité les élèves des autres établissements de toute sorte à faire de même, en leur faisant comprendre que des lettres de ce genre seraient un excellent sujet de composition.

pierre de coubertin.

— Où ils pourraient donner carrière à leur imagination.

francisque bouillier.

— Vos efforts sont-ils suivis de succès ?

paschal grousset.

— Au delà de mon attente. On a commencé il y a six mois, et aujourd’hui tous les proviseurs, tous les principaux, tous les directeurs d’écoles normales primaires sont unanimes à constater les effets merveilleux de mon système : effets physiologiques sur la force et la santé des élèves, sur leur développement musculaire et leur capacité thoracique ; effets moraux sur leur caractère, leur humeur, leur loyauté, leur esprit de camaraderie, leur courage et leur aptitude au travail intellectuel.

pierre de coubertin.

Wonderful indeed ! Je redeviens Anglais et je ne me sens pas de joie ! Tout cela en six mois ! Que n’avez-vous commencé plus tôt !

francisque bouillier.

— Comment vous assurez-vous que ces résultats sont réels, et qu’ils existent ailleurs que dans les rapports de vos correspondants ?

paschal grousset.

— Rien de plus facile. J’organise un concours de force et d’adresse entre toutes les écoles de France. C’est là que vous serez témoin du progrès des idées que je préconise.

pierre de coubertin.

— C’est le Lendit, fixé dès cette année au dimanche 23 juin.

paschal grousset.

— Cette grande fête des jeux scolaires fera les délices de Paris. Elle sera la résurrection des Jeux Olympiques. Les vainqueurs auront des diplômes d’agonothètes ou chefs des jeux publics. Avec ces parchemins et des médailles ils retourneront dans leur province, ils y exciteront un supplément d’enthousiasme, et y recevront les honneurs qui leur sont dus.

pierre de coubertin.

— Il ne manquera plus qu’un Pindare ou un Simonide pour chanter leur louange.

francisque bouillier.

— Ne riez pas, monsieur de Coubertin. Attendez plutôt la fin. À l’œuvre on connaît l’artisan.

pierre de coubertin.

— Croyez bien, monsieur, que, si je ris, je ne ris pas jaune. Je ne puis cependant m’empêcher d’avoir quelque doute sur le succès de la méthode de M. Paschal Grousset. Il y a trop de tintamarre là dedans. Notre comité à nous fait moins de bruit. Il part d’un pied ferme, s’avance lentement, travaille avec opiniâtreté. S’il rencontre un obstacle, il l’attaque en silence, le sape, et puis tape dessus jusqu’à ce qu’il n’en reste rien.

francisque bouillier.

— Une agitation intelligente par la correspondance privée, la presse et les conférences peut être bonne, mais la pratique vaut mieux. M. Paschal Grousset en convient, et à ses yeux celui qui de fait réunirait vingt jeunes gens pour les faire courir et sauter, et leur donner la passion des jeux en plein air, rendrait plus de service que celui qui écrirait sur les exercices physiques les pages le plus éloquentes.

pierre de coubertin.

— Cela est vrai. Je suis sûr que si M. Paschal Grousset voulait bien ne pas se faire illusion, il trouverait qu’il est plus difficile d’obtenir une seule pirouette sur le terrain que cent adhésions sur le papier. J’ai voulu m’assurer de visu du progrès que la Ligue nationale a déjà réalisé dans les lycées et collèges. Par des voies dont vous me permettrez de garder le secret, je me suis introduit dans un assez grand nombre de ces établissements. J’ai vu qu’on y faisait trois promenades par semaine au lieu de deux, et qu’on allongeait les récréations d’une demi-heure par jour. Dans les cours j’ai rencontré, ici un jeu de quilles, là un jeu de boules, ailleurs deux ou trois vélocipèdes. Des élèves en groupes allaient, à tour de rôle et par ordre, jouer un quart d’heure environ. Ce temps leur paraissait long, ils semblaient compter les minutes, et à leur air apathique je me rappelais cette parole si simplement éloquente qui fut dite un jour à l’abbé Dupanloup par un de ses élèves : « Si vous saviez, monsieur le supérieur, comme ça nous ennuie de nous amuser de la sorte ».

francisque bouillier.

— Et délivrés d’un plaisir pris suivant la règle et suivant les meilleures méthodes, ils se hâtaient de retourner à leur promenade le long des murs.

pierre de coubertin.

— Exactement. J’aime la vérité, je ne veux pas la déguiser ni à vous, monsieur, ni à M. Paschal Grousset, ni à moi-même[3].

francisque bouillier.

— Et votre système à vous, ou pour mieux dire, le système de votre comité, réussit-il mieux que celui de la Ligue nationale ?

pierre de coubertin.

— Je ne voudrais pas l’affirmer. Bien que nous ayons pour principe d’aller très lentement, les choses vont encore plus lentement que nous. J’avoue que nous grillons d’impatience de voir agir, et nous nous demandons d’où vient cette inertie contre laquelle nous nous heurtons.

francisque bouillier.

— Si vous voulez bien me donner quelques minutes d’attention, je crois pouvoir vous le dire. Vous et M. Paschal Grousset ne voyez de salut que dans l’introduction dans nos lycées et collèges du régime anglais.

pierre de coubertin.

— C’est pour cela que j’ai intitulé un de mes livres l’Éducation anglaise en France.

paschal grousset.

— Il y a entre nos deux systèmes des différences qui méritent d’être notées. M. de Coubertin pense qu’il est à la fois simple et expéditif de copier en bloc les coutumes qu’il a trouvées bienfaisantes et fécondes. Il propose d’importer en France les jeux scolaires du Royaume-Uni, comme on y importe des chiens d’arrêt et des chevaux de course. Il leur conserve même leurs noms anglais. Moi, je suis plus éclectique. J’écarte ceux de ces jeux qui me paraissent trop anglais, et à ceux que je maintiens je donne des noms français. J’appelle le football barette, le lawn-tennis paume, le golf ou hockey crosse, et au lieu de captain of the boats je dis capitaine des canots.

pierre de coubertin.

— Le nom ne fait rien à la chose. Nommez le football le jeu des 36 bêtes et le cricket celui des 25 quadrupèdes, pourvu que l’on y joue, et je pense que cela est indifférent aussi aux écoliers.

francisque bouillier.

— Calmez-vous, monsieur de Coubertin. Vous êtes d’accord tous deux sur le fond de la question ; il ne faut pas vous brouiller pour de légères différences de forme. Laissez-moi vous dire qu’à mon avis le système anglais ne nous convient à aucun égard.

pierre de coubertin.

— Comment cela, monsieur ?

francisque bouillier.

— Tout système d’éducation tient à l’état social et aux mœurs du pays où il est en vigueur, et dans le même pays ce système varie avec la classe à laquelle il s’applique. La France n’est pas l’Angleterre. De plus, il y a dans la société anglaise une classe qui n’existe pas en France, et c’est à cette classe-là seule que convient l’éducation que vous appelez anglaise. Je m’explique. Le changement qui s’est opéré chez nous pendant le siècle qui vient de s’écouler, a eu pour conséquence de faire disparaître la catégorie de ceux qui vivaient sans rien faire ; ce qui en reste ne compte plus ; aujourd’hui en France tout le monde à peu près a besoin de travailler. Il n’en est pas ainsi en Angleterre ; cette partie de la nation qui vit, non de son travail, mais du travail des autres, s’y maintient. La culture des immenses domaines ne se fait point par les mains qui en recueillent le fruit. Ce ne sont pas les propriétaires des mines qui en retirent le fer et le charbon. Les fabricants ne respirent pas eux-mêmes l’air empesté de leurs usines. Les riches armateurs ont à leur service un monde de marins pour aller distribuer à la terre les produits de l’industrie britannique et en rapporter ceux de tous les climats.

paschal grousset.

— N’avons-nous pas aussi en France des propriétaires de terre, des fabricants, des possesseurs de mines, des armateurs ?

francisque bouillier.

— En nombre infiniment moindre. Ils peuvent vivre comme vivent les riches en Angleterre, comme vivait la noblesse de la cour de François ier, Henri ii et de Henri iv, dont vous invoquez l’exemple. Si l’éducation anglaise était possible en France, c’est à leurs enfants seuls qu’elle conviendrait. Est-ce pour eux exclusivement, monsieur Paschal Grousset, que vous songeriez à travailler ?

paschal grousset.

— Dieu m’en garde !

francisque bouillier.

— Le seigneur anglais, le lord, et ceux qui le singent, ont grand souci de la force et de la beauté du corps chez les leurs ; ils s’en moquent chez ceux qui travaillent pour eux. J’ai vécu assez longtemps à Londres pour en connaître la population. Les employés de commerce et d’industrie que les railways sur terre et sous terre y déchargent par milliers tous les matins, ne sont pas plus vigoureux que ceux de Paris. Les jeunes filles qui le soir sortent par troupes des usines, sont plus pâles et plus malingres que celles qui sortent de nos magasins ; et l’ouvrier qui fait les gros travaux, porte sur lui les mêmes marques de fatigue que le nôtre.

pierre de coubertin.

— Cela est réel. J’ai été mainte fois frappé de ces ressemblances. Il n’y a guère de différences que dans les types, elles tiennent à la race.

francisque bouillier.

— L’éducation de ces classes est la même dans les deux pays. Elle vise à mettre le sujet en état de se créer dans la suite une position, de se faire sa place au soleil. Le travail intellectuel l’y emporte de beaucoup sur les exercices physiques. En Angleterre elle se donne dans les dayschools (écoles d’externes), en France dans les collèges et lycées. Quant à Eton, Harrow, Rugby et autres grandes écoles anglaises qu’on veut nous proposer pour modèles, elles ne reçoivent que des jeunes gens riches qui y cherchent des relations sociales, plutôt qu’une instruction solide. Moyennant cinq à six mille francs par an, ils y retrouvent le confort de la maison paternelle, et s’y livrent au sport plutôt qu’à l’étude. De là ils vont à l’Université, incapables de lire une page de César ou un passage de Xénophon. À l’université c’est la même vie. Après y avoir passé trois années, ces gentilshommes en sortent aussi ignorants qu’ils y étaient entrés[4].

pierre de coubertin.

— Ce sont ces écoles-là que j’ai visitées, et j’avoue que c’est par elles que je juge de l’éducation anglaise.

francisque bouillier.

— Avez-vous trouvé qu’on y étudiât beaucoup ?

pierre de coubertin.

— C’est une question dont je me suis peu occupé. Cependant j’y touche dans mon premier livre chaque fois que l’occasion s’en présente.

francisque bouillier.

— Elle se présente rarement. Cela est si vrai, que vous nous faites lire 125 pages sur les luttes de football, de lawn tennis et de cricket, sur les evening et les garden parties, sur les wines et les luncheons, avant de nous laisser voir un indice de travail intellectuel. Le premier se rencontre à Cooper’s Hill, et les élèves de cet établissement n’appartiennent pas précisément à la classe aristocratique. Ils suent sang et eau neuf heures par jour pour se préparer à toucher un gros traitement dans le service des Indes. Après cela, vous parlez de livres encore une ou deux fois, c’est à l’école des filles de Newnham et à la maison de charité de Toynbee Hall.

pierre de coubertin.

— Cependant j’ai vu passer à Eton, à Harrow, à Rugby et ailleurs des examens sérieux, et surtout fort longs ; quelques-uns duraient huit et dix jours.

francisque bouillier.

— Peut-être faut-il ce temps pour faire sortir quelque chose de têtes où jamais rien n’est entré. Je regrette que vous n’ayez pas donné un échantillon de ces examens. Il n’y a pas longtemps, j’en ai vu un dans l’ouvrage du cardinal Newman intitulé Idea of a University. On voit là un candidat torturé une demi-heure sur le mot anabasis ; il ne répond guère que par le silence.

paschal grousset.

— Nos jeunes Français, pour être accroupis sur leurs livres du matin au soir, en sont-ils plus savants ? N’entendez-vous pas chaque jour le cri d’alarme des professeurs de grec, de latin, et même de français ? Je ne parle pas de ceux d’anglais et d’allemand.

franscique bouillier.

— Je conviens que nos études secondaires vont en s’affaiblissant, et que la négligence des exercices corporels peut y être pour quelque chose. Mais cette décadence a d’autres causes, auxquelles il n’est pas à propos de nous arrêter ici. En tout cas, notre état social ne me semble pas fait pour comporter l’éducation anglaise. Je crois que notre régime scolaire s’y oppose également.

paschal grousset.

— J’apprécie fort ce que vous venez de dire monsieur. Une éducation qui coûte cinq à six mille francs par an n’est pas assez démocratique, et si bas que soit le prix de la pension chez nous, je l’abaisserais encore si je le pouvais. Je ne voudrais pas, d’un autre côté, diminuer sensiblement les heures de travail. J’opérerais simplement quelques réductions sur les heures de classe et d’étude, et surtout je ferais du temps une distribution plus sage.

franscique bouillier.

— Vous feriez, d’après ce que j’ai su, les classes d’une heure et demie au lieu de deux heures. Vous les placeriez toutes dans la matinée, de manière à avoir fini à onze heures et demie. Les après-dinées seraient consacrées aux exercices corporels. Cela n’est pas pratique. Vous accableriez les enfants de travail avant midi pour les accabler de jeux après midi. Au surmenage des études vous ajouteriez le surmenage des jeux.

pierre de coubertin.

— Pour moi, je ne serais point partisan de ce système.

franscique bouillier.

— Une autre considération dont il faut tenir compte aussi, est celle de la race et du climat.

paschal grousset.

— C’est précisément celle que je reproche à M. de Courbertin de négliger. L’Anglais est de sa nature froid et calme, le Français ardent et vif. L’un a besoin de lutter contre un climat humide et débilitant ; l’autre se sent porté à jouir sans effort d’un air sec et excitant. Un exercice qui fortifie celui-là, épuise celui-ci.

francisque bouillier.

— Ces différences sont si marquantes, qu’on a pu les déterminer par des chiffres. Le docteur Lagrange, dans sa Physiologie des exercices du corps, rapporte ce fait, que, dans un concours de régates, les Français donnaient par minute quarante coups d’aviron, et les Hollandais vingt-cinq seulement. À la place des Hollandais, mettez les Anglais, c’est la même chose. La conclusion est qu’il faut au Français des jeux et des exercices où il y a plus de rapidité et moins de force, et à l’anglais, des jeux et des exercices où il y a plus de force et moins de rapidité.

pierre de coubertin.

— En d’autres termes, que d’un Français vous ne ferez jamais un Anglais[5].

paschal grousset.

— C’est pour cela que je passe les jeux anglais au crible. Je n’en garde que ceux qui conviennent à notre tempérament, à notre génie propre.

francisque bouillier.

— Soit. Mais une fois ce triage fait, vous adoptez les mêmes jeux pour la France entière. Vous les imposez à tous les établissements sans distinction, vous les envoyez de Paris à la province, au nord et au sud, à l’est et à l’ouest, au centre et à la circonférence. Vous oubliez qu’il y a entre le Lillois et le Marseillais une différence pour le moins aussi grande qu’entre le Français en général et l’Anglais, que le ciel de la Flandre n’est pas le ciel de la Provence, et qu’il faut sous chacun des exercices différents.

paschal grousset.

— Vous voulez dire que les jeux, quand même ils seraient français auraient encore un caractère local.

francisque bouillier.

— Sans doute, et qu’au Lendit de Paris vous ne pouvez pas faire concourir pour les mêmes jeux scolaires, le Basque et le Lorrain, le Breton et le Dauphinois[6]

pierre de coubertin.

— Nous devons reconnaître, M. Paschal Grousset et moi, que nos projets ne paraissent pas tous réalisables. Mais nous ne pouvons supporter l’idée d’un échec. Le mal existe, serons-nous condamnés à le voir sans pouvoir le guérir ? Vous-même, monsieur, convenez que cela ne peut durer. Quel remède proposez-vous ?

francisque bouillier.

— J’ai toujours attaché, et depuis bien longtemps, la plus grande importance aux jeux scolaires, et souvent, j’ai appelé l’attention des proviseurs sur les inconvénients de cette oisiveté, pendant les récréations, et de cette immobilité volontaire qui succédait à l’immobilité forcée des classes et des études. Je suis heureux d’avoir en face de moi deux hommes qui partagent mes vues. Je rends hommage à votre zèle, messieurs, et je reconnais tout ce qu’il y a de généreux dans vos aspirations. Vous êtes doués, l’un et l’autre, d’une rare énergie de volonté, et vous méritez de réussir. Les difficultés que vous rencontrez ne sont pas invincibles ; mais pour en triompher et obtenir un succès durable, il faut changer de méthode. Notre entretien dure déjà trop pour que nous songions à le prolonger. Faites-moi l’amitié de revenir dans huit jours à la même heure. Nous continuerons la discussion de la question avec la même bonne foi et la même courtoisie qu’aujourd’hui. Vous me communiquerez les observations que la réflexion vous aura suggérées. De mon côté, je vous exposerai mes idées à moi, et après vous avoir dit comment je crois qu’il ne faut pas faire, je vous dirais comment, avec ma vieille expérience, je crois qu’il faut faire.

Jacques PARMENTIER.

Poitiers, mai 1889.

  1. Voir le numéro de novembre 1888 du Bulletin de la Faculté des Lettres de Poitiers.
  2. Voir l’Academy, no du 18 septembre 1888, p. 168.
  3. Voir dans la revue L’Instruction publique du 1er juin 1889 une circulaire où M. Gréard se plaint du peu d’empressement des proviseurs et des principaux de son ressort à organiser des sociétés de jeux et de marche.
  4. Voir la Revue internationale de l’enseignement de mai 1889, à l’article intitulé : La Question du latin en Angleterre, par Joseph Texte.
  5. Au moment où je corrige les épreuves, j’apprends par le journal Le Temps que le 25 juin M. Gréard a lu au Conseil académique de Paris un mémoire où il démontre que nous ne saurions songer à introduire dans nos lycées les coutumes et la vie des grandes écoles d’Angleterre, « que cela n’est ni possible ni même désirable ; que le système anglais est un système aristocratique, un système de luxe que ni les fortunes modestes des familles, ni le budget de l’État, ni notre génie démocratique ne sauraient supporter. » M. Bouillier et M. Gréard rencontrent.
  6. Le Lendit vient d’avoir lieu. Il s’est composé de douze épreuves qui se rattachent au sport, escrime, tir, équitation, etc., et qui n’ont rien de commun avec les jeux scolaires. Je n’ai pu savoir le nombre des concurrents que pour l’aviron. Ils étaient vingt-cinq, « appartenant, dit Le Temps, à la plupart des lycées et collèges de Paris. »