Dialogue philosophique entre Eudoxe et Ariste (quatrième)


QUATRIÈME

DIALOGUE PHILOSOPHIQUE

ENTRE EUDOXE ET ARISTE


ARISTE. — J’ai hâte, mon cher Eudoxe, de m’entretenir avec vous de la nature du corps. J’avoue qu’au sujet de cette question je me trouve fort embarrassé. Les uns distinguent l’âme et le corps par des raisons si fortes que je ne parviens plus à comprendre comment ces deux contraires peuvent être unis ; les autres montrent si clairement en quoi le corps collabore avec la pensée que je me demande alors si le corps tout seul ne suffit pas à expliquer toutes les pensées.

EUDOXE. — Pour moi il me semble que je n’hésiterais pas longtemps entre ces deux doctrines, si j’avais à choisir entre elles ; car il est plus conforme à la nature de la pensée d’identifier que de distinguer.

ARISTE. — Direz-vous donc que le corps et la pensée sont une seule et même chose ?

EUDOXE. — Il est trop facile, Ariste, de dire que deux choses différentes sont une seule et même chose il faut voir en quoi, pourquoi et en quel sens elles sont une seule et même chose, en examinant chacune des difficultés qui peuvent être proposées : car tout est non seulement un mais aussi multiple. C’est pourquoi, si vous le voulez, nous examinerons aujourd’hui l’opinion de ceux qui disent que le corps pense.

ARISTE. — Je le veux bien.

EUDOXE. — Comment donc montrent-ils que le corps pense ?

ARISTE. — Ils disent que penser c’est lier deux ou plusieurs idées.

EUDOXE. — En parlant ainsi ils semblent ne rien dire de déraisonnable, Ariste.

ARISTE. – Ils tirent de là qu’aucune pensée n’est autre chose qu’une association entre deux idées.

EUDOXE. — Que font-ils, en disant cela, sinon répéter ce qu’ils ont déjà dit ?

ARISTE. — Puis, distinguant plusieurs manières dont les idées peuvent s’associer, ils montrent, en allant par degrés des unes aux autres, que toutes se ramènent à la plus simple des associations, qui résulte de la contiguïté.

EUDOXE. — De sorte qu’ainsi penser ce n’est pas autre chose que connaître de nouveau ensemble deux choses qui se sont présentées ensemble ?

ARISTE. — C’est cela même.

EUDOXE. — Et n’ajoutent-ils pas qu’alors ce que nous appelons la pensée est tout à fait inutile, puisque ce que nous disons que la pensée unit était déjà uni par le hasard ?

ARISTE. — Ils l’ajoutent.

EUDOXE. — Et que, par suite, le corps suffit à conserver uni ce qui s’est présenté uni, et séparé ce qui s’est présenté séparé ?

ARISTE. Tous ceux qui parlent d’association ne le disent pas, mais il me semble qu’ils devraient le dire.

EUDOXE. — Ceux qui le disent font assurément preuve d’une suite rigoureuse dans leurs idées ; car la propriété fondamentale du corps vivant n’est-elle pas d’avoir une forme constante ?

ARISTE. Oui.

EUDOXE. — Avoir une forme constante n’est-ce pas conserver les unes à côté des autres toujours les mêmes parties ?

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — C’est-à-dire conserver uni ce qui est uni ?

ARISTE. — C’est cela même.

EUDOXE. — Et aussi conserver séparé ce qui est séparé ?

ARISTE. — C’est aussi cela.

EUDOXE. — Comment donc notre corps ne suffirait-il pas à penser, si penser c’est conserver uni ce qui était uni et séparé ce qui était séparé ?

ARISTE. — Assurément il y suffit, du moins si penser est bien ce que vous dites.

EUDOXE. — C’est pourquoi, avant d’examiner si le corps pense, et quelle partie du corps est particulièrement apte à penser, il est nécessaire que nous examinions ce que c’est que ce qu’ils appellent l’association.

ARISTE. — Il faut, en effet, commencer par là.

EUDOXE. — Toutefois je crains, en parlant de l’association, de ne pas comprendre pleinement le sens de ce mot ; car j’y vois un sens très simple, mais aussi je n’y découvre aucune vertu explicative. Eux, au contraire, ceux dont nous parlons, y trouvent des ressources merveilleuses, et semblent n’y voir rien de moins que le secret de toutes choses. Tous les mots dont nous avons coutume de nous servir, comme la science, l’expérience et la mémoire, sont remplacés par ce seul mot, l’association, en sorte que la géométrie, la physique et les rêves des malades s’expliquent par ce seul principe. Examinons pourtant les différentes espèces d’association.

ARISTE. — Examinons-les.

EUDOXE. — Mais avant de poursuivre cet examen, je vous demanderai de faire attention à plusieurs choses.

ARISTE. — Auxquelles ?

EUDOXE. — D’abord à celle-ci, à savoir que ce que l’on appelle le hasard n’est que l’ignorance des causes.

ARISTE. — Je ne l’oublierai pas.

EUDOXE. — Ensuite, que les choses, qui sont l’objet de la pensée, sont indéfiniment multiples.

ARISTE. — Comment n’y penserais-je pas ?

EUDOXE. — Je vous prie de considérer, de plus, en quel sens deux choses peuvent être contiguës.

ARISTE. — Que voulez-vous dire, Eudoxe ?

EUDOXE. — Ne dirons-nous pas que deux choses sont contiguës s’il ne se trouve aucune autre chose entre elles ?

ARISTE. — Comment ne le dirions-nous pas ?

EUDOXE. — Que tout ceci soit donc accordé.

ARISTE. — Soit.

EUDOXE. — Examinons donc d’abord si c’est bien par l’effet du hasard que le semblable fait penser au semblable et le différent au différent. Et, pour cela, n’oublions pas qu’une chose, considérée toute seule et en elle-même, n’est ni grande ni petite, ni chaude ni froide, ni quoi que ce soit.

ARISTE. — Pourquoi cela, Eudoxe ?

EUDOXE. — N’avez-vous pas entendu dire qu’une chose quelconque n’est ceci ou cela que par comparaison avec d’autres ?

ARISTE. — N’est-ce pas ce que l’on veut dire lorsque l’on dit que tout est relatif ?

EUDOXE. — C’est cela même. Eh bien donc, si la pensée considérait une chose quelconque sans la réunir à aucune autre, cette chose ne serait ni ceci ni cela ?

ARISTE. — Comment le serait-elle ?

EUDOXE. — Serait-elle alors connue ?

ARISTE. — Non. Car il me semble que ce qui est connu est connu comme tel ou tel.

EUDOXE. — Elle ne serait donc pas pensée ?

ARISTE. — Comment être pensé sans être connu ?

EUDOXE. — Ainsi lorsque nous disons qu’une chose est ceci ou cela, que faut-il donc ?

ARISTE. — Je ne vois pas comment je pourrais vous répondre convenablement.

EUDOXE. — Ne faut-il pas que la pensée pense, en même temps qu’à cette chose, à d’autres choses par rapport auxquelles la première chose soit ceci ou cela ?

ARISTE. — Il le faut bien.

EUDOXE. — Par exemple comment dirai-je qu’une chose est grande si je ne pense pas en même temps à des choses petites par rapport auxquelles la première peut être dite grande ?

ARISTE. — Cela serait impossible.

EUDOXE. — Et comment dire qu’une chose est grande si je ne pense pas à d’autres choses qui sont grandes ?

ARISTE. — Comment cela ?

EUDOXE. — Dire qu’une chose est grande, n’est-ce pas la rapprocher d’autres choses auxquelles convient aussi la qualification grande ?

ARISTE. — Que serait-ce, si ce n’était précisément cela ?

EUDOXE. — À moins toutefois qu’il n’y ait jamais pour nous qu’une seule chose grande, comparée à beaucoup de choses petites.

ARISTE. — Mais ne serait-ce pas une espèce de miracle si, passant en revue les choses auxquelles celle-là peut être comparée, l’on ne venait pas à penser non pas seulement à celles qui sont petites, mais aussi celles qui sont grandes ?

EUDOXE. — Bien donc, Ariste, croyez-vous qu’il serait digne d’un philosophe de s’étonner et d’admirer l’œuvre du hasard, si vous pensiez en même temps à des choses qui font contraste entre elles et des choses qui se ressemblent ?

ARISTE. — Non assurément, car ce serait s’étonner que je pense, puisque, si je ne pensais pas à plusieurs choses qui soient telles que vous le dites, je ne penserais pas du tout.

EUDOXE. — Peut-on continuer à invoquer le hasard lorsque l’on comprend les causes ?

ARISTE. — Non.

EUDOXE. — Est-il besoin d’un fait pour expliquer ce qui est nécessaire ?

ARISTE. — C’est bien plutôt le fait qui s’explique par ce qui est nécessaire.

EUDOXE. — Mais la pensée de plusieurs choses qui se ressemblent ou font contraste entre elles est nécessaires ?

ARISTE. — Oui, puisque sans cela il n’y aurait pas même de pensée

EUDOXE. — Il me semble qu’il serait alors tout à fait ridicule de dire que c’est par rencontre que sont unies des choses qui se ressemblent, puisqu’il est nécessaire qu’elles soient unies.

ARISTE. — Vous avez raison.

EUDOXE. — Il ne serait pas moins ridicule de le dire des choses qui contrastent.

ARISTE. — Pas moins, assurément.

EUDOXE. — Nous dirons donc qu’il n’est pas besoin que les choses qui se ressemblent ou contrastent soient rapprochées par les événements, puisqu’il faut qu’elles soient rapprochées.

ARISTE. — Nous le dirons.

EUDOXE. — Ou bien admettrons-nous deux causes lorsqu’une seule suffit ?

ARISTE. — Cela serait déraisonnable.

EUDOXE. — Ou bien de deux causes choisirons-nous celle qui peut ne pas être, laissant aller celle qui ne peut pas ne pas être ?

ARISTE. — Cela serait tout à fait absurde.

EUDOXE. — Nous dirons donc que le lien qui unit les unes aux autres deux choses semblables est un lien nécessaire et non pas fortuit.

ARISTE. — Nous le dirons.

EUDOXE. — De même aussi pour les choses qui contrastent ?

ARISTE. — Comment non ?

EUDOXE. — C’est-à-dire que ce qu’ils appellent les associations par ressemblance et par contraste ne sont rien d’intelligible ?

ARISTE. — Nous le dirons aussi, Eudoxe.

EUDOXE. — Ne prendrons-nous pas maintenant ceci pour règle ?

ARISTE. — Quoi donc ?

EUDOXE. — De n’appeler le hasard à notre secours que lorsque nous ne pourrons découvrir les raisons pour lesquelles deux choses sont unies dans la pensée.

ARISTE. — Nous prendrons cela pour règle.

EUDOXE. — Le hasard, c’est-à-dire l’association.

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — Mais si on ignore les raisons d’une chose, faut-il dire qu’elle n’en a pas ?

ARISTE. — Cela serait déraisonnable.

EUDOXE. — Nous risquons donc, si nous voulons penser vraiment en philosophes, de n’employer jamais le mot association.

ARISTE. — Voilà une singulière conclusion, car la plus grande partie de ceux qui se disent philosophes emploient ce mot plus volontiers qu’aucun autre.

EUDOXE. — À moins que nous ne nous trompions en disant que la liaison des idées n’est jamais l’effet des circonstances, et toujours l’effet d’une pensée agissant par raison.

ARISTE. — Comment pourrions-nous nous tromper en disant cela ?

EUDOXE. — Il n’est peut-être pas impossible, car nous avons oublié, parmi les associations, celles qui résultent de la contiguïté.

ARISTE. — Que dirons-nous de celles-là ?

EUDOXE. — À moins d’être insensés, il me semble que nous dirons que ce sont bien là des liaisons de fait, dont on ne peut découvrir d’autres raisons que celle-ci, à savoir, qu’elles se présentent.

ARISTE. — Que voulez-vous dire ?

EUDOXE. — Y a-t-il une raison pour que deux choses se présentent ensemble ou successivement à la pensée ?

ARISTE. — N’y a-t-il pas une raison de tout ?

EUDOXE. — N’oubliez pas, mon cher Ariste, que nous ne devons pas admettre d’autres raisons que les nécessités de la pensée. Eh bien, lorsque deux choses se présentent à la pensée soit ensemble, soit successivement, est-ce la pensée qui est la cause de cette contiguïté, ou bien la nature même des choses ?

ARISTE. — Il me semble que c’est la nature même des choses, et que la pensée subit, sans le comprendre, l’ordre de ses perceptions.

EUDOXE. — Nous accorderons donc aux philosophes dont nous parlons le droit de parler d’association, lorsque la pensée se représente comme contiguës deux choses qu’elle a perçues l’une à côté de l’autre ?

ARISTE. — Il semble raisonnable de l’accorder.

EUDOXE. — Mais n’est-il pas à craindre qu’encouragés par ce faible avantage, et revenant sur nous, ils nous reprennent tout le terrain que nous avons gagné, et qu’ainsi la pensée se trouve de nouveau réduite à rien ?

ARISTE. — Comment réduiraient-ils toutes les liaisons entre les idées à des liaisons de contiguïté ?

EUDOXE. — Cela serait sans doute difficile. Mais afin d’éviter d’interminables discussions, ne serait-il pas à propos d’achever notre victoire et de chasser tout à fait l’association de la philosophie ?

ARISTE. — Il est sans doute à propos de le faire, si toutefois nous le pouvons, Eudoxe.

EUDOXE. — Je ne sais si nous le pouvons. Mais ne vous semblerait-il pas surprenant qu’il y eût du déraisonnable dans la pensée ?

ARISTE. — Que voulez-vous dire ?

EUDOXE. — Ou bien croyez-vous que la pensée puisse recevoir son contraire ?

ARISTE — Comment le pourrait-elle ?

EUDOXE. — Ou bien penser n’est-ce pas comprendre ?

ARISTE. — Comment penser sans comprendre ?

EUDOXE. — La pensée ne pourrait donc recevoir l’inintelligible ?

ARISTE. — Elle ne le pourrait pas.

EUDOXE. — De telle manière que le pur fait ne pourrait entrer dans la pensée ?

ARISTE. — C’est bien cela.

EUDOXE. — Ni le déraisonnable être saisi par le raisonnable ?

ARISTE. — Cela paraît tout à fait impossible, Eudoxe.

EUDOXE. — Eh bien donc, examinons avec confiance les liaisons de contiguïté, persuadés que nous ne saurions, sans manquer à la raison, trouver le déraisonnable. N’avons-nous pas dit tout, l’heure ce que c’étaient que deux choses contiguës ?

ARISTE. — Oui. Deux choses entre lesquelles il n’y en a aucune autre.

EUDOXE. Il me semble alors que jamais deux choses, ne seront contiguës.

ARISTE. — Pourquoi cela ?

EUDOXE. — Zénon d’Élée ne disait-il pas que les intervalles entre les choses sont encore des choses ?

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — Et qu’ainsi, entre deux choses quelconques, il y a toujours autant de choses que l’on veut ?

ARISTE. — C’est bien cela.

EUDOXE. — Alors, pour que deux choses fussent contiguës, il faudrait qu’il n’y eût entre elles aucun intervalle ?

ARISTE. — Il le faudrait.

EUDOXE. — Comment alors ces choses seraient-elles deux et non pas une ?

ARISTE. — Je ne sais.

EUDOXE. — Mais peut-être que toutes les choses ne forment ensemble qu’une seule chose ?

ARISTE. — Il se pourrait.

EUDOXE. — C’est peut-être ce que l’on veut dire lorsque l’on dit que l’être est un.

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — Mais alors nous voilà dans un grand embarras. Car si nous ne disons pas qu’aucune chose n’est contiguë à aucune autre, nous serons forcés de dire que toute chose est contiguë à toute autre.

ARISTE. — Comment cela ?

EUDOXE. — Deux choses quelconques, puisqu’elles ne font qu’un, ne seront séparées par aucun intervalle, et ainsi seront contiguës.

ARISTE. — Je ne vous comprends pas bien.

EUDOXE. — Si une chose est à une distance nulle d’une autre chose, ne dirons-nous pas que ces deux choses sont contiguës ?

ARISTE. — Comment dire autrement ?

EUDOXE. — Mais les parties qui composent ces choses seront, elles aussi, contiguës ?

ARISTE. — Il le faut bien.

EUDOXE. — C’est-à-dire à une distance nulle les unes des autres ?

ARISTE. — Il faut l’accorder.

EUDOXE. — Et aussi les parties de ces parties.

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — Dirons-nous donc que la distance n’existe pas ?

ARISTE. — Comment pourrait-on le soutenir ?

EUDOXE. — D’où viendrait pourtant la distance, s’il y a un intervalle nul entre les choses et les parties des choses ? Car la division s’étend à l’infini.

ARISTE. — Je ne vois pas d’où elle viendrait.

EUDOXE. — Donc, puisqu’il existe des distances, il faut dire que deux choses ne sont jamais contiguës, mais qu’au contraire, entre deux choses, on peut toujours apercevoir autant de choses que l’on veut.

ARISTE. — Il faut le dire.

EUDOXE. — Considérons encore ceci.

ARISTE. — Quoi donc ?

EUDOXE. — Ne disent-ils pas que l’ordre de contiguïté des choses nous est donné ?

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — Et que la pensée, dans la simple association, reproduit cet ordre tel qu’il est donné ?

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — N’avons-nous pas dit qu’une chose quelconque est multiplicité indéfinie ?

ARISTE. — Nous l’avons dit.

EUDOXE. — C’est-à-dire qu’elle se compose d’un nombre de choses aussi grand que l’on veut ?

ARISTE. — Nous l’avons dit.

EUDOXE. — Un nombre indéfini de choses peut-il être donné ?

ARISTE. — Non, car l’indéfini est justement ce qui ne peut être donné.

EUDOXE. — N’est-ce donc pas alors la pensée qui, appliquant le fini à l’infini, et imposant une limite à la division des choses en choses, y met un ordre et une succession déterminés qui n’y sont point ?

ARISTE. — Que serait-ce, sinon la pensée même ?

EUDOXE. — De sorte que l’action de la pensée ne rendrait pas seulement les choses contigües, mais aussi constituerait, les choses elles-mêmes telles que nous les percevons ?

ARISTE. — Oui.

EUDOXE. — Disons donc, que les, choses en elles-mêmes n’ont pas de quoi être perçues, puisque, se confondant toutes en un point et en même temps s’écartant les unes des autres à une distance indéterminée, elles n’ont plus de places distinctes et fixes, et que ; leurs parties elles-mêmes étant ainsi à la fois confondues absolument et séparées absolument, aucune partie n’est plus ici ou là, mais, ainsi que disait Anaxagore, « tout est ensemble ».

ARISTE. — Anaxagore semblerait alors avoir parlé divinement lorsqu’il a dit que c’est la pensée qui, unissant et séparant les choses par des jugements, les a mises en ordre ?

EUDOXE. — Vous avez raison, Ariste, et, pour ma part, j’ai trouvé plus de vérité dans la physique d’Anaxagore que dans les œuvres des philosophes d’aujourd’hui. Disons donc de nouveau que les choses en elles-mêmes ne sont point contiguës, et que ce n’est pas parce qu’elles sont contiguës qu’elles sont connues comme contiguës, mais tout au contraire, que c’est parce qu’elles sont connues comme contiguës qu’elles sont contiguës.

ARISTE. — Il faut le dire.

EUDOXE. — Il n’y a donc point un ordre de fait, que la pensée subirait ?

ARISTE. — Cela n’est pas possible.

EUDOXE. — L’association, c’est-à-dire la liaison des idées donnée toute faite à la pensée, ne peut donc exister en aucune manière ?

ARISTE. — En aucune manière, Eudoxe.

EUDOXE. — Mais ne voyez-vous pas, Ariste, que nous n’avons nullement oublié le véritable sujet de notre entretien ? Que fera en effet le corps ? Nous disions qu’ayant une forme constante, il pouvait conserver uni ce qui se présentait uni. Mais voilà que rien ne se présente uni, pas plus les parties du corps organisé que les parties des autres corps. Comment une poussière de choses saisirait-elle une poussière de choses ?

ARISTE. — Que voulez-vous dire, Eudoxe ?

EUDOXE. — Pour qu’un ordre soit saisi ne faut-il pas deux conditions ?

ARISTE. — Lesquelles ?

EUDOXE. — Ne faut-il pas d’abord que cet ordre soit donné ?

ARISTE. — Il le faut bien.

EUDOXE. — C’est-à-dire qu’il existe ?

ARISTE. — Comment le nier ?

EUDOXE. — Et cet ordre n’est pas donné dans les choses ?

ARISTE. — Comment le serait-il, puisque deux choses ne peuvent pas être contiguës ?

EUDOXE. — Eh bien, supposons même qu’il soit donné dans les choses, cela suffirait-il pour qu’il soit saisi ?

ARISTE. — Je ne sais ce que je dois répondre.

EUDOXE. — Un ordre peut-il être saisi par quelque chose qui ne soit pas un ordre ?

ARISTE. — Que serait cette chose qui ne serait pas un ordre ?

EUDOXE. — Par exemple un point géométrique. Eh bien, un point géométrique pourrait-il saisir un ordre ?

ARISTE. — Il me semble qu’il pourrait saisir successivement les éléments de cet ordre.

EUDOXE. — Mais il me semble qu’alors il ne serait pas plus avancé, car chaque élément de l’ordre étant saisi seul, l’ordre ne saurait être saisi.

ARISTE. — Cela est vrai.

EUDOXE. — Il faut donc que quelques éléments de l’ordre soient saisis en même temps ?

ARISTE. — Il le faut bien.

EUDOXE. — Mais le point peut-il saisir au même instant plusieurs éléments de l’ordre ?

ARISTE. — Qui l’en empêche ?

EUDOXE. — Sa nature même ; car s’il n’a point de parties, il réunira et confondra en lui toutes les parties, rapprochant ce qui est séparé, et mettant en un seul lieu ce qui est en des lieux différents.

ARISTE. — Cela est vrai.

EUDOXE. — Nous dirons donc que ce qui saisit un ordre de parties doit aussi avoir des parties.

ARISTE. — Nous le dirons.

EUDOXE. — Mais si les parties de ce qui saisit sont dans un désordre perpétuel, et changent de place les unes par rapport aux autres, l’ordre qui doit être saisi pourra-t-il être saisi ?

ARISTE. — Il me semble qu’il ne le pourra pas.

EUDOXE. — Ne faut-il pas que, pendant que l’ordre saisit l’ordre, il reste lui-même en ordre ?

ARISTE. — Il le faut bien.

EUDOXE. — Autrement n’aurions-nous pas raison de le comparer à celui qui prétendrait juger un philosophe sans être lui-même philosophe car comment reconnaîtrait-il dans un autre ce qu’il ne trouve pas en lui-même ?

ARISTE. — Nous aurions raison assurément.

EUDOXE. — Et même ne serait-il pas encore bien plus absurde que l’ordre fût saisi par le désordre, et le stable par le changeant ?

ARISTE. — Cela serait encore bien plus absurde, en effet.

EUDOXE. — Mais la pensée peut-elle recevoir l’absurde ?

ARISTE. — Elle ne le peut pas.

EUDOXE. — La pensée peut-elle alors connaître le monde comme ayant des parties, et se connaître elle-même comme étant sans parties ?

ARISTE. — Cela est tout à fait impossible.

EUDOXE. — Ne serait-ce pas juger qu’une action est impossible, et en même temps la faire ?

ARISTE. — Ce serait cela précisément.

EUDOXE. — Et ne faut-il pas que ce qui est soit possible ?

ARISTE. — Il le faut bien.

EUDOXE. — Comment concevoir que quelque chose est, sans concevoir que ce qui rend cette chose possible est aussi ?

ARISTE. — Cela ne se peut pas.

EUDOXE. — Et de même la pensée peut-elle connaître l’ordre des parties du monde et se connaître elle-même comme désordre ?

ARISTE. — Elle ne le peut pas non plus.

EUDOXE. — La pensée a donc à choisir entre ces deux partis ou bien ne connaître ni aucun ordre, ni aucun monde, ou bien se connaître elle-même comme composée de parties dans un certain ordre, c’est-à-dire comme un corps de forme constante.

ARISTE. — Vous avez raison.

EUDOXE. — Eh bien, dites-moi maintenant, Ariste, s’il serait raisonnable, alors que nous comprenons que le corps ne peut pas ne pas être conçu par la pensée, de chercher quelque cause extérieure à la pensée, qui expliquerait l’existence et la nature du corps ?

ARISTE. — Ne serait-ce pas préférer le fortuit au nécessaire, et l’incertain au certain ?

EUDOXE. — C’est pourtant bien ce que font ceux que le vulgaire appelle savants, lorsqu’ils donnent naïvement pour raison et explication ce qui arrive le plus souvent, prenant ainsi leur art de guérir pour une science. Ayant réfléchi depuis longtemps à ces choses, j’avais formé le dessein d’écrire une physiologie entièrement déduite des principes philosophiques que je vous ai exposés dans nos différents entretiens. Je fus détourné de ce projet par la crainte d’exciter contre moi la redoutable corporation des médecins et des physiologistes car on a fait de ces hommes à courte vue des espèces de demi-dieux et des gardiens de la philosophie.

ARISTE. — Mais, Eudoxe, pourquoi travailler à découvrir, par de pénibles déductions, ce dont l’expérience nous instruit fort aisément ?

EUDOXE. — Il ne s’agit pas, Ariste, de fermer les yeux et de deviner ce qu’il serait si simple de voir. Il s’agit, au lieu de se borner à constater la nature du corps, de montrer que cette nature est nécessaire, et a sa raison d’être dans les lois nécessaires de la pensée.

ARISTE. — Je suis curieux, Eudoxe, de savoir comment vous pourriez montrer cela.

EUDOXE. — Ne vous ai-je pas déjà montré que la constance de la forme du corps est nécessaire ? Je pourrais faire voir de la même manière que, le mouvement étant une condition nécessaire de la perception, comme nous l’avons dit antérieurement, il faut nécessairement que le corps soit mobile ; qu’il faut bien par suite qu’il ait des parties molles, pour assurer sa mobilité, et aussi des parties dures, pour assurer la constance de sa forme ; que, comme le corps est l’apparence de la pensée, qui est une, il faut bien aussi que le corps soit un, c’est-à-dire que tous les mouvements du corps soient liés les uns aux autres, de façon qu’un mouvement dans une partie provoque des mouvements de toutes les autres parties, et que c’est en cela que consiste véritablement l’association ; et aussi que, ces mouvements dépendant nécessairement de la forme de la partie qui se meut, chaque organe réagit suivant sa structure, de façon que les organes des sens, qui sont les parties extérieures, sont ébranlés par l’association comme ils le seraient par l’action d’une cause extérieure ; qu’ainsi l’imagination est nécessairement accompagnée de mouvements dans les organes des sens, en sorte que, quand même on ne pourrait jamais constater ces mouvements, on doit néanmoins affirmer qu’ils existent ; et encore, en vertu de cette loi de la pensée qu’il n’y a point de passion sans quelque action, que les nerfs moteurs ne sont pas moins nécessaires à la sensibilité que les nerfs sensitifs, et qu’ainsi les expériences qui veulent prouver le contraire ont certainement été mal faites ; en un mot que celui qui connaît la nature nécessaire de la pensée est en mesure de connaître, autant qu’il le veut, la nature et les lois du corps, sans avoir recours à l’observation que pour traduire en langage physiologique ses raisonnements métaphysiques.

ARISTE. — Que ne m’expliquez-vous en détail toutes ces belles découvertes ?

EUDOXE. — C’est que j’estime que si vous ne les faites vous-mêmes, vous devez les ignorer.

ARISTE. — Ne vaut-il pas mieux savoir qu’ignorer ?

EUDOXE. — N’avez-vous jamais pensé, Ariste, qu’il était fâcheux que l’on sût agir sur l’organisme des autres et ainsi sur leurs pensées sans avoir la science de l’organisme et de la pensée ?

ARISTE. — Je l’ai pensé quelquefois, Eudoxe.

EUDOXE. – Et aussi qu’il était regrettable qu’on pût savoir la chimie sans être chimiste ?

ARISTE. – Comment ne l’avoir pas pensé ?

EUDOXE. – Vous m’accorderez donc aussi que l’on ne doit point savoir la philosophie sans être philosophe.

Criton