Dialogue fort plaisant et recréatif de deux marchands


Dialogue fort plaisant et recreatif de deux marchands : l’un est de Paris, et l’autre de Pontoise, sur ce que le Parisien l’avoit appelé Normand.

1573



Dialogue fort plaisant et recreatif de deux Marchands : l’un est de Paris, et l’autre de Pontoise, sur ce que le Parisien l’avoit appelle Normand ; ensemble diffinition de l’assiette d’icelle ville de Pontoise, selon les chroniques de France.
À Lyon, par Benoist Rigaud. 1573. Avec permission. In-8.
Paris commance.


Dieu vous garde, Seigneur !

Pontoise. Et vous aussi, Sire. Où s’adresse vostre chemin (qu’il ne vous desplaise) ?

Paris. Je m’en vais en Normandie.

Pontoise. Allons, je vous tiendray compagnie seulement jusques à Pontoise.

Paris. Je ne veux aller plus loing. Allons hastivement, car, si je puis, je seray de retour cejourd’huy à Paris.

Pontoise. Comment (Sire) ! je pensois, quand vous avez parlé de Normandie, que vous allassiez au mont Saint-Michel ou à Cherbourt. Vous prenez Normandie bien près.

Paris. Pontoise n’est-il pas de Normandie1 ?

Pontoise. Comment, de Normandie ? Si vous aviez debagoulé ce mot-là dans la ville, on vous diroit que vous en avez menty, et fussiez-vous bourgeois de Paris cent mil fois.

Paris. Je suis bien ayse que vous m’en avez averty, de peur de noyse, combien toutefois que je ne m’en soucie pas beaucoup, car je serai quitte pour le prouver.

Pontoise. Pouvez-vous prouver que Pontoise est de Normandie ?

Paris. Facilement et par plusieurs raisons, spécialement par un petit livre intitulé la Guyde des chemins2, que j’ay en mes chausses, et qui me dict que, pour aller de Paris à Rouen, il faut passer le pont de Pontoise, et puis qu’on est entré en Normandie.

Pontoise. Si vous n’avez d’autres probations que celle-cy, vous estes mal appuyé. La raison est que l’autheur du livre est incertain, lequel, s’il eust dict : Passez la rivière à gué, et vous ne serez pas noyé, il n’eust esté croyable en ses paroles ; ou s’il eust dict : Passez Ponthoise et vous serez à Rome, il eust menty, car nous sommes bien loing d’Italie. Ainsi je dis qu’il en ay menty malheureusement.

Paris. Je ne vous croy non plus que luy. J’ay toujours ouy dire à mes ancestres que Ponthoise et tout son vicariat est de Normandie, et ne le peuvent nier, car ils sont du diocèse de Rouen, ville metropolitaine de Normandie3.

Pontoise. Je confesse que nous sommes subjectz à l’archevesque de Rouen ; mais le moyen comment, je vous le diray, s’il vous plaist ?

Paris. Ouy dea, et seray fort ayse de l’ouyr.

Pontoise. Vous sçavez que Ponthoise et son vicariat est entre quatre eveschez, assavoir : de Paris, Rouen, Chartres et Beauvais. Or, les evesques de Paris, Beauvais et Chartres, eurent grande controverse l’un contre l’autre à qui auroit la possession dudict vicariat, avec ses dependances, immediatement de la cour romaine (comme ainsi soit que les causes jugées par le vicaire dudict lieu n’ayent autre ressort qu’en la cour romaine). Le roy, estant adverty de la dissension desdits evesques, laissa le procez à juger à sa Cour de Parlement. Et pour autant que monsieur de Rouen n’y prétendoit aucun droict, ledict vicariat luy fut baillé en garde jusques à la fin du procez ; mais, tant pour les grandes affaires qui survindrent au royaume que pour la mort desdicts demandeurs, le procez est demeuré au croc, et par ce moyen ledict vicariat est demeuré entre les mains de l’archevesque de Rouen. Et qu’il soit vray de ce que j’ay dict, sans aller chez les advocatz pour copier ledict procez, il est probable, car les curez et vicaires dudict vicariat ne sont subjectz d’aller au senne4 de Rouen aux jours ordonnez.

Paris. Vous avez fort bien prouvé, s’il est vray ce que vous avez dict.

Pontoise. Je ne voudrais pas mentir pour si peu de chose.

Paris. Aussi ne veux-je vous reprendre de mensonge, car ançois qu’eussiez menty et trouvé quelque mensonge, toutefois et quantes que vous voudrez, vous avez congé de vous desdire.

Pontoise. Il est vray que plusieurs de nostre pays veulent user de ce privilége.

Il n’en faut nonobstant tirer consequence que par cela soyons de Normandie, car non seulement les Normands usent de ce privilége, mais aussi toutes les autres nations, specialement à Paris quasi en tous estats.

Paris. Il est vray, et ne vous pourrois prendre par là ; mais je vous prie de me monstrer et prouver que Ponthoise a esté quelquesfois subject à d’autres evesques qu’à celuy de Rouen.

Pontoise. Il est facile de le prouver par ce que nous avons dict jà cy devant ; neantmoins, s’il vous plaist, je vous diray encore un petit mot, moyennant que je ne vous attedie de parolles.

Paris. Non, certainement ; ains suis fort consolé de vous ouyr. Mais hastons-nous d’aller en devisant, car il est dejà tard ; je vois bien qu’il me faudra loger aux Deux Anges.

Pontoise. C’est un bon logis pour les gens de bien, et non pour les huguenots.

Paris. Dieu mercy, je ne suis pas huguenot, et ne le voudrois pas estre pour tous les biens de ce monde.

Pontoise. Je ne voulois sçavoir autre chose ; mais je n’osois ouvrir la bouche pour le vous demander.

Quand donc vous irez demain le matin à l’église Sainct-Maclou pour ouyr la messe, vous oyerez chanter la messe et les heures canoniales selon l’usaige de Paris, ce qui se faict non seulement en cette ville par toutes les paroisses, mais aussy aux cinq villages de l’environ.

Paris. C’est chose merveilleuse, de quoy plusieurs s’esbahissent, et est par là à presumer que vous n’estes pas subject à l’eglise metropolitaine de Rouen, ains avez esté autres fois subjectz de l’evesque de Paris. Mesmement estes subjectz à nostre parlement de Paris, et non à celuy de Rouen5 ; car quand il y a quelque mauvais garçon à Pontoise qui appelle de sa sentence prononcée par votre juge, on le nous amène à Paris.

Pontoise. Il est vray, et m’esbahis comme il se peut faire que ne soyons de l’evesché de Senlis, ainsi que nous sommes de son baillage. Je ne puis estimer autre chose sinon que, pendant l’altercation des evesques (dont nous avons parlé), chasque print son lopin de la seigneurie de Pontoise.

Paris. Je voudrois bien sçavoir pourquoy on vous faict porter votre taille à Gisors ? Par cela on peut conjecturer que vous estes de Normandie.

Pontoise. Or, pour cela rien : on peut porter l’argent des tailles en Espaigne, et toutefois par cela ne serions dicts Espaignols, car l’argent ne faict pas la nation. Quant à ce que nous sommes de l’election de Gisors, il vous faut entendre que le roy feit un impost sur le baillage de Gisors. Les esleus du dict lieu remonstrèrent au roy qu’ils n’estoyent suffisans pour payer si grande somme de deniers. Adonc le roy ordonna que la chastelenerie de Ponthoise seroit annexée au dict baillage pour payer la dicte somme, et depuis ce temps-là avons esté toujours taxés pour payer aux dicts esleus.

Paris. Voilà trop parler sans boire.

Pontoise. Buvons une fois à Pierrelaye.

Paris. C’est bien dict, beuvons et allons vistement ; je voys bien neantmoins que je ne pourray pas ce jourd’huy retourner à Paris : parquoy, allons paisiblement en rachevant nostre propos.

Pontoise. N’est-ce pas assez deviser de cette matière ? Je prouve que je ne suis pas de Normandie pour estre natif de Pontoise ; pour en faire foy, demandez à tous ceux de la ville : ils vous diront qu’ils n’en sont pas.

Paris. Ils n’ont pas toujours dict ainsi ; j’ay ouy dire que le roy feit un impost en l’Isle-de-France pour subvenir à ses affaires. Adonc le commissaire des tailles envoya une commission aux bourgeois de Pontoise, lesquels la refusèrent, se disant estre de Normandie, et non subjectz à l’Isle-de-France. Or il y a une reigle en droict qui dict que volenti et consentienti non fit injuria neque dolus. Puis donc qu’ils ont confessé estre de Normandie, il me semble qu’on ne leur faict poinct injure en les interpellant Normands.

Pontoise. Quand ils avoient faict telle responce que vous dictes, encore n’est-ce pas pour prouver peremptoirement qu’ils fussent de Normandie.

Quand les Galaodites guetoient les Effraites au passaige de Jourdain pour les esgorger et outrager, lesdicts Ephraites nioyent leur lignée et nation. En cas pareil, sainct Pierre, interrogué des juifs s’il estoit de Galilée, dict non, pour craincte que les juifs luy eussent peu faire. Ainsy diray-je de messieurs de Pontoise, lesquels, voyant qu’on les vouloit outrager en leurs biens, les faisant payer un impost faict à la volée, ils ont dict qu’ils n’estoyent subjectz de l’isle-de-France, comme ainsy soit que desjà eussent payé leur part à Givors par le commandement du roy.

Paris. En bonne foy, voilà une bonne raison, et n’y pourrais aucunement contredire : car si on me venoit querir pour me mettre en prison ou pour me demander de l’argent, je ferois (en la mode de Paris) faire la court en ma porte, et dire que Monsieur n’y est pas, jusques à ce que je n’eusse plus des moiens d’evader. Et je pense ce qui faisoit dire aux bourgeois de Ponthoise qu’ils n’estoyent pas subjectz à l’Isle-de-France n’estoit que pour evader. Mais je vous demanderois volontiers où donc est Normandie. J’ai quelques fois esté en pelerinage au Mont-Sainct-Michel, et si jamais n’ay sceu trouver Normandie.

Pontoise. Je suis certain où commence le pays de Normandie, tant par les annales de France que par les livres qui ont faict quelques fois description de la terre.

Paris. Je vous prie fort de me dire, ainsy que je me trouve en place, où on en fasse mention, que j’en soys resolu.

Pontoise. J’ay trouvé que la Normandie commençoit à Sainct-Cler-sur-Epte, tirant vers Rouen.

Paris. La ville ny le vicariat de Pontoise n’est donc pas Normand, car il ne s’estent plus loing que là.

Pontoise. Je ne l’ay ainsi leu aux chroniques de maistre Robert Guaguin, où il est dict : Apud flumen Eptæ, quod est Neustriæ ad orientem limes, fit conventio : unam fluminis ripam Carolus, alteram Rollo incedit. Intercedentibus legatis res acta est. Rollo Gillam, Caroli filiam, uxorem recipit, et in dotem Neustriam, quæ ab Epta fluento ad Britones terminatur, clauditurque gallico Oceano..... Neustriam adeptus Rollo, eam Normanniam appellavit6. Si vous en voulez avoir d’autres temoignages, regardez maistre Hugues de Sainct-Victor, lib. 2 ; Exceptionum priorum, cap. 10, Chronica chronicorum, le Rosier historial de France, les Chroniques de maistre Nicolles Gilles, la Mer des histoires, la Cosmographie de Seb. Munster, et plusieurs autres que je serois trop long à reciter.

Paris. Venez çà. Par vostre foy, n’avez-vous jamais ouy desbattre ceste matière ?

Pontoise. Ouy, par plusieurs fois, et qui plus est, la question a esté proposée par messieurs de la Cour de Parlement pour en donner resolution, à cause de la dissension quy fut, il y a quatre ou cinq ans, quand maistre Guillaume de Boissy, docteur en medecine, natif de Pontoise, fut mis recteur en l’Université de Paris. Les Picards disoyent que Pontoise estoit de Picardie, et pour ce vouloyent user des priviléges octroyés à ceux qui sont de mesme nation que le recteur ; les Normands, au contraire, et les François, d’autre costé.

Quand les presidens eurent ouy les parties de chasque costé, on conclud que Pontoise avec ses appendices estoit de France, comme ainsi fut qu’il soit appellé le Vulcain françois.

Paris. Puisque la Cour de Parlement y a passé et que vous avez mesme langage que nous, je ne dy plus mot.

Pontoise. Nous voicy aux fauxbourgs de la ville qu’on appelle l’Aumosne ; demandez à quy vous voudrez : on vous dira que c’est la vraye France7.

Paris. Je ne doubtois pas des fauxbourgs, ains seulement de la ville, à cause que la rivière est entre eux.

Pontoise. Ce seroit chose ridicule que la ville fust de Normandie et les fauxbourgs de France.

Paris. Il n’y a point d’inconvenient, car nous avons le semblable à Paris : c’est assavoir, que l’abbaye Sainct-Germain-des-Prez est de l’evesché de Paris et non subjecte à l’evesché. Autant en pourray-je dire de toute la ville de Sainct-Denis : jaçoit qu’elle soit proche de Paris, n’est toutes fois subjecte à l’Evesque de Paris.

Mais, pour chose que j’en die, je n’en doubte pas, puisque messieurs de la Cour du Parlement y ont mis la main ; seulement je desire sçavoir pourquoy ceste nation est tant odieuse par tout le monde.

Pontoise. Vous pouvez penser que ce n’est pour vertu qui soit à ceux du pays, ains pour leur vice, lequel est odieux à tout le monde, et specialement trahison en riant.

Paris. Vous me faictes venir en mesmoire un vers poetique que j’ay autrefois ouy reciter ou leu quelque part :

Normanos fugias, ne fraudis labe graveris :
Ipsos si socias, certe tu decipieris ;
Hos vitare stude, nam sunt de germine Jude.
Tr. Tr. la. fla. Normanos dicitur esse.

Pontoise. Ce n’est sans cause qu’ils sont hays, car ils ont faict tant de maux qu’on en feroit une pleine Bible de leur tyrannie.

Sebastien Munster, en sa Cosmographie, recite qu’eux partant du païs Dace, d’où ils ont prins leur origine, pour venir au pays où ils sont de present, allèrent par la grande mer oceanne, ravissant tout, comme pirastes et escumeurs de mer ; abordant à Nantes, en Bretagne, entrèrent en la grande eglise, et là, tuèrent l’evesque dudict lieu, lequel celebroit la saincte messe, ainsi que recitent Sigebertus et le Theatre de la vie humaine, liv. 14. Ils mirent le feu en l’abbaye des Jumièges, où estoient plus de neuf cents religieux, lequel lieu demeura desert et inhabitable environ l’espace de trente ans, ainsi que recite maistre Robert Guaguin et maistre Nicolle Gilles, historiographes françois. Ils ont d’abondant quelquefois bruslé les abbayes de Sainct-Germain-des-Prez et Saincte-Geneviève, lesquelles, pour lors, estoyent hors la ville, tellement que les religieux desdictes abbayes ne recepvoyent jamais pour estre religieux aucuns qui se disent de Normandie8.

Paris. Je le crois bien, et si je l’ay veu et ouy par experience, et qui plus est, quand ils chantent la litanie, ils disent : A furore Normanorum libera nos, Domine. — Adieu vous dis, Seigneur.

Pontoise. Adieu, Sire ; Dieu vous conduise, et ne m’appelez plus Normand.



1. Le débat qui va suivre sur la position de Pontoise, et sur la question de savoir si elle est ou non cité normande, fut jusqu’à la révolution et est sans doute encore à l’ordre du jour chez les bourgeois de la bonne ville.

2. La Guide des chemins de France. À Paris, chez Charles Estienne, imprimeur du Roy, M.D.LII, avec privilége dudict seigneur. In-12. (Attribué à Charles Estienne.) On y lit en effet, page 15 : « Pontoise, V. ch., etc. — Après avoir passé la rivière d’Oyse sur le pont qui donne le nom à la ville, l’on entre en la Normandie. »

3. Ce fait suffiroit pour faire de Pontoise une ville de Normandie, quoi qu’en dise l’interlocuteur qui va parler après. L’abbé Expilly, du moins, le pense ainsi : « À l’exception du seul faubourg de l’Aumosne, dit-il, Pontoise a toujours été, comme il est aujourd’hui (1768), du diocèse de Rouen. Il ne faut, pour se le persuader, que la simple lecture de l’histoire. Cependant ses habitants ont prétendu répandre quelques doutes sur cette matière. Aujourd’hui encore la plupart d’entre eux se plaisent à en faire une question problématique. » Dictionnaire de la France, 1768, in-fol., au mot Pontoise.

4. Assemblée à son de cloche. (Dict. de Trévoux.)

5. Tout étoit complexe, il est vrai, dans l’administration de la ville de Pontoise. Ainsi, tandis qu’elle dépendoit du siége de Rouen pour les affaires ecclésiastiques, et du Parlement de Paris pour les choses judiciaires, elle étoit soumise, pour tout ce qui dépendoit du service militaire, au lieutenant général du Vexin françois.

6. R. Gaguini rerum gallicarum annales. Francfort, 1577, in-fol. Pag. 71.

7. On a vu plus haut que, d’après l’abbé Expilly, le faubourg de l’Aumosne étoit, de toute la ville de Pontoise, la seule partie non comprise dans le diocèse de Rouen.

8. À tous ces méfaits des Normands, Pontoise auroit pu ajouter la prise et l’incendie de son château, dont s’emparèrent les hommes du nord, et qu’ils brûlèrent en 880 ou 883. C’est peut-être du souvenir qu’on en avoit gardé que venoit la haine des gens de Pontoise contre les Normands.