Dialogue entre un brachmane et un jésuite/Édition Garnier
DIALOGUE
ENTRE
UN BRACHMANE ET UN JÉSUITE
SUR LA NÉCESSITÉ ET L’ENCHAÎNEMENT DES CHOSES[1].
Mon maître Fonfouca en a vécu trois cents ; c’est le cours ordinaire de notre vie. J’ai une grande estime pour François Xavier ; mais ses prières n’auraient jamais pu déranger l’ordre de l’univers, et s’il avait eu seulement le don de faire vivre une mouche un instant de plus que ne le portait l’enchaînement des destinées, ce globe-ci serait tout autre chose que ce que vous voyez aujourd’hui.
Vous avez une étrange opinion des futurs contingents. Vous ne savez donc pas que l’homme est libre, que notre volonté dispose à notre gré de tout ce qui se passe sur la terre ? Je vous assure que les seuls jésuites y ont fait pour leur part des changements considérables.
Je ne doute pas de la science et du pouvoir des révérends pères jésuites ; ils sont une partie fort estimable de ce monde, mais je ne les en crois pas les souverains. Chaque homme, chaque être, tant jésuite que brachmane, est un ressort de l’univers : il obéit à la destinée, et ne lui commande pas. À quoi tenait-il que Gengis-kan conquît l’Asie ? à l’heure à laquelle son père s’éveilla un jour en couchant avec sa femme, à un mot qu’un Tartare avait prononcé quelques années auparavant. Je suis, par exemple, tel que vous me voyez, une des causes principales de la mort déplorable de votre bon roi Henri IV, et vous m’en voyez encore affligé.
Cette servante-là était une maîtresse femme.
Point du tout : c’était une idiote à qui son maître fit un enfant. Mme de La Barrière en mourut de chagrin. Celle qui lui succéda fut, comme disent vos chroniques, la grand’mère du bienheureux Jean de La Barrière, qui fonda l’ordre des feuillants. Ravaillac fut moine dans cet ordre. Il puisa chez eux certaine doctrine fort à la mode alors, comme vous savez. Cette doctrine lui persuada que c’était une bonne œuvre d’assassiner le meilleur roi du monde. Le reste est connu.
Malgré votre pied gauche et la servante du grand-père du fondateur des feuillants, je croirai toujours que l’action horrible de Ravaillac était un futur contingent qui pouvait fort bien ne pas arriver : car enfin la volonté de l’homme est libre.
Je ne sais pas ce que vous entendez par une volonté libre ; je n’attache point d’idée à ces paroles. Être libre, c’est faire ce qu’on veut, et non pas vouloir ce qu’on veut. Tout ce que je sais, c’est que Ravaillac commit volontairement le crime qu’il était destiné à faire par des lois immuables. Ce crime était un chaînon de la grande chaîne des destinées.
Vous avez beau dire, les choses de ce monde ne sont point si liées ensemble que vous pensez. Que fait, par exemple, au reste de la machine la conversation inutile que nous avons ensemble sur le rivage des Indes ?
Ce que nous disons, vous et moi, est peu de chose sans doute ; mais si vous n’étiez pas ici, toute la machine du monde serait autre chose qu’elle n’est.
Votre Révérence bramine avance là un furieux paradoxe.
Votre Paternité ignacienne en croira ce qu’elle voudra ; mais certainement nous n’aurions pas cette conversation si vous n’étiez venu aux Indes ; vous n’auriez pas fait ce voyage si votre saint Ignace de Loyola n’avait pas été blessé au siège de Pampelune, et si un roi de Portugal[2] ne s’était obstiné à faire doubler le cap de Bonne-Espérance. Ce roi de Portugal n’a-t-il pas, avec le secours de la boussole, changé la face du monde ? Mais il fallait qu’un Napolitain[3] eût inventé la boussole. Et puis dites que tout n’est pas éternellement asservi à un ordre constant, qui unit par des liens invisibles et indissolubles tout ce qui naît, tout ce qui agit, tout ce qui souffre, tout ce qui meurt sur notre globe.