Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu/Vingt-cinquième dialogue

VINT-CINQUIÈME DIALOGUE


Machiavel.

Je régnerai dix ans dans ces conditions, sans changer quoi que ce soit à ma législation ; le succès définitif n’est qu’à ce prix. Rien, absolument rien, ne doit me faire varier pendant cet intervalle ; le couvercle de la chaudière doit être de fer et de plomb ; c’est pendant ce temps que s’élabore le phénomène de destruction de l’esprit factieux. Vous croyez peut-être qu’on est malheureux, qu’on se plaint. Ah ! je serais inexcusable s’il en était ainsi ; mais quand les ressorts seront le plus violemment tendus, quand je pèserai du poids le plus terrible sur la poitrine de mon peuple, voici ce qu’on dira : Nous n’avons que ce que nous méritons, souffrons.

Montesquieu.

Vous êtes bien aveugle si vous prenez cela pour une apologie de votre règne ; si vous ne comprenez pas que l’expression de ces paroles est un regret violent du passé. C’est là un mot stoïque qui vous annonce le jour du châtiment.

Machiavel.

Vous me troublez. L’heure est venue de détendre les ressorts, je vais rendre des libertés.

Montesquieu.

Mieux vaut mille fois l’excès de votre oppression ; votre peuple vous répondra : gardez ce que vous avez pris.

Machiavel.

Ah ! que je reconnais bien là la haine implacable des partis. N’accorder rien à ses adversaires politiques, rien, pas même les bienfaits.

Montesquieu.

Non, Machiavel, rien avec vous, rien ! la victime immolée ne reçoit pas de bienfaits de son bourreau.

Machiavel.

Ah ! que je pénétrerais aisément à cet égard la pensée secrète de mes ennemis. Ils se flattent, ils espèrent que la force d’expansion que je comprime me lancera tôt ou tard dans l’espace. Les insensés ! Ils ne me connaîtront bien qu’à la fin. En politique que faut-il pour prévenir tout danger avec la plus grande compression possible ? une imperceptible ouverture. On l’aura.

Je ne rendrai pas des libertés considérables, à coup sûr ; eh bien, voyez pourtant à quel point l’absolutisme aura déjà pénétré dans les mœurs. Je puis gager qu’au premier bruit de ces libertés, il s’élèvera autour de moi des rumeurs d’épouvante. Mes ministres, mes conseillers s’écrieront que j’abandonne le gouvernail, que tout est perdu. On me conjurera, au nom du salut de l’État, au nom du pays, de n’en rien faire ; le peuple dira : à quoi songe-t-il ? son génie baisse ; les indifférents diront : le voilà à bout ; les haineux diront : Il est mort.

Montesquieu.

Et ils auront tous raison, car un publiciste moderne[1] a dit avec une grande vérité : « Veut-on ravir aux hommes leurs droits ? il ne faut rien faire à demi. Ce qu’on leur laisse, leur sert à reconquérir ce qu’on leur enlève. La main qui reste libre dégage l’autre de ses fers. »

Machiavel.

C’est très-bien pensé ; c’est très-vrai ; je sais que je m’expose beaucoup. Vous voyez bien que l’on est injuste envers moi, que j’aime plus la liberté qu’on ne le dit. Vous m’avez demandé tout à l’heure si j’avais de l’abnégation, si je saurais me sacrifier pour mes peuples, descendre du trône au besoin : vous avez maintenant ma réponse, j’en puis descendre par le martyre.

Montesquieu.

Vous êtes bien attendri. Quelles libertés rendez-vous ?

Machiavel.

Je permets à ma chambre législative de me témoigner chaque année, au moment du jour de l’an, l’expression de ses vœux dans une adresse.

Montesquieu.

Mais puisque l’immense majorité de la chambre vous est dévouée, que pouvez-vous recueillir sinon des remerciements et des témoignages d’admiration et d’amour ?

Machiavel.

Eh bien, oui. Ces témoignages ne sont-ils pas naturels ?

Montesquieu.

Sont-ce toutes les libertés ?

Machiavel.

Mais cette première concession est considérable, quoique vous en disiez. Je ne m’en tiendrai cependant pas là. Il s’opère aujourd’hui en Europe un certain mouvement d’esprit contre la centralisation, non pas chez les masses, mais dans les classes éclairées. Je décentraliserai, c’est-à-dire que je donnerai à mes gouverneurs de province le droit de trancher beaucoup de petites questions locales soumises auparavant à l’approbation de mes ministres.

Montesquieu.

Vous ne faites que rendre la tyrannie plus insupportable si l’élément municipal n’est pour rien dans cette réforme.

Machiavel.

Voilà bien la précipitation fatale de ceux qui réclament des réformes : il faut marcher à pas prudents dans la voie de la liberté. Je ne m’en tiens cependant pas là : je donne des libertés commerciales.

Montesquieu.

Vous en avez déjà parlé.

Machiavel.

C’est que le point industriel me touche toujours : je ne veux pas qu’on dise que ma législation va, par un excès de défiance envers le peuple, jusqu’à l’empêcher de pourvoir lui-même à sa subsistance. C’est pour cette raison que je fais présenter aux chambres des lois qui ont pour objet de déroger un peu aux dispositions prohibitives de l’association. Du reste, la tolérance de mon gouvernement rendait cette mesure parfaitement inutile, et comme, en fin de compte, il ne faut pas se désarmer, rien ne sera changé à la loi, si ce n’est la formule de la rédaction. On a aujourd’hui, dans les chambres, des députés qui se prêtent très-bien à ces innocents stratagèmes.

Montesquieu.

Est-ce tout ?

Machiavel.

Oui, car c’est beaucoup, trop peut-être ; mais je crois pouvoir me rassurer : mon armée est enthousiaste, ma magistrature fidèle, et ma législation pénale fonctionne avec la régularité et la précision de ces mécanismes tout-puissants et terribles que la science moderne a inventés.

Montesquieu.

Ainsi, vous ne touchez pas aux lois de la presse ?

Machiavel.

Vous ne le voudriez pas.

Montesquieu.

Ni à la législation municipale ?

Machiavel.

Est-ce possible ?

Montesquieu.

Ni à votre système de protectorat du suffrage ?

Machiavel.

Non.

Montesquieu.

Ni à l’organisation du Sénat, ni à celle du Corps législatif, ni à votre système intérieur, ni à votre système extérieur, ni à votre régime économique, ni à votre régime financier ?

Machiavel.

Je ne touche qu’à ce que je vous ai dit. À proprement parler, je sors de la période de la terreur, j’entre dans la voie de la tolérance ; je le puis sans dangers ; je pourrais même rendre des libertés réelles, car il faudrait être bien dénué d’esprit politique pour ne pas reconnaître qu’à l’heure imaginaire que je suppose, ma législation a porté tous ses fruits. J’ai rempli le but que je vous avais annoncé ; le caractère de la nation est changé ; les légères facultés que j’ai rendues ont été pour moi la sonde avec laquelle j’ai mesuré la profondeur du résultat. Tout est fait, tout est consommé, il n’y a plus de résistance possible. Il n’y a plus d’écueil, il n’y a plus rien ! Et cependant je ne rendrai rien. Vous l’avez dit, c’est là qu’est la vérité pratique.

Montesquieu.

Hâtez-vous de terminer, Machiavel. Puisse mon ombre ne vous rencontrer jamais, et que Dieu efface de ma mémoire jusqu’à la dernière trace de ce que je viens d’entendre !

Machiavel.

Prenez garde, Montesquieu ; avant que la minute qui commence ne tombe dans l’éternité vous chercherez mes pas avec angoisse et le souvenir de cet entretien désolera éternellement votre âme.

Montesquieu.

Parlez !

Machiavel.

Revenons donc. J’ai fait tout ce que vous savez ; par ces concessions à l’esprit libéral de mon temps, j’ai désarmé la haine des partis.

Montesquieu.

Ah ! vous ne laisserez donc pas tomber ce masque d’hypocrisie dont vous avez couvert des forfaits qu’aucune langue humaine n’a décrits. Vous voulez donc que je sorte de la nuit éternelle pour vous flétrir ! Ah ! Machiavel ! vous-même n’aviez pas enseigné à dégrader à ce point l’humanité ! Vous ne conspiriez pas contre la conscience, vous n’aviez pas conçu la pensée de faire de l’âme humaine une boue dans laquelle le divin créateur lui-même ne reconnaîtrait plus rien.

Machiavel.

C’est vrai, je suis dépassé.

Montesquieu.

Fuyez ! ne prolongez pas un instant de plus cet entretien.

Machiavel.

Avant que les ombres qui s’avancent en tumulte là-bas n’aient atteint ce noir ravin qui les sépare de nous, j’aurai fini ; avant qu’elles ne l’aient atteint vous ne me reverrez plus et vous m’appellerez en vain.

Montesquieu.

Achevez donc, ce sera l’expiation de la témérité que j’ai commise en acceptant cette gageure sacrilège !

Machiavel.

Ah ! liberté ! voilà donc avec quelle force tu tiens dans quelques âmes quand le peuple te méprise ou se console de toi par des hochets. Laissez-moi vous conter à ce sujet une bien courte apologue :

Dion raconte que le peuple romain était indigné contre Auguste à cause de certaines lois trop dures qu’il avait faites, mais que, sitôt qu’il eut fait revenir le comédien Pilade, que les factieux avaient chassé de la ville, le mécontentement cessa.

Voilà mon apologue. Maintenant voici la conclusion de l’auteur, car c’est un auteur que je cite :

« Un pareil peuple sentait plus vivement la tyrannie lorsque l’on chassait un baladin que lorsqu’on lui enlevait toutes ses lois[2]. »

Savez-vous qui a écrit cela ?

Montesquieu.

Peu m’importe !

Machiavel.

Reconnaissez-vous donc, c’est vous-même. Je ne vois que des âmes basses autour de moi, qu’y puis-je faire ? Les baladins ne manqueront pas sous mon règne et il faudra qu’ils se conduisent bien mal pour que je prenne le parti de les chasser.

Montesquieu.

Je ne sais si vous avez exactement rapporté mes paroles ; mais voici une citation que je puis vous garantir : elle vengera éternellement les peuples que vous calomniez :

« Les mœurs du prince contribuent autant à la liberté que les lois. Il peut, comme elle, faire des hommes des bêtes, et des bêtes des hommes ; s’il aime les âmes libres, il aura des sujets, s’il aime les âmes basses, il aura des esclaves[3]. »

Voilà ma réponse, et si j’avais aujourd’hui à ajouter quelque chose à cette citation, je dirais :

« Quand l’honnêteté publique est bannie du sein des cours, quand la corruption s’étale là sans pudeur, elle ne pénètre pourtant jamais que dans le cœur de ceux qui approchent un mauvais prince ; l’amour de la vertu continue à vivre dans le sein du peuple, et la puissance de ce principe est si grande que le mauvais prince n’a qu’à disparaître pour que, par la force même des choses, l’honnêteté revienne dans la pratique du gouvernement en même temps que la liberté. »

Machiavel.

Cela est très-bien écrit, dans une forme très-simple. Il n’y a qu’un malheur à ce que vous venez de dire, c’est que, dans l’esprit comme dans l’âme de mes peuples, je personnifie la vertu, bien mieux, je personnifie la liberté, entendez-vous, comme je personnifie la révolution, le progrès, l’esprit moderne, tout ce qu’il y a de meilleur enfin dans le fond de la civilisation contemporaine. Je ne dis pas qu’on me respecte, je ne dis pas qu’on m’aime, je dis qu’on me vénère, je dis que le peuple m’adore ; que, si je le voulais, je me ferais élever des autels, car, expliquez cela, j’ai les dons fatals qui agissent sur les masses. Dans votre pays on guillotinait Louis XVI qui ne voulait que le bien du peuple, qui le voulait avec toute la foi, toute l’ardeur d’une âme sincèrement honnête, et, quelques années auparavant, on avait élevé des autels à Louis XIV qui se souciait moins du peuple que de la dernière de ses maîtresses ; qui, au moindre coup de tête, eût fait mitrailler la canaille en jouant aux dés avec Lauzun. Mais je suis, moi, bien plus que Louis XIV, avec le suffrage populaire qui me sert de base ; je suis Washington, je suis Henri IV, je suis saint Louis, Charles-le-Sage, je prends vos meilleurs rois, pour vous faire honneur. Je suis un roi d’Égypte et d’Asie en même temps, je suis Pharaon, je suis Cyrus, je suis Alexandre, je suis Sardanapale ; l’âme du peuple s’épanouit quand je passe ; il court avec ivresse sur mes pas ; je suis un objet d’idolâtrie ; le père me montre du doigt à son fils, la mère invoque mon nom dans ses prières, la jeune fille me regarde en soupirant et songe que si mon regard tombait sur elle, par hasard, elle pourrait peut-être reposer un instant sur ma couche. Quand le malheureux est opprimé, il dit : Si le roi le savait ; quand on veut se venger, qu’on espère un secours, on dit : Le roi le saura. On ne m’approche jamais, du reste, que l’on ne me trouve les mains pleines d’or. Ceux qui m’entourent, il est vrai, sont durs, violents, ils méritent parfois le bâton, mais il faut qu’il en soit ainsi ; car leur caractère haïssable, méprisable, leur basse cupidité, leurs débordements, leurs gaspillages honteux, leur avarice crasse font contraste avec la douceur de mon caractère, mes allures simples, ma générosité inépuisable. On m’invoque, vous dis-je, comme un dieu ; dans la grêle, dans la disette, dans les incendies, j’accours, la population se jette à mes pieds, elle m’emporterait au ciel dans ses bras, si Dieu lui donnait des ailes.

Montesquieu.

Ce qui ne vous empêcherait pas de la broyer avec de la mitraille au moindre signe de résistance.

Machiavel.

C’est vrai, mais l’amour n’existe pas sans la crainte.

Montesquieu.

Ce songe affreux est-il fini ?

Machiavel.

Un songe ! Ah ! Montesquieu ! vous allez pleurer longtemps : déchirez l’Esprit des lois, demandez à Dieu de vous donner l’oubli pour votre part dans le ciel ; car voici venir la vérité terrible dont vous avez déjà le pressentiment ; il n’y a pas de songe dans ce que je viens de vous dire.

Montesquieu.

Qu’allez-vous m’apprendre !

Machiavel.

Ce que je viens de vous décrire, cet ensemble de choses monstrueuses devant lesquelles l’esprit recule épouvanté, cette œuvre que l’enfer même pouvait seul accomplir, tout cela est fait, tout cela existe, tout cela prospère à la face du soleil, à l’heure qu’il est, sur un point de ce globe que nous avons quitté.

Montesquieu.

Où ?

Machiavel.

Non, ce serait vous infliger une seconde mort.

Montesquieu.

Ah ! parlez, au nom du ciel !

Machiavel.

Eh bien !…

Montesquieu.

Quoi ?…

Machiavel.

L’heure est passée ! Ne voyez-vous pas que le tourbillon m’emporte !

Montesquieu.

Machiavel !!

Machiavel.

Voyez ces ombres qui passent non loin de vous en se couvrant les yeux ; les reconnaissez-vous ? ce sont des gloires qui ont fait l’envie du monde entier. À l’heure qu’il est, elles redemandent à Dieu leur patrie !…

Montesquieu.

Dieu éternel, qu’avez-vous permis !…


  1. Benjamin Constant. (Note de l’éditeur.)
  2. Esp. des lois, liv. XIX, chap. II, p. 253.
  3. P. 173, chap. XXVII, liv. XII.