Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu/Treizième dialogue

TREIZIÈME DIALOGUE


Montesquieu.

J’ai besoin de me remettre un peu des émotions que vous venez de me faire traverser. Quelle fécondité de ressources, quelles conceptions étranges ! Il y a de la poésie dans tout cela et je ne sais quelle beauté fatale que les modernes Byrons ne désavoueraient pas ; on retrouve là le talent scénique de l’auteur de la Mandragore.

Machiavel.

Vous croyez, Monsieur de Secondat ? Quelque chose me dit pourtant que vous n’êtes pas rassuré dans votre ironie ; vous n’êtes pas sûr que ces choses-là ne sont pas possibles.

Montesquieu.

Si c’est mon opinion qui vous préoccupe, vous l’aurez ; j’attends la fin.

Machiavel.

Je n’y suis pas encore.

Montesquieu.

Eh bien, continuez.

Machiavel.

Je suis à vos ordres.

Montesquieu.

Vous venez, à vos débuts, d’édicter sur la presse une législation formidable. Vous avez éteint toutes les voix, à l’exception de la vôtre. Voilà les partis muets devant vous, ne craignez-vous rien des complots ?

Machiavel.

Non, car je serais bien peu prévoyant si, d’un revers de la main, je ne les désarmais tous à la fois.

Montesquieu.

Quels sont donc vos moyens ?

Machiavel.

Je commencerais par faire déporter par centaines ceux qui ont accueilli, les armes à la main, l’avénement de mon pouvoir. On m’a dit qu’en Italie, en Allemagne et en France, c’étaient par les sociétés secrètes que se recrutaient les hommes de désordre qui conspirent contre les gouvernements ; je briserais chez moi ces fils ténébreux qui se trament dans les repaires comme les toiles d’araignées.

Montesquieu.

Après ?

Machiavel.

Le fait d’organiser une société secrète, ou de s’y affilier, sera puni rigoureusement.

Montesquieu.

Bien, pour l’avenir ; mais les sociétés existantes ?

Machiavel.

J’expulserai, par voie de sûreté générale, tous ceux qui seront notoirement connus pour en avoir fait partie. Ceux que je n’atteindrai pas resteront sous le coup d’une menace perpétuelle, car je rendrai une loi qui permettra au gouvernement de déporter, par voie administrative, quiconque aura été affilié.

Montesquieu.

C’est-à-dire sans jugement.

Machiavel.

Pourquoi dites-vous : sans jugement ? La décision d’un gouvernement n’est-elle pas un jugement ? Soyez sûr qu’on aura peu de pitié pour les factieux. Dans les pays incessamment troublés par les discordes civiles, il faut ramener la paix par des actes de vigueur implacables ; il y a un compte de victimes à faire pour assurer la tranquillité, on le fait. Ensuite, l’aspect de celui qui commande devient tellement imposant, que nul n’ose attenter à sa vie. Après avoir couvert de sang l’Italie, Sylla put reparaître dans Rome en simple particulier ; personne ne toucha un cheveu de sa tête.

Montesquieu.

Je vois que vous êtes dans une période d’exécution terrible ; je n’ose pas vous faire d’observation. Il me semble cependant que, même en suivant vos desseins, vous pourriez être moins rigoureux.

Machiavel.

Si l’on s’adressait à ma clémence, je verrais. Je puis même vous confier qu’une partie des dispositions sévères que j’écrirai dans la loi deviendront purement comminatoires, à la condition cependant que l’on ne me force pas à en user autrement.

Montesquieu.

C’est là ce que vous appelez comminatoire ! Cependant votre clémence me rassure un peu ; il y a des moments où, si quelque mortel vous entendait, vous lui glaceriez le sang.

Machiavel.

Pourquoi ? J’ai vécu de très près avec le duc de Valentinois qui a laissé une renommée terrible et qui la méritait bien, car il avait des moments impitoyables ; cependant je vous assure que les nécessités d’exécution une fois passées, c’était un homme assez débonnaire. On en pourrait dire autant de presque tous les monarques absolus ; au fond ils sont bons : ils le sont surtout pour les petits.

Montesquieu.

Je ne sais si je ne vous aime pas mieux dans l’éclat de votre colère : votre douceur m’effraie plus encore. Mais revenons. Vous avez anéanti les sociétés secrètes.

Machiavel.

N’allez pas si vite ; je n’ai pas fait cela, vous allez amener quelque confusion.

Montesquieu.

Quoi et comment ?

Machiavel.

J’ai interdit les sociétés secrètes, dont le caractère et les agissements échapperaient à la surveillance de mon gouvernement, mais je n’ai pas entendu me priver d’un moyen d’information, d’une influence occulte qui peut être considérable si l’on sait s’en servir.

Montesquieu.

Que pouvez vous méditer là-dessus ?

Machiavel.

J’entrevois la possibilité de donner, à un certain nombre de ces sociétés, une sorte d’existence légale ou plutôt de les centraliser toutes en une seule dont je nommerai le chef suprême. Par là je tiendrai dans ma main les divers éléments révolutionnaires que le pays renferme. Les gens qui composent ces sociétés appartiennent à toutes les nations, à toutes les classes, à tous les rangs ; je serai mis au courant des intrigues les plus obscures de la politique. Ce sera là comme une annexe de ma police dont j’aurai bientôt à vous parler.

Ce monde souterrain des sociétés secrètes est rempli de cerveaux vides, dont je ne fais pas le moindre cas, mais il y a là des directions à donner, des forces à mouvoir. S’il s’y agite quelque chose, c’est ma main qui remue ; s’il s’y prépare un complot, le chef c’est moi : je suis le chef de la ligue.

Montesquieu.

Et vous croyez que ces cohortes de démocrates, ces républicains, ces anarchistes, ces terroristes vous laisseront approcher et rompre le pain avec eux ; vous pouvez croire que ceux qui ne veulent point de domination humaine accepteront un guide qui sera autant dire un maître !

Machiavel.

C’est que vous ne connaissez pas, ô Montesquieu, ce qu’il y a d’impuissance et même de niaiserie chez la plupart des hommes de la démagogie européenne. Ces tigres ont des âmes de mouton, des têtes pleines de vent ; il suffit de parler leur langage pour pénétrer dans leur rang. Leurs idées ont presque toutes, d’ailleurs, des affinités incroyables avec les doctrines du pouvoir absolu. Leur rêve est l’absorption des individus, dans une unité symbolique. Ils demandent la réalisation complète de l’égalité, par la vertu d’un pouvoir qui ne peut être en définitive que dans la main d’un seul homme. Vous voyez que je suis encore ici le chef de leur école ! Et puis il faut dire qu’ils n’ont pas le choix. Les sociétés secrètes existeront dans les conditions que je viens de dire ou elles n’existeront pas.

Montesquieu.

La finale du sic volo sic jubeo ne se fait jamais attendre longtemps avec vous. Je crois que, décidément, vous voilà bien gardé contre les conjurations.

Machiavel.

Oui, car il est bon de vous dire encore que la législation ne permettra pas les réunions, les conciliabules qui dépasseront un certain nombre de personnes.

Montesquieu.

Combien ?

Machiavel.

Tenez-vous à ces détails ? On ne permettra pas de réunion de plus de quinze ou vingt personnes, si vous voulez.

Montesquieu.

Eh quoi ! des amis ne pourront dîner ensemble au delà de ce nombre ?

Machiavel.

Vous vous alarmez déjà, je le vois bien, au nom de la gaieté gauloise. Eh bien, oui, on le pourra, car mon règne ne sera pas aussi farouche que vous le pensez, mais à une condition, c’est qu’on ne parlera pas politique.

Montesquieu.

On pourra parler littérature ?

Machiavel.

Oui, mais à la condition que sous prétexte de littérature on ne se réunira pas dans un but politique, car on peut encore ne pas parler politique du tout et donner néanmoins à un festin un caractère de manifestation qui serait compris du public. Il ne faut pas cela.

Montesquieu.

Hélas ! que, dans un pareil système, il est difficile aux citoyens de vivre sans porter ombrage au gouvernement !

Machiavel.

C’est une erreur, il n’y aura que les factieux qui souffriront de ces restrictions ; personne autre ne les sentira.

Il va de soi que je ne m’occupe point ici des actes de rébellion contre mon pouvoir, ni des attentats qui auraient pour objet de le renverser, ni des attaques soit contre la personne du prince, soit contre son autorité ou ses institutions. Ce sont là de véritables crimes, qui sont réprimés par le droit commun de toutes les législations. Ils seraient prévus et punis dans mon royaume d’après une classification et suivant des définitions qui ne laisseraient pas prise à la moindre atteinte directe ou indirecte contre l’ordre de choses établi.

Montesquieu.

Permettez-moi de m’en fier à vous, à cet égard, et de ne pas m’enquérir de vos moyens. Il ne suffit pas toutefois d’établir une législation draconienne ; il faut encore trouver une magistrature qui veuille l’appliquer ; ce point n’est pas sans difficulté.

Machiavel.

Il n’y en a là aucune.

Montesquieu.

Vous allez donc détruire l’organisation judiciaire ?

Machiavel.

Je ne détruis rien : je modifie et j’innove.

Montesquieu.

Alors vous établirez des cours martiales, prévôtales, des tribunaux d’exception enfin ?

Machiavel.

Non.

Montesquieu.

Que ferez-vous donc ?

Machiavel.

Il est bon que vous sachiez d’abord que je n’aurai pas besoin de décréter un grand nombre des lois sévères, dont je poursuivrai l’application. Beaucoup d’entre elles existeront déjà et seront encore en vigueur ; car tous les gouvernements libres ou absolus, républicains ou monarchiques, sont aux prises avec les mêmes difficultés ; ils sont obligés, dans les moments de crise, de recourir à des lois de rigueur dont les unes restent, dont les autres s’affaiblissent après les nécessités qui les ont vues naître. On doit faire usage des unes et des autres ; à l’égard des dernières, on rappelle qu’elles n’ont pas été explicitement abrogées, que c’étaient des lois parfaitement sages, que le retour des abus qu’elles prévenaient rend leur application nécessaire. De cette manière le gouvernement ne paraît faire, ce qui sera souvent vrai, qu’un acte de bonne administration.

Vous voyez qu’il ne s’agit que de donner un peu de ressort à l’action des tribunaux, ce qui est toujours facile dans les pays de centralisation où la magistrature se trouve en contact direct avec l’administration, par la voie du ministère dont elle relève.

Quant aux lois nouvelles qui seront faites sous mon règne et qui, pour la plupart, auront été rendues sous forme de simples décrets, l’application n’en sera peut-être pas aussi facile, parce que dans les pays où le magistrat est inamovible il résiste de lui-même, dans l’interprétation de la loi, à l’action trop directe du pouvoir.

Mais je crois avoir trouvé une combinaison très-ingénieuse, très-simple, en apparence purement réglementaire, qui, sans porter atteinte à l’inamovibilité de la magistrature, modifiera ce qu’il y a de trop absolu dans les conséquences du principe. Je rendrai un décret qui mettra les magistrats à la retraite, quand ils seront arrivés à un certain âge. Je ne doute pas qu’ici encore je n’aie l’opinion avec moi, car c’est un spectacle pénible que de voir, comme cela est si fréquent, le juge qui est appelé à statuer à chaque instant sur les questions les plus hautes et les plus difficiles, tomber dans une caducité d’esprit qui l’en rend incapable.

Montesquieu.

Mais permettez, j’ai quelques notions sur les choses dont vous parlez. Le fait que vous avancez n’est point du tout conforme à l’expérience. Chez les hommes qui vivent par l’exercice continuel des travaux de l’esprit, l’intelligence ne s’affaiblit pas ainsi ; c’est là, si je puis le dire, le privilège de la pensée chez ceux dont elle devient l’élément principal. Si, chez quelques magistrats, les facultés chancellent avec l’âge, chez le plus grand nombre elles se conservent, et leurs lumières vont toujours en augmentant ; il n’est pas besoin de les remplacer, car la mort fait dans leurs rangs les vides naturels qu’elle doit faire ; mais y eût-il en effet parmi eux autant d’exemples de décadence, que vous le prétendez, qu’il vaudrait mille fois mieux, dans l’intérêt d’une bonne justice, souffrir ce mal que d’accepter votre remède.

Machiavel.

J’ai des raisons supérieures aux vôtres.

Montesquieu.

La raison d’État ?

Machiavel.

Peut-être. Soyez sûr d’une chose, c’est que, dans cette organisation nouvelle, les magistrats ne dévieront pas plus qu’auparavant, quand il s’agira d’intérêts purement civils ?

Montesquieu.

Qu’en sais-je ? car, d’après vos paroles, je vois déjà qu’ils dévieront quand il s’agira d’intérêts politiques.

Machiavel.

Ils ne dévieront pas ; ils feront leur devoir comme ils doivent le faire, car, en matière politique, il est nécessaire, dans l’intérêt de l’ordre, que les juges soient toujours du côté du pouvoir. Ce serait la pire des choses, qu’un souverain pût être atteint par des arrêts factieux dont le pays entier s’emparerait, à l’instant même, contre le gouvernement. Que servirait d’avoir imposé silence à la presse, si elle se retrouvait dans les jugements des tribunaux ?

Montesquieu.

Sous des apparences modestes, votre moyen est donc bien puissant, que vous lui attribuiez une telle portée ?

Machiavel.

Oui, car il fait disparaître cet esprit de résistance, cet esprit de corps toujours si dangereux dans des compagnies judiciaires qui ont conservé le souvenir, peut-être le culte, des gouvernements passés. Il introduit dans leur sein une masse d’éléments nouveaux, dont les influences sont toutes favorables à l’esprit qui anime mon règne. Chaque année vingt, trente, quarante places de magistrats qui deviennent vacantes par la mise à la retraite, entraînent un déplacement dans tout le personnel de la justice qui peut se renouveler ainsi presque de fond en comble tous les six mois. Une seule vacance, vous le savez, peut entraîner cinquante nominations par l’effet successif des titulaires de différents grades, qui se déplacent. Vous jugez de ce qu’il en peut être quand ce sont trente ou quarante vacances qui se produisent à la fois. Non-seulement l’esprit collectif disparaît en ce qu’il peut avoir de politique, mais on se rapproche plus étroitement du gouvernement, qui dispose d’un plus grand nombre de sièges. On a des hommes jeunes qui ont le désir de faire leur chemin, qui ne sont plus arrêtés dans leur carrière par la perpétuité de ceux qui les précèdent. Ils savent que le gouvernement aime l’ordre, que le pays l’aime aussi, et il ne s’agit que de les servir tous deux, en faisant bonne justice, quand l’ordre y est intéressé.

Montesquieu.

Mais à moins d’un aveuglement sans nom, on vous reprochera d’exciter, dans la magistrature, un esprit de compétition fatal dans les corps judiciaires ; je ne vous montrerai pas quelles en sont les suites, car je crois que cela ne vous arrêterait pas.

Machiavel.

Je n’ai pas la prétention d’échapper à la critique ; elle m’importe peu, pourvu que je ne l’entende pas. J’aurais pour principe, en toutes choses, l’irrévocabilité de mes décisions, malgré les murmures. Un prince qui agit ainsi est toujours sûr d’imposer le respect de sa volonté.