Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu/Onzième dialogue

ONZIÈME DIALOGUE


Machiavel

Vous remarquez avec beaucoup de raison, dans l’Esprit des lois, que le mot de liberté est un mot auquel on attache des sens fort divers. On lit, dit-on, dans votre ouvrage, la proposition que voici :

« La liberté est le droit de faire ce que les lois permettent[1]. »

Je m’accommode très-bien de cette définition que je trouve juste, et je puis vous assurer que mes lois ne permettront que ce qu’il faudra. Vous allez voir quel en est l’esprit. Par quoi vous plaît-il que nous commencions ?

Montesquieu

Je ne serais pas fâché de voir d’abord comment vous vous mettrez en défense vis-à-vis de la presse.

Machiavel

Vous mettez le doigt, en effet, sur la partie la plus délicate de ma tâche. Le système que je conçois à cet égard est aussi vaste que multiplié dans ses applications. Heureusement, ici, j’ai mes coudées franches ; je puis tailler et trancher en pleine sécurité et presque sans soulever aucune récrimination.

Montesquieu

Pourquoi donc, s’il vous plaît ?

Machiavel

Parce que, dans la plupart des pays parlementaires, la presse a le talent de se rendre haïssable, parce qu’elle n’est jamais au service que de passions violentes, égoïstes, exclusives ; parce qu’elle dénigre de parti pris, parce qu’elle est vénale, parce qu’elle est injuste, parce qu’elle est sans générosité et sans patriotisme ; enfin et surtout, parce que vous ne ferez jamais comprendre à la grande masse d’un pays à quoi elle peut servir.

Montesquieu

Oh ! si vous cherchez des griefs contre la presse, il vous sera facile d’en accumuler. Si vous demandez à quoi elle peut servir, c’est autre chose. Elle empêche tout simplement l’arbitraire dans l’exercice du pouvoir ; elle force à gouverner constitutionnellement ; elle contraint à l’honnêteté, à la pudeur, au respect d’eux-mêmes et d’autrui les dépositaires de l’autorité publique. Enfin, pour tout dire en un mot, elle donne à quiconque est opprimé le moyen de se plaindre et d’être entendu. On peut pardonner beaucoup à une institution qui, à travers tant d’abus, rend nécessairement tant de services.

Machiavel

Oui, je connais ce plaidoyer, mais faites-le comprendre, si vous le pouvez, au plus grand nombre ; comptez ceux qui s’intéresseront au sort de la presse, et vous verrez.

Montesquieu

C’est pour cela qu’il vaut mieux que vous passiez de suite aux moyens pratiques de la museler ; je crois que c’est le mot.

Machiavel

C’est le mot, en effet ; au surplus, ce n’est pas seulement le journalisme que j’entends refréner.

Montesquieu

C’est l’imprimerie elle-même.

Machiavel

Vous commencez à user de l’ironie.

Montesquieu

Dans un moment vous allez me l’ôter puisque sous toutes les formes vous allez enchaîner la presse.

Machiavel

On ne trouve point d’armes contre un enjouement dont le trait est si spirituel ; mais vous comprendrez à merveille que ce ne serait pas la peine d’échapper aux attaques du journalisme s’il fallait rester en butte à celles du livre.

Montesquieu

Eh bien, commençons par le journalisme.

Machiavel

Si je m’avisais de supprimer purement et simplement les journaux, je heurterais très-imprudemment la susceptibilité publique, qu’il est toujours dangereux de braver ouvertement ; je vais procéder par une série de dispositions qui paraîtront de simples mesures de prévoyance et de police.

Je décrète qu’à l’avenir aucun journal ne pourra se fonder qu’avec l’autorisation du gouvernement ; voilà déjà le mal arrêté dans son développement ; car vous vous imaginez sans peine que les journaux qui seront autorisés à l’avenir ne pourront être que des organes dévoués au gouvernement.

Montesquieu

Mais, puisque vous entrez dans tous ces détails, permettez : l’esprit d’un journal change avec le personnel de sa rédaction ; comment pourrez-vous écarter une rédaction hostile à votre pouvoir ?

Machiavel

L’objection est bien faible, car, en fin de compte, je n’autoriserai, si je le veux, la publication d’aucune feuille nouvelle ; mais j’ai d’autres plans, comme vous le verrez. Vous me demandez comment je neutraliserai une rédaction hostile ? De la façon la plus simple, en vérité ; j’ajouterai que l’autorisation du gouvernement est nécessaire à raison de tous changements opérés dans le personnel des rédacteurs en chef ou gérants du journal.

Montesquieu

Mais les anciens journaux, restés ennemis de votre gouvernement et dont la rédaction n’aura pas changé, parleront.

Machiavel

Oh ! attendez : j’atteins tous les journaux présents ou futurs par des mesures fiscales qui enrayeront comme il convient les entreprises de publicité ; je soumettrai les feuilles politiques à ce que vous appelez aujourd’hui le timbre et le cautionnement. L’industrie de la presse sera bientôt si peu lucrative, grâce à l’élévation de ces impôts, que l’on ne s’y livrera qu’à bon escient.

Montesquieu

Le remède est insuffisant, car les partis politiques ne regardent pas à l’argent.

Machiavel

Soyez tranquille, j’ai de quoi leur fermer la bouche, car voici venir les mesures répressives. Il y a des États en Europe où l’on a déféré au jury la connaissance des délits de presse. Je ne connais pas de mesure plus déplorable que celle-là, car c’est agiter l’opinion à propos de la moindre billevesée de journaliste. Les délits de presse ont un caractère tellement élastique, l’écrivain peut déguiser ses attaques sous des formes si variées et si subtiles, qu’il n’est même pas possible de déférer aux tribunaux la connaissance de ces délits. Les tribunaux resteront toujours armés, cela va sans dire, mais l’arme répressive de tous les jours doit être aux mains de l’administration.

Montesquieu

Il y aura donc des délits qui ne seront pas justiciables des tribunaux, ou plutôt vous frapperez donc de deux mains : de la main de la justice et de celle de l’administration ?

Machiavel

Le grand mal ! Voilà bien de la sollicitude pour quelques mauvais et méchants journalistes qui font état de tout attaquer, de tout dénigrer ; qui se comportent avec les gouvernements comme ces bandits que les voyageurs rencontrent l’escopette au poing sur leur route. Ils se mettent constamment hors la loi ; quand bien même on les y mettrait un peu !

Montesquieu

C’est donc sur eux seuls que vont tomber vos rigueurs ?

Machiavel

Je ne puis pas m’engager à cela, car ces gens-là sont comme les têtes de l’hydre de Lerne ; quand on en coupe dix, il en repousse cinquante. C’est principalement aux journaux, en tant qu’entreprises de publicité, que je m’en prendrais. Je leur tiendrais simplement le langage que voici : J’ai pu vous supprimer tous, je ne l’ai pas fait ; je le puis encore, je vous laisse vivre, mais il va de soi que c’est à une condition, c’est que vous ne viendrez pas embarrasser ma marche et déconsidérer mon pouvoir. Je ne veux pas avoir tous les jours à vous faire des procès, ni avoir sans cesse à commenter la loi pour réprimer vos infractions ; je ne puis pas davantage avoir une armée de censeurs chargés d’examiner la veille ce que vous éditerez le lendemain. Vous avez des plumes, écrivez ; mais retenez bien ceci ; je me réserve, pour moi-même et pour mes agents, le droit de juger quand je serai attaqué. Point de subtilités. Quand vous m’attaquerez, je le sentirai bien et vous le sentirez bien vous-mêmes ; dans ce cas-là, je me ferai justice de mes propres mains, non pas de suite, car je veux y mettre des ménagements ; je vous avertirai une fois, deux fois ; à la troisième fois je vous supprimerai.

Montesquieu

Je vois avec étonnement que ce n’est pas précisément le journaliste qui est frappé dans ce système, c’est le journal, dont la ruine entraîne celle des intérêts qui se sont groupés autour de lui.

Machiavel

Qu’ils aillent se grouper ailleurs ; on ne fait pas de commerce sur ces choses-là. Mon administration frapperait donc, ainsi que je viens de vous le dire, sans préjudice bien entendu des condamnations prononcées par les tribunaux. Deux condamnations dans l’année entraîneraient de plein droit la suppression du journal. Je ne m’en tiendrais pas là, je dirais encore aux journaux, dans un décret ou dans une loi s’entend : Réduits à la plus étroite circonspection en ce qui vous concerne, n’espérez pas agiter l’opinion par des commentaires sur les débats de mes chambres ; je vous en défends le compte rendu, je vous défends même le compte rendu des débats judiciaires en matière de presse. Ne comptez pas davantage impressionner l’esprit public par de prétendues nouvelles venues du dehors ; je punirais les fausses nouvelles de peines corporelles, qu’elles soient publiées de bonne ou de mauvaise foi.

Montesquieu

Cela me paraît un peu dur, car enfin les journaux ne pouvant plus, sans les plus grands périls, se livrer à des appréciations politiques, ne vivront plus guère que par des nouvelles. Or, quand un journal publie une nouvelle, il me paraît bien difficile de lui en imposer la véracité, car, le plus souvent, il n’en pourra répondre d’une manière certaine, et quand il sera moralement sûr de la vérité, la preuve matérielle lui manquera.

Machiavel

On y regardera à deux fois avant de troubler l’opinion, c’est ce qu’il faut.

Montesquieu

Mais je vois autre chose. Si l’on ne peut plus vous combattre par les journaux du dedans, on vous combattra par les journaux du dehors. Tous les mécontentements, toutes les haines écriront aux portes de votre Royaume ; on jettera par-dessus la frontière des journaux et des écrits enflammés.

Machiavel

Oh ! vous touchez ici à un point que je compte réglementer de la manière la plus rigoureuse, parce que la presse du dehors est en effet très-dangereuse. D’abord toute introduction ou circulation dans le Royaume, de journaux ou d’écrits non autorisés, sera punie d’un emprisonnement, et la peine sera suffisamment sévère pour en ôter l’envie. Ensuite ceux de mes sujets convaincus d’avoir écrit, à l’étranger, contre le gouvernement, seront, à leur retour dans le royaume, recherchés et punis. C’est une indignité véritable que d’écrire, à l’étranger, contre son gouvernement.

Montesquieu

Cela dépend. Mais la presse étrangère des États frontières parlera.

Machiavel

Vous croyez ? Nous supposons que je règne dans un grand royaume. Les petits États qui borderont ma frontière seront bien tremblants, je vous le jure. Je leur ferai rendre des lois qui poursuivront leurs propres nationaux, en cas d’attaque contre mon gouvernement, par la voie de la presse ou autrement.

Montesquieu

Je vois que j’ai eu raison de dire, dans l’Esprit des lois, que les frontières d’un despote devaient être ravagées. Il faut que la civilisation n’y pénètre pas. Vos sujets, j’en suis sûr, ne connaîtront pas leur histoire. Selon le mot de Benjamin Constant, vous ferez du Royaume une île où l’on ignorera ce qui se passe en Europe, et de la capitale une autre île où l’on ignorera ce qui se passe dans les provinces.

Machiavel

Je ne veux pas que mon royaume puisse être agité par les bruits venus du dehors. Comment les nouvelles extérieures arrivent-elles ? Par un petit nombre d’agences qui centralisent les renseignements qui leur sont transmis des quatre parties du monde. Eh bien, on doit pouvoir soudoyer ces agences, et dès lors elles ne donneront de nouvelles que sous le contrôle du gouvernement.

Montesquieu

Voilà qui est bien ; vous pouvez passer maintenant à la police des livres.

Machiavel

Ceci me préoccupe moins, car dans un temps où le journalisme a pris une si prodigieuse extension, on ne lit presque plus de livres. Je n’entends nullement toutefois leur laisser la porte ouverte. En premier lieu, j’obligerai ceux qui voudront exercer la profession d’imprimeur, d’éditeur ou de libraire à se munir d’un brevet, c’est-à-dire d’une autorisation que le gouvernement pourra toujours leur retirer, soit directement, soit par des décisions de justice.

Montesquieu

Mais alors, ces industriels seront des espèces de fonctionnaires publics. Les instruments de la pensée deviendront les instruments du pouvoir !

Machiavel

Vous ne vous en plaindrez pas, j’imagine, car les choses étaient ainsi de votre temps, sous les parlements ; il faut conserver les anciens usages quand ils sont bons. Je retournerai aux mesures fiscales ; j’étendrai aux livres, le timbre qui frappe les journaux, ou plutôt j’imposerai le poids du timbre aux livres qui n’auront pas un certain nombre de pages. Un livre, par exemple, qui n’aura pas deux cents pages, trois cents pages, ne sera pas un livre, ce ne sera qu’une brochure. Je crois que vous saisissez parfaitement l’avantage de cette combinaison ; d’un côté je raréfie par l’impôt cette nuée de petits écrits qui sont comme des annexes du journalisme ; de l’autre, je force ceux qui veulent échapper au timbre à se jeter dans des compositions longues et dispendieuses qui ne se vendront presque pas ou se liront à peine sous cette forme. Il n’y a plus guère que les pauvres diables, aujourd’hui, qui ont la conscience de faire des livres ; ils y renonceront. Le fisc découragera la vanité littéraire et la loi pénale désarmera l’imprimerie elle-même, car je rends l’éditeur et l’imprimeur responsables, criminellement, de ce que les livres renferment. Il faut que, s’il est des écrivains assez osés pour écrire des ouvrages contre le gouvernement, ils ne puissent trouver personne pour les éditer. Les effets de cette intimidation salutaire rétabliront indirectement une censure que le gouvernement ne pourrait exercer lui-même, à cause du discrédit dans lequel cette mesure préventive est tombée. Avant de donner le jour à des ouvrages nouveaux, les imprimeurs, les éditeurs consulteront, ils viendront s’informer, ils produiront les livres dont on leur demande l’impression, et de cette manière le gouvernement sera toujours informé utilement des publications qui se préparent contre lui ; il en fera opérer la saisie préalable quand il le jugera à propos et en déférera les auteurs aux tribunaux.

Montesquieu

Vous m’aviez dit que vous ne toucheriez pas aux droits civils. Vous ne paraissez pas vous douter que c’est la liberté de l’industrie que vous venez de frapper par cette législation ; le droit de propriété s’y trouve lui-même engagé, il y passera à son tour.

Machiavel

Ce sont des mots.

Montesquieu

Alors vous en avez, je pense, fini avec la presse.

Machiavel

Oh ! que non pas.

Montesquieu

Que reste-t-il donc ?

Machiavel

L’autre moitié de la tâche.



  1. Esp. des lois, p. 123, livre XI, chap. III.