Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu/Deuxième dialogue

DEUXIÈME DIALOGUE


Montesquieu.

Vos doctrines n’ont rien de nouveau pour moi, Machiavel ; et, si j’éprouve quelque embarras à les réfuter, c’est bien moins parce qu’elles inquiètent ma raison que parce que, fausses ou vraies, elles n’ont point de base philosophique. J’entends bien que vous êtes, avant tout, un homme politique, et que les faits vous touchent de plus près que les idées. Mais vous conviendrez cependant que, quand il s’agit de gouvernement, il faut aboutir à des principes. Vous ne faites aucune place, dans votre politique, ni à la morale, ni à la religion, ni au droit ; vous n’avez à la bouche que deux mots : la force et l’astuce. Si votre système se réduit à dire que la force joue un grand rôle dans les affaires humaines, que l’habileté est une qualité nécessaire à l’homme d’État, vous comprenez bien que c’est là une vérité qui n’a pas besoin de démonstration ; mais, si vous érigez la violence en principe, l’astuce en maxime de gouvernement ; si vous ne tenez compte dans vos calculs d’aucune des lois de l’humanité, le code de la tyrannie n’est plus que le code de la brute, car les animaux aussi sont adroits et forts, et il n’y a, en effet, parmi eux d’autre droit que celui de la force brutale. Mais je ne crois pas que votre fatalisme lui-même aille jusque-là, car vous reconnaissez l’existence du bien et du mal.

Votre principe, c’est que le bien peut sortir du mal, et qu’il est permis de faire le mal quand il en peut résulter un bien. Ainsi, vous ne dites pas : Il est bien en soi de trahir sa parole ; il est bien d’user de la corruption, de la violence et du meurtre. Mais vous dites : On peut trahir quand cela est utile, tuer quand cela est nécessaire, prendre le bien d’autrui quand cela est avantageux. Je me hâte d’ajouter que, dans votre système, ces maximes ne s’appliquent qu’aux princes, et quand il s’agit de leurs intérêts ou de ceux de l’État. En conséquence, le prince a le droit de violer ses serments ; il peut verser le sang à flots pour s’emparer du pouvoir ou pour s’y maintenir ; il peut dépouiller ceux qu’il a proscrits, renverser toutes les lois, en donner de nouvelles et les violer encore ; dilapider les finances, corrompre, comprimer, punir et frapper sans cesse.

Machiavel.

Mais n’est-ce pas vous-même qui avez dit que, dans les États despotiques la crainte était nécessaire, la vertu inutile, l’honneur dangereux ; qu’il fallait une obéissance aveugle, et que le prince était perdu s’il cessait de lever le bras un instant ;[1].

Montesquieu.

Oui, je l’ai dit ; mais quand je constatais, comme vous, les conditions affreuses auxquelles se maintient le pouvoir tyrannique, c’était pour le flétrir et non pour lui élever des autels ; c’était pour en inspirer l’horreur à ma patrie qui jamais, heureusement pour elle, n’a courbé la tête sous un pareil joug. Comment ne voyez-vous pas que la force n’est qu’un accident dans la marche des sociétés régulières, et que les pouvoirs les plus arbitraires sont obligés de chercher leur sanction dans des considérations étrangères aux théories de la force. Ce n’est pas seulement au nom de l’intérêt, c’est au nom du devoir qu’agissent tous les oppresseurs. Ils le violent, mais ils l’invoquent ; la doctrine de l’intérêt est donc aussi impuissante à elle seule que les moyens qu’elle emploie.

Machiavel.

Ici, je vous arrête ; vous faites une part à l’intérêt, cela suffit pour justifier toutes les nécessités politiques qui ne sont pas d’accord avec le droit.

Montesquieu.

C’est la raison d’État que vous invoquez. Remarquez donc que je ne puis pas donner pour base aux sociétés précisément ce qui les détruit. Au nom de l’intérêt, les princes et les peuples, comme les citoyens, ne commettront que des crimes. L’intérêt de l’État, dites-vous ! Mais comment reconnaîtrai-je s’il lui est réellement profitable de commettre telle ou telle iniquité ? Ne savons-nous pas que l’intérêt de l’État, c’est le plus souvent l’intérêt du prince en particulier, ou celui des favoris corrompus qui l’entourent ? Je ne suis pas exposé à des conséquences pareilles en donnant le droit pour base à l’existence des sociétés, parce que la notion du droit trace des limites que l’intérêt ne doit pas franchir.

Que si vous me demandez quel est le fondement du droit, je vous dirai que c’est la morale dont les préceptes n’ont rien de douteux ni d’obscur ; parce qu’ils sont écrits dans toutes les religions, et qu’ils sont imprimés en caractères lumineux dans la conscience de l’homme. C’est de cette source pure que doivent découler toutes les lois civiles, politiques, économiques, internationales.

Ex eodem jure, sive ex eodem fonte, sive ex eodem principio.

Mais c’est ici qu’éclate votre inconséquence ; vous êtes catholique, vous êtes chrétien ; nous adorons le même Dieu, vous admettez ses commandements, vous admettez la morale, vous admettez le droit dans les rapports des hommes entre eux, et vous foulez aux pieds toutes ces règles quand il s’agit de l’État ou du prince. En un mot, la politique n’a rien à démêler, selon vous, avec la morale. Vous permettez au monarque ce que vous défendez au sujet. Suivant que les mêmes actions sont accomplies par le faible ou par le fort, vous les glorifiez ou vous les blâmez ; elles sont des crimes ou des vertus, suivant le rang de celui qui les accomplit. Vous louez le prince de les avoir faites, et vous envoyez le sujet aux galères. Vous ne songez donc pas qu’avec des maximes pareilles, il n’y a pas de société qui puisse vivre ; vous croyez que le sujet tiendra longtemps ses serments quand il verra le souverain les trahir ; qu’il respectera les lois quand il saura que celui qui les lui a données les a violées, et qu’il les viole tous les jours ; vous croyez qu’il hésitera dans la voie de la violence, de la corruption et de la fraude, quand il y verra marcher sans cesse ceux qui sont chargés de le conduire ? Détrompez-vous ; sachez que chaque usurpation du prince dans le domaine de la chose publique autorise une infraction semblable dans la sphère du sujet ; que chaque perfidie politique engendre une perfidie sociale ; que chaque violence en haut légitime une violence en bas. Voilà pour ce qui regarde les citoyens entre eux.

Pour ce qui les regarde dans leurs rapports avec les gouvernants, je n’ai pas besoin de vous dire que c’est la guerre civile introduite à l’état de ferment, au sein de la société. Le silence du peuple n’est que la trêve du vaincu, pour qui la plainte est un crime. Attendez qu’il se réveille : vous avez inventé la théorie de la force ; soyez sûr qu’il l’a retenue. Au premier jour, il rompra ses chaînes ; il les rompra sous le prétexte le plus futile peut-être, et il reprendra par la force ce que la force lui a arraché.

La maxime du despotisme, c’est le perinde ac cadaver des jésuites ; tuer ou être tué : voilà sa loi ; c’est l’abrutissement aujourd’hui, la guerre civile demain. C’est ainsi, du moins, que les choses se passent sous les climats d’Europe : dans l’Orient, les peuples sommeillent en paix dans l’avilissement de la servitude.

Les princes ne peuvent donc pas se permettre ce que la morale privée ne permet pas : c’est là ma conclusion ; elle est formelle. Vous avez cru m’embarrasser en me proposant l’exemple de beaucoup de grands hommes qui, par des actes hardis accomplis en violation des lois, avaient donné la paix à leur pays, quelquefois la gloire ; et c’est de là que vous tirez votre grand argument : le bien sort du mal. J’en suis peu touché ; il ne m’est pas démontré que ces hommes audacieux ont fait plus de bien que de mal ; il n’est nullement établi pour moi que les sociétés ne se fussent pas sauvées et soutenues sans eux. Les moyens de salut qu’ils apportent ne compensent pas les germes de dissolution qu’ils introduisent dans les États. Quelques années d’anarchie sont souvent bien moins funestes pour un royaume que plusieurs années de despotisme silencieux.

Vous admirez les grands hommes ; je n’admire que les grandes institutions. Je crois que, pour être heureux, les peuples ont moins besoin d’hommes de génie que d’hommes intègres ; mais je vous accorde, si vous le voulez, que quelques-unes des entreprises violentes dont vous faites l’apologie, ont pu tourner à l’avantage de certains États. Ces actes pouvaient se justifier dans les sociétés antiques où régnaient l’esclavage et le dogme de la fatalité. On les retrouve dans le moyen-âge et même dans les temps modernes ; mais au fur et à mesure que les mœurs se sont adoucies, que les lumières se sont propagées chez les divers peuples de l’Europe ; à mesure, surtout, que les principes de la science politique ont été mieux connus, le droit s’est trouvé substitué à la force dans les principes comme dans les faits. Sans doute, les orages de la liberté existeront toujours, et il se commettra encore bien des crimes en son nom : mais le fatalisme politique n’existe plus. Si vous avez pu dire, dans votre temps, que le despotisme était un mal nécessaire, vous ne le pourriez pas aujourd’hui, car, dans l’état actuel des mœurs et des institutions politiques chez les principaux peuples de l’Europe, le despotisme est devenu impossible.

Machiavel.

Impossible ?… Si vous parvenez à me prouver cela, je consens à faire un pas dans le sens de vos idées.

Montesquieu.

Je vais vous le prouver très-facilement, si vous voulez bien me suivre encore.

Machiavel.

Très-volontiers, mais prenez garde ; je crois que vous vous engagez beaucoup.



  1. Esp. des lois, p. 24 et 25, chap. IX, livre III.