Dialogue (Verhaeren)

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Poèmes (IIe série)Société du Mercure de France (p. 77-79).

DIALOGUE


..... Sois ton bourreau toi-même ;
N’abandonne l’amour de te martyriser
À personne, jamais. Donne ton seul baiser
Au désespoir ; déchaîne en toi l’âpre blasphème ;
Force ton âme, éreinte-la contre l’écueil :
Les maux du cœur qu’on exaspère, on les commande ;
La vie, hélas ! ne se supporte et ne s’amende
Que si la volonté la terrasse d’orgueil ;
Sa norme est la douleur. Hélas ! qui s’y résigne ?


— Certes, je veux nouer mes tortures en moi :
Comme jadis les grands chrétiens, mordus de foi,
S’émaciaient, avec une ferveur maligne,
Je veux boire les souffrances, comme un poison
Vivant et fou ; je cinglerai de mon angoisse
Mes pauvres jours, ainsi qu’un tocsin de paroisse
S’exalte à disperser le deuil sur l’horizon.
Cet héroïsme intime et bizarre m’attire :
Se préparer sa peine et provoquer son mal,
Avec acharnement, et dompter l’animal
De misère et de peur, qui dans le cœur se mire
Toujours ; se redresser cruel et contre soi,
Vainqueur de quelque chose enfin, et moins languide
Et moins banalement en extase du vide.

— Sois ton pouvoir, sois ton tourment, sois ton effroi.
Et puis, il est des champs d’hostilités tentantes
Que des hommes de marbre, avec de fortes mains,

Ont cultivés, il est de terribles chemins ;
Par où des pas battants et des marches battantes
Sont entendus : c’est là, que sur tel roc vermeil,
Le soir allume, au loin, le sang et les tueries
Et que luisent, parmi les lianes flétries,
Des éclatants couteaux de crime et de soleil !