Dgenguiz-Khan, ou La conquête de la Chine


acte ii, 2e tableau, scène vii.


DGENGUIZ-KAN,
OU
LA CONQUÊTE DE LA CHINE,
pièce en trois actes et six tableaux,
Par M. Anicet Bourgeois,
représentée pour la première fois, à paris, sur le théâtre
du cirque-olympique, le 30 septembre 1837 ;
mise en scène de m. ferdinand laloue,
décorations de mm. filastre et cambon, ballets de m. ragaine.

PERSONNAGES ACTEURS.
DGENGUIZ-KAN, empereur des Mongols. M. Gauthier.
MARCO-POLO, Vénitien. M. Henri.
TSCHONGAÏ, empereur de la Chine. M. Darcourt.
ELMAÏ, impératrice. Mme Corrège.
IDAMÉ, sa fille. Mlle Rougemont.
YELU, ministre de Dgenguiz-Kan. M. Edmond.
LIPAO, grand-prêtre. M. Sallerin.
HAOSTONG, ministre de l’empereur
des Chinois
.
M. Chéri.
ONLO. M. Joseph.
LANDRY, au service de Marco. M. Lebel.
PAPOUF, mandarin. M. Parent.
HOLKAR, officier du Kan. M. Lautman.
YANKI, paysan chinois. M. Salleren.
LA FEMME DE YANKI. Mme Louisa.
UN OFFICIER MONGOL. M. Ferdinand.
UN PAYSAN CHINOIS. M. Kein.
KAO. M. Durondeau.
PÉKI, sa fille. Mlle Faidy.
UN GRAND-PRÊTRE. M. Arn.
Mandarins, Officiers, Tartares, Officiers Chinois, Soldats Tartares et Chinois, Amazones, Peuple, Esclaves, etc.
Nota. Messieurs les Directeurs de province pourrons montrer Dgengis-Kan avec les décors et les costumes du Cheval de Bronze.

ACTE PREMIER.

Premier Tableau.
Le théâtre représente l’entrée d’un village chinois, occupant trois places.

Scène Première.

YANKI, PAYSANS CHINOIS, UNE FEMME.
Au lever du rideau, toute la population du village est en émoi : les uns sont en prières, les autres cachent leur or ; d’autres sont sur Les toits de leurs maisons pour mieux voir ce qui se passe dans la plaine.


UNE FEMME, s’adressant à un Chinois monté sur le toit de sa maison. Eh bien, Yanki, que vois-tu ?

YANKI, descendant du toit. Les troupes du céleste empire sont décidément en déroute… elles se dispersent de tous côtés, et sont poursuivies par la cavalerie mongole. Avant une heure, le terrible Dgenguiz-Kan traversera ce village… si toutefois dans une heure ce village existe encore.

UN PAYSAN. Nous nous défendrons.

YANKI. Tu dis cela, parce que ta femme est jeune et belle et que tu crains que les cavaliers mongols te l’enlèvent… la jalousie te donne du courage ; mais comme ma femme est vieille et laide, je pense tout autrement que toi ; la résistance rendrait nos ennemis plus cruels et plus impitoyables encore !… Un seul espoir nous reste… ce village est petit et de chétive apparence… les vainqueurs ne daigneront peut-être pas le détruire… Pourtant, croyez-moi, cachez tout ce que vous avez de précieux… vieillards, enfouissez vos trésors, maris, enfermez vos femmes ; mères, noircissez le visage de vos filles, et priez le ciel que vos ennemis passent vite et sans détourner la tête.

Ce qu’a dit Yanki s’exécute.

LA FEMME DE YANKI, avec effroi. Yanki !… vois-tu là-bas ce nuage de poussière ?

YANKI. Oui… il vient à nous comme si le vent de la tempête le poussait.

LA FEMME. Ce sont les Mongols !…

Mouvement d’effroi général.

YANKI. Non… j’ai vu briller au soleil la ceinture dorée d’un de nos mandarins… je reconnais l’uniforme de la garde particulière de notre empereur Tschongaï… Rassurez-vous… ce sont nos frères.


Scène II.

Les Mêmes, ONLO, ELMAÏ,
Soldats chinois.
Au milieu d’une troupe de Chinois qui courent en désordre et qui garnissent le théâtre, on distingue un riche palanquin porté par des gardes. Arrivés au milieu de la place du village, les fuyards s’arrêtent comme épuisés par une longue course.


ONLO, accourant avec quelques officiers. En marche, mes amis, en marche ; nous sommes toujours en vue de l’ennemi.

UN SOLDAT. Impossible d’aller plus loin… la chaleur… la fatigue…

ONLO. Malheureux ! oubliez-vous quel dépôt sacré vous avez à défendre ?

UN SOLDAT. Dis-nous de combattre… de mourir… nous sommes prêts… mais…

ONLO. Combattre… à quoi bon, quand la défaite est assurée ?… Accablés sous le nombre, pourrez-vous défendre longtemps le trésor dont nous devons compte à l’empire ?… Allons ! un dernier effort…

YANKI. Voilà un nouveau nuage de poussière qui grossit à l’horizon.. cette fois, ce sont les Mongols !

ONLO. Soldats, au nom de l’empereur…

Les soldats essaient de soulever le palanquin ; mais leurs forces les trahissent. Tout-à-coup les rideaux de gaze d’or et d’argent qui fermaient le palanquin s’ouvrent violemment, et une femme richement vêtue s’élance du palanquin et saute à terre.

TOUS. L’impératrice !…

ONLO. Quelle imprudence, madame !

ELMAÏ. C’est assez faire pour sauver une femme. Soldats, vous aviez juré de me ramener saine et sauve auprès de l’empereur votre maître ; je vous délie de votre serment… le poids de ce palanquin, le besoin de l’entourer et de le défendre retarderaient votre marche… et bien ! jetez ce palanquin dans les eaux du fleuve, et fuyez.

ONLO. Vous abandonner, jamais !

ELMAÏ. Tu l’as dit, toi le plus brave soldat de l’armée… la résistance serait inutile et folle… avec moi la fuite de ces hommes est impossible… autour de moi leur mort est certaine, et j’ai vu couler trop de sang aujourd’hui… Fuyez, vous dis-je… les débris flottans de ce palanquin feront croire à ma mort, et arrêteront peut-être la poursuite de l’ennemi.

ONLO. Je ne vous quitterai pas.

ELMAÏ. Je t’ordonne de conserver un bras à l’empire, un soutien à l’empereur… après son horrible défaite, il aura besoin de tes conseils et de ton épée… Onlo, je t’ordonne de guider ces braves gens, et d’annoncer à Péking ou mon retour prochain, ou ma mort… car Elmaï ne sera pas l’esclave de Dgenguiz-Kan, elle n’ira pas orner son triomphe… Je ne te demande plus qu’un dernier service… Donne-moi ton poignard. (Elle le prend.) Maintenant l’impératrice n’a plus rien à craindre… Va.

YANKI. On distingue sur la route les cavaliers mongols.

ELMAÏ, aux soldats. Fuyez donc… N’obéirez-vous pas au dernier ordre que vous donne votre impératrice ?

ONLO. Non… que ces hommes échappent à la mort… j’y consens… mais moi…

ELMAÏ. Soldats, entraînez votre chef. il faut qu’il vive pour qu’il me sauve ou qu’il me venge… Allez…

Les soldats, après avoir baisé le bas de la robe de l’impératrice, se précipitent sur Onlo et l’entraînent ; d’autres ont jeté dans le fleuve le riche palanquin qu’ils portaient. Ils disparaissent bientôt avec Onlo.

Scène III.

ELMAÏ, YANKI, Paysans.

ELMAÏ. Vous, sujets de l’empereur mon époux… jurez-vous de ne pas me trahir ?

YANKI. Nous le jurons… Voici ma maison… vous y chercherez un asile.

ELMAÏ. On m’y découvrirait bientôt. Femme, donne-moi le plus grossier de tes vêtemens… hâte-toi.

YANKI. Que voulez-vous faire ?

ELMAÏ. Enlever aux Mongols ces dépouilles impériales qu’ils iraient jeter aux pieds de Dgenguiz-Kan.

Elle arrache sa couronne et ses riches vêtemens, et les jette elle-même dans le fleuve.

YANKI. Vite… vite… femme…

La femme de Yanki revient portant des vêtemens grossiers. Les femmes du village s’empressent d’en couvrir l’impératrice.

CRIS, au fond. Les Mongols ! les Mongols !…

Une troupe de paysans paraissent, fuyant devant la cavalerie mongole.

Scène IV.

Les Mêmes, YELU, HOLKAR,
Officiers et Cavaliers mongols.

HOLKAR. Soldats, au feu ce village…

YELU. Arrêtez ! le soleil de cette journée n’a-t-il donc pas éclairé assez de coupables désordres, assez d’inutiles désastres ? Songeons plutôt au but de notre poursuite ! Habitans de ce village, il ne vous sera fait aucun mal si vous nous dites la vérité. Avez-vous vu passer tout-à-l’heure une troupe de gens fuyant et emportant avec eux un riche palanquin ? (Silence général.) Répondez.

ELMAÏ, sortant du groupe des femmes qui la cachent. Des soldats de l’empereur Tschongaï ont en effet traversé ce village ; ils entouraient un palanquin… Mais, poursuivis de trop près par ta cavalerie, ils ont voulu presser leur marche, et ils ont abandonné le dépôt qui avait été confié à leur courage et à leur fidélité.

YELU. Ce palanquin… où est-il ? Qu’en ont-ils fait ?

ELMAÏ. Dans la crainte qu’il tombât en ton pouvoir, sans doute, ils l’ont eux-mêmes précipité dans le fleuve.

YELU. Que dis-tu, femme ?… C’est impossible ?

ELMAÏ. Regarde. Ne vois-tu pas flotter encore ces riches débris, ces brillantes parures ?

YELU. Plus de doute ! les lâches l’auront sacrifiée à leur terreur.

Bruit et acclamation.

YANKI. Qu’est-ce que c’est ?

HOLKAR. À genoux, esclaves ! à genoux ! C’est votre vainqueur, votre seul maître à présent. À genoux ! c’est Dgenguiz-Kan.

Grand mouvement. Tout le monde se prosterne. Dgenguiz-Kan, précédé de ses porte-étendards, et suivi de ses meilleurs guerriers, paraît. Aussitôt les paysans courent embrasser les pieds de son cheval, en criant : Grâce !

Scène V.

Les Mêmes, DGENGUIZ-KAN.

DGENGUIZ-KAN. Soldats… cette armée formidable qui devait nous anéantir n’existe plus. L’empereur lui-même a donné aux siens l’exemple d’une honteuse fuite… votre victoire est complète. À vous, mes braves, ces villes grandes comme des royaumes… à vous ces richesses incalculables, amassées pendant vingt siècles de paix et de prospérité… C’est plus qu’un empire, c’est un monde que vous avez conquis. (On répond par des acclamations ; sur un signe de Dgenguiz, des esclaves viennent s’agenouiller, et lui servent de degrés pour descendre de cheval.) Le reste du jour et toute cette nuit, repos à mes troupes… demain nous nous remettrons en marche pour ne plus nous arrêter que devant les murs de Péking ; c’est seulement dans cette capitale du céleste empire que nous nous reposerons des fatigues de notre longue et glorieuse campagne.

YELU. Seigneur, on a vainement cherché dans ce village une habitation digne d’avoir Dgenguiz-Kan pour hôte.

DGENGUIZ-KAN. Je n’ai pas encore oublié qu’il y a dix ans Dgenguiz n’était qu’un chef de horde qui avait toutes les nuits la terre pour lit de repos et une grossière toison pour abri ; que mes soldats me dressent une tente là sur cette place… (On obéit aux ordres de Dgenguiz. Une tente est dressée ; des peaux de bêtes amoncelées forment un lit de repos sur lequel Dgenguiz s’étend.) La chaleur est étouffante. (À Elmaï.) Femme, n’as-tu pas du lait de chèvre à me donner ?

ELMAÏ. Moi !

HOLKAR. Allons ! obéis, esclave.

YANKI. Je cours chercher ce qu’il faut.

DGENGUIZ-KAN. Yelu, tu me m’as pas rendu compte de ta mission… Es-tu parvenu à atteindre cette troupe ennemie qu’on nous a dit être l’escorte de l’impératrice Elmaï.

YELU. Tout en fuyant devant nous, cette troupe avait conservé ses rangs et fait assez bonne contenance ; mais, arrivés dans ce village, les fuyards ont méconnu la voix de leur chef, abandonné le dépôt sacré qui leur avait été confié, et ils se sont dispersés.

DGENGUIZ-KAN. Qu’est devenue celle qu’ils escortaient ?

YELU. Les habitans de ce village assurent que ces soldats ont précipité dans le fleuve le palanquin qu’ils désespéraient de pouvoir sauver… Les débris de ce palanquin et de riches vêtemens de femme que nous avons vu entraîner par le courant ne mous ont pas permis de douter.

DGENGUIZ-KAN. Ah ! j’aurais donné le trésor de Tschongaï pour avoir Elmaï en mon pouvoir… Je ne puis croire que cette femme ait ainsi péri victime de la lâcheté de ses défenseurs ; croyez-le, elle fuit avec eux à la faveur d’un déguisement, et demain peut-être elle armera contre nous des hordes nouvelles, elle suscitera contre nous de nouveaux obstacles… car cette femme est notre plus redoutable ennemie… Elle a le cœur d’un héros… et si elle avait régné seule sur cet empire, elle en aurait fait notre tombeau peut-être.

YANKI. Voilà le lait de chèvre.

DGENGUIZ-KAN, à Elmaï. Verse, femme… à La mort d’Elmaï.

Il boit.

UN OFFICIER. Seigneur, des cavaliers envoyés vers toi par ton noble et bien-aimé fils Octaï, viennent d’arriver, ils escortaient un étranger dont les vêtemens et le langage sont nouveaux pour nous. Cet étranger a pour toi un message d’Octaï.

DGENGUIZ-KAN. Qu’il vienne. Verse encore, femme ; ce lait de chèvre que tu me donnes est toute ma part du butin de cette journée.

ELMAÏ, à part. S’il savait.

DGENGUIZ-KAN, la regardant. Tu es belle. Es-tu née dans ce village ?

ELMAÏ. Oui, seigneur.

DGENGUIZ-KAN. Tu as un mari ?

ELMAÏ. Oui, seigneur.

DGENGUIZ-KAN. C’est un laboureur ?

ELMAÏ. C’est un soldat.

DGENGUIZ-KAN. A-t-il combattu contre moi aujourd’hui ?

ELMAÏ. Oui…

DGENGUIZ-KAN. L’as-tu revu depuis la bataille ?

ELMAÏ. Non

DGENGUIZ-KAN. Il est mort, peut-être ?

ELMAÏ. Dieu le veuille.

DGENGUIZ-KAN. Comment ?

ELMAÏ. N’a-t-il pas été vaincu ? ne vaut-il pas mieux mourir libre que de vivre esclave ?

YANKI, bas. Prenez garde.

DGENGUIZ-KAN, après un silence. As-tu des parens dans ce village ?

ELMAÏ. Moi…

YANKI. Oui, seigneur… je suis son frère… et peut-être son seul soutien à présent.

DGENGUIZ-KAN. Et toi, son frère, supportes-tu aussi impatiemment le joug du vainqueur ?

YANKI. Je suis un pauvre paysan, je nourris avec peine ma femme et mes enfans ; que Tschongaï ou Dgenguiz-Kan règne à Péking, le soleil n’en sera pas plus ardent, ni la terre plus inféconde. Yanki paiera, sans mot dire, le tribut à Tschongaï ou à Dgenguiz-Kan.

DGENGUIZ-KAN. À la bonne heure.

YELU. Voici l’étranger porteur du message d’Octaï.


Scène VI.

Les Mêmes, MARCO-POLO, Mongols.

DGENGUIZ-KAN. Approche… (Marco s’incline et remet à Dgenguiz-Kan un parchemin. Dgenguiz-Kan, après avoir lu :) Mon fils m’a fait de toi un complet éloge ; tu as passé près de lui l’année qui vient de finir, et il me prie de te traiter comme si tu étais son frère… Quel est ton non ?

MARCO. Marc-Paul.

DGENGUIZ-KAN. Ta religion ?

MARCO. Chrétien.

DGENGUIZ-KAN. Ton pays ?

MARCO. Venise.

DGENGUIZ-KAN. Venise…

MARCO. Ma patrie est inconnue à toi et à ton peuple, comme ton pays et ton peuple sont inconnus à mes frères… Cependant le bruit de tes immenses conquêtes, qui ne s’arrêtent qu’à la mer Noire, a retenti jusqu’à nous ; mais vague et confus ; ton nom même s’est perdu en traversant la distance qui sépare nos deux patries. Plus hardi, plus entreprenant que mes compatriotes, j’ai voulu connaître et parcourir le premier les grandes et riches contrées dont les peuples d’Occident soupçonnaient à peine l’existence. Pour atteindre ce but, rien ne ma coûté, j’ai quitté ma famille, mes amis ; dangers, fatigues, j’ai tout bravé. Parti de Venise il y a cinq ans, je suis allé d’abord à Constantinople, puis un vaisseau m’a transporté sur les bords du Volga, au nord de la mer Caspienne… Là, tous mes compagnons, effrayés de la distance parcourue et de celle à parcourir encore, m’abandonnèrent. Un seul homme, mon domestique, Français d’origine, me suivit jusqu’à Bockara ; dans cette ville, un officier mongol, envoyé par ton fils Octaï à son frère Houlongaï, me vit, m’interrogea, puis me proposa de l’accompagner à la cour du terrible Dgenguiz-Kan. J’y consentis, et me recommandant à Dieu, je m’avançai à la suite de mon guide au-delà des extrémités connues de l’Orient. Après avoir voyagé douze mois, j’arrivai à Samarkandh, la résidence impériale, tu l’avais quittée pour voler à la conquête de la Chine, pays plus vaste encore que celui que tu gouvernais. Ton noble fils Octaï me reçut avec bonté ; un courrier vint bientôt lui annoncer que, renversant tout sur ton passage, tu avais pu pénétrer enfin dans cet empire mystérieux qui, pour se cacher à tous et se protéger contre tous, s’était entouré d’un rempart immense et jusqu’alors inaccessible. Je suppliai ton fils de me donner un guide qui pût me conduire jusqu’à toi… Il y consentit, et il me fallut sept mois de marche pour atteindre ton arrière-garde… Je perdis en route mon pauvre Landry. Surpris par un corps de cavaliers chinois, nous n’échappâmes que grâce à la vitesse de nos chevaux ; Landry, moins heureux que nous, fut pris ou tué. Enfin, j’ai vu s’accomplir le plus ardent de mes vœux, j’ai vu le conquérant d’un monde nouveau pour moi, et, s’il daigne me le permettre, je le suivrai, quelque longue et quelque pénible que soit la route qu’il compte parcourir. Oui, seigneur, je te promets d’être aussi infatigable que toi ; invincible monarque, ta mission sur cette terre est de marcher toujours pour conquérir. Pauvre voyageur, la mienne est de marcher sans cesse pour voir et pour apprendre ; et monarque et voyageur, tous deux nous avons le même but, vivre dans la postérité.

DGENGUIZ-KAN. Tu veux me suivre… mais sais-tu bien que ma marche est un combat continuel ?

MARCO. Je combattrai.

DGENGUIZ-KAN. Et quand nous nous arrêterons tous deux ; moi, las de vaincre et toi las de voir, que feras-tu ?

MARCO. Je te demanderai la faveur de retourner à Venise, et là j’écrirai tout ce que j’aurai vu, j’écrirai surtout les grandes choses que tu as faites ; j’apprendrai aux peuples d’Occident qu’au delà des bornes du monde connu il y a des empires plus vastes, plus riches, que nos rois d’Europe que dans ce monde nouveau j’ai rencontré un conquérant plus illustre qu’eux tous ; enfin j’apprendrai à mes frères pour qu’ils le transmettent à leur fils et qu’il vive d’âge en âge, j’apprendrai le nom de Dgenguiz-Kan.

DGENGUIZ-KAN. Eh bien, j’accomplirai tes vœux, tu me suivra ; mais consulte bien tes forces et ta résolution, car celui qui marche avec moi ne sait ni dans quel lieu ni quand il s’arrêtera.

MARCO. Je suis prêt.

DGENGUIZ-KAN, à un officier. Qu’on donne à cet étranger le meilleur de mes coursiers, je l’attache à ma personne, il ne me quittera plus.

Marco s’incline en signe de reconnaissance.

YELU. Seigneur, des envoyés de l’empereur Tschongaï sollicitent l’honneur d’être admis en ta présence.

DGENGUIZ-KAN. Je consens à les recevoir.


Scène VII.

Les Mêmes, HIAOTSONG,
Mandarins et Soldats chinois.

HIAOTSONG. Puissant prince, notre Maître nous envoie vers toi pour arrêter l’effusion du sang. Par ma voix, le souverain maître du céleste empire te propose la paix.

DGENGUIZ-KAN. Envoyé de Tschongaï, te souvient-il du motif de cette guerre à laquelle aujourd’hui tu veux mettre un terme ? Tranquille possesseur d’un vaste territoire, je ne songeais point à tourner mes armes contre vous, lorsque Tschongaï, oubliant que la victoire m’avait fait au moins son égal, osa me donner l’ordre insolent de lui envoyer en tribut les plus belles de nos filles, les plus braves de nos guerriers et les plus infatigables de nos coursiers. Je t’ai répondu à toi qui t’étais chargé de cet imprudent message, que j’irais moi-même porter à Tschongaï le tribut qu’il m’avait demandé. Je suis venu.

HIAOTSONG. Seigneur, Tschongaï renonce au tribut qu’il avait cru pouvoir exiger de toi comme des autres chefs mongols.

DGENGUIZ-KAN. Et songe-t-il à m’en payer un à moi ?

HIAOTSONG. À toi ?

DGENGUIZ-KAN. Tu t’étonnes, n’est-ce pas, de me voir ainsi fouler aux pieds l’orgueil de ton puissant maître ? Si Tschongaï veut la paix, je vais te dire à quel prix il la doit acheter : je veux, pour premier préliminaire, qu’il me donne pour femme une de ses filles ; à cette condition seulement je consentirai à suspendre la marche de mes troupes et j’accorderai une trêve.

HIAOTSONG. Je ne puis répondre à une proposition qui n’avait pas été prévue. Seigneur, accorde-moi un délai de trois jours, pendant lequel tu feras cesser toutes les hostilités ; permets en outre qu’un de tes officiers m’accompagne à Péking où m’attend l’empereur ; cet officier transmettra tes paroles à mon maître.

DGENGUIZ-KAN. Tschongaï est un prince sans foi et sans loyauté, et je ne veux pas lui livrer un de mes braves sans défense.

MARCO. Seigneur, je comprends que chacun de tes guerriers te soit cher et précieux ; mais s’il ne faut que répéter à ton ennemi les paroles que tu viens de prononcer, je me chargerai volontiers de ce message, quelque dangereux qu’il puisse être.

DGENGUIZ-KAN. Mais dans quel but me demandes-tu cette périlleuse faveur ?

MARCO. Si tu traites avec Tschongaï, tu retourneras à Samarkandh sans aller jusqu’à Péking, et Péking est la capitale et la merveille de la Chine.

DGENGUIZ-KAN. Eh bien, soit. Cet étranger vous accompagnera ; mais songez que cet étranger doit être sacré pour vous, que je tirerai une vengeance éclatante de toute insulte qui lui serait faite ; songez enfin que Marc-Paul est l’ami et l’hôte de Dgenguiz-Kan. (Les envoyés chinois s’inclinent. Dgenguiz-Kan à Marco.) Viens, tu choisiras parmi mes coursiers, et je veux moi-même te donner tes armes.

Ils sortent.

Scène VIII.

HIAOTSONG, ELMAÏ, YANKI,
Envoyés chinois.

HIAOTSONG, à part. Insolent vainqueur, ton orgueil te perdra.

ELMAÏ, qui s’est assurée qu’elle est seule avec les envoyés. Hiaotsong !

HIAOTSONG. Qui m’appelle ?

ELMAÏ. Moi.

HIAOTSONG. L’impératrice !

ELMAÏ. Silence… Dgenguiz-Kan ne me sait pas en son pouvoir.

HIAOTSONG. Oh ! nous vous sauverons.

ELMAÏ. Je ne puis quitter ce village que sous votre protection, et je tremble qu’elle n’éveille les soupçons de Dgenguiz-Kan.

HIAOTSONG. Que faire ?

ELMAÏ. Un espoir me reste. Cet étranger…

HIAOTSONG. Eh bien ?

ELMAÏ. Il est brave… il doit être généreux.

HIAOTSONG. Vous oseriez…

ELMAÏ. Silence… le voici.


Scène IX.

Les Mêmes, MARCO

MARCO. Envoyés de Tschongaï, je suis prêt à vous suivre.

ELMAÏ. Seigneur, un mot. Je t’ai entendu tout-à-l’heure raconter à Dgenguiz-Kan qu’entraîné par le besoin de voir et d’apprendre, tu avais quitté ton pays, ta mère peut-être… Eh bien, crois-tu que ta mère donnerait volontiers les jours qui lui restent pour te revoir une fois encore avant de mourir.

MARCO. Ma pauvre mère !

ELMAÏ. Je suis mère aussi, moi… et ma fille est loin de moi, et je veux l’embrasser une dernière fois. Chrétien, il dépend de toi seul de me rendre à elle.

MARCO. Parle, femme.

ELMAÏ. Mon mari, soldat de Tschongaï, vaincu par Dgenguiz-Kan, s’est renfermé dans les murs de Péking, ma fille y est aussi ; si tu consens à ce que je suive ces envoyés, tu m’auras rendue à mon époux, à ma fille… Dis, le veux-tu ?

MARCO. Tu peux partir avec nous.

ELMAÏ. Sois béni, noble étranger, et fasse le ciel que ta mère te voie à son chevet quand sonnera sa dernière heure.

MARCO. Mais j’ai ordre de faire la plus grande diligence ; ne crains-tu pas la fatigue ?

ELMAÏ. Je ne crains rien, si ce n’est de mourir sans embrasser mon enfant.

On amène les chevaux des envoyés et le coursier de Marco.

MARCO. Partons.

ELMAÏ, bas, à Yanki. Tiens, c’est tout ce que peut aujourd’hui pour toi L’impératrice Elmaï. (Elle lui donne de l’or.) Adieu.

YANKI. Que le ciel vous protége !

Il lui baise la main ; et, suivi de tous les habitans, il se dispose à l’accompagner jusqu’à l’extrémité du village.


FIN DU PREMIER TABLEAU.




Deuxième Tableau.
Le théâtre représente les jardins du palais impérial ; ces jardins étant placés sur une hauteur, on découvre en panorama toute la ville de Péking, dont le palais est séparé, au fond, par un canal. À gauche du spectateur, les jardins ; à droite, l’entrée du palais ; tour en porcelaine, etc.

Scène Première.

IDAMÉ, Les Filles de l’empereur, le Mandarin Intendant du palais, Mandarins et Esclaves.
Au lever du rideau, la jeune Idamé, debout sur les degrés du palais, entourée de ses sœurs en riches costumes, donne des ordres à une foule de mandarins et à des esclaves qui sont prosternés devant elle.


IDAMÉ. Le ciel a eu pitié de nous, il a entendu nos prières, il a vu nos larmes… il nous rend à tous, une impératrice, il me rend à moi la plus tendre, la plus chérie des mères. L’empereur permet que nous ses filles, nous franchissions pour la première fois l’enceinte du palais impérial ; il permet qu’avec vous nous allions au-devant de notre mère. (Au mandarin.) Vous, intendant du palais, donnez des ordres pour que ma mère trouve partout un air de fête. (Explosion au loin.) Ce bruit nous annonce que l’impératrice est en vue de sa capitale. Partons, mes sœurs.

Idamé, suivie de ses sœurs, des mandarins et des esclaves, descend les degrés du palais, et sort par la gauche. Le mandarin intendant rentre au palais. À peine Idamé est-elle éloignée, qu’on voit paraître une espèce de chaise à porteurs, soulevée deux esclaves. À la portière de droite, marche Landry en costume chinois, et agitant un vaste éventail ; de l’autre côte, un esclave portant un grand parasol. Dans la chaise à porteurs on aperçoit un énorme mandarin. Arrivée devant le palais, la chaise à porteurs s’arrête ; un des esclaves va frapper avec son front une des marches du vestibule ; un officier des gardes paraît.

Scène II.

PAPOUF, LANDRY, UN OFFICIER.

PAPOUF, à l’officier. Le noble mandarin Lipao, intendant du palais, peut-il recevoir le mandarin de troisième classe Papouf ?

L’OFFICIER. Le prêtre Lipao est fort occupé des préparatifs à faire pour la réception de l’impératrice ; je vais cependant lui annoncer votre visite.

L’officier rentre au palais ; sur un signe de Papouf, on ouvre la portière de la litière ; on étend un riche tapis à terre, et Papouf se traînant à peine va s’asseoir sur le tapis ; l’esclave porte-parasol se place derrière, et Landry devant.

LANDRY. Ah ! enfin nous sommes arrivés.

PAPOUF. Je t’avais prévenu que le palais impérial était à l’extrémité de la ville.

LANDRY. Doux Jésus ! quelle ville ! Nous marchons depuis ce matin ; je n’aurais pas mis plus de temps à faire le tour de la nouvelle enceinte de mon cher Paris.

PAPOUF. Qu’est-ce que c’est que ça : Paris ?

LANDRY. Une ville d’Europe où je suis né en l’an de grâce 1180, et que je croyais la plus grande et la plus belle du monde, mais qui serait plus à l’aise dans un faubourg de votre Péking que votre seigneurie ne l’est dans sa chaise à porteur. Il y a ici dans chaque rue de quoi peupler toute une principauté d’Allemagne. Le Chinois multiplie beaucoup.

PAPOUF, appelant. Tsi-Tsing !

LANDRY, se relournant. Dieu vous bénisse !… C’est magnifique.

PAPOUF, avec impatience. Tsi-Tsing !

LANDRY. Il s’enrhume du cerveau, le patron… Ça n’est pas étonnant avec une coiffure comme celle-là.

PAPOUF, avec colère. Est-ce que tu ne m’entends pas, drôle ?

LANDRY. Hein… Comment ?

PAPOUF. Je t’appelle depuis une heure.

LANDRY. Ah ! pardon, mais vous m’avez donné un si drôle de nom… Tsi-Tsing… je ne puis pas m’y habituer.

PAPOUF. Viens ici… J’ai une mouche sur le nez, chasse-la.

LANDRY. Oui, seigneur. (À part.) Sont-ils paresseux dans ce pays ! Ils se laisseraient dévorer plutôt que de… Allons donc… non, elle y tient… mais va-t’en donc. (Il donne un grand coup sur le nez de Papouf, qui tombe presque à la renverse.) Là ! elle est partie.

PAPOUF, se relevant. Tu mets trop de zèle dans ton service… mais je te pardonne parce que tu es doux et jovial. Je suis fort content de t’avoir acheté… Te trouves-tu bien chez moi ?

LANDRY. Je serais difficile, vraiment ; je bois du thé tant que je veux, je mange du riz tant que je peux, et j’engraisse à vue d’œil. De plus, rien à faire que le ménage de vos élèves, vingt mille vers à soie, c’est un peu vétilleux… mais pas fatigant du tout. À propos, seigneur Papouf, serait-ce une indiscrétion de vous demander ce que vous venez faire au palais impérial, et pourquoi vous avez quitté ces intéressans industriels à qui vous donnez des feuilles d’arbres et qui vous rendent de la soie ?

PAPOUF. Je viens prier l’intendant du palais, dont je dépend, de m’accorder un congé ; j’ai une affaire très-pressée qui nécessite ma présence à Hang-Pu, petit village à vingt lieues d’ici.

LANDRY. Ah ! vous avez une affaire ?

PAPOUF. Je me marie.

LANDRY. Vous !

PAPOUF. C’est-à-dire je me remarie pour la douzième fois.

LANDRY, à part. Quel gros Cupidon ! et quelle tournure d’amoureux !

PAPOUF. Je ne suis pas amoureux du tout. D’ailleurs, selon l’usage du pays, je ne connaîtrai ma femme que le jour des noces. Je sais seulement qu’elle est jeune, j’espère qu’elle sera plus heureuse que feu mes onze épouses, qui à elles toutes n’ont pas pu greffer le pus petit rejeton sur la dernière souche des Papouf.

LANDRY, à part. C’est qu’elle est un peu vieille la souche.

PAPOUF. Je t’emmènerai, Tsi-Tsing,

LANDRY, à part. Une noce chinoise, ce doit être amusant. Et si madame Papouf est jolie. (Haut) Seigneur, j’ai dans l’idée que cette fois vous aurez des petits Papoufs.

PAPOUF. J’aurai des petits mandarins !…

LANDRY, à part. Oui, mandarins français greffés sur chinois… ça fera une jolie race croisée…

L’OFFICIER, rentrant. Le mandarin intendant du palais consent à donner un moment d’audience au mandarin Papouf.

PAPOUF. Tsi-Tsing… aide-moi à me lever Attends ici… Je te permets de voir le cortége de l’impératrice…

Papouf entre au palais avec l’officier.

Scène III.

LANDRY seul d’abord ; puis L’IMPÉRATRICE, MARCO, HIAOTSONG, IDAMÉ, L’EMPEREUR, LIPAO,
Mandarins, Gardes, Peuple.

LANDRY. Non, je ne dors pas… C’est bien moi qui suis à Péking… moi, pauvre diable né dans une ruelle de la Cité, d’un barbier étuviste et d’une sage-femme. Je suis en Chine, j’ai été acheté par un mandarin chinois, je suis au service de vingt mille petits vers chinois… et je vais faire danser une mandarine chinoise… Tout cela me semble un conte de fées. Qu’est-ce que c’est que ce bruit-là ? sans doute le cortége de l’impératrice ? Oui… c’est cela, je serai supérieurement ici… Oh ! mais c’est bien plus beau que le cortége du roi Philippe-Auguste quand il rentre dans sa bonne ville de Paris.

Le canal se couvre bientôt de jonques garnies de femmes, de mandarins, et pavoisées de banderolles ; puis le cortège de l’impératrice paraît au milieu de la foule du peuple qui se presse et qui applaudit on jette des fleurs. On voit s’avancer : 1o la garde de l’empereur ; 2o les esclaves ; 3o les musiciens de l’empereur ; 4o les mandarins ; 5o les porte-étendards ; 6o l’impératrice suc un cheval richement caparaçonné et conduit par deux mandarins de première classe ; 7o Idamé et ses sœurs à cheval aussi et conduites par des esclaves ; 8o Hiaotsong et Marco-Polo à cheval ; 9o la garde de l’empereur. Au moment où l’impératrice paraît, une grande jalousie qui couvrait la partie supérieure du palais, se lève, et laisse apercevoir, sur un riche balcon ou une élégante terrasse, l’empereur revêtu d’un magnifique costume et entouré de mandarins de première classe. Le cortége s’arrête quand l’impératrice est arrivée devant le palais. Moment de silence.

L’EMPEREUR, se lève et s’adressant a Elmaï. Bénie soit la Providence qui vous rend à notre amour, noble et chère Elmaï. Béni soit aussi ce généreux étranger dont la belle action nous est connue déjà. Venez, madame, venez reprendre à nos côtés cette place que nulle plus que vous n’est digne d’occuper.

À ce moment, l’impératrice descend de cheval en posant la main sur l’épaule d’un mandarin, et le pied sur l’épaule d’un esclave. L’impératrice, appuyée sur sa fille Idamé, et suivie des filles de l’empereur, monte sur la terrasse.

LANDRY, à part. Oh ! si mon premier maître était là.

L’EMPEREUR. Envoyé de Dgenguiz-Kan, approche.

LANDRY, apercevant Marco. Que vois-je ? c’est lui… c’est le seigneur Marco.

L’EMPEREUR. Un courrier qui t’a précédé m’a fait connaître les conditions au prix desquelles ton maître veut me faire acheter la paix… Mais avant que mon conseil s’assemble, je veux laisser un libre cours à la joie de mon peuple, et je te permets d’assister à la fête qu’il a préparée à son impératrice…

Aussitôt, et sur un signe de Hiaotsong, des esclaves ont apporté des coussins sur lesquels se placent Hiaotsong et Marco. Fêtes, danses, etc. Après la fête, Lipao, grand-prêtre, s’avance, et après avoir salué l’empereur :

LIPAO. Lumière du monde, fils du ciel ! ton conseil est réuni et te supplie de te rendre dans son sein.

ELMAÏ, à l’empereur. Faites tout, seigneur, pour la gloire de l’empire.

L’EMPEREUR. Je ferai du moins tout pour son salut.

HIAOTSONG, à Marco. Seigneur envoyé, attendez ici la décision du sublime conseil.

Hiaotsong et les mandarins s’éloignent, les jonques chargées de monde s’éloignent aussi. Il ne reste plus en scène que Marco et Landry.

Scène IV.

MARCO, LANDRY.

LANDRY. Oh ! c’est bien lui.

MARCO, regardant autour de lui. Que de merveilles}. Me croira-t-on en Europe quand je dirai ce que j’ai vu ?

LANDRY. Enfin je pourrai lui parler.

MARCO. Oh ! rien ne manquerait à ma joie si j’avais là, près de moi, mon pauvre Landry…

LANDRY. Il pense à moi. (Se jetant à ses pieds.) Ô mon maître, mon bon maître !

MARCO. Qui es-tu ? que me veux-tu ?

LANDRY. Vous ne me reconnaissez pas ?

MARCO. Ciel ! Landry !

LANDRY. Oui, Landry, qui n’a plus de cheveux, et qui s’appelle à présent Tsi-Tsing.

MARCO. Mon bon Landry le ciel me protége, puisqu’il accomplit tous mes vœux, et qu’il me rend le seul compagnon qui ait voulu suivre ma fortune. Mais comment te trouvé-je à Péking, sous ce costume ?

LANDRY. Pris par les cavaliers chinois, dont les chevaux couraient plus vite que le mien, je n’opposai aucune résistance. Vous connaissez mon caractère pacifique. On m’emmena dans l’intérieur des terres, là je fus vendu à un marchand de Péking qui me conduisit chez lui et me revendit au mandarin Papouf, noblesse du pays : figurez-vous une boule de beurre habillée de soie et coiffée d’une queue… Voilà le seigneur Papouf. Au reste excellent maître, qui passe sa vie à élever des vers à soie… industrie inconnue en France ainsi que bien d’autres. Je suis chargé de nourrir, de soigner ces ouvriers, qui sont fort doux, fort commodes et pas bruyans. Le reste de mon temps, je l’emploie comme mon maître à boire du thé, à manger du riz et à dormir… ce qui est un excellent régime.

MARCO. Tu n’en es pas moins esclave. mais je te rachèterai, car le bonheur, c’est la liberté.

LANDRY. La liberté me fatiguait beaucoup. Quand j’étais votre domestique, j’étais libre, sans doute, mais je marchais à user les jambes d’un chameau ; je mangeais peu et je ne dormais guère ; enfin étais fort maigre : l’esclavage convient beaucoup mieux à ma santé. Depuis six mois que j’ai perdu cette chère indépendance, je suis rubicond comme un moine et rond comme un mandarin. Si la liberté est le bonheur, l’esclavage est le bien-être : avec l’une il faut toujours courir, avec l’autre on reste en place ; j’ai bien assez voyagé, et je suis décidé à rester en Chine. C’est le paradis des paresseux, et vous savez que j’ai toujours été un peu de cette religion-là.

MARCO. Eh quoi ! tu renoncerais au fruit de tant de peines, tu renoncerais au plaisir et à la gloire de dire à tes compatriotes les belles choses que tu as vues ?

LANDRY. J’aurais le regret de ne plus les voir. Puisque j’ai tant fait pour venir ici, que j’y suis, et que j’y suis bien, j’y reste. Vous avez donc l’intention de retourner en Europe ?

MARCO. Certes.

LANDRY. Alors je puis vous donner quelques renseignemens sur cette contrée miraculeuse et que j’ai été à même d’étudier. La Chine est un pays très-vieux et qui n’a jamais changé : il paraît qu’il est venu au monde comme il est. Chaque ville est une fourmilière… si l’empereur voulait s’amuser à tuer cent mille de ses sujets par jour, il aurait de quoi se distraire sa vie durant. On élève fort bien les enfans ici, on les envoie à l’école à cinq ans, ils y restent jusqu’à quarante pour apprendre à lire ; vous me direz : Ils ne sont pas précoces ; mais leur alphabet a des mille de lettres, ça n’est pas commode à retenir. Il y a des mandarins de toutes les couleurs : mon maître est un gros mandarin pistache, c’est une des dernières classes ; pourtant il est fort lettré. Il m’a proposé de m’apprendre à lire ; mais j’ai calculé qu’ayant trente-six ans je serai mort de vieillesse avant d’avoir fini mes études, et je l’ai remercié. Ici les hommes sont tous gras, les femmes toutes jolies, les hommes ont la tête pelée, et les femmes les pieds si petits qu’elles ne peuvent pas se tenir dessus. Enfin, les hommes ne font pas grand’chose et les femmes ne font rien du tout… que des enfans. Voilà ce que c’est que la Chine au physique et au moral.

MARCO. On vient.

LANDRY. C’est mon maître… Voyez comme on se porte dans ce pays-ci.


Scène V.

Les Mêmes, PAPOUF

PAPOUF. Tsi-Tsing.

LANDRY. Dieu vous bén… Hein ?… plaît-il ?

PAPOUF. Nous allons partir ; fais avancer ma chaise… dépêchons-nous.

LANDRY. Le seigneur intendant a consenti…

PAPOUF. À tout… Nous allons quitter Péking à l’instant même. Ma fiancée m’attend, et je ne me suis jamais senti si bien disposé.

MARCO, bas à Landry. Encore une fois, Landry, veux-tu redevenir libre ? pars, et quelque prix que cet homme mette à ta personne…

LANDRY. Merci… mais je vous l’ai dit : Le hasard m’a fait Chinois, je resterai Chinois.

MARCO. Adieu donc.

Pendant ce temps on a apporté la chaise de Papouf.

PAPOUF. Allons, Tsi-Tsing.

LANDRY. Me voilà.

MARCO. Que Dieu te soit toujours en aide, mon pauvre Landry.

LANDRY, lui baisant les mains. Puisse-t-il permettre que je vous revoie encore.

La chaise se met en marche, et Landry reprend la place qu’il avait en arrivant. Marco le suit des yeux.

Scène VI.

MARCO, puis IDAMÉ.

MARCO. Il s’éloigne… et je ne le verrai plus sans doute… Puisse-t-il être heureux !

IDAMÉ, voilée. Le voilà.

MARCO, se retournant. Quelle est cette jeune fille ?… elle vient à moi.

IDAMÉ. Noble étranger, l’empereur va tout-à-l’heure te faire connaître sa suprême volonté. Aujourd’hui tu quitteras notre ville ; tu retourneras sans doute un jour dans ta lointaine patrie, et jamais le hasard ne nous placera maintenant sur la même route… Je n’ai pas voulu que celui qui m’a rendu ma mère s’éloignât sans entendre mes actions de grâce, sans recevoir toute l’expression de ma reconnaissance.

Elle ôte son voile.

MARCO. Que vois-je ? la princesse Idamé !…

IDAMÉ. La plus heureuse des filles !… et cette joie qui fait battre mon cœur, c’est toi qui l’as causée. Sans toi, ma mère aurait péri sous les coups d’un impitoyable ennemi ; et que serait alors devenue la pauvre Idamé dans cette cour brillante, où elle n’a que le cœur de sa mère qui l’écoute et la comprenne ?

MARCO. Votre père…

IDAMÉ. Tout à sa politique, il sait à peine qu’une de ses filles se nomme Idamé.

MARCO. Vos sœurs ?

IDAMÉ. Ont perdu leur mère et sont jalouses des caresses que me prodigue la mienne… Je te l’ai dit, ma consolation, mon bonheur, ma vie, c’est ma mère… et tu m’as rendu tout cela. Écoute ; fille du maître du plus grand empire du monde, je ne possède rien ; et quand j’aurais voulu mettre le trésor impérial à tes pieds, quand j’aurais voulu te donner une fortune, je ne puis que t’offrir un gage d’éternelle amitié… Ce collier de perles me vient de ma mère, accepte-le : de retour dans ta patrie, il te rappellera Idamé ; il te rappellera que dans un autre monde tu as fait une femme bien heureuse. Ne me refuse pas ; si ma reconnaissance est éternelle, je veux espérer aussi que mon souvenir ne s’effacera pas entièrement de ton cœur.

MARCO. Oh ! il ne s’effacera jamais.

Il accepte en s’inclinant le collier de perles.

Scène VII.

Les Mêmes, ELMAÏ.

ELMAÏ, avec indignation. Les lâches.

IDAMÉ, allant à elle. Ma mère !

ELMAÏ. Ils traitent quand il faut combattre. Au lieu de venger sa défaite, l’empereur achète une paix honteuse, incertaine ; et à quel prix, grand Dieu !

MARCO. L’empereur consent.

ELMAÏ. À sacrifier une de ses filles. Oui, il la jette au vainqueur comme une proie à dévorer… Oh ! Dgenguiz n’aurait pas fait une semblable proposition à une mère.

IDAMÉ. Quelle est celle de nous ?…

ELMAÏ. Je l’ignore… mais l’empereur m’a juré par nos dieux de ne pas désigner Idamé.

IDAMÉ, l’embrassant. Ah ! je ne vous quitterai donc pas, ma mère !

Les portes du palais s’ouvrent à ce moment. Les gardes, les mandarins, le grand prêtre, les filles de l’empereur, puis l’empereur lui-même, paraissent. Deux prêtres portent une urne d’or.

Scène VIII.

Les Mêmes, L’EMPEREUR, LIPAO,
HIAOTSONG, Les Filles de l’empereur,
Mandarins, Gardes.

L’EMPEREUR. Envoyé de Dgenguiz, après avoir consulté le sublime conseil, désirant avant toutes choses tarir les torrens de sang qui coulent, et rendre à mon empire la paix et la sécurité, je consens à l’alliance que votre maître veut former ; je lui donne pour épouse une des filles que le ciel m’a données. Toutes me sont également chères, il me serait donc impossible de choisir entre elles ; le sort désignera celle de mes filles qui devra vous suivre au camp de Dgenguiz.

ELMAÏ. Qu’entends-je ?… Seigneur, vous m’aviez promis…

L’EMPEREUR. De ne pas désigner Idamé : je tiens ma parole. Les noms de mes douze filles sont dans cette urne. L’étranger va lui-même interroger le sort ; mais quel que soit le nom qui sortira de l’urne, je jure que la volonté du destin sera sacrée pour moi. Au nom de votre maître prenez-vous le même engagement ?

MARCO. Oui, seigneur.

ELMAÏ, pressant sa fille sur son cœur. Oh ! ayez pitié d’elle et de moi, mon Dieu !

LIPAO, s’inclinant. Tout est disposé, seigneur.

L’EMPEREUR. Envoyé de Dgenguiz, remplissez votre mission.

Marco, après avoir hésité long-temps, s’avance vers l’urne, tire un parchemin roulé et le remet à Lipao, qui le déroule et lit à haute voix : Idamé.

ELMAÏ et IDAMÉ. Ah !

L’EMPEREUR, aux mandarins. Faites préparer la litière impériale… elle conduira ma fille jusqu’aux portes de la ville… Allez.

ELMAÏ. Que dites-vous, seigneur ? avez-vous donc pensé que je me soumettrais à la volonté du sort ? l’ai-je juré, moi ? Oh ! non… et ce serment horrible se fût-il échappé de mes lèvres, je serais parjure à présent. Eh quoi ! mon enfant, si jeune et si belle, je l’abandonnerais à la vengeance d’un barbare qui vous la demande non pour en faire sa femme mais son esclave. Seigneur, il est un autre moyen de sauver votre empire ; appelez-en au dévouement de vos soldats, au patriotisme de vos sujets… mais acheter La paix au prix du bonheur d’une jeune fille, au prix des larmes d’une mère ! seigneur, vous ne ferez pas cela, car ce serait une lâcheté, car ce serait une action déshonorante, infâme. Seigneur, à la marche triomphante de votre ennemi, opposez le courage du désespoir ; alors demandez-moi de mourir à vos côtés, je suis prête ; mais livrer mon enfant, oh ! jamais ! jamais !

L’EMPEREUR. J’ai juré de me soumettre à la volonté du sort ; le sort a désigné votre fille, elle partira. Gardes, vous m’avez entendu ? Envoyé de Dgenguiz, rien ne vous retient plus à ma cour ; conduisez à votre maître la fille de Tschongaï.

MARCO, à Elmaï. Madame, si le serment de veiller sur votre fille peut adoucir vos cruelles angoisses, recevez-le. Tant que Marco vivra, la princesse Idamé n’a rien à craindre d’un ennemi, cet ennemi fût-il Dgenguiz lui-même.

L’EMPEREUR. Partez.

On arrache Idamé des bras de sa mère ; Marco l’entraîne ; elle est suivie de ses sœurs et des mandarins.

Scène IX.

L’EMPEREUR, LIPAO, HIAOTSONG, ELMAÏ,
Mandarins.

L’EMPEREUR, avec vigueur. Et maintenant que Dgenguiz, confiant dans notre alliance, se repose sur ses armes, nous reprenons les nôtres. Quelques jours suffiront pour ramener vers le nord toutes les troupes qui garnissent les autres parties de l’empire ; dans quelques jours nous aurons six cent mille combattans… (À Elmaï.) Vous voulez la guerre, madame ? vous la verrez se réveiller bientôt ardente, terrible, impitoyable.

ELMAÏ. Qu’entends-je ? Vous n’avez donc consenti à cet odieux hymen que pour mieux tromper Dgenguiz ? Malheureux ! il se vengera sur ma fille de votre trahison ; c’est à la mort que vous envoyez mon enfant.

L’EMPEREUR. Que Dieu la prenne, et qu’il sauve l’empire !

ELMAÏ. Ah ! elle ne partira pas… (Ici la Jonque impériale sur laquelle on distingue Marco, Idamé et ses sœurs, passe au fond.) Arrêtez ! arrêtez !

L’EMPEREUR. Étouffe ces cris, femme. Si je t’ai enlevé ton enfant, je te jure de te la rendre et de la venger !


FIN DU PREMIER ACTE.




ACTE DEUXIÈME.

Premier Tableau.
Le théâtre représente une salle basse de la maison de campagne du mandarin Papouf. Au fond, des jardins. Au lever du rideau, Papouf est à sa toilette.

Scène PREMIÈRE.

PAPOUF, LANDRY, Esclaves.
Papouf est assis et Landry lui peint les sourcils.

LANDRY. Décidément, seigneur Papouf, c’est aujourd’hui qu’on vous amène votre femme ?

PAPOUF. Aujourd’hui.

LANDRY. Et vous ne la connaissez pas ?

PAPOUF. Je t’ai déjà dit que je ne devais la voir qu’au moment même.

LANDRY. À la bonne heure… vienne à présent la future madame quand elle voudra… De jaune et gris que vous étiez, vous voilà, grâce à mon pinceau, redevenu rose et noir. (À part.) Il est encore plus laid comme ça.

UNE ESCLAVE, paraissant. Seigneur Papouf, les parens de votre fiancée sont là.

PAPOUF. Qu’ils attendent.

L’ESCLAVE. Ils apportent les présens d’usage.

PAPOUF. Ah ! qu’ils entrent. (L’esclave sort.) J’achèverai ma toilette quand ils seront partis. Je crois que mon douzième mariage sera plus heureux que les autres, je me sens tout gaillard.


Scène II.

Les Mêmes, LES PARENS.

LE PÈRE. En attendant que ma fille vous soit amenée, veuillez accepter les faibles dons de sa famille.

PAPOUF. Très-bien, très-bien ; j’accepte tout. Qu’est-ce qu’il y a là dedans ?

LE PÈRE. Entre autres choses, un habillement complet qui a été coupé, cousu et brodé des mains de ma fille Péki.

PAPOUF. Pour moi ?

LE PÈRE. Elle l’avait fait à l’avance pour le mari qu’on lui choisirait.

PAPOUF. Je veux m’en parer aujourd’hui même pour la recevoir.

LE PÈRE. Maintenant je vais la chercher ; nous vous l’amènerons tout-à-l’heure avec les cérémonies d’usage.

PAPOUF. C’est entendu.

LE PÈRE, s’inclinant. Monseigneur…

PAPOUF. Au revoir.

Les parens sortent.

Scène III.

PAPOUF, LANDRY.

PAPOUF. Eh ! vite, Tsi-Tsing, passe-moi ce costume offert par la charmante Péki… Il m’ira bien, n’est-ce pas ?

LANDRY. Hum ! hum !

PAPOUF. Quoi donc ?

LANDRY. Il paraît que la jeune personne, en faisant ce costume, n’a pas prévu qu’elle épouserait un aussi puissant seigneur que vous.

PAPOUF. Comment ?

LANDRY. Votre seigneurie ne pourra jamais tenir tout entière dans cette robe-la.

PAPOUF. Avec un peu de bonne volonté j’y serai fort à mon aise. Prends cette ceinture et serre-moi.

LANDRY. Puisque vous le voulez absolument. (À part.) Il y aura du mal à se donner… enfin, en y employant tout le monde… (Aux esclaves.) Venez ici, vous autres, passez-moi ce bambou. (Il fait une sorte de tourniquet.) Il est assez fort ; maintenant, tournez-moi cela jusqu’à ce que monseigneur ait repris une forme humaine, c’est-à-dire, jusqu’à ce qu’il nous crie : assez… Y êtes-vous ? (Il prend la mesure de la robe et la mesure de la taille de Papouf.) Il ne s’en faut que de deux pieds, monseigneur, il faudra beaucoup de bonne volonté. Allez, vous autres.

Les esclaves tournent le bambou qui presse la ceinture.

PAPOUF. Bien, très-bien, je fonds, je fonds à vue d’œil… Allez toujours, toujours… encore…

LANDRY, à part. Le malheureux va éclater.

PAPOUF. Assez, assez. Tsi-Tsing ; la mesure y est-elle ?

LANDRY. Oh ! monseigneur, vous n’avez encore gagné que trois pouces.

PAPOUF. Allez encore, serrez… serrez… (On tourne le bambou.) Là, je dois être arrivé.

LANDRY. À peu près.

PAPOUF. Vite, la robe.

Après bien des efforts, il entre enfin dans la robe comme dans un fourreau.

LANDRY. Voilà qui est fait.

On entend le bruit d’instrumens.

PAPOUF. Il était temps, ces sons harmonieux annoncent ma femme. Ça me gêne un peu, mais je m’y ferai.

On voit arriver la famille, les amis de Péki, précédés de musiciens ; deux esclaves portent une chaise en forme de boîte, hermétiquement fermée.

Scène IV.

Les Mêmes, PÉKI, Les Parens.

LANDRY. Où donc est la mariée ?

PAPOUF. Silence.

LE PÈRE. Seigneur mandarin, en exécution de notre promesse, nous vous amenons notre petite Péki… vous savez maintenant ce qui vous reste à faire.

PAPOUF. Sans doute ; la garder si elle me convient, la renvoyer si elle me déplaît. Dans une heure vous aurez ma réponse.

Les parens saluent et sortent.

Scène V.

LANDRY, PAPOUF,
PÉKI, dans la boîte.

LANDRY, cherchant toujours. Eh bien ! ils s’en vont ?

PAPOUF. Sans doute.

LANDRY. Et votre femme ?

PAPOUF. Je l’ai.

LANDRY. Bah !

PAPOUF, montrant une clef que le père de Péki lui a donnée en partant. La voilà.

LANDRY. C’est une clef ?

PAPOUF. Cette clef ouvre cette chaise, et ma femme est là.

LANDRY. Comment, dans cette boîte ?

PAPOUF. Je vais ouvrir la portière, regarder ma femme de la tête aux pieds : si elle ne me convient pas, je referme la portière, je rappelle la famille, on remporte la jeune personne, je garde les présens, et tout est fini ; à une autre.

LANDRY. Alors ouvrez donc vite.

PAPOUF. Certes, je suis d’une impatience… (Il s’arrête tout-à-coup.) Tsi-Tsing, je ne sais pas ce que j’ai.

LANDRY. Est-ce que vous vous trouvez mal ?

PAPOUF. L’émotion ; la joie, la robe, tout ça me remonte… tout ça m’étouffe… Je dois être bien pâle ?

LANDRY. Il est écarlate.

PAPOUF, laissant tomber la clef. Tsi-Tsing… soutiens-moi… les jambes me manquent… je crois que je vais tomber.

LANDRY. Miséricorde ! (Papouf tombe sur Landry.) C’est un monde… il va m’écraser sous lui. Sauve qui peut ! (Laissant glisser Papouf.) Tâchez de tomber tout doucement, monseigneur. (Papouf tombe lourdement à terre.) Le malheureux ! c’est sa ceinture. Au secours ! au secours ! (Les esclaves accourent.) Relevez votre maître, transportez-le dans la salle voisine, coupez, déchirez cette robe… ou c’est un mandarin perdu, et adieu la race des Papouf. (Les esclaves essayent de soulever Papouf, ils n’y peuvent réussir.) Il n’y a qu’un moyen d’en finir, faites-le rouler… ça ira tout seul.

Les esclaves poussent Papouf, qu’ils font rouler devant eux. Ils disparaissent.

Scène VI.

LANDRY, PÉKI, dans la boîte.

LANDRY. Pauvre Papouf, voilà un jour de noce qui commence mal… Et la petite mariée qui attend toujours… ça n’est pas gai pour les femmes, les mariages en Chine ; elle doit étouffer aussi là-dedans. Si je pouvais lui donner un peu d’air… en même temps j’apercevrais peut-être… (En cherchant il trouve la clef.) Une clef… je ne me trompe pas… c’est celle de la boîte. Heureux hasard !… Un moment… je ne connais pas parfaitement les lois du pays, il y a peut-être peine de mort pour celui qui… ! je me risque… je veux la voir le premier. Si j’allais découvrir là-dedans le pendant du seigneur Papouf… une monstruosité… Non… je suis sûr qu’il y a là au contraire une petite femme charmante… Je suis tout seul… d’ailleurs, je ne ferai qu’entr’ouvrir la portière… je la refermerai tout de suite.

Il s’approche doucement de la chaise, entr’ouvre la portière, qu’on pousse aussitôt avec force.

PÉKI, sortant vivement de la boîte. C’est bien heureux !

LANDRY. Bonté divine ! voilà l’oiseau envolé.

PÉKI. Ah ! je ne respirais plus. |

LANDRY, la regardant. Sainte Vierge, qu’elle est gentille !

PÉKI, le regardant. Voilà dont mon mari… j’en ai un enfin… il n’est pas mal…

LANDRY, à part. Quels yeux ! quelle taille !… quelle fraîcheur ! Et donner tout cela à Papouf !… quel meurtre !

PÉKI, à part. Comme il me regarde.

LANDRY, à part. Je ne me lasse pas de la voir.

PÉKI, à part. Il ne me dit rien. Est-ce qu’il me trouve laide ?

LANDRY, à part. Il faut pourtant que je lui dise de…

PÉKI, à part. S’il allait me refuser !

LANDRY, haut. Ma belle demoiselle……

PÉKI, à part. Comme il a la voix douce !

LANDRY. J’en suis désolé ; mais il faut rentrer.

PÉKI. Dans cette vilaine boîte ?… Ah ! mon Dieu ! vous me renvoyez donc ?

LANDRY. Moi ?

PÉKI. Vous me trouvez trop jeune peut-être ? Enfin je ne vous plais pas ?

LANDRY, à part. Hein, qu’est-ce qu’elle dit ?

PÉKI. Ah ! mon Dieu ! que je suis malheureuse !… Je ne suis pas si difficile que vous, moi… je vous trouvais très-bien.

LANDRY, à part. Bon… elle me prend pour le seigneur Papouf.

PÉKI. On avait voulu me surprendre… je le vois bien à présent ; car on m’avait dit : Le seigneur Papouf n’est pas très-beau, ce qui veut dire très-laid ; pas très-jeune, ce qui veut dire très-vieux ; pas très-aimable, ce qui veut dire détestable ; et vous ne ressemblez guère à ce portrait-là.

LANDRY, à part. Je me flatte de ne pas ressembler du tout à Papouf.

PÉKI. Ah ! gardez-moi, gardez-moi, seigneur ; vous verrez que je suis bien gaie, bien folle, je jouerai, je courrai avec vous toute la journée.

LANDRY. Pauvre enfant… si elle savait. on vient… je suis perdu… Allons, vite, rentrez.

PÉKI. Pourquoi ?

LANDRY. Parce qu’on va vous surprendre.

PÉKI. Avec mon mari… Où est le mal ? ne serons-nous pas toujours ensemble ?

LANDRY, à part. Son mari… elle y tient.

PÉKI. D’abord je ne veux plus vous quitter.

LANDRY. Elle est à croquer cette petite Chinoise-là !… Oh !… voilà le seigneur Papouf.


Scène VII.

Les Mêmes, PAPOUF.

PAPOUF. Ah ! je respire… j’ai fait mettre la robe de côté pour les petits Papoufs à venir. (À part.) Que vois-je ?

LANDRY, bas. Pardon, seigneur… j’ai craint que madame se trouvât mal aussi… et j’ai cru devoir… qu’est-ce qu’on me fera pour ça ?

PAPOUF. Tu as eu tort… mais je te pardonne, parce que tu ne connais pas nos usages. Un naturel du pays aurait été assommé s’il s’était permis. Enfin si je me remarie encore tu te tiendras pour averti… Voyons un peu la femme qu’on m’a envoyée.

PÉKI, bas à Landry. Dites donc, qu’est-ce que c’est que ce gros-là… hein ?

LANDRY. Chut !

PAPOUF. Elle est délicieuse.

PÉKI. Il est trop laid.

PAPOUF. Approche, petite.

PÉKI, à part. Je devine… c’est le père de mon mari.

PAPOUF. M’aimerez-vous, mon enfant ?

PÉKI. Certainement.

LANDRY, à part. Ah çà ! elle aime tout le monde, la petite Chinoise.

PAPOUF. Serez-vous bien contente d’être ma petite femme ?

LANDRY. Oui… oui…

PÉKI. Hein ?…

PAPOUF. Aurez-vous bien soin de votre petit mari ?

PÉKI. Qu’est-ce qu’il dit donc, ce vieux ?

PAPOUF. Ce vieux…

PÉKI, bas à Landry. C’est votre père, n’est-ce pas ?

LANDRY. Chut, c’est votre mari.

PÉKI, avec effroi. Mon mari… lui ?

PAPOUF. Sans doute…Votre mari, votre seul mari… c’est moi.

PÉKI, à part. Ah ! quel dommage !

PAPOUF. Je vous prends, entendez-vous, je vous prends, et tout de suite. Voilà votre appartement, je vais vous y conduire.

PÉKI. Déjà ?

LANDRY, à part. Pauvre petite !

Bruit au dehors.

PAPOUF. Qu’est-ce que c’est que ça ?

UN ESCLAVE, paraissant. Seigneur, une troupe de seigneurs et de cavaliers, escortant la fille de notre sublime empereur et se rendant au camp des Mongols, vient de s’arrêter devant votre maison.

PAPOUF. Une fille de l’empereur ?

LANDRY. C’est un honneur pour vous, seigneur Papouf.

PAPOUF. Qui vient fort mal à propos… Enfin… patience, ma petite femme, patience, tu ne perdras rien pour… Allons, vous autres, suivez-moi, allons au-devant de la princesse impériale.

LANDRY. La voici… Je ne me trompe pas, c’est le seigneur Marco qui l’accompagne.


Scène VIII.

Les Mêmes, MARCO, HIAOTSONG,
IDAMÉ.

MARCO. C’est dans ce village que, suivant les ordres de Dgenguiz, la princesse doit attendre l’escorte qui la conduira au camp de son noble époux.

HIAOTSONG. Vous êtes ici, madame, chez le mandarin Papouf.

PAPOUF. Qui s’estime bien heureux de (À part.) Je ne vais pas avoir le temps de me marier… c’est gentil !

HIAOTSONG. Veillez à ce que rien ne manque aux gens de la suite de la princesse.

PAPOUF. Oui, seigneur. (À part.) Tous ces soldats vont remplir ma maison, et je n’aurai pas un coin pour… (Bas à Péki.) Patience, ma petite femme, patience !

HIAOTSONG. Allez donc !

PAPOUF. Je voudrais avant présenter à la princesse.

HIAOTSONG. Votre femme ?

PAPOUF. Qui ne l’est pas encore… enfin ça ne tardera pas… au moins je l’espère. Avancez, petite, et saluez. (Bas à Landry.) Veille sur elle, Tsi-Tsing. (À part.) Qu’elle est jolie !… je suis dans un état… les Papouf ne finiront pas.

Il sort.

Scène IX.

Les Mêmes, excepté Papouf.

IDAMÉ. Comment vous nommez-vous ?

PÉKI. Péki.

IDAMÉ. Quel âge avez-vous ?

PÉKI. Dix-sept ans.

IDAMÉ. Vous êtes mariée ?

PÉKI. Oui, madame.

IDAMÉ. Aimez-vous votre mari ?

PÉKI. Non, madame.

IDAMÉ, à Marco. Elle aussi, on l’a sacrifiée.

MARCO. Ma belle enfant, ne pouvez-vous offrir quelques rafraichissemens à la princesse ?

PÉKI. C’est que je ne connais pas encore la maison de mon mari.

LANDRY. Oh ! mais je suis là, moi.

MARCO. Landry !

LANDRY. Oui, seigneur, Landry… bien heureux de vous revoir encore une fois. (Il place des rafraichissemens.) Voilà ce qu’il y a de meilleur ici.

IDAMÉ. C’est bien, laissez-nous, mes amis. Hiaotsong, quand l’escorte que nous attendons arrivera, vous viendrez me prévenir.

PÉKI, à Landry. Viens, tu me montreras la maison du seigneur Papouf.

LANDRY. Je vous montrerai tout ce que vous voudrez.

PÉKI, bas. On ne m’avait pas trompée, il est affreux, mon mari.

LANDRY. Vous trouvez ?

HIAOTSONG. Venez.

PÉKI, regardant Landry en soupirant. Ah ! quel dommage !

Ils sortent tous les trois.

Scène X.

IDAMÉ, MARCO.

IDAMÉ. Seigneur étranger, j’avais besoin de vous parler, à vous seul. Je vous connais à peine ; mais ce que vous avez fait pour ma mère, le tendre et respectueux intérêt que vous m’avez témoigné depuis qu’a commencé ce funeste voyage, tout vous a mérité ma confiance. Et cependant on m’assure que je suis victime d’une infâme trahison.

MARCO. Vous !

IDAMÉ. Ce matin un homme couvert de poussière s’est approché de moi ; il m’a remis une lettre de ma mère. Voyez vous-même ce que cette lettre contient.

MARCO, lisant. « On me retient captive, je ne puis tromper la surveillance de ceux qui me gardent. Puisse ce billet parvenir jusqu’à toi avant que tu ne sois au pouvoir de Dgenguiz !… Mon enfant, ce n’est point à un époux, c’est à un bourreau qu’on te conduit : l’hymen de Dgenguiz, c’est la mort. Refuse de suivre cet étranger. L’escorte qui t’accompagne est composée presque entièrement de grands du palais… dis-leur : Sauvez-moi… ils te sauveront. »

IDAMÉ. Ma mère a raison ; ce mot suffirait, et ce mot, je ne l’ai pas prononcé… car je n’ai pu voir en vous un infâme imposteur ; je n’ai pu croire que vous ayez accompli froidement une aussi horrible mission… Oh ! n’est-ce pas, n’est-ce pas, on a trompé ma mère ?

MARCO. Ou l’on m’a trompé moi-même. Mais non ; Dgenguiz vainqueur, et maître de la moitié de cet empire, n’a aucun intérêt à souiller sa gloire.

IDAMÉ. Jurez-moi que vous ne croyez pas à une perfidie, et j’anéantis cette lettre et je vous suis.

MARCO. Arrêtez ! puis-je répondre, moi, du cœur et des projets de Dgenguiz ? Pouvez-vous entendre ma voix, quand celle de votre mère vous crie : On te trompe !… Idamé ! je ne veux pas que votre mère puisse m’accuser un jour, je ne veux pas que votre sang versé retombe sur ma tête… Croyez-en votre mère, croyez-en ses craintes. Le moyen qu’elle vous donne est sûr ; les Mongols qui m’ont suivi sont en petit nombre, vos gardes vous arracheront facilement de leurs mains… Je n’opposerai à leurs efforts qu’une faible résistance.

IDAMÉ. Mais Dgenguiz vous punira peut-être.

MARCO. Ah ! que je meure et que je vous sauve !… Appelez Hiaotsong ? qu’il se hâte, nos soldats sont sans défiance.

IDAMÉ. Non ; je ne veux pas vous perdre.

MARCO. Eh bien ! je vais moi-même…

Bruit au dehors.

IDAMÉ. Qu’est-ce que cela ?

MARCO. Une troupe de cavaliers s’arrête devant cette maison.

IDAMÉ. C’est un secours peut-être que ma mère m’envoie.


Scène XI.

Les Mêmes, HOLKAR, HIAOTSONG,
Officiers mongols, PAPOUF,
LANDRY, PÉKI.

HIAOTSONG. Princesse, une escorte nombreuse envoyée à votre rencontre par les ordres de Dgenguiz, et commandée par le noble Holkar, attend votre seigneurie.

MARCO. Plus d’espoir !

IDAMÉ, bas. Comme vous l’avez fait, peut-être la Providence me prendra en pitié.

HOLKAR. Madame, mon maître, impatient de connaître celle qui doit régner avec lui, nous a ordonné la plus grande diligence.

MARCO. Que faire ?

IDAMÉ. Obéir à sa destinée. (Haut.) Je suis prête.

HIAOTSONG. C’est ici, madame, que nous devons prendre congé de vous.

IDAMÉ. Adieu, mes amis. Vous reverrez ma mère… dites-lui bien que ma dernière pensée, mon dernier soupir seront pour elle.

HOLKAR. Partons.

MARCO, à part. Quelque danger qui la menace, je la sauverai.

Tout le monde sort, il ne reste plus en scène que
Papouf, Landry et Péki.

Scène XII.

PAPOUF, LANDRY, PÉKI.

PAPOUF. Ah ! voilà tout le monde parti.

PÉKI. Cette pauvre princesse avait l’air bien triste.

PAPOUF. C’est qu’elle pensait à la distance qui la sépare encore de son mari ; c’est comme toi tout-à-l’heure, qui faisais une petite moue délicieuse en voyant ces gens venir nous déranger. Mais maintenant nous n’avons plus rien à faire, et nous pouvons penser à notre bonheur, n’est-ce pas, mignonne ?

PÉKI. Je ne suis pas pressée.

PAPOUF. Pudeur de jeune fille… je connais ça ; mes onze premières femmes n’étaient jamais pressées d’abord ; à la fin elles me trouvaient toujours en retard. Allons, bon soir, Tsi-Tsing ; va te coucher, mon garçon… tu nous apporteras le thé demain matin.

LANDRY. Ça me crève le cœur.

Bruit au dehors.

PAPOUF. Encore quelqu’un !

PÉKI. Oh ! quel bonheur !

LANDRY. On vient ici.

PAPOUF. Ah çà ! on ne peut donc plus se marier. Au diable ! je n’y suis pour personne… mets à la porte le malencontreux visiteur.


Scène XIII.

Les Mêmes, ELMAÏ, ONLO.

PAPOUF. L’impératrice !… Je vais donc avoir toute la famille impériale sur les bras ?

ELMAÏ. Trop tard !… nous arrivons trop tard !

ONLO. La princesse Idamé…

PAPOUF. Vient de partir sous bonne escorte.

ELMAÏ. J’aurai donc inutilement encouru la disgrâce de l’empereur ? je t’aurai donc inutilement perdu, toi qui, seul, as compris mes angoisses, toi qui, seul, as tout bravé pour me suivre !… Idamé !… Idamé est au pouvoir de Dgenguiz !… et demain la trêve sera rompue, demain. Oh ! non, cet espoir me reste encore. Cet étranger a un grand crédit auprès de Dgenguiz ; cet étranger m’a juré par son Dieu de veiller sur mon enfant… (Se jetant à une table et écrivant.) Rappelons-lui cette promesse… S’il me conserve ma fille… le trésor de l’empire est à lui… Mais qui pourra, sans éveiller les soupçons de Dgenguiz, remettre ce billet à l’étranger ?

LANDRY. Moi, si vous le voulez.

ELMAÏ. Tu es brave ?

LANDRY. Quand il le faut.

ELMAÏ. Quelle récompense demandes-tu ?

LANDRY. Aucune. Je reverrai le seigneur Marco, (à part) et je ne verrai pas le bonheur de ce vieux Papouf.

ELMAÏ. Pars, et prends cet or ; il t’abrégera la route.

PÉKI. Adieu, Tsi-Tsing.

PAPOUF. Bon voyage, mon garçon.

LANDRY. Bonne nuit, seigneur Papouf.

Il sort.

ONLO. Il faut retourner sur vos pas, Madame.

PAPOUF, à part. Je la voudrais voir loin d’ici… je sèche sur pied.

PÉKI, au fond. Ah ! que de monde ! que de seigneurs, de mandarins !

PAPOUF. Encore !

ONLO. C’est l’empereur.

PAPOUF. L’empereur !… Allons, je ne me coucherai pas cette nuit.


Scène XIV.

Les Mêmes, L’EMPEREUR,
Mandarins, Gardes.

L’EMPEREUR. Vous ici, madame ?

ELMAÏ. Oui, seigneur… et la fatalité, cruelle ainsi que vous, n’a pas permis que je sauvasse mon enfant.

L’EMPEREUR. Rassurez-vous : moi qui vous ai ravi votre Idamé, je la remettrai dans vos bras.

ELMAÏ. Serait-il vrai ?

L’EMPEREUR. Déjà un des corps d’armée de Dgenguiz est tombé écrasé sous le nombre. Dgenguiz lui-même, entouré, surpris par mes troupes, ne peut échapper à une horrible défaite. Alors, quand il dépendra de moi de l’anéantir, je lui offrirai un passage pour sa retraite en échange de ma fille. Pensez-vous qu’il refuse ?

ELMAÏ. Dgenguiz est brave, déterminé.

L’EMPEREUR. Il s’est cru invincible, les revers le trouveront sans force et sans énergie. Je marche contre lui non seulement avec une armée, mais avec tout un peuple, qui, à l’ordre de son empereur, a saisi ses armes pour repousser l’étranger. Hiaotsong, faites distribuer aux habitans du village les lances, les flèches qui restent encore. Vous, Elmaï, retournez à Péking ; je vous charge de la défense de cette capitale.

ELMAÏ. Ah ! que ne me laissez vous combattre à vos côtés ! mieux qu’aucun de vos officiers, je guiderais vos soldats jusqu’à la tente de Dgenguiz, car c’est là que doit être ma fille.

L’EMPEREUR. Tout commande votre présence à Péking ; Onlo vous accompagnera.

PAPOUF. J’espère qu’ils vont s’en aller.

HIAOTSONG. Allons, seigneur Papouf, il faut donner l’exemple à vos paysans… prenez cette lance et marchez à leur tête.

PAPOUF. Moi !…

HIAOTSONG. L’empereur le veut.

PAPOUF. Allons ! il était écrit là-haut que ma femme resterait fille.

L’EMPEREUR. Partons. Avant les premiers rayons du jour nous aurons détruit la puissance de Dgenguiz ; demain, si le ciel nous seconde, nous sauverons ma fille et l’empire.

Tableau de départ.


FIN DU PREMIER TABLEAU.




Deuxième Tableau.
Le théâtre représente la tente de Dgenguiz-Kan, que des soldats parent d’étendards et d’insignes guerriers. À droite du spectateur, une partie intérieure de la tente, à laquelle on arrive par une portière ; à gauche, un trône riche et bizarre. Au fond, de larges rideaux fermés.

Scène Première.

DGENGUIZ-KAN, YELU, Officiers,
Soldats mongols.
À peine les soldats ont-ils rangé devant la tente que Dgenguiz-Kan sort de la partie intérieure suivi de Yelu et d’officiers.


DGENGUIZ-KAN. Je te l’ai dit, Yelu, je crois cette fois en la sincérité de Tschongaï, si sa fille est jeune et belle.

UN OFFICIER, arrivant du dehors. Seigneur, un cavalier envoyé par Holkar, et courant à toute bride, vient d’annoncer l’arrivée de la princesse Idamé.

DGENGUIZ-KAN. Elle vient, Yelu, la guerre est finie… car j’offrirai à Tschongaï une paix honorable. As-tu donné les ordres nécessaires pour que la réception de la princesse soit digne de la fille de l’empereur et de la fiancée de Dgenguiz-Kan ?

YELU. Oui, seigneur ; connaissant ton impatience, j’ai pensé que tu ne voudrais pas attendre le lever du soleil pour donner à ta fiancée une fête qui lui prouvera tout à la fois ton amour et ta puissance. Des feux allumés dans toute l’enceinte de ton camp remplaceront les rayons du jour. Regarde.

On ouvre les rideaux de la tente, et on aperçoit alors un site pittoresque, au milieu duquel est assis le camp de Dgenguiz-Kan. La lune, qui brille dans le ciel, éclaire moins la plaine que les mille feux allumés, et qui, s’étendant à l’horizon, donnent une idée de la surface du terrain occupée par les troupes de Dgenguiz-Kan.

DGENGUIZ-KAN. C’est bien… Que l’élite de mes guerriers se mette sous les armes. (Un officier sort.) Les femmes mongoles qui, par amour pour leurs maris, ont voulu les suivre et combattre avec eux, formeront la garde particulière de la princesse.

YELU. Elles ont devancé ton désir, car toutes, en apprenant l’approche de leur future souveraine, se sont élancées sur leurs chevaux pour servir d’escorte à la princesse. (Bruit, acclamations, grand mouvement.) Ce bruit annonce que la fille de Tschongaï a franchi la dernière enceinte du camp.

DGENGUIZ-KAN, à Yelu. Qui de nous eût osé croire, il y a dix ans, que Dgenguiz-Kan, chef d’une horde de barbares, serait un jour le maître du plus puissant empire du monde, l’époux de la fille bien-aimée de l’orgueilleux Tschongaï ?

YELU. Prends garde de lasser la fortune.

Les acclamations se rapprochent.

UN OFFICIER. Voici la princesse.

Dgenguiz-Kan monte sur son trône ; les degrés qui y conduisent sont occupés par Yelu et les autres officiers. Arrive alors le cortége d’Idamé, qui diffère du cortége d’Elmaï, du premier acte, en ce qu’il est tout-à-fait militaire et d’un aspect presque barbare. Précédée et suivie des soldats de Dgenguis-Kan portant chacun une torche enflammée, Idamé paraît entourée d’une troupe de cavalerie composée de femmes mongoles armées et vêtues en amazones. Marco, seul dans le cortége, n’a pas un costume complètement guerrier. Le cortége s’arrête lorsque Idamé est arrivée devant le trône de Dgenguiz-Kan, qui se lève alors.

Scène II.

DGENGUIZ-KAN, IDAMÉ, MARCO,
YELU, HOLKAR, Officiers, Amazones,
Soldats mongols.

DGENGUIZ-KAN. Noble fille de Tschongaï, ta présence dons mon camp va faire succéder le bruit des fêtes à l’horreur des combats… Ta présence, c’est la paix pour l’empire de Tschongaï, c’est le bonheur pour Dgenguiz-Kan.

IDAMÉ. Seigneur, choisie entre mes sœurs pour mettre un terme à une déplorable guerre, j’ai obéi à la voix du sort qui m’avait désignée. J’ai suivi sans murmurer l’étranger qui en ton nom m’était venu chercher, certaine que Dgenguiz-Kan était digne de sa puissance et de sa gloire.

DGENGUIZ-KAN. Qu’elle est belle ! (Il descend de son trône.) Idamé, ta place est désormais là, près de moi. (Il montre son trône. À Marco.) Et toi qui as si bien rempli la mission que je l’avais confiée… je te jure de ne mettre pas de bornes à ma reconnaissance… (Marco s’incline.) Yelu, donne à mes sujets le signal qu’ils attendent. Idamé, ces ennemis hier encore si redoutables pour toi, ne sont plus aujourd’hui que des esclaves impatiens de te prouver leur joie et leur amour. (Dgenguiz-Kan remonte sur son trône et fait placer Idamé près de lui. Alors la fête commence, fête guerrière qui ne doit ressembler nullement à la fête du premier acte, qui a été toute gracieuse. Les soldats de Dgenguiz-Kan commencent par des jeux et des danses ; puis les amazones terminent par une sorte de carrousel. Elles courent à cheval, et luttent de force, de grâce ou d’adresse. La fête se termine par un groupe général auquel les flambeaux allumés doivent donner un aspect sauvage et brillant tout à la fois. À ce moment, Yelu, qui avait quitte la tente, reparaît suivi de prêtres portant un trépied, et de deux guerriers portant une riche couronne ; alors Dgenguiz-Kan se lève, descend prendre la couronne des mains des guerriers, et remonte la poser sur la tête d’Idamé.) Idamé, la plus belle des couronnes devait appartenir à la plus belle des femmes.

MARCO, à part. D’où vient donc que mon cœur se serre… et que je souffre du bonheur de Dgenguiz-Kan ?

À peine la couronne est-elle posée sur la tête d’Idamé qu’un tumulte effroyable se fait entendre, et Holkar entre en courant.

Scène III.

Les Mêmes, HOLKAR

HOLKAR. Trahison ! trahison !

DGENGUIZ-KAN. Que dis-tu ?

HOLKAR. Seigneur, on t’avait tendu un exécrable piége… Cet hymen n’était qu’une ruse pour arrêter ta marche et donner à Tschongaï le temps d’appeler à lui les troupes qui gardaient le midi de son empire.

DGENGUIZ-KAN. C’est impossible.

HOLKAR. Ton avant-garde a été surprise, massacrée en violation de la trêve qui avait été jurée. Nous sommes cernés nous-mêmes ; de toutes parts arrivent d’innombrables ennemis. Tschongaï est en vue de notre camp ; et Hiaotsong, suivi de nobles mandarins, vient te dicter ce qu’il appelle les conditions de son maître.

MARCO, à part. Oh ! Idamé est perdue !

Dgenguiz-Kan, après avoir regardé Idamé en pleurs, se replace froidement sur son trône.

DGENGUIZ-KAN. Fais venir les envoyés de Tschongaï.

MARCO, à part. Quel est son projet ?


Scène IV.

Les Mêmes, HIAOTSONG, Mandarins.

DGENGUIZ-KAN. Approche et parle.

HIAOTSONG. Par ma voix le puissant maître du céleste empire déclare rompue la trêve que la force lui avait imposée… Usant à son tour de la fortune, qui se déclare enfin pour lui, Tschongaï pourrait ne t’accorder ni grâce ni merci ; il pourrait t’écraser toi et ton armée sur ce sol que tu as eu l’orgueilleux espoir de conquérir. Mais, clément et généreux, l’empereur consent à t’accorder passage, à assurer ta retraite jusqu’au-delà de la grande muraille, si avant tout tu lui renvoies saine et sauve la princesse Idamé.

DGENGUIZ-KAN. Et si je refuse ce que m’offre ton généreux et clément empereur ?

HIAOTSONG. Alors n’espère plus de quartier, la Chine sera le tombeau de Dgenguiz-Kan et de son armée. Il ne restera pas un seul de tes guerriers pour aller effrayer les Mongols du récit de ta défaite.

DGENGUIZ-KAN. C’est bien ! Soldats, je crois lire sur vos visages la réponse que je dois faire à ces insolentes menaces ; vous verrez tout-à-l’heure si je vous ai bien devinés. Hiaotsong, si, connaissant le message qu’on t’avait confié, je t’ai permis d’arriver vivant jusqu’à moi, c’est que j’ai voulu te prouver, à toi et aux tiens, que j’avais religieusement tenu ma parole. J’avais juré une trêve, tu as vu mes soldats désarmés ; j’avais demandé à Tschongaï sa fille pour en faire ma compagne, tu l’as vue assise à mes côtés, tu l’as vue parée de ma couronne. J’ai voulu t’apprendre comment on respectait un traité, tu m’apprends, toi, Comment on y manque. Humble et lâche après sa défaite, Tschongaï a tendu vers moi ses mains suppliantes ; soit pitié, soit mépris je n’ai point écrasé mon ennemi ; et Tschongaï aujourd’hui m’offre insolemment de choisir entre la mort et la honte ! L’insensé ! il a donc oublié qu’il me restait une autre voie de salut, la victoire. (Acclamations des Mongols.) Ah ! je vous avais donc bien compris, mes braves… Reprenez vos armes, et ne désespérez pas de la fortune ; la muraille d’hommes qui vous entoure ne sera pas plus insurmontable que la muraille de pierres que vous avez renversée. Mais il faut encore une autre réponse à Tschongaï ; il me redemande sa fille ; Hiaotsong, tu vas lui porter la tête d’Idamé.

Il arrache violemment la couronne de la tête d’Idamé. Mouvement.

MARCO. Arrête !

HIAOTSONG. Oseras-tu bien verser le sang impérial ? As-tu pensé qu’aucun de nous se chargerait d’un aussi horrible message ?

DGENGUIZ-KAN. En effet ! esclave dévoué, tu ne dois pas survivre à la fille de ton maître. Tu l’avais précédée à mon camp, tu la précéderas sous la tente de son père ; tu m’étais venu annoncer son arrivée, tu iras annoncer son retour… Soldats, je vous livre ces envoyés d’un prince sans foi et sans loyauté ; qu’ils meurent, et que leurs têtes lancées dans les rangs ennemis apprennent à Tschongaï qu’à la guerre du serpent nous savons répondre par la guerre du tigre.

Aussitôt les Mongols s’élancent avec des hurlemens féroces sur Hiaotsong et ses compagnons, déchirent leurs robes et les entraînent en les frappant de leurs armes. Idamé a détourné la tête avec horreur.

Scène V.

Les Mêmes, hors HIAOTSONG.

MARCO. Seigneur, seigneur, tu violes le droit des gens.

DGENGUIZ-KAN, sans l’écouter. Et maintenant, fille de Tschongaï, instrument volontaire d’une odieuse perfidie, préparez-vous à mourir.

MARCO. Oh !

DGENGUIZ-KAN. Soldats, à vous cette femme.

Quelques guerriers mongols s’avancent et vont s’emparer d’idamé, Marco veut se précipiter entre elle et les soldats, d’un geste elle arrête Marco et les Mongols.

IDAMÉ. Dgenguiz-Kan, l’arrêt que tu viens de prononcer, quelque cruel qu’il soit est juste. Mais avant qu’Idamé tombe sous les coups de tes soldats, sache bien qu’elle ignorait le piége qu’on tendait sous tes pas ; sache bien qu’Idamé serait morte avant de se faire complice d’une trahison… Et maintenant, que tes soldats n’hésitent pas à me frapper, ce n’est pas sur leurs têtes que mon sang devra retomber un jour.

Elle avance vers les soldats, qui, surpris de tant de courage, reculent et laissent tomber leurs armes.

DGENGUIZ-KAN. Eh quoi ! la fille de Tschongaï trouve de la pitié dans vos cœurs ?… Aura-t-il pitié de vos femmes et de vos enfans ? N’avez-vous pas entendu Hiaotsong ? c’est une guerre d’extermination qu’on nous a déclarée… Eh quoi ! pas un bras ne se lève ? Faudra-t-il donc que ce soit le mien qui frappe et qui punisse ?

MARCO. Non, seigneur, il n’en sera pas besoin, tu ne souilleras pas ta glorieuse épée, tu ne la rougiras pas d’un sang impur et déloyal. Si tes guerriers hésitent à immoler une femme, moi, qui suis outragé comme toi, moi, qu’on a aussi indignement trompé, je me charge de notre commune vengeance. Tu veux la mort d’Idamé, abandonne-moi la victime, et avant une heure je la déposerai morte à tes pieds.

DGENGUIZ-KAN. Toi ?

MARCO. Oui ; dans mon pays la haine invente des supplices nouveaux, je te promets d’horribles représailles ; mais il faut qu’on me laisse seul avec cette femme.

DGENGUIZ-KAN. Elle est condamnée, je te la livre. Yelu, Holkar, suivez-moi ; nous allons ranimer le courage de nos soldats, examiner les positions de l’ennemi. Si nous ne pouvons plus vaincre, il faut au moins que notre défaite coûte cher à Tschongaï. (À Marco.) Tu me reverras avant une heure.

Il sort suivi de ses officiers, les rideaux se referment.

Scène VI.

MARCO, IDAMÉ.

IDAMÉ. Est-ce bien vous qui venez de promettre mon sang ? est-ce bien vous qui avez consenti à devenir mon bourreau ? Ah ! j’étais préparée à la mort ; mais je ne croyais pas la recevoir de votre main ; que la volonté du ciel s’accomplisse ! Frappez, je suis prête.

MARCO. Ah ! que Dgenguiz ait ajouté foi à ma barbare promesse, je l’espérais ; mais vous ! oh ! n’avez-vous donc pas deviné que si je me faisais le ministre de la vengeance de Dgenguiz c’était pour vous arracher à sa fureur ; n’avez-vous donc pas deviné que puisque j’existe encore c’est qu’il me reste l’espoir de vous sauver ?

IDAMÉ. Qu’entends-je ?

MARCO. Idamé, n’ai-je pas promis à votre mère de veiller sur vous, de vous protéger contre Dgenguiz lui-même ? Elle ignorait comme moi à quel danger vous livrait l’astucieuse et cruelle politique de votre père ; mais alors même qu’un serment sacré ne me lierait pas, avez-vous pu penser que je vous laisserais immoler sans verser jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour vous défendre ?

IDAMÉ. J’avais fait le sacrifice de ma vie… mais j’accusais le ciel d’injustice. Peut-on mourir sans regrets quand on a seize ans et l’amour de sa mère ?… Ah ! parlez, parlez… est-il donc un moyen de me conserver à la tendresse de l’impératrice ?

MARCO. Oui, il en est un.

IDAMÉ. Oh ! la vie me sera doublement chère si je vous la dois.

MARCO. Mais ce moyen, oserez-vous l’employer ? croirez-vous assez à mon dévouement ?

IDAMÉ. Ah ! puis-je douter de vous ?

MARCO. Vous me connaissez à peine, et je vais vous demander une confiance semblable à celle que vous auriez en votre mère.

IDAMÉ. Parlez.

MARCO. Avant de quitter ma patrie pour m’aventurer dans des contrées inconnues, et craignant de tomber au pouvoir de peuplades barbares, je voulus me réserver le pouvoir d’échapper, par une mort prompte, à d’horribles tortures. Je porte là, dans cette bague, un poisen actif et sûr. En prenant tout ce que contient cette bague, la mort doit arriver comme la foudre ; mais en ne portant à ses lèvres qu’une faible parcelle du poison, il n’amène plus que le sommeil, mais ce sommeil, lourd, profond, est la parfaite image du trépas. À peine aurez-vous senti sa terrible influence, que les roses de ves joues s’effaceront, votre regard s’éteindra, votre cœur ne battra plus, le froid du tombeau glacera votre front, et vous resterez sans mouvement et sans souffle. Ce sommeil doit durer tout un jour. Morte aux yeux de Dgenguiz, il consentira facilement à vous renvoyer ainsi à votre mère, à votre mère, à laquelle je dirai : La parole d’un Chrétien est sacrée ; je vous avais promis de vous ramener votre fille saine et sauve… pauvre mère, ne pleurez plus, Marco a tenu son serment… votre fille existe… embrassez-la.

IDAMÉ. Ce poison ?…

MARCO. Le voilà… Vous hésitez encore… et le temps marche et nous presse. Ah ! mais que puis-je donc vous dire encore qui dissipe vos doutes ou vos craintes ? Idamé, faut-il vous avouer qu’alors même que la religion du serment ne me ferait pas un devoir de vous sauver, j’aurais, sans hésiter, sacrifié ma vie pour conserver la vôtre ? Faut-il vous avouer enfin que tout-à-l’heure, quand Dgenguiz heureux et sans défiance, posait sa couronne sur votre front, j’aurais donné tout mon sang pour vous enlever à lui ?… Pour la première fois j’ai senti que j’étais envieux… jaloux… pour la première fois aussi j’ai senti que j’aimais.

IDAMÉ. Qu’entends-je ?

MARCO. Oui, chère Idamé, je vous aime plus qu’une sœur… plus que ma mère peut-être. Eh bien ! hésiterez-vous encore à présent ?

IDAMÉ. Non…

MARCO, lui donnant la bague, dont il a jeté presque tout le contenu. Vous serez confiante ?

IDAMÉ. Oui… car je suis heureuse ! (Elle porte la bague à ses lèvres ; aussitôt elle pâlit et chancelle.) Oh ! Marco… tu ne m’as pas trompée… n’est-ce pas ? pourtant ce n’est pas le sommeil… non… c’est la mort qui me glace.

MARCO. Oh ! non… non… c’est impossible… ne crains rien… tu reverras ta mère.

IDAMÉ, s’affaiblissant. Ma mère… ma mère ! il m’aime.

Elle tombe dans les bras de Marco, sans mouvement.

MARCO. Déjà froide et glacée. Je suis effrayé moi-même de ce que j’ai tenté… Mon Dieu ! vous qui m’avez inspiré cette pensée… protégez cette enfant.

Il la porte sur les marches du trône de Dgenguiz-Khan. À ce moment, les rideaux sont violemment ouverts, et Dgenguiz-Kan paraît suivi de Yelu.

Scène VII.

IDAMÉ, MARCO, DGENGUIZ-KAN,
YELU, Officiers Mongols.

DGENGUIZ-KAN. Tout espoir n’est pas perdu, nos soldats sont braves, déterminés… la fortune peut encore revenir à nous. Holkar, à la tête de ses cavaliers tartares, va commencer l’attaque. Cette journée sera décisive pour Dgenguiz ou pour Tschongaï. (Allant à Marco.) L’heure est-elle écoulée ?

MARCO. Je l’ignore… (montrant Idamé) mais l’œuvre est accomplie.

DGENGUIZ-KAN. Morte ! elle est morte !

MARCO. Tu vois, Dgenguiz, si en toute occasion je te sers fidèlement… Je vais te demander le prix de mon dévouement.

DGENGUIZ-KAN. Parle… et je te jure de t’accorder ce que tu demanderas.

MARCO. Confiant comme toi dans la foi de Tschongaï, trompé comme toi par ce prince déloyal… je veux lui rendre trahison pour trahison. Tu vas me donner quelques esclaves et un palanquin, et tu me permettras de quitter ton camp pour aller rendre à Tschongaï sa fille bien-aimée… sa fille qu’il pourra croire endormie sous son voile… sa fille qu’il accueillera avec des transports de joie.

DGENGUIZ-KAN. Oui, je comprends… Mais ne crains-tu pas…

MARCO. Qu’il découvre trop tôt que je ne lui rapporte qu’un cadavre… Eh bien ! dans ce cas, je verrais sa douleur, j’entendrais ses cris de rage… et je serais vengé.

DGENGUIZ-KAN, désignant quelques guerriers. Ces hommes sont à toi, ils te suivront et t’obéiront.

Tumulte au dehors.

UN MONGOL. Seigneur, nos lignes sont attaquées, l’ennemi a pénétré dans notre camp.

DGENGUIZ-KAN. C’est bien ! Holkar va commencer sa diversion… Yelu, soldats, à cheval ! n’ayons tous qu’une seule pensée, ne poussons tous qu’un même cri : Vaincre ou mourir.

Pendant qu’on amène les chevaux de Dgenguiz-Kan et de Yelu, on a amené le palanquin dans lequel on place Idamé. Dgenguiz-Kan, après avoir fait un signe d’adieu à Marco, s’éloigne suivi des siens, et Marco part du côté opposé avec le palanquin porté par les guerriers. Les rideaux se referment un moment pour disparaître ensuite ainsi que la tente. On voit alors le champ de bataille dans tout son désordre : les cavaliers qui se frappent de leurs épées et de leurs torches, les machines de guerre qui lancent des pierres et les canons grossiers des Chinois qui éclatent. Les combattans s’éloignent un moment et laissent le terrain libre. On voit paraître Papouf armé jusqu’aux dents, courant aussi vite que le lui permet son embonpoint.

PAPOUF. Grâce au ciel, j’ai pu me débarrasser de mes soldats ; sous prétexte que j’étais leur chef, ils me voulaient toujours mettre en avant… ils se sont enfoncés je ne sais où et se font assommer, sans doute, à l’heure qu’il est… Quelle nuit de noces… je ne comprends pas comment j’existe encore… Je dois être blessé dangereusement quelque part. (Cris, coups de canon.) La bataille est très-chaude là-bas ; si je pouvais trouver à me cacher ici… il ne me faut qu’un tout petit coin… Il me semble que je tiendrais dans un nid d’oiseau. (Bruit.) Encore la cavalerie mongole… Comment lui échapper ? il ne me reste qu’un moyen de ne pas être tué… c’est de feindre d’être mort… Ô Dieu des Chinois ! père céleste des mandarins, protége-moi contre le fer des hommes et les pieds des chevaux.

Il se sauve en courant. Bientôt la scène se couvre de nouveau de combattans Les Chinois en désordre entourent le palanquin impérial, où l’on aperçoit Tschongaï étendu et blessé. Malgré la résistance des gardes chinoises, Holkar pénètre jusqu’au palanquin et en arrache Tschongaï, qu’il jette aux pieds du cheval de Dgenguiz-Kan.

HOLKAR. À mort, le traître.

DGENGUIZ-KAN. Non… la mort est un supplice trop doux… Tschongaï… tu vivras encore… mais pour souffrir… mais pour voir le massacre des tiens, la destruction de ta capitale, l’anéantissement de ton empire… Soldats, enchaînez cet esclave… et maintenant, à Péking.

TOUS. À Péking.


FIN DU DEUXIÈME ACTE.




ACTE TROISIÈME.

Premier Tableau.
L’intérieur de la grande pagode de Peking. Le peuple, à genoux, prie. Le grand-prêtre brûle des parfums aux pieds de l’idole, et l’impératrice est prosternée au milieu du temple.

Scène PREMIÈRE.

L’IMPERATRICE, LE GRAND-PRÊTRE,
Peuple.

LE GRAND-PRÊTRE. Dieu du céleste empire, tes enfans combattent l’étranger… ne souffre pas que le pied du barbare souille les marches de ton temple… ne souffre pas qu’il égorge nos pères, déshonore nos femmes, et jette à nos enfans les chaînes de l’esclavage ! Dieu du céleste empire laisse tomber un de tes regards sur le champ de bataille où le sang coule, et donne la victoire à Tschongaï.

ELMAÏ. Mon Dieu ! reprends-moi cette puissance que je n’ambitionnai jamais… cette couronne que ta bonté plaça sur mon front… reprends-moi tout cela, mon Dieu ! mais rends-moi mon Idamé, rends-moi mon enfant !


Scène II.

Les Mêmes, ONLO.

ONLO, accourant. L’impératrice ! l’impératrice !

ELMAÏ. Qui m’appelle ?

ONLO. Ah ! madame, ne pleurez plus… ne doutez pas de nos dieux ! Votre fille…

ELMAÏ. Eh bien ?

ONLO. Elle est sauvée !

ELMAÏ. Qu’entends-je ?

ONLO. Ramenée par cet étranger qui l’était venu chercher au nom de Dgenguiz-Kan, la princesse Idamé est peut-être, au moment où je parle, au seuil de la pagode sainte.

ELMAÏ. Ma fille !… elle existe ! elle est là !… Tu l’as vue ?… Ô mon Dieu ! mon Dieu ! ne me laissez pas mourir de joie !

Au bruit qui se fait entendre, le peuple court du côté droit de la pagode, et bientôt on voit paraître le palanquin d’Idamé porté par les esclaves et suivi de Marco.

Scène III.

Les Mêmes, MARCO, IDAMÉ,
Esclaves.

ELMAÏ. Ma fille ! mon Idamé ! D’où vient donc qu’elle n’est pas déjà dans mes bras ? d’où vient donc qu’elle est sourde à la voix de sa mère ? Quelle affreuse pensée ! Si Tschongaï est un traître, Dgenguiz-Kan est un barbare !… Il se sera vengé… peut-être ! vengé sur mon enfant ! Ah !… (Elle court au palanquin ; elle aperçoit Idamé, pâle et sans mouvement.) Ah ! elle est morte !…

TOUS. Morte !…

ELMAÏ. Morte ! oui !… Ah ! je reconnais Dgenguiz !… Et toi, misérable, tu n’as pas frémi de te charger d’un pareil message ?

MARCO. Je savais combien était périlleuse la mission qui m’était confiée, et pourtant je ne l’aurais abandonnée à aucun autre… Madame, je comprends et votre douleur et votre haine !… pourtant j’ose espérer qu’avant de me livrer au ressentiment de votre peuple, vous m’accorderez un moment d’entretien.

ELMAÏ. À toi !

MARCO. Je vous le demande au nom de votre fille.

ELMAÏ. De ma fille ! Tu oses invoquer le souvenir de ta victime ?

ONLO. Ne différez pas le châtiment de cet infâme !

LE PEUPLE. Oui… à mort ! à mort !

ELMAÏ. Non, pas ici.

MARCO. Madame, si vous refusez de m’entendre, vous vous le reprocherez cruellement un jour, et vous offrirez à Dieu vos larmes en expiation de mon sang répandu par vos ordres.

ELMAÏ. Je veux bien t’écouter ; mais n’espère pas obtenir de moi ni grâce ni merci ! car le cadavre de ma fille restera là entre nous deux… et ce cadavre demande vengeance… (Au peuple.) Retirez-vous.


Scène IV.

ELMAÏ, MARCO, IDAMÉ,
sur le palanquin.

ELMAÏ. Hâte-toi ! car ta présence me fait horreur !

MARCO. Madame, ce langage impitoyable… ces menaces… cette haine… tout cela va changer et s’éteindre.

ELMAÏ. Oh ! jamais.

MARCO. Avec quelques mots, je vais changer votre douleur en joie, votre haine en reconnaissance. Ces mots, les voilà : votre fille existe !…

ELMAÏ. Elle… oh ! tu me trompes… Tu veux par un mensonge racheter tes jours.

MARCO. Je vous ait dit la vérité… Dgenguiz, justement irrité contre Tschongaï, avait fait massacrer Hirotsong et ordonné le supplice d’Idamé… Dès cet instant, ce n’était plus que morte que votre fille pouvait sortir des mains de Dgenguiz……… Je me suis offert alors pour être son bourreau ; et, grâce à un secret puissant, infaillible, j’ai pu, hier, dire à Dgenguiz : Idamé n’est plus… laisse-la moi… et je puis vous dire à vous, aujourd’hui : Votre fille est vivante, je vous la rends.

ELMAÏ. Oh ! je voudrais… mais je n’ose te croire.

MARCO. Si, devant tous, je ne vous ai point avoué la vérité, c’est pour que Dgenguiz ne cherche pas à ressaisir sa victime si demain il entre en vainqueur dans cette ville : le sommeil où j’ai plongé votre fille va cesser dans une heure peut-être… Hâtez-vous de la faire transporter dans l’appartement le plus secret de votre palais impérial. laissez croire à sa mort… Faites rendre, cette nuit même, à un cercueil vide les honneurs funèbres dus à la fille des empereurs… puis cachez précieusement votre joie et votre enfant ; car Dgenguiz triomphera de Tschongaï, et Dgenguiz avait condamné Idamé.

ELMAÏ. Non, le mensonge ne peut emprunter ce langage… Non, tu me m’as pas trompée !… Ah ! sois béni entre tous les hommes, toi qui n’as pas oublié un serment fait à une pauvre mère !… toi qui as risqué ta vie pour celle de mon enfant !… Mais comment t’arracher à la fureur du peuple sans lui avouer…

MARCO. Gardez-vous de trahir le secret que je vous ai confié… Je n’aurais fait alors qu’irriter la fureur de Dgenguiz ; et s’il faut ma vie pour sauver celle d’Idamé, je n’’hésiterai pas à la donner.

Bruit au dehors. Onlo entre précipitamment.

Scène V.

Les Mêmes, ONLO.

ONLO. Madame, il ne m’est pas possible de contenir l’impatience et la rage du peuple… Des fuyards qui ont pénétré dans la ville ont annoncé la défaite de Tschongaï… L’armée impériale, disent-ils, a été détruite par Dgenguiz-Kan ; votre époux est tombé au pouvoir de son ennemi. Hélas ! ces affreuses nouvelles ne sont que trop certaines… Déjà, du haut des tours, on aperçoit l’armée mongole menaçant la capitale du céleste empire… le peuple veut venger à la fois et votre fille et sa défaite… livrez-lui donc cet homme !

ELMAÏ. Le livrer ! lui ! Oh ! jamais !… jamais !

À ce moment, le peuple, repoussant les gardes de l’impératrice, entre dans la pagode.

Scène VI.

Les Mêmes, PEUPLE.

LE PEUPLE. Mort à l’étranger ! mort à l’étranger !

ONLO. Noble Elmaï, tu l’entends, le peuple veut du sang ! Il veut surtout effacer un revers par un triomphe ! il veut combattre, car il sait que, pour avoir vaincu deux fois, Dgenguiz-Kan n’est pas invincible… Au nom de mes soldats, je te jure qu’il n’entrera jamais dans la ville sainte… Au nom de mes soldats, je demande qu’on jette pour défi aux Mongols la tête de leur envoyé… Enfin, pour doubler encore la haine et la rage du peuple, laisse-nous lui montrer ce corps inanimé que la clémence de Dgenguiz t’a bien voulu rendre.

ELMAÏ. Que dis-tu ?

ONLO. Il sera porté devant nous… À sa vue, crois-tu qu’il puisse être un homme, quelque vieux ou faible qu’il soit, qui ne saisisse ses armes et marche contre le barbare ?

TOUS. Oui… oui… le corps d’Idamé !

ELMAÏ, se plaçant devant le palanquin. Oh ! jamais !

ONLO. Fille de Tschongaï, nous rougirons ton voile du sang des Mongols… et nous allons immoler à tes pieds l’homme qui fut ton bourreau peut-être !

On se jette sur Marco, on le renverse devant le palanquin d’Idamé, et l’on va le frapper.

ELMAÏ. Arrêtez, barbares, arrêtez !

TOUS. Non ! point de pitié !

À ce moment Idamé fait un mouvement et prononce ces mots :

IDAMÉ. Ma mère !… ma mère !…

Mouvement général.

ONLO, reculant et laissant tomber son glaive. Prodige !

ELMAÏ. Oui, mes amis, c’est par un prodige que mon enfant ma été rendue !… elle existe… grâce au dévouement de cet homme… Il a trompé la haine de Dgenguiz…… il lui a enlevé sa victime !…… Peuple, soldats, voilà ce qu’a fait pour vous cet étranger, dont, tout-à-l’heure, je demandais, comme vous, le supplice… et maintenant votre impératrice le bénit et l’adore à l’égal de Dieu ! car il a fait pour elle ce qu’il semblait que Dieu seul eût la puissance de faire.

Idamé, qui s’était soulevée au moment où on allait frapper Marco, écarte son voile et porte la main à son front comme pour rappeler ses souvenirs.

IDAMÉ. Où suis-je ? Marco ! tu m’as promis de me rendre à ma mère !

ELMAÏ. Et il a tenu son serment… Ta mère, ton heureuse mère est là, près de toi.

IDAMÉ. Ma mère ! oui… oui… oh ! ma mère ! (Elle tombe dans ses bras.) Mes amis !… mes amis ! mon sauveur… c’est lui !…

MARCO. Oh ! vous ne me devez rien maintenant ; vous avez détourné le glaive qui m’allait frapper.

Mouvement.

ONLO. Quel est ce bruit ? Dgenguiz nous attaquerait-il ?


Scène VII.

Les Mêmes, UN OFFICIER.

L’OFFICIER. Madame, l’armée de Dgenguiz-Kan s’est emparée déjà de toutes les routes principales… aucun secours ne peut plus pénétrer dans la ville… Un officier mongol s’est présenté tout-à-l’heure à la porte du Nord et a demandé, au nom de son maître, à être conduit devant vous… il est, dit-il, chargé de traiter avec vous de la paix.

ELMAÏ. Oh ! qu’il vienne ! qu’il vienne ! cette guerre nous a déjà coûté trop de larmes et de sang !


Scène VIII.

Les Mêmes, HOLKAR.

HOLKAR. Femme de Tschongaï, tu sais déjà la défaite et la captivité de ton époux ; si Dgenguiz-Kan n’avait écouté que son juste ressentiment, Tschongaï aurait payé de sa tête son odieuse trahison !… Dgenguiz-Kan n’a pas encore frappé… il vous offre même, par ma voix, de rendre à Tschongaï ses armes et sa liberté.

Mouvement.

ELMAÏ. Je connais ton maître, et ne doute pas qu’il mette à sa clémence des conditions telles que nous ne puissions les accepter.

HOLKAR. Il veut que les portes de cette ville lui soient ouvertes ; que le trésor impérial lui soit livré… que Tschongaï renonce pour jamais à son trône, et…

ELMAÏ. Assez ! Je te disais bien que la générosité de ton maître n’était qu’une amère raillerie… Pour sauver l’empereur nous ne livrerons pas l’empire ! on ne rachète pas la vie d’un homme avec la liberté d’un peuple !

ONLO. La sagesse a parlé par votre bouche, madame… Que Dieu veille sur l’empereur ! mais plutôt qu’une paix infamante, la guerre !

TOUS. Oui, la guerre !

ELMAÏ. Tu l’entends ? ta mission est remplie… tu peux te retirer.

HOLKAR. Il est encore une rançon que mon maître accepterait pour la personne de Tschongaï.

ELMAÏ. Cette rançon… quelle est-elle ?

HOLKAR. Cet étranger qui, pour vous, je le vois, a trahi la cause de Dgenguiz-Kan, qui l’avait appelé son hôte et son ami. Je dirai à mon maître : Idamé est vivante, je t’amène celui qui l’a sauvée, veux-tu sa tête en échange de celle de Tschongaï ? Je suis certain qu’il n’hésitera pas.

IDAMÉ. Barbare ! as-tu pensé que nous consentirions jamais.

HOLKAR. Prenez garde, madame, il s’agit de sauver votre père !

IDAMÉ. Mon père !

MARCO. Entre Tschongaï et Marco votre cœur ne peut balancer un seul instant ! Idamé ! je vous ai fait le sacrifice de ma vie, et ce sacrifice, il me sera doux de l’accomplir. Holkar, je suis prêt à vous suivre.

IDAMÉ. Ma mère !

ELMAÏ. Arrêtez !…

ONLO, bas à l’impératrice. Madame, je comprends qu’il en coûte à votre cœur de livrer à la vengeance d’un ennemi impitoyable le généreux étranger qui a remis votre fille dans vos bras… mais le salut de l’empire doit parler plus haut que la reconnaissance dans le cœur de l’inpératrice !… L’arrivée de Tschongaï ranimera le courage et l’espoir de nos guerriers ; avec Tschongaï nous pouvons vaincre encore. Si vous hésitez à prononcer seule la sentence de l’infortuné Marco, faites assembler le conseil, et vous exécuterez seulement ce qu’il aura décidé.

ELMAÏ. Oui, que le conseil se réunisse au palais impérial… Mais qui nous répondra que Dgenguiz nous renverra Tschongaï ?

HOLKAR. Je resterai, si vous le voulez, en otage ?

MARCO. Allez, madame, et que la pitié ne vous fasse pas oublier vos devoirs et d’épouse et d’impératrice :

ELMAÏ, à part. Et ne pouvoir rien pour le sauver !

ONLO. Jusqu’à ce que la décision du sublime conseil soit connue, Marco sera enfermé dans la tour.

IDAMÉ. Ô mon Dieu !

ONLO. Holkar, vous attendrez ici la réponse du conseil… Vous, madame.

IDAMÉ. Moi, je reste pour prier.

ELMAÏ, regardant Marco. Oui, prie Dieu, ma fille ! car Dieu seul peut le sauver maintenant.

On emmène Marco vers la gauche ; Elmaï, Onlo, le peuple sortent par la droite ; Holkar reste au fond de la scène. Idamé est seule à l’avant-scène.

Scène IX.

IDAMÉ, HOLKAR, au fond.

IDAMÉ. Ma mère a raison… l’impératrice elle-même n’osera pas défendre Marco devant le conseil ; car ne pas livrer l’étranger, c’est perdre l’empereur ! Pauvre Marco ! j’ose à peine, à présent, faire des vœux pour toi !… ces vœux seraient un crime… Mon Dieu ! n’est-il donc aucun moyen de sauver, en même temps, et mon père et celui que j’aime ! Car ce n’est pas seulement la reconnaissance qui remplit mon cœur, c’est l’amour !… et cet amour exclusif qui l’emporte sur tous les autres sentimens ! Si Marco doit mourir, je ne puis plus vivre !… Mon Dieu ! je crois que tu as eu pitié de moi, car tu m’as envoyé une noble et grande pensée ! Oh ! merci ! merci, mon Dieu ! Marco ! mon père ! je vous sauverai tous les deux ! (Elle appelle.) Holkar !… Holkar !… (Holkar approche.) La personne de Marco est-elle donc la proie que Dgenguiz-Kan désire le plus ardemment ? Crois-tu qu’Idamé ne serait pas pour lui une rançon plus riche et plus précieuse encore ?

HOLKAR. Idamé ?

IDAMÉ. Le sang de la fille rachètera plus sûrement le sang du père : Oh ! n’est-ce pas ? n’est-ce pas que Dgenguiz consentira à l’échange ?

HOLKAR. Je le crois.

IDAMÉ. Eh bien ! je te suivrai !… Ma pauvre mère ! vous pleurerez votre fille ! mais vous ne la maudirez pas, car elle aura fait son devoir.

HOLKAR. Mais comment sortir de la ville ?

IDAMÉ. J’en sais le moyen… Un passage secret conduit de la pagode au pied du rempart… les soldats qui gardent la porte du Nord te laisseront sortir, car ils n’ont pas reçu d’ordres contraires… Cachée sous le manteau d’un de tes guerriers, je ne serai pas reconnue… Pour assurer notre fuite, il faut fermer l’entrée de la pagode… le temps qu’on emploiera à briser cette porte nous suffira pour être hors de toutes poursuites… Adieu, ma mère… vous aurez mon père et Marco pour essuyer vos larmes !… et toi, qui m’as prouvé ton amour en me sacrifiant ta vie, tu sauras qu’Idamé avait pour toi même amour, puisqu’elle t’a fait le même sacrifice ! Partons ! Holkar !… partons !

HOLKAR. Guidez-nous, madame !… les portes de la pagode sont toutes fermées et barricadées.

IDAMÉ. C’est bien… venez !

Elle sort avec Holkar et les Mongols.


FIN DU PREMIER TABLEAU.




Deuxième Tableau.
Le théâtre représente une place et la rue principale de Péking ; à droite et à gauche, des canaux sur lesquels sont jetés des ponts de formes bizarres ; au deuxième et troisième plan, la façade de la grande pagode.

Scène Première.

LANDRY, PÉKI, Marchands, Soldats,
Peuple.
Au lever du rideau, la place, la rue, les canaux, les fenêtres des maisons sont garnies de monde ; de tous côtés arrivent des jonques, des chars chargés d’armes ou de soldats ; des canons grossiers sont traînés par le pont qui est jeté sur le canal, en préparatifs de défense. Le tableau doit être fort animé ; des soldats traversent la foule comme pour courir aux murailles.


UN GUERRIER. Courage, mes amis, il faut faire de notre ville de Péking un enfer anticipé pour le Mongol ; s’il y entre jamais, il y trouvera la mort à chaque pas… placez ces pièces d’artillerie sur les degrés de la pagode… Quand les murailles nous manqueront, nous pourrons soutenir un siége ici.

On voit arriver, par une des rues latérales, Landry et Péki.

PÉKI. Arrêtons, Tsi-Tsing, je suis morte de fatigue !

UN SOLDAT. L’ami, viens-tu de la campagne ?

LANDRY. Oui, et c’est par faveur singulière que j’ai pu entrer dans la ville ; car toutes les issues sont occupées maintenant par les Mongols, et il n’est plus permis de franchir la dernière enceinte. (Montrant une maison.) Péki, entrons là, mon enfant ; cette bonne femme voudra bien vous donner les soins que votre état réclame. (À part.) Je ne sais pas trop si nous serons beaucoup plus en sûreté ici… Décidément je suis venu voir la Chine dans un mauvais moment. (Haut.) Allons, Péki, venez : ce qui doit vous consoler, c’est qu’au moins vous avez perdu le seigneur Papouf. (À part.) Pauvre petite ! Elle a passé une singulière nuit de noces.

Péki et Landry entrent dans une maison avec une femme chinoise qui les accueille.

LE GUERRIER, à ses camarades. Le conseil est assemblé ; sans aucun doute il consentira à l’échange proposé… Tout-à-l’heure Tschongaï sera au milieu de nous, et demain, je l’espère, il nous conduira jusqu’au milieu du camp des Mongols ; car nous avons une belle revanche à prendre.

Bruit au fond.

UN MARCHAND. On sort du conseil… L’impératrice descend les degrés du palais… Nous allons savoir.

Mouvement ; Elmaï paraît suivie d’Onlo et des Mandarins.

Scène II.

Les Mêmes, ELMAÏ, ONLO,
Les Mandarins.

ELMAÏ. Peuple, soldats ! Si Dgenguiz est un ennemi loyal, avant une heure vous aurez revu Tschongaï. Le conseil a décidé qu’on livrerait l’étranger à la fureur des Mongols, et qu’Holkar resterait en otage pour nous répondre au moins que le sang de Marco rachètera celui de l’empereur.

Mouvement de joie.

ONLO. Allez annoncer à Holkar la décision du conseil, et remettez l’étranger au pouvoir des Mongols qui accompagnaient l’envoyé de Dgenguiz.

UN OFFICIER, qu’on a vu arriver du fond, et qui a entendu Onlo. Je viens d’entendre notre impératrice annoncer qu’Holkar resterait en otage jusqu’à l’arrivée de Tschongaï ; mais Holkar a déjà quitté la ville.

Mouvement.

ELMAÏ. Que dis-tu ?

L’OFFICIER. La vérité : je me trouvais à la porte du nord quand les envoyés mongols s’y sont présentés ; et comme l’officier qui commande cette partie de la ville n’avait point reçu d’ordre contraire, il ne s’est point opposé au départ d’Holkar et des siens.

ELMAÏ. Mais, au moins, Holkar est parti seul ?

L’OFFICIER. Les Mongols emmenaient avec eux une personne renfermée dans un palanquin, et que nul n’a pu voir.

ELMAÏ. Plus de doute : c’est Marco qu’ils entraînent ! Marco qu’ils pourront massacrer impunément ; car ils n’ont pas laissé d’otage.

ONLO. Je ne puis croire qu’il ait à ce point violé la foi jurée et le droit des gens ; Je cours m’assurer moi-même. (Il monte les degrés.) Mais cette porte est fermée… et je crois entendre…

ELMAÏ. Quoi donc ?

ONLO. Des cris… des gémissemens…

ELMAÏ. Ah ! ma fille était restée dans la pagode : Onlo, brisez, brisez cette porte ! (Après quelques efforts d’Onlo et des siens, la porte cède et tombe. Elmaï veut s’élancer dans la pagode en s’écriant :) Ma fille ! ma fille !

À ce moment, Marco paraît sur le seuil de la pagode, qui est élevé de plusieurs degrés.

TOUS. Marco !

Chacun reste muet de surprise et recule à mesure que Marco descend.

Scène II.

Les Mêmes, MARCO.

ELMAÏ, courant à Marco. Ma fille ?

MARCO. De la fenêtre de la prison où l’on m’avait enfermé, j’ai vu votre fille guider elle-même Holkar et les siens… Devinant son généreux projet, j’ai voulu l’arrêter par mes cris… mais elle ne m’a répondu que par un geste d’adieu, et elle a pressé sa marche. Dans l’espoir de la pouvoir suivre ou retenir, j’ai brisé la porte de la tour ; mais tous mes efforts se sont épuisés sur celle-ci.

ELMAÏ. Ah ! je comprends tout maintenant ! Idamé s’est dévouée pour sauver à la fois son père et son libérateur.

MARCO. Elle se perdra sans rien racheter ; car Dgenguiz-Kan n’épargnera pas son ennemi, et moi, je ne survivrai pas à tout ce que j’aimais. Par pitié !… par grâce !… laissez-moi suivre Idamé, au moins, partager son supplice et mourir avec elle.

UN OFFICIER, arrivant du fond. Madame, une jonque portant le pavillon des Mongols a demandé passage… elle ramène, dit-on, l’empereur Tschongaï.

TOUS. L’empereur !…

MARCO. On vous trompe !…… Dgenguiz ne sait pas faire grâce.

ELMAÏ. Retenez-le !

Ici la jonque paraît au fond ; un seul homme la conduit, c’est le mandarin Papouf.

Scène IV.

Les Mêmes, PAPOUF.

TOUS. Papouf !…

PAPOUF. Oui, mes amis, c’est moi, Papouf, mandarin de quatrième classe. Comment, vous m’avez reconnu ? je dois être pourtant bien changé ! Si vous saviez tout ce qui m’est arrivé depuis… L’impératrice !… Je dois, avant tout, remplir ma mission auprès de vous, madame… Fait prisonnier hier, je m’attendais à être massacré aujourd’hui, quand tout-à-l’heure Dgenguiz-Kan m’a fait appeler : « Tu es libre ! tu vas retourner à Péking !… » Je croyais rêver !… il me semblait que je ressuscitais !… Dgenguiz-Kan ajouta : « Tu conduiras seul la jonque que tu ramèneras à Péking, et tu remettras à l’impératrice ce parchemin. » Je suis parti seul dans cette jonque, et voilà le parchemin !

ELMAÏ. Que signifie ?… Donne !

PAPOUF. Je suis si étourdi de mon bonheur, que je ne peux plus me tenir sur mes jambes.

ELMAÏ, lisant. « J’accepte l’échange… « je vous renvoie Tschongaï. »

PAPOUF. Hein !…

ELMAÏ, continuant. « Je vous traite, « cette fois, comme vous m’avez traité. »

ONLO. L’empereur !… où est l’empereur ?

PAPOUF. Je n’ai pas eu, que je sache, l’honneur de voyager avec lui… je suis venu seul, tout-à-fait seul… il n’y avait dans la jonque qu’un grand coffre soigneusement fermé, et que, d’ailleurs, je n’ai pas songé à ouvrir.

ELMAÏ. Quel soupçon !…

ONLO. Ce coffre ?

PAPOUF. Le voilà ! sans doute quelque présent.

ONLO, à ses guerriers. Suivez-moi.

Il court à la jonque.

ELMAÏ, à part. Ah ! ce serait horrible !

Elle court aussi à la jonque.

ONLO, la retenant. Ah ! n’approchez pas, madame ! ce n’est pas l’empereur… c’est son cadavre qu’on vous renvoie.

Monvement d’horreur.

PAPOUF. Je suis perdu !

ELMAÏ. Un cadavre ! voilà ce qu’il nous renvoie en échange d’Idamé ! (À Marco.) Et tu veux courir te livrer à ce bourreau ! oh ! non, tu ne me quitteras pas… Garde toutes tes forces, tout ton sang pour la vengeance ! (Au peuple.) Pourquoi baissez-vous ainsi vos fronts vers la terre ? vos armes semblent près de s’échapper de vos mains ! est-ce que le désespoir a remplacé la colère dans vos cœurs ? Regardez-moi ! il n’y a plus de larmes dans mes yeux ! écoutez-moi !… il n’y a plus de sanglots dans ma voix… et pourtant je suis mère ! et je n’ai plus de fille ! je suis femme ! et on me renvoie le cadavre de mon époux ! Ce ne sont plus des larmes que je dois… c’est du sang ! ce n’est plus la douleur qui remplit mon cœur, c’est la haine !… Oui, haine et mort à Dgenguiz-Kan !!… et ce cri va bientôt sortir de toutes les bouches ! Mères, femmes ! voilà ce que Dgenguiz fera de vos époux et de vos filles ! Armez-vous donc, car la nature vous donnera de la force pour défendre tout ce qui vous est cher ! Et vous, soldats ! ne croyez pas que Dgenguiz vous ait privés d’un chef !… À défaut d’un empereur, vous aurez une impératrice ; et, si elle ne sait pas vaincre, elle saura du moins combattre et mourir avec vous !

TOUS. Aux armes !

MARCO. La patrie d’Idamé est devenue la mienne ; donnez-moi donc des armes ! je veux vivre à présent pour venger votre fille !

Explosion.

ONLO. Dgenguiz a compté sur cet affreux spectacle pour troubler nos cœurs et glacer notre courage… il attaque la ville !

ELMAÏ. Onlo, courez aux murailles… opposez à l’assaut de Dgenguiz une opiniâtre résistance !… Moi, je vais parcourir. les rues de la grande cité… je ferai porter le corps de l’empereur, et pour auxiliaire je vous amènerai tout un peuple ; car, femmes, vieillards, enfans, tout sera soldat. Ne désespérez pas de l’empire : une armée perd et gagne des batailles ; mais le peuple, quand il se lève, sauve toujours la patrie !

TOUS. Aux armes !

Les ordres d’Elmaï s’exécutent. Les soldats suivent Onlo en criant : Aux remparts ! Les hommes du peuple vont prendre sur la jonque le corps de l’empereur et le portent devant Elmaï, qui a saisi une épée et qui appelle toute la ville aux armes ; le peuple la suit en criant : Aux armes ! La scène reste vide.

Scène V.

PAPOUF, puis LANDRY.

PAPOUF. Grâce à l’attaque des Mongols, on n’a pas songé à moi… Je comprends maintenant la clémence de Dgenguiz, il voulait me faire déchirer par mes compatriotes… Décidément, j’ai du bonheur aujourd’hui ; il ne me manquerait plus que de retrouver ma femme…

LANDRY, sortant de la maison. Voilà la bataille qui recommence ici… À tout hasard, j’ai caché Péki du mieux que j’ai pu… Ciel ! je ne me trompe pas…

PAPOUF. Est-ce encore un rêve ?…

LANDRY. Papouf !…

PAPOUF. Tsi… Tsing !…

LANDRY. Il n’est pas mort !…

PAPOUF. Il n’est pas tué !…

LANDRY. Il va me demander…

PAPOUF. Ma femme ! qu’as-tu fait de ma femme ?

LANDRY, à part. Ah ! je ne me sens pas la vertu de la lui rendre…

PAPOUF. Mais parle donc ?

LANDRY. Hélas !

PAPOUF. Hein ?

LANDRY. Votre femme !

PAPOUF. Eh bien ?

LANDRY. Supposez que vous êtes veuf, seigneur Papouf…

PAPOUF. Elle est morte ?

LANDRY. On me l’a enlevée… et je…

PAPOUF. Dis-moi qu’elle est morte, j’aime mieux ça…

LANDRY. Les Mongols ne tuent pas les femmes, surtout quand elles sont jolies.

PAPOUF. Ma Péki !… ma fiancée !… ma femme ! serait devenue la proie de l’armée mongole… Mort aux Mongols ! Où sont-ils ? où sont-ils ? Oh ! je voudrais les avoir là, en face de moi…

CRIS, au dehors. Les Mongols ! les Mongols !…

PAPOUF. Hein !…

LANDRY. Vous êtes servi à souhait, seigneur Papouf… les Mongols ont pénétré dans la ville.

PAPOUF. Bah !

LANDRY. Voilà une occasion de venger l’honneur de votre femme… Les voilà ! vengez-vous à votre aise.

Il rentre et ferme la porte. À ce moment, le peuple et les soldats chinois entrent en désordre. Elmaï paraît avec Marco.

UN SOLDAT. Dgenguiz est dans la ville !

ELMAÏ, paraîssant. Eh bien ! la ville sera le tombeau de Dgenguiz… Défendons-nous ici !

Combat ; les Chinois sont dispersés ; Dgenguiz paraît suivi de ses officiers.

Scène VI.

Les Mêmes, DGENGUIZ-KAN, puis, ELMAÏ, MARCO, IDAMÉ, PAPOUF, LANDRY et PÉKI.

DGENGUIZ-KAN. Soldats ! vous le voyez, la fortune n’a point encore abandonné votre chef.

YELU, accourant. Seigneur, la ville tout entière est soumise ; l’impératrice Elmaï, qui a opposé la plus opiniâtre résistance, vient d’être désarmée ainsi que Marco, qui combattait à ses côtés.

DGENGUIZ-KAN. Qu’on les amène ! (Elmaï et Marco sont traînés aux pieds de Dgenguiz-Kan.) Elmaï, j’estime et j’admire ton courage. Parle, que veux-tu de Dgenguiz ?… et je jure Dieu que la faveur que tu me demanderas, quelle qu’elle soit te sera accordée.

ELMAÏ. Meurtrier, ne me sépare pas plus long-temps de ma fille !

DGENGUIZ-KAN. Tu as raison, j’aurais dû me rappeler que tu es mère !… Tu demandes à rejoindre ta fille… je vais vous réunir… Soldats !… (mouvement d’effroi) soldats, ouvrez vos rangs ! Fille d’Elmaï, embrassez votre mère !

Idamé se jette dans les bras de sa mère.

TOUS. Idamé !

ELMAÏ. Idamé !… mon enfant ! vivante ! sauvée encore une fois !… Oh ! c’est une erreur ! un songe ! mon Dieu, ne me réveillez pas !

DGENGUIZ-KAN. En punissant la trahison, en respectant le dévouement filial, Dgenguiz a fait justice… Elmaï, Idamé, vous vivrez ; mais vous quitterez l’empire… Quant à toi, Marco, tu mérites la mort, car tu m’as trompé !… pourtant je te laisse la vie… je te rends la liberté, parce que je veux que par toi l’Europe apprenne le nom de Dgenguiz-Kan.

ELMAÏ. Seigneur, je te demande une dernière grâce : permets-nous de suivre cet étranger ; sa patrie doit être hospitalière, sa patrie sera la nôtre.

DGENGUIZ-KAN. Partez, Elmaï, partez à l’instant même, si vous ne voulez pas être témoin de la dévastation et de la ruine de cette ville ; j’en ai promis le pillage à mes troupes, car le pillage est leur part de gloire… Partez donc, et que Dieu vous protége !… (Une jonque s’avance, Elmaï, Idamé et Marco y montent.) Soldats ! pendant trois jours et trois nuits la ville de Péking est à vous.

Acclamations des Mongols qui se répandent avec le fer et le feu dans les rues et les maisons. Le désordre est général et l’incendie dévore bientôt toute la ville ; à la lueur, on aperçoit au fond la jonque qui emporte Elmaï, ldamé et Marco.


FIN.